Ivan Bounine par Léonard Turzhansky
Dans son Dictionnaire Amoureux de la Russie, Dominique Fernandez considère que Ivan Bounine est un des quatre plus grands styliciens russes du XX° siècle, avec Pasternak, Boulgakov et Nabokov. A la lecture de La Vie d’Arseniev, sous-titrée Jeunesse, on ne peut que souscrire à ce jugement, tant l’écriture de cette fiction autobiographique vous ravit.
Le premier écrivain russe à obtenir le prix Nobel de Littérature (en 1933) y conte l’enfance et la jeunesse passionnée d’Alexis Arseniev, dit Aliocha, sur le domaine familial de Batourino, et son éducation sentimentale auprès de Lika, dont la mort à la fin du roman sonne le glas de ses rêves, en même temps qu’elle lui ouvre le vaste monde.
Aux côtés du jeune barine, « benêt blasonné », « vêtu du fameux pardessus plissé à la taille et de la casquette des nobles », nous découvrons ce monde de l’aristocratie terrienne russe, qui fut englouti par la Révolution d’Octobre. Le narrateur s’interroge : « Pourquoi est-il arrivé à la Russie ce qui lui est arrivé ? Nous l’avons vue sombrer sous nos yeux en un laps de temps si incroyablement court ! » Poésie mélancolique de la « décrépitude des hobereaux » et d’une Russie morte, dont le narrateur rêve sous la forme d’une jeune femme en deuil.
Il brosse le portrait de ce père qu’il s’en veut de n’avoir pas su aimer comme il le méritait, ce hobereau oisif et charmant, qui chassait et jouait de la guitare, mais qui mena sa famille à la ruine. S’il parle peu de sa mère, « un être à part », il dit pourtant : « Je la sentis probablement, en même temps que moi-même. » Et l’on comprend que celle qui était « la tristesse incarnée » joua un grand rôle dans la formation de sa personnalité tourmentée. Avec le personnage de son frère Georges, se dessine la silhouette de ces fils de famille qui s’engagèrent aux côtés du « peuple souffrant » en entrant dans la clandestinité. Le narrateur est perplexe sur ses motivations et sur ce qu’il considère comme le gaspillage des talents de toute une classe sociale.
Au milieu de l’infini de la plaine russe, « dans un champ nu dont un Européen ne peut se faire aucune idée », revit tout un monde disparu : les messes à Rojdestvo, avec la « tiédeur, un air lourd chargé d’odeurs à cause de la foule, du flamboiement des cierges, du soleil inondant la coupole » ; les promenades dans le village de Stanoïa, « vieille ville de Russie », la vie quotidienne d’un collégien en pension chez des petits-bourgeois, les voyages à travers une « terre qui […] leurre perpétuellement ».
Mais ce qui fait le prix de ce livre, c’est la manière inimitable dont il est écrit. Gide l’a remarquablement définie dans une lettre à l’écrivain russe : « Lorsque j’écoute un récit de vous, j’oublie tout le reste : ça y est. Je ne connais pas d’œuvre où le monde extérieur soit en contact plus étroit avec l’autre, le monde intime ; où la sensation soit plus exacte et irremplaçable, les propos plus naturels et à la fois plus inattendus… » Les événements vécus avec acuité par Aliocha suscitent en effet chez lui des questions existentielles. C’est le corps écrasé de Senka dans la Crevasse qui lui fait éprouver la matérialité de la mort : « Qu’était-il maintenant ? » C’est la mort de sa sœur Nadia, à l’occasion de « la nuit la plus terrifiante de son existence ». C’est la disparition brutale de Pissarev qui l’angoisse : « Est-ce lui cette chose épouvantable…? » alors que les prêtres affirment que « Christ est ressuscité d’entre les morts ».
Quel art maîtrisé pour dire la joie de grandir dans « un océan de blé sans fin », dans une « contrée perdue », pendant les longs étés, la perception de « la magnificence divine du monde » auprès de la Crevasse, « le plus perdu de tous les coins perdus du monde », la « stupéfaction non exempte de souffrance » devant la splendeur d’une nuit de pleine lune ossianique, le frisson amoureux devant la jeune Sachka, « premier émoi de l’expérience humaine, la plus mystérieuse qui soit », « le sens réellement divin des couleurs du ciel et de la terre » : « Ce bleu lilas à travers les branches et le feuillage, je m’en souviendrai encore en mourant. » Arseniev n’est-il pas celui à qui son père disait : « Mais toi, qu’est-ce que tu possèdes en dehors de ta belle âme ? »
Sur cette terre russe si bien décrite, nous assistons à la naissance du poète et de l’écrivain, comme une réminiscence, grâce à la lecture de Don Quichotte ou de Robinson Crusoé : « Dans un champ de chez nous, sous le ciel de Tambov, je me « rappelai » tout ce que j’avais vu ou vécu jadis, dans d’autres existences antérieures et lointaine, avec une si extraordinaire acuité que par la suite […] il ne me restait plus qu’à dire : oui, oui, c’est exactement ce que je me suis « rappelé » pour la première fois il y a trente ans ! » Bounine nous livre son premier éblouissement pour Pouchkine, il nous explique comment les récits de Gogol prirent la forme de ce que l’auteur des Ames mortes appelle le « corps vital », il nous rappelle « l’indicible beauté du Dit du prince Igor », il souligne comment « la poésie de l’âme et de la vie » devint sa vocation, ainsi que son père l’avait prédit.
Et quelles belles pages que celles où le narrateur s’interroge sur l’écriture ! C’est à Orel qu’il découvre comment il faut écrire : « … juste trois touches : neige , masures, et lumière rouge dans l’une d’elles… rien d’autre ! » Et, un peu avant, décrivant une taverne de cochers, il dira : « Tableau de mœurs populaires ? Non, vous n’y êtes pas ; seulement l’observation de ce plateau, de cette ficelle mouillée. » A la question : « Ecrire sur moi. Mais comment ? », il répond : « Ecrire simplement ce que l’on sait, ce que l’on sent. » C’est ce que Jacques Catteau dans sa préface à l’édition du Livre de Poche appelle « une poétique de l’existentiel ». Il y met en relief cette « double tension de l’écriture de Bounine ; limpidité et complexité, concision et lyrisme, nervosité et somptuosité, éclat du soleil et velours de l’ombre.»
Cette même ambiguïté est à l’œuvre dans la subtile description de la relation amoureuse qu’Aliocha entretient avec Lika. Celle-ci lui fera découvrir l’amour, ce « nouveau lien terrible », mais aussi « l’éternel leurre de l’amour absolu ». Après de nombreux atermoiements, les deux amants finiront par travailler aux statistiques, dans la ville de Poltava, en Petite Russie, chez Georges, le frère d’Aliocha. Ce dernier, en perpétuelle quête d’ailleurs, ne saura pas se contenter de cet amour. Ils en connaîtront l’usure et, dévorée par la jalousie, Lika finira par quitter définitivement son « cosaque errant ». Quand Aliocha retrouvera sa trace, il apprendra en même temps qu’elle vient de mourir d'une pneumonie. Bien plus tard, il la verra en rêve et éprouvera « une fusion charnelle et spirituelle si complète » qu’elle lui procurera un sentiment de plénitude intense jamais éprouvé. Et c’est sur cette notation, qui exalte l’absolu de l’amour, que s’achève le roman.
Dans cette ode magnifique à une Russie disparue, un jeune homme, sensible au « détail infime, à l’impression la plus fugitive », s’interroge sur l’absurdité du monde, symbolisée par la mort d’un Lermontov, tué par « un énorme vieux pistolet brandi par un certain Martynov ». Combattant sans cesse « avec l’irréalisable », il nous fait approcher la propension de l’âme russe à l’oisiveté et à la rêvasserie, sa folie suicidaire, sa fascination pour l’autodestruction. Mais surtout un jeune homme, qui rêvait d’être « un khan en Crimée », y contemple ce qu’il fut et se demande ce qu’il est devenu.
Sources :
La Vie d’Arseniev, Ivan Bounine, Préface de Jacques Catteau, Biblio Roman, Préface de Jacques Catteau, Le Livre de Poche, 1999.
Dictionnaire Amoureux de la Russie, Dominique Fernandez, Article « Bounine (Ivan) », Plon., 2008.