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18 mai 2021 2 18 /05 /mai /2021 15:42

 

En cherchant un DVD dans ma bibliothèque, j’ai retrouvé celui du spectacle de Jacques Sereys, Du côté de Proust, vu il y a une dizaine d’années. Il avait été créé par Jean-Luc Tardieu et filmé en 2005 au Petit Montparnasse. L’interprétation du sociétaire de la Comédie-Française lui a valu le Molière du comédien en 2006. L’ayant revu avec plaisir, je voudrais en dire quelques mots.

C’est au cours d’un entretien (présent dans les bonus) avec Philippe Jousserand que le comédien s’explique sur la genèse de ce spectacle où il est seul en scène. Ayant rencontré l’écrivain il y a longtemps, il l’a redécouvert plus tardivement en le lisant intégralement dans l’édition Quarto de chez Gallimard, sans notes ni variantes. Tout en reconnaissant la richesse de celles-ci, il considère que cela « retarde » la lecture. « Je n’ai fait que lire Proust », dit-il, parfois sautant des pages, parfois suivant les personnages qui l’intéressaient. S’il ne lisait pas de façon continue, il précise qu’il est toujours revenu sur les passages qu’il avait  « sautés ». Il explique qu’il n’a pas lu La Recherche à haute voix mais que, tout en lisant, il l’ « entendait ». Un mode de lecture pratiqué depuis toujours et hérité d’institutrices qui savaient très bien lire et qui lui ont enseigné la musicalité d’un texte. Il a toujours été « séduit » par cette méthode et habitué à « entendre », à avoir dans l’oreille Vigny, Musset, Daudet. Il dit ailleurs : « Il m’était arrivé, au cours d’une lecture commencée dans le silence, d’élever peu à peu la voix et de découvrir combien les vibrations sonores profitaient aux sinueux méandres de cette fluviale pensée. » Il dira plus tard dans l’interview que Cocteau aussi entendait Proust quand il le lisait.

Jacques Sereys précise à son interlocuteur qu’il n’est pas devenu un « vrai proustien » : « C’est une proposition que je fais et je suis ouvert à d’autres auteurs. » Il ajoute qu’il a lu La Recherche mais rien d’autre de Proust, ni Jean Santeuil ni les Lettres publiées par Kolb, non plus que les ouvrages critiques. C’est de lui-même qu’il s’est donc fait une opinion sur Proust, grâce à son œuvre. Et l’idée de créer un « Seul en scène » sur l’œuvre lui est complètement personnelle : « On ne me souffle rien, ni texte, ni idée ! » C’est donc quelque chose qu’il avait en lui depuis plus de treize ans et qui a mûri très lentement, notamment après avoir vu au théâtre, puis à la télévision (lors de sa captation), Feuillère en scène,  un spectacle qu’il a trouvé magnifique. Après avoir joué dans Le Vent des Peupliers de Gérald Sibleras, pièce créée en 2003 par Jean-Luc Tardieu, Jacques Sereys a dit à ce dernier qu’il souhaitait faire un « Seul en scène », tout en n’ayant pas encore choisi l’auteur. Puis il a recommencé à lire Proust et s’est dit : « Pourquoi pas lui ? »

Il confiera aussi : « Lorsque j’ai commencé à lire La Recherche, il y a plus de cinquante ans, j’avais tout de suite été séduit par la richesse, la surprenante et torturante générosité de ce texte aux prolongements infinis. J’avais été ébloui par la virtuosité de cet auteur, habile à présenter les caractères généraux d’un évènement, puis à en démonter astucieusement tous les rouages, à en décrire les différents lieux, les différents personnages, puis peu à peu à se livrer à une analyse dense, subtile, approfondie de leurs mobiles, de leurs pulsions, de leurs sensations et sentiments. » 

A-t-il réalisé un « savant montage », ainsi que le lui demande Philippe Jousserand ? Et le comédien de répondre qu’il ne le sait pas. Ce qu’il voulait surtout, c’était un fil conducteur : « Au théâtre, il faut qu’on suive, que ce soit rapide. Le spectateur n’a pas le temps de réfléchir, il doit comprendre tout de suite ! » C’est donc cette exigence qui l’a guidé dans le choix des textes. Il s’en est tenu à Un amour de Swann, dont il a choisi les épisodes suivants : Le coucher du soir à Combray, La madeleine, Tante Léonie, Les asperges, Le côté de Combray, Le côté de Guermantes, L’apparition de Gilberte, Le petit noyau des Verdurin, La sonate de Vinteuil, Odette de Crécy : un amour de Swann, Les catleyas. Selon le comédien, les longues phrases « ondulantes » de Proust, d’une grande qualité musicale, ont été écrites pour être dites à haute voix. Le souci de la musicalité de la phrase, les incidentes, les retours en arrière, les réflexions imbriquées dans le continuum de la période, révèlent que « c’est très bien ficelé, très savant et [que] ça demande une respiration particulière ». Tous éléments qui renvoient au travail de l’acteur, technicien de la parole. « Quand j’ai une phrase longue, il faut qu’elle aille jusqu’à sa fin. Si on la coupe, ça ne veut plus rien dire. »

Le comédien souligne encore l’humour et l’ironie de l’écrivain qui confine presque à la méchanceté lorsqu’il met en scène certains personnages. Mais, pour lui, Proust est surtout un grand sensuel. Certes, il ne parle que du temps qui passe ou qui ne passe pas,  mais c’est un temps que l’on ressent, créant de l’étonnement ou de l’ennui. Il l’éprouve comme les parfums, les couleurs. Et de donner, pour conclure l’interview, l’extraordinaire description des asperges : « mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied — encore souillé pourtant du sol de leur plant — par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leur farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. »

Dans un extrait de la Note d’intention de son spectacle, Jacques Sereys explique pourquoi il a choisi le premier tome de La Recherche : « Le premier roman de La Recherche, Du côté de chez Swann, constitue le début de l’histoire. Il contient tous les thèmes importants de l’œuvre ; celui de la mémoire, celui de l’enfance, celui de l’amour. On assiste à l’éveil d’un être, à ses rapports avec ses parents, avec ses amis, avec des domestiques. La plongée dans cette abondante mémoire ressuscite une farandole de personnages savoureux, typiques, cocasses, dont se sert l’auteur pour brosser le tableau d’une société complexe, redoutable et vaine, que le récit à haute voix permet de faire revivre avec ses défauts, ses ridicules, ses finesses, sa malice et sa vulgarité. »

Vêtu sobrement mais élégamment d’un costume marron et d’une chemise blanche, éclairée d’un foulard de soie de la même couleur, le comédien évolue dans un décor constitué par les pages manuscrites de La Recherche et créé par Pierre-Yves Leprince. Selon les épisodes, elles glisseront de jardin à cour, permettant à Jacques Sereys de rapides éclipses. Et c’est un peu comme si l’on feuilletait le livre. La mise en scène, sobre et sans effets, évite l’écueil de la lecture académique immobile. Parfois, Jacques Sereys s’assiéra sur des praticables en bois, disposés çà et là, notamment lors de la scène dans le coupé entre Odette et Swann, quand ce dernier dispose de nouveau le catleya déplacé par un choc de la voiture. Sous une lumière bleutée, et tandis que l’on entend le trot des chevaux, il fait merveille en fermant les yeux : « Vous êtes fou ! Vous voyez bien que cela me plaît », murmure la cocotte. A d’autres moments, il ressuscite avec beaucoup d’humour le salon de la Patronne en mimant son rire si particulier : «  -, Elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau […] plongeant sa figure dans ses mains […], elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée l’eût conduite à l’évanouissement. » Les bruitages nous feront entendre la sonnette annonçant la venue de Swann à Combray, les conversations des convives lors du dîner du soir ou dans le salon des Verdurin. La réalisation sonore de Michel Winogradoff nous transporte encore au temps de Reynaldo Hahn et ponctue musicalement  la succession des épisodes. Le baiser du soir, le parler de Françoise, les ridicules maladifs de tante Léonie, la saveur mémorielle de la madeleine, les « voluptés particulières » de la petite phrase, « secrète, bruissante, divisée », le désamour de Swann nous sont restitués grâce à la palette d’un comédien qui sait passer du rire aux larmes avec une aisance désarmante et une grande justesse de ton. On l’écoute et on se dit que Proust n’est pas difficile, que ses personnages existent et sont vivants. Léger, malicieux, désinvolte, élégant et sensible, Jacques Sereys sert ainsi de la façon la plus accessible la langue de Proust.

 

 

 

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12 mai 2021 3 12 /05 /mai /2021 21:19

Lucie Félix-Faure Goyau par Nadar, 1897

J’ai hérité il y a quelques années du carnet de poésie de ma grand-mère. Née en 1888 et morte en 1976, elle y notait des textes qu’elle aimait et les artistes ou personnalités qu’elle rencontrait lui écrivaient un poème au débotté ou lui faisait un dessin à main levée. C’est ainsi qu’on y découvre le sculpteur Pompon, les poètes François Coppée, Charles Le Goffic, Jules Mousseron, la comtesse de Galard-Béarn, l’archiviste et dramaturge Frantz Funck-Brentano, le poète et journaliste André Mabille de Poncheville, l’historien Louis Madelin, le peintre et graveur Maurice Ruffin, l’essayiste et romancier Antoine Rédier, la comédienne Béatrix Dussane et même le maréchal Foch.

Le 30 novembre 1923, la sœur de ma grand-mère, Madeleine, a recopié sur le carnet une citation (photo ci-dessous), de Lucie Félix-Faure Goyau.

« Orienter sa vie, tout est là. Le joli mot qu’orienter ! Il exprime la direction vers la lumière. En ses syllabes, il flotte de l’Amour. Orientons nos vies, orientons nos âmes. Que la lumière pénètre en nous ! »

Née en 1866 et morte en 1913, Lucie-Rose-Séraphine-Elise Félix-Faure Goyau est la fille du président Félix Faure avec qui elle voyagera. Elle l’accompagnera en Afrique du Nord (1886) et en Egypte (1894).  Elle et sa sœur cadette, Antoinette, sont des amies de jeunesse de Marcel Proust, Adrien Proust étant lié avec leur père. Marcel et ses deux amies jouaient ensemble le jeudi après-midi dans les jardins des Champs-Elysées. Le 1er juin 1886, Marcel inscrit ses goûts dans l’Album anglais d’Antoinette. C’est ainsi que celle-ci soumit au jeune Proust le questionnaire connu désormais sous le nom de l’écrivain.

Dans son ouvrage, Les femmes chez Proust (1971, Jeanine Huas explique les conditions des promenades du jeune Marcel aux Champs-Elysées. Les intermittences de sa scolarité favorisant les promenades, on le rencontre « enveloppé, emmitouflé jusqu’aux oreilles et, les jours de gel, réchauffant ses doigts avec des pommes de terre brûlantes ». Parfois, il sort après la classe qui se termine à trois heures, et le jeudi après-midi. Accompagné d’une domestique, Augustine, il marche vers le parc Monceau ou les Champs-Elysées : « Il rejoint les camarades de Condorcet et quelques toutes jeunes filles au « point de ralliement » : un massif de lauriers, près de la fontaine Wallace, entre les Ambassadeurs et l’Alcazar d’été. » Ses amis sont de futurs écrivains ou hommes politiques : Robert Dreyfus, Louis de la Salle, Jean de Tinan, Daniel Halévy,  Léon Brunschvieg (futur éditeur des Pensées de Pascal), Maurice Herbette qui sera ambassadeur et Paul Bénazet, député.

Aux côtés des deux filles de Félix Faure, Marcel rencontre Gabrielle Schwartz et une certaine Blanche au « visage angélique, espiègle et résigné ». Il tente de les séduire avec « d’interminables tirades empruntées à Hugo, Musset, Baudelaire et surtout Leconte de Lisle ». Il apprécie surtout Antoinette Faure, son aînée d’un an. : « Ils discutent le long des pelouses que protège une guipure de fer. Autour de la fontaine où une nymphe ordonne sa longue tresse de bronze, il parle théâtre, cite Sarah Bernhardt et Mounet-Sully. Etrange couple que cette jeune fille, avec ombrelle et chapeau, attentive aux discours d’un adolescent qui, sous son canotier rayé, lui arrive à l’épaule ! Il obéit toujours à ce regard gris qu’ombrent des cils immenses. « Vous les avez vus, dites, madame, les cils d’Antoinette ? » demande-t-il à Gyp, un éclair dans ses yeux sombres. » Quand Marcel va avec sa mère chez Mme Faure, il lit ses poèmes favoris. Puis il demande à Antoinette : « Avez-vous aimé cela ? » Quant à celle-ci, elle lui apprend à faire des caramels… Marcel a seize ans lorsqu’il lui écrit : « Croiriez-vous que Maman m’a déchiré une lettre pour vous. L’écriture était trop mauvaise… » (Choix de lettres, publié par Philip Kolb). Et quand Antoinette ne vient pas, Marcel est mélancolique. Tout s’éclairera pour lui quand Marie de Bénardaky et sa sœur Nelly se joindront à la « petite bande ».

Par ailleurs, il paraît qu’il fut même question d’un mariage entre Lucie et Marcel ; le scandale causé par la mort de Félix Faure empêcha ce projet. Après avoir épousé l’historien et critique, spécialiste de l’histoire religieuse, Georges Goyau, en 1903, en l’église Saint-Honoré-d’Eylau, elle publiera un certain nombre d’ouvrages d’inspiration catholique sous le nom de plume de Lucie Félix-Faure Goyau et tiendra un salon. Femme d’une grande culture, elle fut aussi jurée du premier prix Femina et écrivit une biographie d’Eugénie de Guérin. *

Quand Proust meurt, Ghislain de Diesbach rapporte qu’« entre ses mains, Céleste avait voulu mettre le chapelet que Lucie Faure lui avait jadis rapporté d’un pèlerinage à Jérusalem, mais Robert Proust s’y était opposé ». Dans le Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, les Enthoven, sous l’entrée « Chapelet », évoquent cet événement : « Un chapelet entre les mains froides de Marcel ? Avec, en prime, une médaille de Jérusalem ? Tout cela plairait bien à Céleste – Mais Robert et Reynaldo sont de retour [après avoir quitté la pièce]. Que faites-vous chère Céleste ? Un chapelet ? Mais vous n’y songez pas… Marcel n’était pas croyant, vous le savez bien… Ils ont raison : Marcel n’avait pas de religion, sinon la littérature. Et ne suivait aucun rite, sinon celui d’écrire, et d’écrire encore… » C’est un bouquet de violettes qui aurait remplacé le chapelet.

En avril 2017, quatre lettres autographes, signées Marcel Proust, adressées à Lucie Faure pour l’une d’entre elles et à son mari pour les trois autres, ont été vendues pour la somme de 12 880 euros. Dans sa lettre à Lucie Faure, Marcel Proust remercie sa correspondante de l’envoi des Prières et Méditations inédites d’Ernest Hello. Tirées des cahiers intimes d’Hello et préfacées par la fille de Félix Faure, elles ont paru en 1911. Voici les termes de cette lettre, qui exprime l’extrême courtoisie et la sensibilité fine dont Proust faisait montre à l’égard de ses amis :

« Madame,  

Votre envoi m’a infiniment touché. Petit livre, grand livre, que je lis, que je prie. J’aime les prières. J’aime la Préface. Avec vous aussi, quoi que vous écriviez, on est toujours sûr que l’Océan n’est pas loin, le grand flot, cet océan qui recouvre la prairie, cet infini où Hello trouve avec un peu trop de subtilité que c’est trop de 2 syllabes accordées à finir dans un mot qui prétend signifier l’Infini. Cela m’a rappelé Brunetière : « Il s’en faut de la pause d’un a. »

Je me sens si près d’esprit et de cœur de Monsieur Goyau et de vous, je pense tant à vous, avec tellement d’affection et suis triste que la vie qui m’est si difficile nous sépare. J’espère en des jours meilleurs.

Cette année fut pire que les autres. Mais bientôt peut-être je pourrai vous voir […] »

En effet, 1911 est l’année durant laquelle Proust travaille à mettre au point son roman dont il a conçu le plan et le titre. Mais à partir du 11 juillet, à Cabourg, il dit  « renoncer à faire son livre par maladie sans cesse aggravée ». Mi-octobre, de retour à Cabourg, il précise qu’il n’a « pas pu aller une fois dehors, que pour venir de la gare et y retourner (en trois mois ! »

Les trois lettres suivantes sont adressées à Georges Goyau. Elles évoquent la maladie de Lucie Faure et sa disparition, le 22 juin 1913.

Je remercie donc ma grand-mère qui, par le biais de son carnet de poésie, m’a permis de faire la connaissance de cette amie d’enfance de Marcel Proust.

* https://ex-libris.over-blog.com/article-l-orient-d-eugenie-de-guerin-53271769.html

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10 mai 2021 1 10 /05 /mai /2021 16:28

Dans Sodome et Gomorrhe, au chapitre I, un passage est consacré à « la race des hommes-femmes ». Le Narrateur y évoque la malédiction qui pèse sur elle (p. 615) et ce qu’il appelle sa « franc-maçonnerie ». Toute cette description s’inscrit dans une longue phrase, qui va du bas de la page 615 au haut de la page 618 dans mon édition de la Bibliothèque de La Pléiade, (Texte établi et présenté par Pierre Clarac et André Ferré, 1966). Ce faisant, Proust bat Victor Hugo qui, dans Les Misérables, a longtemps été le champion de la plus longue phrase, sa phrase la plus ample contenant 823 mots. Dans leur ouvrage, Notre grammaire est sexy, Laure de Chantal et Xavier Mauduit commentent ainsi cette longue période : « Proust comparait sa phrase à une cathédrale et, de fait, sa phrase en est une, exubérante et inachevée comme la Sagrada Familia. Pour tous ceux qui peineraient à trouver le sujet grammatical de la phrase, pas d’inquiétude : il est inexprimé, omniprésent et secret, refoulé grammaticalement comme l’homosexualité dans la société que dépeint Proust  avec amertume. Depuis le record de la phrase la plus longue a été battu à plusieurs reprises, dont plus récemment, en 2008, par Mathias Enard dans une Zone de 500 pages et une seule phrase. »

Certains rétorqueront qu’il existe aussi des phrases courtes dans La Recherche, qu’il est aisé de découvrir. En général, les phrases de Proust font environ entre 38 et 43 mots contre une vingtaine en moyenne chez les autres écrivains et notamment 20 chez André Gide. Pour ceux de la collection Harlequin, on évoque 13 mots ! Cependant, nombreux sont ceux qui sont rebutés par la phrase de l’écrivain, la qualifiant de multiples épithètes péjoratives : « Complexe, compliquée, interminable ou encore dédale, labyrinthe, monstre ». Une complexité que Proust lui-même se reproche dans une « Lettre à Paul Souday ». Il y évoque en effet «  des phrases trop longues, des phrases trop sinueusement attachées aux méandres de [sa] pensée. » Il est clair, cependant, qu’au terme de ses longues périodes, l’écrivain se retrouve toujours et ne perd pas le fil de sa pensée. De plus, on ne trouve pas chez Proust de difficulté lexicale particulière puisque ses mots, à quelques expressions près (une petite trentaine au plus, sur les 1 500 000 que compte La Recherche) sont les mots du quotidien et de tout le monde.

C’est ainsi que  j’aimerais m’attarder sur cette longue phrase qui ferait 856 mots, Open Office en comptabilisant 847. Dans la première partie du tome Du côté de chez Swann, Marcel Proust avait déjà rédigé une longue phrase de 518 mots. Elle se situe dans le chapitre "Combray" et commence à : " Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre des chambres que j'avais habitées dans ma vie, [...] et s'achève par : " [...] et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. " Elle a inspiré à Pérec Espèces d'Espaces.  Dans Comment Proust peut changer votre vie, Alain de Botton s’amuse avec cette dimension extraordinaire : « La plus longue couvrirait près de 4 mètres dans une taille de caractères normale et s’enroulerait dix-sept fois autour de la base d’une bouteille de vin. » Un article de L’Eveil de la Haute-Loire, en date du 23/05/2017, mentionne que la plasticienne Pascale Evrard a inscrit au pochoir, en écrivant lettre à lettre une phrase proustienne de 485 mots et 2 365 signes, déroulée le long des rues. Elle s’explique ainsi sur sa démarche : « C'est un éloge du temps perdu, du temps qui passe, en s'inspirant de la conscience française. Même s'il fait bien chaud ce lundi, je m'amuse. La façon de diriger la phrase, le marquage que je fais… Puis des hasards font que je tombe sur certains éléments déjà existants dans la rue, qui correspondent plus ou moins aux mots juxtaposés de ce mythique extrait d'À La Recherche du temps perdu. » Deux exemples ludiques qui révèlent l’intérêt et la curiosité que suscite la longueur de la phrase chez Proust.

Dans une interview, réalisée en 1962 par Pierre-André Boutang, Paul Morand se remémore sa rencontre avec Proust en août 1915. Après l’avoir décrit comme un « personnage de 1905 », avec sa pelisse « miteuse et râpée », il explique que « sa phrase écrite ressemblait étonnamment à sa phrase parlée ». Il la définit comme « une phrase chantante, extrêmement longue, qui ne finissait jamais, pleine d’incidentes, d’objections qu’on ne songeait pas à formuler mais qu’il formulait lui-même ». Il poursuit : « Elle ressemblait à une route de montagne qu’on gravissait sans jamais arriver au sommet, [avec] beaucoup d’incidentes qui soutenaient la phrase, comme des espèces de ballonnets d’oxygène, et qui l’empêchaient de retomber, pleine d’arguties, d’arborescences, tout ça très fluide, très doux et en même temps très viril. » Dans son article « La modestie de Proust », Pierre Vadeboncœur (Collectif Liberté, 1982), conforte cette opinion : « Quand il [Proust) écrit, il est, de ce point de vue, comme quelqu’un qui parle. […] Quand on parle, on n’emprunte pas, règle générale, un ordre, et le discours qui commence comme il peut, finit comme il commence, se faisant à mesure. » Et il poursuit : « Le texte, en dépit de son opulence, ne se donne pas lui-même à montrer. On n’y remarque pas d’effets de phrases, malgré l’usage d’un appareil capable de tous les effets. » Et c’est ce qui lui fait dire que Proust est un « cueilleur de réel ».

Etienne Brunet, dans son ouvrage, La phrase de Proust. Longueur et Rythme, a très précisément analysé celle-ci. Il explique que cette impression d’étirement est sans doute renforcée par l’emploi des « signes faibles », comme la virgule, qui atteignent ou dépassent plus de 50% des signes. De plus, nous dit-il, Proust ne manifestait que peu d’intérêt pour la ponctuation. Et les éditeurs ont souvent « dû en rétablir le minimum essentiel pour l’intelligibilité du texte ». Par ailleurs, dans sa Correspondance, l’auteur exprime la volonté de « présenter des blocs de textes, compacts, en évitant les trous, les blancs, les alinéas et même les fins de phrases ». Certes, le lecteur doit s’obliger à entrer dans ce style proustien, fait d’enchâssements, parfois multiples, en manière de " poupées russes ", mais assez répétitifs. Quand il a adopté ce rythme, il découvre alors que tous ces éléments n’interdisent nullement à la phrase d’être dynamique.

Pour en revenir plus précisément à la longue phrase des pages 615 à 618, elle se situe après la découverte par le Narrateur de l’homosexualité du baron de Charlus et de Jupien : « De plus – dit-il -  je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! » Moment capital qui permet au Narrateur de brosser le portrait de cette « race sur qui pèse une malédiction ». Certes, la plus longue phrase de l’œuvre commence à « Sans honneur que précaire » et s’achève par « de façon qu’à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice », entre deux points donc.  Mais, en fait, toute la description de cette « franc-maçonnerie » débute ainsi page 614 : « Il [M. de Charlus] appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, […] » Jeanne Bem, dans son article « Le juif et l’homosexuel dans A la Recherche du temps perdu » (1980, Persée), fait remarquer l’absence de tout verbe principal, à l’exception de l’incipit (« Il appartenait… »). Elle en souligne les principaux jalons, marqués par des points-virgules : « Il appartenait à la race de ces êtres […] Race sur qui pèse […] fils sans mère […] amis sans amitiés […] (mais peut-on) […] Enfin […] amants à qui […] Sans honneur que précaire […] exclus même […] se fuyant les uns les autres […] mais aussi rassemblés […] formant une franc-maçonnerie […] tous obligés à […] (car dans cette vie) […] partie réprouvée […] comptant des adhérents […] jusque-là obligés de cacher leur vie […] ».

S’étonnera-t-on que la plus longue période de l’œuvre traite du thème de l’homosexualité au cœur même de La Recherche, dont la majorité des personnages sont homosexuels ou soupçonnés de l’être ? A l’exception du Narrateur ! Même Charles Swann, modèle d’hétérosexuel, est suspecté d’inversion par le baron de Charlus : « Je ne dis pas qu’autrefois, au collège, une fois par hasard […] dans ce temps-là, [Swann] avait un teint de pêche et […] était joli comme les amours… » Luc Fraisse, commentant les neuf nouvelles retrouvées de Marcel Proust, écrit : « Beaucoup de personnages à la fin de À la Recherche du temps perdu se révéleront avoir été homosexuels, complets ou épisodiques, sauf le héros et narrateur, qui ne porte pas de nom. Proust a eu beau répéter que ce personnage n’était pas lui, bien qu’il parle à la première personne, on voit qu’il se sent impliqué puisque le héros est presque le seul qui soit exonéré de soupçon d’homosexualité. » Masque d’un écrivain que le conformisme moral de ce début du XXe siècle contraint à dissimuler son inversion. On sait que l’écrivain s’est longtemps refusé à afficher cette homosexualité, et on se rappelle son duel avec Jean Lorrain, le 6 février 1897, dont une des causes est l’allusion à ses amours avec Lucien Daudet. Dans Le Journal, Lorrain avait écrit avec perfidie : « Daudet préfacera sûrement le prochain livre de Monsieur Proust parce qu’il ne peut rien refuser à son fils Lucien. » Si ce secret sur sa vraie nature, Proust le garda longtemps, surtout pour ne pas peiner sa mère, elle est bien présente dans l’œuvre : « La prise de conscience [de cette orientation sexuelle] est vécue sur le mode exclusivement tragique comme une malédiction. »

Dans ce long passage des pages 615 à 618, c’est en effet une vision sombre et pessimiste de l’homosexualité qui apparaît, à l’encontre de celle d’André Gide qui en a une conception plus joyeuse. L’auteur des Nourritures terrestres reprocha d’ailleurs à Proust cette conception tragique, lui qui prône une « pédophilie juvénile et souriante ». Dans la longue phrase dont il est question, on est frappé par l’emploi récurrent d’un champ lexical péjoratif pour qualifier l’homosexualité : « crime » (2 occurrences), « tares », « maladie inguérissable », « vice » (4 occurrences), « partie réprouvée de la collectivité humaine». On comprend cependant qu’il ne s’agit pas de la conception du Narrateur mais bien plutôt de celle de la société. Evoquant le fait que Socrate « en était », il souligne qu’« il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme » et que « l’opprobre (2 occurrences) seul fait le crime ». Il précise aussi que « leur vice, ou ce que l’on nomme improprement ainsi » soumet « les invertis » à une « contrainte sociale légère auprès de « la contrainte intérieure ». Selon le Narrateur, le terme « vice » n’a donc pas lieu d’être. « L’homosexualité, aussi bien que la judéité, n’est un problème qu’à cause des sarcasmes et des propos discriminatoires qu’elle suscite. »

Cette exclusion, cet « ostracisme », conduit les homosexuels à être des « exclus », à se considérer comme « victimes » d’une « persécution », à être contraints au « secret » (3 occurrences). Ils sont en effet « tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas ». Ils forment ainsi « une franc-maçonnerie, bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins, d’habitudes, de dangers, d’apprentissage de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître aussitôt se reconnaissent à  des signes naturels ou de conventions involontaires ou voulus ». Semblables et nombreux (comme dans La Recherche), ils se reconnaissent aisément : le « mendiant dans le grand seigneur », le « père dans le fiancé de sa fille », tout un chacun « dans le médecin, dans le prêtre, dans l’avocat ». « Ambassadeur », « forçat », « apache », cette coterie se retrouve « partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne, sur le trône »… Saint-Loup, le militaire, fréquente le claque de Jupien, où le baron de Charlus se fait flageller par un « apache ». Toutes les classes sociales y comptent des « adhérents ». On y trouve les grands seigneurs que sont le duc de Châtellerault, le prince de Foix et son fils, le prince de Guermantes et bien d’autres ; les hommes du peuple, Jupien le giletier, Aimé, le maître d’hôtel de Balbec, Théodore, le frère de la femme de chambre de la baronne Putbus, sans compter les femmes : Albertine, la fille de Vinteuil et son amie, Andrée, la cousine de Bloch et son amie Léa, et même Gilberte… lesquelles présentent souvent des caractéristiques masculines. Je pense, notamment, à un passage où le cou d’Albertine est décrit comme trapu ou épais, ceci dans mon souvenir.

Cette obligation au secret entraîne mensonge et hypocrisie. En effet, même au sein de leur groupe, les homosexuels se mentent, mentent à autrui, deviennent experts en dissimulation, le baron de Charlus en étant l’exemple parfait. « Se fuyant les uns les autres, recherchant ceux qui leurs sont le plus opposés, qui ne veulent pas d’eux, pardonnant leurs rebuffades, s’enivrant de leurs complaisances », ils démasquent volontiers leurs semblables, « moins pour leur nuire, ce qu’ils ne détestent pas, que pour s’excuser ». L’homosexuel pratique encore la provocation, en s’introduisant dans l’intimité de « l’autre race », en « jouant avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas le sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés ». On voit ici, avec la violence de la métaphore, combien les homosexuels doivent se maîtriser sans cesse afin d’éviter le scandale qui les menace en permanence.

Ce passage de la longue phrase est remarquable surtout par les comparaisons établies par le Narrateur. La première renvoie à Oscar Wilde. Il évoque en effet « le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête ». On connaît le sort malheureux de l’écrivain anglais. Après avoir été accusé par le marquis de Queensberry d’avoir débauché son fils Alfred dit Bosie, et avoir été traité « as a somdomite » (avec une faute d’orthographe !), le dandy anglais est condamné, à deux ans de « hard labour » à purger à la prison de Reading. Le dramaturge doit vendre ses droits et livrer ses biens à une vente anarchique ; sa femme Constance, chassée de Londres par le scandale, s’exile avec ses deux fils et est contrainte de changer de nom. Le dramaturge mourra misérablement à Paris.

La seconde comparaison qui irrigue la première grande moitié du texte est celle qui assimile l’homosexuel à un Juif, le second étant toujours le comparant. C’est le thème de l’exclusion qui en est à l’origine : « exclus, hors les jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus […]. Il faut y associer le mot « race », qui revient sept fois dans l’ensemble du passage : « comme les Juifs encore (sauf quelques-uns qui ne veulent fréquenter que ceux de leur race, ont toujours à la bouche les mots rituels et les plaisanteries consacrées) ». Ils présentent « les caractères physiques et moraux d’une race, parfois beaux, mais souvent affreux ». Il est encore question d’une persécution « semblable à celle d’Israël », de ceux qui sont « mieux assimilés à la race adverse », les hétérosexuels, de ceux qui nient « qu’ils soient une race (dont le nom est la plus grande injure) ». Ils ont enfin plaisir à rappeler que " Socrate était l’un deux, comme les Israélites disent de Jésus qu’il était juif ». Le titre provocateur du quatrième tome de La Recherche, Sodome et Gomorrhe, révèle combien l’homosexualité est rattachée, selon Proust, à l’Ancien Testament. Si les homosexuels regrettent Sodome et leur « paradis perdu », ils sont comme eux victimes de la malédiction divine qui frappa leur ville. Ils sont ainsi ceux qui vont « tournant la meule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes mourront chacun de son côté ; » On se rappelle que Samson fut descendu lié et aveugle dans une fosse et condamné à tourner la meule comme un âne. Mais, d’une certaine manière, en regrettant ces temps anciens où la sodomie était admise et pratiquée, ses tenant avouent secrètement leurs origines juives. Il en va de même pour Proust qui, bien que juif par sa mère, et homosexuel, eut toujours du mal avec sa judéité et son inversion. A travers cette longue description, Proust use d’une manière détournée pour avouer ces deux constituants essentiels de sa personnalité. Le Narrateur se met à distance avec la 3e personne du pluriel, mais le lecteur n’est pas dupe. Luc Fraisse va dans ce sens : « Il [Proust] se livre à un véritable jeu de pistes avec le lecteur en faisant de nombreux sous-entendus. […] Son homosexualité, elle sert aussi de tremplin, souvent, à une réflexion esthétique, comment le sujet vit son homosexualité, quel est le rapport entre ce qu’il essaye de cacher et ce que les autres devinent. Il est certain qu’il y avait là un facteur d’investigation psychologique extrêmement fine. » 

Ainsi, le thème homosexuel et le thème juif sont bien  intimement liés dans l’œuvre. Le second étant incarné par Nissim Bernard, Bloch et Swann et il prend plusieurs visages. Si Charles Swann retrouve à la fin de sa vie sa tête de « vieil Hébreu », Albert Bloch, quant à lui, renie sa « race » en prenant le nom de Jacques du Rozier dans Le Temps retrouvé. Quant au Narrateur, souvent « coincé » […] entre son snobisme et son dreyfusisme », ainsi que l’écrit Elisheva Rosen en 1995, il a souvent bien du mal à prendre parti clairement pour son coréligionnaire.

De cette longue phrase, il y aurait encore bien des choses à dire, notamment des incises entre parenthèses, au nombre de six dans l’extrait, dont une entre tirets. Ajoutant une précision, une reformulation, l’incidente fait avancer la phrase qui progresse selon son « bourgeonnement intime », ainsi que le précise Julien Gracq. La seconde incise, fondée sur une accumulation, me semble particulièrement intéressante. Le miroir social qui ne les [les homosexuels] flatte plus « leur fait comprendre que ce qu’ils appelaient leur amour (et à quoi, en jouant sur le mot, ils avaient, par sens social, annexé tout ce que la poésie, la peinture, la musique, la chevalerie, l’ascétisme, ont pu ajouter à l’amour) découle non d’un idéal de beauté qu’ils ont élu, mais d’une maladie inguérissable ». Phrase terrible qui dévalorise – sans aucun espoir - tous les dons artistiques et goûts raffinés des homosexuels pour les faire dépendre de ce qui ne serait qu’« une maladie inguérissable ».

Cette très longue phrase – que j’ai essayé de « décortiquer » - m’apparaît comme un passage-clé de La Recherche. Proposant une vision tragique de l’homosexualité, évoquant en filigrane la judéité et l’inversion de l’auteur, elle insiste sur la dissimulation et le mensonge, qui sont l’apanage de nombreux personnages de l’œuvre. Ces deux défauts ne sont-ils pas « l’instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé », ainsi qu’il est dit dans Le côté de Guermantes.

 

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4 mai 2021 2 04 /05 /mai /2021 12:31

 

Vendredi 30 avril 2021, c’était la 99e lecture par la Comédie-Française de La Recherche. Dans Sodome et Gomorrhe, Pierre-Louis Calixte a lu les épisodes du duel avorté de Charlus et de l’échec de la séance de voyeurisme, organisée par Jupien dans la maison de femmes de Maineville, afin que le baron surprenne Morel en compagnie du prince de Guermantes.

A la fin de ce passage, on trouve la phrase suivante : « Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment. » Si j’avais rencontré celle-ci dans la copie d’un de mes élèves de Première, j’en aurais sans doute souligné de rouge la fin, en signifiant « anacoluthe » dans la marge. On sait que l’anacoluthe est une rupture dans la construction syntaxique d’une phrase ; elle consiste donc en une forme particulière d’ellipse d’un élément demandé par les normes de la symétrie syntaxique, mais jugé non indispensable au sens. La fin de la phrase signifie  que M. de Charlus n’aurait jamais pu imaginer « de quelle manière, par quel moyen », il fut protégé d’une infidélité de Morel.

L’emploi de l’adverbe « comment » qui achève la phrase  apparaît ici comme une formulation inattendue mais particulièrement puissante dans sa brièveté, son effet stylistique et son ironie. En effet, grâce aux subterfuges choisis pour induire le baron en erreur (Morel étant censé parler de sa vie de régiment avec trois dames et le prince de Guermantes étant rapidement exfiltré), la scène, pleine de rebondissements, s’apparente à du vaudeville. « On est dans du Feydeau » comme le dit excellemment Richard Ferry dans un commentaire de la lecture de Pierre-Louis Calixte.

 

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 17:03

(Dessin publié par la Société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray)

En ce 1er mai où le muguet est roi, j’en ai recherché la trace chez Proust.

J’ai trouvé ces deux brins de muguet dessinés par Madeleine Lemaire (1845-1928), comme illustration pour Les Plaisirs et les Jours. Elle fut un peintre de natures mortes et de fleurs et tint un salon mondain, 31, rue du Monceau. Elle est l’un des modèles de Madame Verdurin dans La Recherche.

Par ailleurs, on sait combien la plume de Proust était féconde en comparaisons et métaphores végétales. C’est dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs que l’on découvre un lien avec le muguet. Alors que le Narrateur visite l’atelier d’Elstir à Balbec, il découvre un portrait que le peintre cache à sa propre épouse. Il représente une femme travestie en homme qu’Elstir a peinte à Nice en 1872. Cette aquarelle, intitulée Miss Sacripant,  permettra au Narrateur de découvrir certains aspects du passé d’Odette de Crécy. Le costume du modèle est ainsi décrit : « L’habillement de la femme l’entourait d’une manière qui avait un charme indépendant, fraternel, et comme si les œuvres de l’industrie pouvaient rivaliser de charme avec les merveilles de la nature, aussi délicates, aussi savoureuses au toucher du regard, aussi fraîchement peintes que la fourrure d’une chatte, les pétales d’un œillet, les plumes d’une colombe. La blancheur du plastron, d’une finesse de grésil et dont le frivole plissage avait des clochettes comme celles du muguet, s’étoilait des clairs reflets de la chambre, aigus eux-mêmes et finement nuancés comme des bouquets de fleurs qui auraient broché le linge. » On admire ici le choix des termes qui créent une impression de légèreté et de finesse, puisque le tissu s’apparente à « des bouquets de fleurs ».

Cette figure travestie fut inspirée à Proust par une photo que possédait son père, Adrien Proust. Elle était dédicacée ainsi au bon docteur, lequel n’était pas un modèle de conjugalité : « À mon bon ami Mr le docteur Proust. Souvenir sincère et bien affectueux de Marie van Zandt. Le 23 8bre 1881 » (Source : Sotheby’s, Livres et Manuscrits, 31 May 2026).

[Hansen & Weller]. Marie Van Zandt, travestie. Tirage albuminé d'époque.

Format cabinet (183 x 90 mm), contrecollée sur un carton fort au nom du photographe. Timbre sec "Eneret" (?).

 

 

 

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 14:28

Proust enfant (Auteur inconnu)

Dans l’ouvrage (1999) publié à l’occasion de l’exposition  Marcel Proust, L’écriture et les arts, page 282, on peut lire : « Le 02 avril 1879, à l’âge de huit ans, dans sa première lettre connue, Marcel Proust écrit à son grand-père : « Pardonne-moi de mon péché car j’ai moin mangé qu’a l’ordinaire j’ai pleuré pendant un cardeur apré cela j’était en sanglot » [sic] Corr., XXI, 539. 

Dans ces quelques lignes enfantines, on  trouve déjà cette hypersensibilité et un sentiment de culpabilité dont l’écrivain ne se départira pas. Il les confirmera en répondant au fameux questionnaire : « What I hate the most Ce que je déteste par-dessus tout : Ce qu’il y a de mal en moi. » (Réponses de Proust vers 1890, l’année de ses 19 ans, à l’époque de son volontariat d’un an au 76e  régiment d’infanterie à Orléans.)

Fabrice Midal écrit dans Le Temps : « Celui qu’on qualifie aussi de nerveux ou d’écorché vif a les antennes si déployées qu’il est souvent submergé par les émotions. » Mais en même temps : «  Proust l’hypersensible nous a enseigné à donner des couleurs à la grisaille, à transformer  notre souffrance en art et à nommer avec précision ce qu’on éprouve pour le rendre vivant. »  

 

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 08:21


"Non! jamais je n’ai vu de mortel, homme ou femme, à toi pareil ; et devant toi, je me sens plein de révérence. Je n’ai rien vu de tel qu’à Délos, autrefois, près l’autel d’Apollon, le tronc droit d’un jeune palmier : car je fus là aussi, tout un peuple m’accompagnait sur cette route où je devais trouver tant de soucis... Comme alors, devant lui, je demeurai longtemps dans la stupeur, car jamais un tel fût n’était monté de terre, de même, femme, je t’admire avec stupeur, je crains infiniment de toucher tes genoux." Homère, Odyssée, Chant VI, 117-169, Traduction par Philippe Jaccottet, 1982.

Ô mes palmiers de Chine

Dans la verdure d’avril

Avec vos grappes noires

Vos floraisons tressées

Vos stipes chevelus

Ulysse revenu

Des Enfers souterrains

Pourrait vous désirer

Ressusciter en vous

Les fantômes aimés

De sa Nausicaa

 

Rou, le 30 avril 2021

 

 

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29 avril 2021 4 29 /04 /avril /2021 21:45

 

« Pour faire un bon film, vous avez besoin de trois choses - le script, le script et le script » affirmait Hitchcock, tant il est vrai qu’un film réussi repose sur un scénario qui tient la route. Dans cette perspective, j’aimerais faire part du passionnant entretien que Gilles Taurand, le scénariste du film Le Temps retrouvé, de Raoul Ruiz, a accordé à Philippe Piazzo, en mars 2016. Cette interview, intitulée « L’homme qui adapta Proust », trouve sa place dans le DVD BlaqOut des compléments au long métrage et elle m’a vivement intéressée.

C’est en décembre 1997 que Gilles Taurand est sollicité par Paulo Branco, producteur et ami de Raoul Ruiz, pour être le scénariste de l’adaptation de Proust par le réalisateur franco-chilien. Ayant vu Les Voleurs de Téchiné, le cinéaste souhaite faire appel à lui. Au cours d’une première rencontre en janvier 1998, le scénariste comprend que le réalisateur veut présenter son film à Cannes en mai avec Catherine Deneuve comme « locomotive » et que le temps est compté. Il a donc quatre mois « pour adapter l’inadaptable ». N’est-ce pas une folie ?

Gilles Taurand se rappelle qu’il était intimidé lors de ce premier rendez-vous avec Raoul Ruiz qui parlait à voix basse. Un carnet de croquis à la main, le réalisateur lui explique que le film pourrait débuter à Tansonville : le clocher du village, les oiseaux sortiraient du papier peint tandis que bougeraient les arbres… Le scénariste comprend très vite que Ruiz a privilégié la mise en scène, l’image, et que c’est à lui de se débrouiller avec le texte. Il s’en explique : « Il fallait que je cherche dans la phrase proustienne ce qui était par essence cinématographique, des couloirs secrets qui me permettraient de circuler du volume du Temps retrouvé aux autres volumes. » Le vertige le saisit : comment y parvenir ?

De plus, dans la presse circule déjà la nouvelle qu’on va adapter Proust, ce qui donne lieu à une levée de boucliers. Dans Le Monde de l’Education, Angelo Rinaldi décrète que la phrase proustienne est par définition inadaptable, contrairement à celle de Flaubert, Balzac ou Maupassant. Non, il ne faut surtout pas toucher à Proust !

Pour fuir cette pression, Gilles Taurand se met donc « en hibernation ». Il cherche avec persévérance comment « se débrouiller de cet oracle du Sphinx » qui lui enjoint de chercher dans la phrase proustienne des passages secrets permettant la circulation des souvenirs – tout en ayant bien conscience que Proust – comme Baudelaire qui n’aimait pas la photographie – était très réticent envers les nouveau cinématographe. Il prend conscience que, sur une séquence précise, Proust avait une maîtrise étonnante de cette circulation dans le temps, faisant en sorte que, dans une même unité temporelle, celle de la guerre de 14, il puisse à la fois plonger dans le passé et circuler dans le futur avec une aisance, une maîtrise et une liberté stupéfiantes. Il propose ainsi trois portraits très contrastés d’un Robert de Saint-Loup cynique et détaché au début, puis engagé dans la Grande guerre et s’y comportant en héros, et enfin perdant sa croix de guerre dans le bordel de Jupien. Ces différentes facettes créent une circulation dont il était possible d’espérer un équivalent cinématographique.

Lorsque Gilles Taurand se met au travail, Raoul Ruiz le prévient avec humour : « Toutes les trente pages, je ramasserai les copies ! » Cependant, il ne fallait pas laisser le réalisateur partir dans tous les sens avec son côté Méliès ; il importait « que le scénario soit un cadre mais qu’il puisse y trouver son compte ». Raoul Ruiz lui disant que ses premières pages lui donnaient des idées, le scénariste s’est « plongé avec une délectation, dont [il] garde encore la nostalgie, dans l’édition de La Pléiade par Jean-Yves Tadié ». Selon lui, elle est « éminemment intéressante et praticable pour qui veut adapter Proust, parce qu’elle contient des dialogues absents de La Recherche et qui [lui] ont beaucoup servi ». Les compléments d’informations lui ont permis de trouver ce que Ruiz appelle des « dérapages ». C’est-à-dire qu’à partir d’une même scène, on peut reculer ou avancer dans les différentes facettes d’un personnage. Taurand s’est aussi autorisé à inventer des événements qui ne sont pas dans La Recherche comme, par exemple, l’enterrement de Saint-Loup qui lui a donné l’occasion de réunir de nombreux personnages. A partir du moment où il n’a pas craint d’inventer ce genre de choses, la suite lui a semblé beaucoup plus facile. Selon le scénariste, il y avait en effet des raisons d’être intimidé par le monument qu’est La Recherche et par les spécialistes de Proust, qui allaient l’ « attendre au tournant ».

Après l’écriture de l’adaptation, Raoul Ruiz a adressé à Gilles Taurand quatre-vingt-dix pages de notes de mise en scène, tout en lui précisant : « Tu en fais ce que tu veux ! » Il lui laissait ainsi la liberté d’intégrer ou pas ses propositions, tout en veillant à ce que ce ne soit pas un film trop long. Il a fallu quand même réduire… Contrairement à Schlöndorff et Visconti, ce qui intéressait Ruiz avant tout, c’était « la chronologie interne, l’aspect métamorphique, protéiforme des situations avec du fantastique, de l’onirisme et justement, en narratologie, l’anti-diégèse ». « On ne raconte pas, on montre. Et on se laisse aller au plaisir de filmer. »

Gilles Taurand s’est vite rendu compte que Ruiz avait parfaitement son film en tête, ce qu’il a trouvé fascinant. C’est pourquoi le temps du montage a été relativement court, comme si le film était déjà monté dans sa tête ou comme s’il était déjà en train de filmer. Ruiz a ainsi pu parler de « collaboration magique ». Entre le scénariste et le réalisateur, il n’y a pas eu le moindre conflit ; les deux se comprenaient, phénomène assez rare.

Ruiz a prévenu Taurand : « Ne t’inquiète pas, je filmerai aussi autre chose que ce que tu as écrit dans la profondeur du champ. » Il s’octroyait ainsi, avec raison, l’entière liberté d’intégrer à sa manière, selon ses visions, ce qu’il avait envie d’intégrer. Et de préciser de manière sibylline : « La matinée chez les Guermantes, ce sera comme la gare Saint-Lazare. » Le scénariste a compris ce qu’il voulait dire en se rendant sur le tournage. Comme pour d’autres séquences, Ruiz a fait monter de nombreux personnages sur des rails, s’entrecroisant avec des aiguillages relativement savants. Ainsi, au fur et à mesure que la caméra se déplace, les personnages bougent dans un autre sens, ce qui crée quelque chose de très subtil, « on dirait presque de très musical », qui appartient en propre à Raoul Ruiz.

Gilles Taurand précise que le réalisateur aime bien manier les énigmes : « il ne disait pas tout mais peut-être ne savait-il pas tout non plus. »  Et d’ajouter que Ruiz, avec ce film, n’avait aucunement la prétention de faire une ode à l’œuvre de Marcel Proust mais bien plutôt un travail de recherche. Il parlait surtout du côté expérimental et de son désir de filmer. Gilles Taurand et Paulo Branco ont eu l’impression de réaliser un rêve car ils ont fait ce film en toute liberté. A la sortie du film, il y a eu bien sûr des gens chagrins…

Le scénariste souligne ensuite le nombre de fois où il y a deux côtés dans l’œuvre de Proust, ainsi que l’expriment le « côté de chez Swann » et le « côté de Guermantes ». Il en va de même pour le cerveau qui comporte deux hémisphères. Taurand explique que Raoul Ruiz et lui-même étaient complémentaires. D’un côté, il y avait le scénariste avec son côté terre à terre, son exigence de dialogues structurés et lisibles, ancrés dans des choses réalistes, afin de permettre au réalisateur, de l’autre côté, de déployer sa folie et sa liberté. Gilles Taurand s’est fondé sur un travail documentaire très important ; il précise que s’il avait été « du côté des délires de Raoul Ruiz », ce dernier lui en aurait voulu. Quant au mot d’ordre de départ, il sera respecté : suivre les différents chapitres du Temps retrouvé, c’était en user comme d’un guide narratif.

Avec cette rigueur comme base, « on pouvait s’amuser à se promener et surtout à se mettre aussi d’accord sur une chose très importante, c’était le côté protéiforme du personnage du Narrateur ». Ce dernier serait à la fois le Proust du début, qui serait comme le vrai Proust (mais vrai ou faux, cela veut-il dire quelque chose ?), celui qui a dicté son œuvre à Céleste Albaret, et encore l’enfant qui, tout au long du film observe l’adulte et en sourit (« A ton âge, tu lis encore François le Champi ? »), sans oublier l’adolescent qui, « comme une extraction du corps de l’adulte », est retrouvé à Balbec avec Charlus. Enfin, bien sûr, il y aurait le Narrateur, joué par Marcello Mazzarella. Ne parlant pas suffisamment bien le français, sa voix sera celle de Patrice Chéreau. Taurand, parlant de « mimétisme proustifié », explique que Ruiz rencontra Mazzarella à Cinecitta et que ce fut une sorte de coup de foudre entre eux. Certes, cela fait plusieurs personnages mais il lui semble que c’est juste par rapport à La Recherche elle-même, (où l’on se demande bien souvent quel âge a le Narrateur).

De toute manière, les personnages, quels qu’ils soient, sont faits de multiples facettes et changent au fur et à mesure du temps qui passe. Ils se séparent et comme Proust le dit à propos d’Albertine : « Je n’ai pas peur de la mort, j’ai vécu tellement de morts ! » Les différentes facettes des êtres sont telles qu’aucune à elle seule ne rendra jamais compte de la vérité d’un être. « Et ça, je continue de m’en éblouir » souligne le scénariste. Lui, qui est issu de « l’école de Téchiné » [anti-naturaliste],  admire ce cinéma qui est « le contraire d’une lecture claire, simple, malheureusement celle que propose de plus en plus aujourd’hui la mauvaise télévision » pour que le public n’ait pas trop d’efforts à faire. Chez Proust, « c’est dérangeant, perturbant ». Il en va ainsi pour Charlus (que Gilles Taurand trouve remarquablement interprété par Malkovich),  « qui est à la fois celui qui survirilise son discours avec des envolées d’une violence inouïe et, en même temps, [est] un être féminin, complètement chochotte, se faisant fouetter par des militaires » en permission. Selon lui, La Recherche, « c’est gonflé, dérangeant, plus que ce que Proust a vécu lui-même ».

Gilles Taurand reconnaît que la « grâce » de Ruiz, c’est d’avoir « touché à quelque chose de la sensibilité du texte ». Il l’a rendu sensible mais avec sa vision personnelle. Le scénariste a souvent entendu dire par ceux qui ont aimé La Recherche que le metteur en scène n’avait pas dénaturé l’œuvre. Avec ce film, Le Temps retrouvé, il a trouvé une « correspondance » mais ce n’est surtout pas « un mode d’emploi ». Taurand conclut l’entretien par ces mots : « Ca ouvre plein de portes ! »

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21 avril 2021 3 21 /04 /avril /2021 18:25

Adapter A la Recherche du temps perdu au cinéma est une gageure à laquelle Joseph Losey renonça, tout comme Visconti, dont l’œuvre cinématographique peut être qualifiée de proustienne à bien des égards ; que l’on songe par exemple à L’Innocent ou au film Mort à Venise dont le héros Aschenbach a de nombreux points communs à bien des égards avec le baron de Charlus. On se demande ce qu’aurait été sa  réalisation quand on sait que Helmut Berger devait interpréter Morel, Alain Delon, le Narrateur, Marlon Brando, Charlus, Silvana Mangano, Oriane de Guermantes et Charlotte Rampling, Albertine… En 1984, Volker Schlöndorff avait adapté Du côté de chez Swann dans un film illustratif qui ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable. J’avais aussi vu l’adaptation télévisée de Nina Companeez qui m’avait intéressée, en dépit du choix de Micha Lescot pour le Narrateur.

Le grand réalisateur chilien Raoul Ruiz, baroque et surréaliste, a aussi relevé  le défi avec son co-scénariste Gilles Taurand, en 1999, en s’attardant essentiellement sur le dernier volume de La Recherche, Le Temps retrouvé, qui donne son titre au film. Il définit ainsi son projet : « Il me fallait créer un labyrinthe cinématographique qui soit l’équivalent de cette phrase proustienne, qui égare le spectateur — de façon plaisante. Or la méthode que je cherchais était une forme de liberté d’écriture qui correspondait à des passages dans le temps, des allers et venues entre un épisode et un autre. Ces portraits variaient en fonction d’un moment et ainsi on retrouvait ce fameux temps circulaire. »  J’ai regardé cette adaptation sur le DVD du film restauré, datant de 2016. Le metteur en scène adopte une vision éclatée de l’œuvre en imaginant un Proust au crépuscule de sa vie, qui feuillette des photos et voit ainsi défiler les personnages de son œuvre, dont il égrène les noms. C’est ainsi que les souvenirs de l’auteur ressuscitent les épisodes de La Recherche dans un désordre apparent qui ne surprendra pas un lecteur amateur de Proust mais pourra désarçonner les non-initiés. Il est clair cependant que Raoul Ruiz parvient à concilier ici ses propres recherches cinématographiques et la phrase proustienne. Ainsi l’onirisme, le fantastique et les nombreux effets spéciaux sont au service de la psyché d’un narrateur malade dont les souvenirs forment comme un kaléidoscope.

Mme Verdurin  : Marie-France Pisier

Ce choix non chronologique qui abonde en flashes back de souvenirs et de sensations, apparaît bien judicieux, au service d’une mémoire mouvante, dans laquelle les images de Proust et du Narrateur se superposent (André Engel : le Narrateur vieux ; Georges Du Fresne : le Narrateur enfant ; Marcello Mazzarella : le Narrateur – dont  la voix off  est celle de Patrice Chéreau). Jérôme Prieur, qui joue le rôle de M. Verdurin dans le film écrit  dans son journal de tournage (Proust en tournant) : « Il [Marcello Mazzarella] apparaît à peu près dans chaque plan du film, ne parlant presque jamais [excepté la voix off], ne perdant rien, regardant tout, distant et omniprésent. » On n’oubliera pas ce travelling où Marcel enfant traverse la salle, suivi du Narrateur et de Proust lui-même. Raoul Ruiz s’en explique : « Il est devant la caméra, il regarde vers le haut, il a l’air distrait. En fait c’est davantage une écoute qu’un regard. » Sur le plan scénaristique, c’est une idée lumineuse qui donne la possibilité et la liberté d’adapter une œuvre réputée inadaptable.

En outre, le choix des situations du sommeil et de la maladie favorisent la multiplicité des souvenirs, souvent appelés par association d’objets ou passage d’un endroit à un autre. Si le Narrateur enfant est émerveillé par la lanterne magique qui lui conte l’histoire de Geneviève de Brabant, l’ancêtre des Guermante, elle lui permet aussi de ressusciter les personnages de La Recherche. Raoul Ruiz, en grand disciple de Méliès, joue ici de toutes les possibilités de l’image cinématographique. Passant du noir et au blanc des archives, (en évoquant notamment la Guerre de 14), à la couleur éclatante des salons  « début de siècle », faisant jouer tous les chatoiements de la vaisselle d’une soirée chez les Verdurin (Marie-France Pisier : Mme Verdurin ; Jérôme Prieur : M. Verdurin), ou usant de la surimpression et du glissement, notamment dans le très beau passage où Odette de Saint-Loup (Emmanuelle Béart) s’offre au regard de son époux, vêtue de l’éclatant costume de scène rouge de Rachel (Elsa Zylberstein), sa rivale. Filtres, déformations, couleurs désaturées, mélange des époques, contribuent à la création d’un film tout à la fois complexe et fascinant. On n’oubliera pas non plus la bande sonore qui éparpille ou fait disparaître les voix et « le bal des têtes », l’ultime matinée chez le prince de Guermantes (Lucien Pascal) au cours de laquelle le Narrateur laisse couler ses larmes à l’écoute du septuor de Vinteuil, joué au piano et au violon devant Morel vieilli (Vincent Perez). Dans son journal du tournage, Jérôme Prieur souligne la complexité de la mise en scène : « Les plans sont compliqués et nécessitent […] un grand nombre de prises pour que tout s’accorde : la lumière, le mouvement des acteurs [comédiens de cinéma, acteurs de théâtre] les uns par rapport aux autres, ceux des figurants [de toutes provenances], la machinerie. » Et tous de reconnaître comme ces deux vieux figurants : « Ce M. Ruiz, c’est un grand monsieur ! »

De Proust, malade dans son lit de cuivre dictant à Céleste (Mathilde Seigner), au Narrateur enfant courant sur la plage de Balbec, le film est une immense remontée dans la mémoire. C’est là toute l’intelligence d’une mise en scène commençant par la fin et qui procède comme dans La Recherche. N’est-ce pas en effet à la fin de l’œuvre que le Narrateur comprend enfin qu’il va pouvoir écrire et retrouver le temps ? Les principaux épisodes de la mémoire involontaire sont présents : le heurt des pas du Narrateur sur les pavés de l’hôtel de Guermantes lui rappelle les dalles inégales du baptistère de Venise ; dans la bibliothèque, attendant d’entrer dans le salon du prince de Guermantes, il retrouve son enfance dans le livre de George Sand, François le champi, que sa mère lui avait donné un soir, en avance de sa fête ; le bruit de la cuiller dans la tasse de thé lui remémore le bruit des marteaux sur les roues du petit train de Balbec. Ces trois épisodes l’encouragent  à entreprendre l’œuvre littéraire à laquelle il songe depuis longtemps. Après la Guerre de 14, lors de ses retrouvailles avec un Charlus (John Malkovich) vieilli à l’élocution hésitante, devant une réclame de cacao, le baron lui rappelle leur première rencontre à Balbec devant une publicité similaire. Toutes les portes sensorielles du film s’ouvrent ainsi sur le temps. « Cela expliquait chaque choix que le miracle de l’analogie avait pu me faire échapper au présent. Il me fallait tâcher d’interpréter les signes comme autant de lois, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre, de le conquérir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, était-ce autre chose que de faire une œuvre d’art ? »

Odette de Crécy : Catherine Deneuve ; Le Narrateur : Marcello Mazzarella

Les principaux personnages féminins ont droit à un traitement de choix, et le casting est vraiment inspiré, notamment Odette de Crécy (Catherine Deneuve) et Gilberte (Emmanuelle Béart). Dans les robes de Caroline de Vivaise et arborant les bijoux prêtés par Cartier, elles sont éblouissantes. Est évoquée la rencontre avec Gilberte, le geste obscène qu’elle fit autrefois au narrateur, sa jalousie vis-à-vis de Saint-Loup, sa lecture à Tansonville de la lettre révélant la destruction de Méséglise et le soupçon de lesbianisme à son encontre, souligné par sa lecture de La Fille aux yeux d’or : « C’est très inconvenant », dit-elle au Narrateur. Et on la voit aussi de dos se promenant avec une jeune fille en pantalon et aux cheveux longs sous son chapeau.  Et d’ajouter au cours du « bal des têtes » qu’elle ressemble de plus en plus à sa mère et que Saint-Loup avait eu de fabuleuses prémonitions sur la guerre.  A une Odette disant au Narrateur combien Swann était intelligent succède « la dame en rose », vue pour la première fois par le Narrateur enfant chez son oncle Adolphe (Jean-François Balmer) et qui lui offrait des loukoums. Le rire cascadant si particulier de Mme Verdurin résonne à de nombreuses fois au cours des mercredis où éclate sa mondanité. Elle affirme que c’est chez elle qu’Odette a connu ses deux maris, et l’on admire les perles de son collier devenues noires après un incendie. Rachel apparaît plusieurs fois dans  sa robe rouge, qui répond aux fraises à l’éther qu’elle déguste, et se superposent les soirées où elle fait des lectures de Musset et où Morel joue du piano.

Le Narrateur : Marcello Mazzarella ; Albertine Simonet : Chiara Mastroianni

La jalousie, thème capital de La Recherche, est présente dans  cette même scène où le Narrateur devise dans sa chambre avec Albertine (Chiara Mastroianni) : « C’est dans la littérature, comme une réalité cachée, quelque chose qui a à voir avec la jalousie. » Et l’image jouera aussi avec les prénoms, lors de la lecture d’une lettre signée de Gilberte au Narrateur adolescent : « Gilberte, Albert, Albertine, libertinage. » Je regrette cependant la quasi-absence dans ce film d’Oriane de Guermantes (Edith Scob impériale), une des grandes passions du Narrateur. On la voit à l’enterrement de Saint-Loup et au « bal des têtes ». Au Narrateur qui lui rappelle la première soirée où elle lui apparut dans sa robe et ses souliers rouges et lui dit qu’elle n’a pas changé, elle rétorque la même chose, alors que les invités ont vieilli.

Morel : Vincent Pérez ; Palamède de Charlus : John Malkovich

L’ombre de Sodome plane bien évidemment sur tout le film avec la présence insistante du baron de Charlus, interprété par un John Malkovich élégant sans caricature et plutôt convaincant. Le film souligne sa relation avec Morel, l’embusqué, dont il dit vouloir se venger lorsque le musicien refuse de passer la soirée avec lui. Morel a d’ailleurs dans le film, me semble-t-il, un rôle plus important que dans La Recherche. Le Narrateur se fait voyeur dans le claque de Jupien  quand il assiste à la flagellation du baron par un apache de Belleville, à qui il enjoint de le traiter de crapule. C’est toujours le baron que le Narrateur malade croit avoir vu entrer chez lui avec une rose : « Céleste, y-a-t-il des roses dans la maison ? » demande-t-il à sa fidèle gouvernante. C’est dans le bordel de Jupien que Saint-Loup (Pascal Gregory) – dont on découvre les relations homosexuelles -  perd lui sa croix de guerre, le soir de l’alerte. Contradiction interne de ce personnage d’apparence éminemment virile, mort au champ d’honneur en protégeant la retraite de ses hommes, mais qui, peut-être, est allé de son plein gré au-devant de sa mort, ainsi que le suggère Gilberte.

Robert de Saint-Loup : Pascal Greggory

La Grande Guerre est en effet bien visible avec les alertes, les sirènes, et la scène du début où Saint-Loup dit au Narrateur enfant qu’il faut être un vrai soldat pour regarder en face une telle boucherie. L’enfant, voyant un cheval mort sur un film d’archive, recule horrifié. On retiendra encore la nuit d’alerte dans Paris qui se termine dans le claque de Jupien avec la scène de voyeurisme déjà citée et la revue quasi-militaire que fait le baron de Charlus devant les familiers du claque de Jupien et au cours de laquelle il honore le courage de ces hommes du petit peuple. La guerre est encore évoquée de manière plus ludique avec le défilé de mode de mannequins défilant dans des tenues guerrières, « uniformes de fantaisie réinventés par Gabriella Pescucci ».

Odette : Catherine Deneuve ; Gilberte : Emmanuelle Béart ; Oriane de Guermantes : Edith Scobb

La mort est omniprésente dans La Recherche : celle de la grand-mère, d’Albertine, du docteur Cottard, de Saint-Loup et de bien d’autres. « Nous sommes tous, nous les vivants, des morts qui ne sommes pas encore en formation » écrivait Proust. Ce thème de la mort est traité par Raoul Ruiz sur le mode fantastique. C’est ainsi que l’on voit Saint-Loup au grand galop sur la plage de Balbec et croisant des hommes portant un cercueil. Vers la fin du film, le Narrateur déambule dans une sorte de nécropole funèbre sur les murs de laquelle sont sculptés des visages – semblables à ceux des cathédrales. Il évoque aussi la mort de l’amour, si présent dans La Recherche, avec la phrase du Narrateur à Gilberte : « Les femmes qu’on n’aime plus et qu’on revoit après des années, entre elles et nous il y a la mort. »

Dans Le Temps retrouvé, c’est au cours du « bal des têtes » que Marcel prend conscience de la finitude de ce monde qu’il a connu et de la sienne propre, ce qui le pousse à achever son œuvre. S’ouvrant sur un Proust mourant, le film se clôt sur le mot « éternité ». En effet, sur la terrasse du Grand Hôtel de Balbec, le Narrateur demande curieusement à un serveur d’aller observer les broderies sur les manchettes du corsage d’une jeune femme puis une femme lit le texte suivant à un aveugle : « Le jour où le sculpteur Salvini mourut, il lui fut accordé, comme au reste des mortels, le temps de parcourir tous les lieux et les instants de sa vie sur terre : Ma vie n’est qu’une succession d’aventures extraordinaires et leur rendre visite ne ferait que m’attrister davantage » dit-il. « Je préfère me servir du temps que l’on m’a accordé pour parcourir ma dernière œuvre, Némésis divine que tout le monde connaît sous le nom de Triomphe de la Mort. » Ainsi fit-il. Peu de temps après, l’Ange de la Mort apparut pour lui annoncer que le temps de grâce était dépassé. « Il y a un paradoxe dans tout cela » s’exclama Salvini ». « J’avais assez de temps pour visiter tous les instants de ma vie, qui dura 63 ans,  et ce même temps n’a pas suffi pour parcourir une œuvre que j’ai faite en trois mois. » « Dans cette œuvre, il y a toute ta vie et la vie de tous les hommes » répondit l’Ange de la Mort. « Pour la parcourir, il t’aurait fallu une éternité. » L’Art n’est-il pas un anti-destin ?

Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce film que j’ai beaucoup aimé et notamment l’importance des objets. Statues, miroirs, loupes, coffrets, portraits de Marcel, jouent un rôle essentiel, permettant souvent de passer d’une réminiscence à l’autre. Je pense par exemple à la tasse à thé brisée que Gilberte conserve et dont elle recolle les morceaux. L’omniprésence de cette tasse renvoie bien sûr au passage célèbre de Du côté de chez Swann : comparant le jeu des Japonais qui aiment plonger de petits morceaux de papier dans un bol de porcelaine pour les voir s’épanouir, le Narrateur  écrit : « de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, villes et jardins, de ma tasse de thé » L’analogie permet encore au réalisateur de passer de la matinée musicale chez les Guermantes à la chambre où Albertine joue du piano. Le Narrateur explique à la jeune femme qui trouve Vinteuil monotone que la reprise des mêmes « phrases-types », des leitmotiv, est le signe d’une grande œuvre artistique.

Le Narrateur sur la terrasse du Grand Hôtel de Balbec

Si je garde un beau souvenir des Mystères de Lisbonne et un moins bon de Généalogies d’un crime, je reconnais être admirative de ce que Ruiz a fait avec Le Temps retrouvé. Tous les procédés d’un traitement polyphonique, jouant sur les différentes temporalités et la réminiscence, ne sont nullement gratuits et confèrent au film une grande fluidité. Raoul Ruiz le confirme dans une interview avec Jean-Michel Frodon : «  J’ai vite compris qu’il n’y avait pas d’équivalence à chercher aux longues phrases de Proust dans des plans longs. Mes films précédents m’ont aidé à choisir des solutions aussi simples qu’un classique champ-contrechamp, mais où vingt ans se sont écoulés dans la collure des deux plans. En même temps, j’ai beaucoup étudié les œuvres  de Max Ophüls, un cinéaste dans lequel je me reconnais car lui aussi aimait à se mettre dans des situations impossibles et qu’ensuite tout semble, aux spectateurs, d’une aisance complète. » La subjectivité d’un Raoul Ruiz grand illusionniste répondant à celle d’un Proust grand écrivain est ainsi à l’origine d’un film qui n’est ni imitation ni illustration de La Recherche mais apparaît bien comme une œuvre originale et une véritable re-création.

Sources :

Chez Proust en tournant, Jérôme Prieur, La Pionnière/ Blaq Out

https://www.cineclubdecaen.com/realisat/ruiz/tempsretrouve.htm

https://journals.openedition.org/babel/986

 

 

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18 avril 2021 7 18 /04 /avril /2021 08:46

Dans Sodome et Gomorrhe, au Chapitre deuxième, dans la partie « Les plaisirs de M. Nissim Bernard » (pp. 846-850 dans l’édition de La Pléiade, et 88ème lecture par Coraly Zahonero), le Narrateur, en séjour à Balbec,  fait le portrait de deux personnages qui sont deux « jeunes personnes » réelles : les « courrières », Melle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret, sa sœur. Dans ces très belles pages, on peut voir un hommage appuyé de l’auteur à celle qui fut son « ange » ainsi que la définit Philippe Sollers. Il s’agit bien sûr de Madame Odilon Albaret, la femme du chauffeur de taxi de Proust, engagée en 1914 et qui demeura fidèle à ses côtés jusqu’à sa mort. De simple  « courrière », commissionnaire qui porte les ouvrages dédicacés chez les amis et relations de l'écrivain, elle devint une présence indispensable. Elle est semblable à « la servante au grand cœur » que chante Baudelaire dans son poème, celle qui est « Grave, et venant de son lit éternel/ Couver l’enfant grandi de son œil maternel ».

Ce passage très amusant brosse le portrait de ces deux sœurs, issues « des hautes montagnes du centre de la France », qui avaient gardé la nature de l’eau qui passait sous la maison et le moulin de famille. Ainsi, Céleste, « plus molle et languissante » avait cependant « de terribles retours de bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout ». Cette scène nous donne à voir le petit déjeuner du Narrateur au cours duquel il est réprimandé par Céleste parce qu’il jette son croissant ou répand son lait. Usant de comparaisons zoologiques qui vont de l’oisillon au serpent ou du papillon à l’écureuil, la jeune « courrière » donne ici l’image d’un Narrateur qui oscille entre le « petit diable noir », le « seigneur », le « pauvre ploumissou », et qu’elle traite encore de « rosse des rosses » tout en évoquant « son immense majesté » et « sa bonté encore plus profonde ». On sait que dans son livre d’entretiens avec Georges Belmont, intitulé Monsieur Proust, et paru en 1973, Céleste Albaret n’a jamais démenti cette page, témoignant ainsi de la véracité de son propre portrait et des comportements déconcertants de Proust, entre caprices exigeants et extrême gentillesse, ce qui était d’ailleurs un sujet de plaisanterie entre le maître et sa servante, je devrais dire plutôt sa gouvernante.

Dans cet extrait, pour cesser de parler du comportement de M. Nissim Bernard avec le jeune commis, qui choque Marie Gineste, le Narrateur évoque son père travaillant « nuit et jour ». Et Marie de lui répondre : « Ah, Monsieur, ce sont des vies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute, pas un plaisir ; tout, entièrement tout est un sacrifice pour les autres, ce sont des vies données. » Une phrase qu’on ne peut manquer d’appliquer à Céleste qui, dans Monsieur Proust, exprime ce que fut son existence d’une tout autre manière, sans insister jamais sur le sacrifice d’une vie privée auquel elle consentit : « Dix années, ce n'est pas si long. Mais c'était M. Proust, et ces dix années chez lui, avec lui, c'est toute une vie pour moi ; et je remercie le destin de me l'avoir donnée, parce que je n'aurais pu rêver d'une vie plus belle. » Et quand Proust s’étonnait de son dévouement : «  Voyons, chère Céleste, vivre tout le temps la nuit, ici, avec un malade, cela doit être bien triste ? » Et elle de le contredire : « Et moi je protestais. Il s'amusait, mais il avait deviné bien avant moi ce que cette existence représentait pour moi. C'est difficile à exprimer. C'étaient son charme, son sourire, sa façon de parler, avec sa petite main contre sa joue. Il donnait le ton comme une chanson. Quand la vie s'est arrêtée pour lui, elle s'est arrêtée aussi pour moi. Mais la chanson est restée. » Magnifique hommage d’un « cœur simple » à son maître !

On retrouvera Céleste comme personnage dans La Prisonnière (p. 131, La Pléiade). Parlant de la poésie d’Albertine, le Narrateur la compare  à celle de Céleste qui lui apparaît bien supérieure. Ne la décrit-il pas comme « une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple » ? Et de poursuivre : « Jamais Albertine n’aurait trouvé ce que Céleste me disait : « Ô majesté du ciel déposé sur un lit ! » Car, si Céleste trouve que les poèmes de Saint-John-Perse ressemblent à des « devinettes », le Narrateur reconnaît qu’elle et sa sœur « étaient pourtant aussi douées qu’un poète, avec plus de modestie qu’ils n’en ont généralement. »

On sait que Proust écrivit un poème à sa fidèle servante, nièce de Mgr Nègre, l’archevêque de Tours, ce qui stupéfiait Françoise, laquelle qualifiait Céleste et sa sœur d’ « enjôleuses » :

« Grande, fine, belle et maigre,
Tantôt lasse, tantôt allègre,
Charmant les princes comme la pègre,
Lançant à Marcel un mot aigre,
Lui rendant pour le miel le vinaigre,
Spirituelle, agile, intègre,
Telle est la nièce de Nègre. »

Un poème qui résume bien ce que fut cette femme qui devint à sa manière la confidente de Proust et qui jugeait avec perspicacité les relations de son maître. Elle tint tête à Gaston Gallimard qui voulait être reçu par Proust le jour de la remise du Goncourt ; elle jaugeait sans indulgence André Gide qu’elle n’aimait pas « avec ses airs de faux moine » ; intuitive, elle commentait avec finesse les retours de soirée de son maître ; inventive, c’est elle qui lui soumit l’idée des béquets pour insérer les corrections dans l’œuvre manuscrite.

Le passage de Sodome et Gomorrhe, que l’on a parfois considéré à tort comme fictif, apparaît donc capital pour comprendre Céleste Albaret. Il se clôt de manière superbe, avec un retour sur la métaphore liquide utilisée au début : « Car à certains moments, frémissante, furieuse, détruisant tout, elle était détestable. On prétend que le liquide salé qu’est notre sang n’est que la survivance intérieure de l’élément marin primitif. Je crois de même que Céleste, non seulement dans ses fureurs mais aussi ses heures de dépression, gardait le rythme des ruisseaux de son pays. Quand elle était épuisée, c’était à leur manière ; elle était vraiment à sec. Rien n’aurait pu alors la revivifier. Puis tout d’un coup la circulation reprenait dans son grand corps magnifique et léger. L’eau coulait dans la transparence opaline de sa peau bleuâtre. Elle souriait au soleil et devenait plus bleue encore. Dans ces moments-là, elle était vraiment céleste. »

 

A l’occasion de cette 88ème lecture par Coraly Zahonero de la Comédie-Française, évoquant Céleste Albaret, j’ai écouté Marianne Denicourt dans une lecture d’extraits de Monsieur Proust à la Maison de la Poésie. Je vous la recommande.

 

 

 

 

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