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19 novembre 2022 6 19 /11 /novembre /2022 16:05

Sur Culture Box, dimanche 13 novembre 2022, j'ai regardé la retransmission du Théâtre de l'Epée de bois de Cahier d'un retour au pays natal (1939) d'Aimé Césaire, avec le formidable Jacques Martial. Ce dernier a adapté l'oeuvre et l'a mise en scène en 2003 pour ensuite la jouer autour du monde. Pourtant ce n'est que depuis mai 2022 qu'on peut voir en France ce texte essentiel sur la négritude.

Avec son corps puissant, sa gestuelle inventive, sa voix vibrante, tantôt sourdement violente, tantôt caverneuse, le comédien incarne avec force et passion ce long poème qui exprime les douleurs de la servitude et la fierté de l’âme noire.

Devant un rideau tout en couleurs, le comédien vêtu de vieilles hardes, portant des sacs remplis de tissus de madras qu’il jette, déploie ou tord, rejoue devant nous le long parcours des noirs de l’esclavage à la libération, de la soumission à la révolte. La langue « archipélisée » de Césaire l’exalte, nous exalte, l’emporte et nous emporte.

J’avais étudié ce texte capital avec mes élèves de Terminale L et j’aurais aimé les emmener à un tel spectacle car si Césaire se lit, sa langue flamboyante aspire surtout à se faire entendre.

 

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Published by Catheau - dans Théâtre
18 novembre 2022 5 18 /11 /novembre /2022 09:37

 

 C’est le soir

surprenant

subreptice

silencieux

sublime

le soleil

se glisse

sur la soie 

 

 

 

 

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5 novembre 2022 6 05 /11 /novembre /2022 21:14

Berthe Morisot étendue (1873), Edouard Manet

 

« Au musée Marmottan »

 

C’est un matin d’octobre

au musée Marmottan

une Parisienne

tout en frange et en boucles

serpente dans les toiles

et un homme soudain

la prenant par la main

la mène à un portrait

de Berthe Morisot

qui fut peint par Manet

surprise elle regarde

c’est elle qu’elle voit

 comme dans un miroir

 elle se dit c’est Moi

la belle ténébreuse

avec ses yeux verdâtres

que le peintre fit noirs

en « l’élément Goya »

d’une brune Olympia

 

Le 05novembre 2022

 

Ce petit poème m’a été inspiré par une rencontre en peinture, que m’a racontée une amie, et qui est arrivée récemment à sa fille.

 

 

 

 

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24 octobre 2022 1 24 /10 /octobre /2022 17:33

 

A la fin de septembre

Les journées raccourcissent

Les feuilles sont de l’ambre

Et les roses blêmissent

 

A la fin de septembre

Les raisins ronds mûrissent

Il fait froid dans la chambre

L’été c’était jadis

 

Le 26 septembre 2022

 

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17 octobre 2022 1 17 /10 /octobre /2022 16:51

 

Cette année, mon groupe de lecture a choisi de découvrir la littérature lusitanienne. Pour notre première rencontre, nous avons eu la présentation par notre amie Catherine d’un des derniers ouvrages de José Saramago (1922-2010), Le Voyage de l’éléphant (2008). Je restitue ici les notes que j'ai prises en les complétant parfois.

On retiendra d’abord que le grand critique Eduardo Lourenço considère que la vie de José Saramago est « un véritable miracle ». En effet, né à Ribatejo, en 1922, au sein d’une modeste famille d’origine paysanne, il apprend très jeune le métier d’ajusteur, pratique ensuite le journalisme et la traduction, bien avant de devenir l’écrivain autodidacte qui connaît un succès tardif et obtient finalement le Prix Nobel de Littérature en 1998. Ce sont ses humbles origines, jamais reniées, qui irrigueront son œuvre et sa pensée. Il le dira en effet dans son discours du Nobel : « L’homme le plus sage que j’ai connu durant toute ma vie ne savait ni lire ni écrire. A quatre heures du matin […], il quittait sa couche et partait aux champs. Il emmenait avec lui une demi-douzaine de porcs dont le produit de l’élevage servait à nourrir sa femme et lui-même. Ainsi vivaient de ce peu de choses mes grands-parents maternels : de l’élevage des cochons qui, après le sevrage, étaient vendus aux voisins du village. Azinhaga, c’est le nom du village dans la province de Ribatejo. Mes grands-parents s’appelaient Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et l’autre. » Toute son œuvre sera consacrée à son intérêt pour les anonymes, les opprimés et c’est bien l’humanité qui constitue la toile de fond de ses romans.

Auteur d’une œuvre variée (poésie, essais, journaux, théâtre, contes et nouvelles, une vingtaine de romans) et controversée, notamment après la publication de L’Evangile selon Jésus-Christ (1991), en 1992, Saramago choisira l’exil à Lanzarote avec son épouse. Il obtiendra le Nobel de Littérature en 1998, « pour avoir, grâce à ses paraboles soutenues par l’imagination, la compassion et l’ironie, rendu sans cesse à nouveau tangible une réalité fuyante dans une œuvre aux profondeurs insoupçonnées et au service de la sagesse ».

De José Saramago, on ne retient souvent que la radicalité stylistique dont il convient de parler. "L’écrivain possède en effet une écriture particulière : qu’ils soient direct ou indirect, les styles ne sont pas séparés, les phrases sont longues et explicatives, toutes les pensées sont décortiquées et analysées, et mêlés à tous ces commentaires, les dialogues de ses personnages, dont seules les virgules permettent de saisir qui est le locuteur. Le discours direct est ainsi rendu très simplement : une virgule puis une capitale initiale. Sous sa plume, pas de deux-points, ni de point-virgule, non plus que guillemets ou parenthèses. En guise de ponctuation, seulement des points et des virgules. Auxquels s’ajoutent les capitales de début de phrase (la capitale initiale peut être considérée comme un signe de ponctuation). Lesdites capitales ne servent qu’à cela, chez Saramago, et les noms propres en sont dépourvus, y compris dieu !

Ce choix particulier permet de resserrer la narration, en y fondant le dialogues et les citations. Nous pourrions dire que cette ponctuation, qui repose entièrement sur la virgule (le point, vrai point final, n’intervenant que pour conclure les phrases), sans fioriture, se rapproche de la ponctuation sobre du XVIIe siècle, celle d’un La Fontaine, par exemple, dans les éditions originales (dans les éditions actuelles, celle-ci est « modernisée », c’est-à-dire très augmentée, ainsi que l’orthographe). Enfin l’usage de la capitale est réduit à sa plus simple expression : marquer les commencements, les « têtes » de phrase, d’où le nom de « capitale », comme lors du Moyen Age (où l’on parlait aussi de versale)." Certes, il faut un petit temps d’adaptation pour entrer dans la lecture du roman, mais, très vite, cela ne pose plus de difficultés.

La trame du Voyage de l’éléphant (roman, conte ou fable) est la suivante : en 1551, le roi de Portugal João III offre à l’archiduc Maximilien d’Autriche, gendre de Charles Quint, un éléphant d’Asie, Salomon, qui vit depuis 2 ans à Belem avec son cornac Subhro. De Lisbonne à Vienne, en passant par les plateaux de la Castille, la Méditerranée, Gênes et la route des Alpes, Salomon, objet d'absurdes stratégies, traverse l’Europe au gré des caprices royaux, des querelles militaires et des intérêts ecclésiastiques, soulevant sur son passage l'enthousiasme des villageois émerveillés. Le roman trouvera son origine dans un voyage que fit l’auteur à Salzbourg. Il y découvrit dans un café de petites sculptures en bois retraçant l’itinéraire de l’éléphant. Ce fut le déclic qui lui donna l’envie d’écrire un livre sur ce périple invraisemblable.

L’ouvrage présente de nombreux aspects, le premier étant politique. En effet, c’est le roi du Portugal qui prend l’initiative de ce cadeau cocasse et poétique à Maximilien d’Autriche. C’est ainsi que l’éléphant acquiert une importance diplomatique. Il s’agit ensuite d’un voyage initiatique du mois d’août 1551 à janvier 1552. La caravane est affrontée à d’innombrables difficultés, causées par un espace géographique accidenté, les besoins élémentaires de l’éléphant, la dispersion du cortège, le passage des frontières, la promiscuité entre tous le membres de l’aventure, les aléas climatiques et le hasard des rencontres. Un véritable roman de formation !

Ce voyage permet cependant aux différents protagonistes de faire l’expérience de l’altérité. Il y a d’abord la stupéfaction et parfois la peur des habitants des villages traversés, lesquels n’ont jamais vu ni éléphant ni cornac. Subhro (c’est son nom), qui se dit « plus ou moins chrétien » par peur de l’Inquisition, permettra à certains de découvrir le panthéon hindouiste. Quant au commandant de la caravane, son attitude vis-à-vis du cornac se modifiera tout au long du parcours, et il connaîtra la tristesse lors de leur séparation. Lors de l’arrivée à Vienne, l’archiduc lui-même sera reconnaissant envers le cornac et lui tendra la main quand ils se quitteront.

Quelques mots sur ce pachyderme Salomon au destin singulier. Il apparaît comme l’alter ego de Subhro (qui signifie « blanc » en bengali), le cornac, les deux ne formant qu’un. L’éléphant est l’élément moteur de la caravane, qui est contrainte de suivre le rythme d’un animal qui boit 300 litres d’eau et dévore 300 kilos de matière végétale par jour, sans oublier la sieste quotidienne de deux heures. Salomon est un personnage à part entière, à qui l’auteur prête des sentiments humains. Doté d’une âme, il fait montre de courage, de force, d’une résistance innée, allant même jusqu’à se poser des questions métaphysiques. Il subira la loi éternelle de la vie : triomphe et oubli. Il mourra deux ans après son arrivée à Vienne. « En plus d’avoir écorché salomon, on lui coupa les pattes de devant afin qu’après les indispensables opérations de nettoyage et de tannage, elles pussent servir de réceptacles à l’entrée du palais pour les cannes, bâtons, parapluies et ombrelles estivales. »

Avec le sort tragique de cet éléphant, l’ouvrage soulève aussi le thème de la destinée humaine, annoncé dans l’exergue : « Nous arrivons toujours à l’endroit où nous sommes attendus. » (Le livre des itinéraires). Tout ce long voyage n’est-il pas le symbole de notre passage sur la terre ? Vers la fin du récit, Subhro, qui se décrit comme « une sorte de parasite » de salomon, « un pou perdu dans la soie de [s]es lombes, » un « parasite, un appendice », lui dit : « La vie des hommes est courte, comparée à celle des éléphants, c’est de notoriété publique ». La mort de l’éléphant est bien le signe que la mort est toujours au bout du chemin. C’est d’ailleurs la triste fin du pachyderme qui a incité Saramago à écrire son histoire.

Dans ce livre on sera encore sensible à la thématique de l’identité qui se manifeste à travers le changement des noms des deux principaux protagonistes. Salomon devient soliman et subhro est affligé du prénom de fritz par l’archiduc. : « C’est un nom facile à retenir, de plus il y a déjà une quantité considérable de fritz en autriche, tu seras un de plus, mais le seul avec un éléphant, Si votre altesse le permet, je préférerais garder mon nom de toujours, » Subhro, pourtant, s’interroge sur sa propre identité : « je ne suis pas né pour être cornac, en vérité aucun homme ne naît pour être cornac, quand bien même aucune autre porte ne s’ouvrirait pour lui de toute son existence ». Il s’oppose ainsi à la fatalité du sort des humbles.

Un des intérêts majeurs de ce livre surprenant est donc qu’il propose une critique ironique de la société. En premier lieu, il fustige le fonctionnement du pouvoir et la pesanteur de l’administration. Il ridiculise notamment des attitudes figées et un langage codifié. Il en va ainsi de la lettre que le roi du Portugal dicte à son secrétaire pêro de alcáçova carneiro, « une lettre qu’il ne parvint pas à bien formuler ni à la première tentative, ni à la deuxième, ni à la troisième, » Il met en exergue le ridicule honneur des soldats portugais et espagnols ou des Autrichiens « qui se croient supérieurs aux autres, c’est un péché généralisé ». La noblesse aussi est malmenée par l’auteur. Songeons au roi du Portugal, contraint de monter sur une échelle pour observer le pachyderme, qu’il observe avec irritation et répugnance. João III est par ailleurs dans l’ignorance de l’identité de Soliman, le sultan ottoman ! Quant au couple de l’archiduc Maximilien et de son épouse Marie d’Autriche, ils semblent surtout préoccupés de procréer des rejetons. Ils en eurent seize !

En plein avènement du protestantisme, le clergé catholique n’est pas épargné. Le lecteur sourit devant la remarque de l’archevêque de Valladolid qui trouve que c’est « un beau gâchis » de couvrir l’éléphant avec un magnifique tissu qui aurait pu faire un dais magnifique. Il assistera à l’exorcisme de l’éléphant qui enverra valser le prêtre ; devant la basilique de Padoue, il sourira au pseudo-miracle qui voit le gros animal s’agenouiller pour atténuer la prédication protestante (C’est l’époque du concile de Trente qui initie la Contre-Réforme). Les allusions à la Bible sont d’ailleurs très nombreuses et souvent utilisées avec humour sinon ironie.

Avec cet ouvrage, tout rempli de clins d’œil au lecteur, on découvre donc une critique globale de la société et des hommes. C’est encore au travers de nombreux personnages anonymes que l’auteur fait ressortir les défauts et faiblesses humaines, comme l’égoïsme, l’ambition et la bêtise. Ainsi on rira lorsque Subhro négociera les poils de l’éléphant, efficaces, dira-t-il, contre l’alopécie.

Dans ce roman, Saramago utilise une base historique limitée qu’il métamorphose grâce à son imagination débridée. Dans une intervention du narrateur, on trouve cette explication : « L’on a du mal à comprendre pourquoi l’archiduc maximilien avait décidé de faire le voyage de retour à cette période de l’année, mais l’histoire a consigné ce fait incontestable et documenté, avalisé par les historiens et confirmé par le romancier à qui il faudra pardonner certaines libertés au nom, non seulement de son droit à inventer, mais aussi de la nécessité de combler certaines lacunes afin de ne pas perdre complètement la sainte cohérence du récit. […] En vérité je vous dirai, en vérité je vous le dis, il vaut mieux être romancier, inventeur de fictions, menteurs. »  On pense au « mentir-vrai », cher à Aragon.

Cependant, dans ce livre drolatique comme dans la majorité de ses œuvres, Saramago demeure fidèle à ses origines en s’intéressant aux anonymes. Ce qui l’intéresse, c’est la petite Histoire, quand il s’agit de « désenterrer les hommes vivants », de rendre hommage aux « vies perdues », de racheter les vies humbles. « le cornac subhro, ou blanc, s’apprête à être le deuxième ou le troisième personnage de cette histoire, le premier étant par primauté naturelle et du fait de son rôle essentiel l’éléphant salomon, et ensuite, le disputant en qualités, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt à cause de ceci, tantôt de cela, ledit subhro et l’archiduc. »

On notera que le narrateur du roman est omniscient et que l’emploi de la première personne du pluriel permet au lecteur de collaborer à l’histoire et à la liberté de ton d’un narrateur qui exploite aussi bien le clin d’œil que la raillerie corrosive. Dans une langue souvent empreinte d’oralité, Saramago multiplie les registres de langue, pratique le décalage et les ruptures de ton, maniant aussi les proverbes et le registre du conte populaire. Si l’on accepte la définition propre à Saramago, selon lequel tout roman comporte une histoire d’amour (?), Le voyage de l’éléphant appartiendrait plutôt au genre du conte, voire à celui de la fable. Quel que soit le choix que l’on fait, n retiendra surtout que la subversion morale, philosophique et éthique qui se dégage de l’œuvre permet un recentrage sur les valeurs humaines défendues par l’auteur.

J’ai aimé cette approche de la littérature lusitanienne par le biais de cet auteur, humaniste et rebelle. Selon Maria Graciete Besse, « son œuvre est, de toute évidence, un remarquable instrument d’exploration du réel et d’analyse de la société qui aiguise notre sens critique et nous aide à mieux comprendre le monde qui nous entoure, car si « la littérature ne permet pas de marcher, […] elle permet au moins de respirer » (Barthes). C’est cette respiration profonde du monde que nous offre la fiction de José Saramago, faite de lucidité, de colère et de sérénité, mais également empreinte de générosité et de confiance dans un monde plus humain. »

 

 

 

 

 

 

 

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16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 10:22

 

C’était hier soir, samedi 15 octobre 2022, dans la cave communale de Rou-Marson, « la capitale de la fouée », au pied du château. Jean-Baptiste Rivaud, professeur en hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon, y proposait une causerie sur Gargantua (1534) et la guerre picrocholine. Auprès du four rougeoyant, prêt à cuire les fouées ou fouaces, il a rappelé l’origine de cette guerre rabelaisienne qui opposa Grandgousier, père de Gargantua et monarque pacifique, à Picrochole, l’homme tyrannique, maître de Lerné, emporté par la bile noire de sa « cholère ». On sait que ce conflit naquit en automne d’une altercation dérisoire à propose d’une histoire de fouaces que les fouaciers de Picrocole refusent de vendre aux bergers de Grandgousier. On se rappelle aussi le combat épique et burlesque du moine, frère Jean des Entommeures, pour défendre le clos de vigne de son abbaye.

Frère Jean des Entommeures (Entamures : hâchis)

« En cettui temps qui fut la saison de vendanges au commencement d'automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les étourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel temps les fouaciers deLerné passaient le grand carroi menant dix ou douze charges de fouaces à la ville. Lesdits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent, au prix du marché. […] À leur requête ne furent aucunement enclines les fouaciers, mais (que pis est) les outragèrent grandement les appelant « Trop dieux, brèche-dents, plaisants rousseaux, galliers, chienlits, averlans, limes sourdes, fainéants, friandeaux, bustarins, talvassiers, rien-ne-vaux, rustres, chalands, happe-lopins, traine-gaines, gentils floquets, copieux, landorés, malotrus, dandins, baugeards, taisez gaubregeux, goguelus, claque-dents, boyers d'étrons, bergers de merde : et autres tels épithètes diffamatoires, ajoutant que point à eux n'appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu'ils se devaient contenter de gros pain, balle, et de tourte. »

Jean-Baptiste Rivaud avait organisé sa causerie en trois parties : il nous a d’abord proposé de réfléchir sur ce qu’est un bon gouvernement, insistant sur le devoir de protection de Grandgousier vis-à-vis de ses gens et sur son pacifisme.

Gargantua par Gustave Doré

Sa seconde partie était consacrée à l’éducation de Gargantua, qui passe d’une éducation scholastique sclérosée à une nouvelle éducation, fondée sur une relation pédagogique entre le maître et l’élève, un savoir encyclopédique (parfois excessif), l’ensemble étant baigné dans la lumière divine.

La dernière partie évoquait l’abbaye de Thélème, une abbaye « à rebours », qui n’aura pas de murailles. « Théléma », en grec, signifie « volonté, bon vouloir », c’est-à-dire libre arbitre, maîtrise et disposition de sa volonté propre. La règle de ce lieu utopique est l’absence de règle. Son unique commandement, inscrit en lettres capitales, étant « FAY CE QUE VOULDRAS », il s’agit donc d’un contrat de liberté. « Parce que gens libères, bien nés et instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un aiguillon, qui toujours les pousse a faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. »

Le conférencier a achevé sa communication en mettant en relation Thélémisme et Pantagruélisme : le « bon vouloir », la bienveillance et la valorisation de la compassion, la défense de la justice et l’Evangélisme, sans omettre le plaisir et le luxe.

C’était une conférence passionnante qui s’est achevée, comme il se doit, par une dégustation de fouées, cuites par les bénévoles de Rou-Marson, dans une ambiance chaleureuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 10:01

Aussi loin que je remonte dans mon passé, j’ai toujours eu les chevaux pour compagnons et je ne peux imaginer une vie sans eux. Comment pourrais-je oublier la maison normande de briques rouges de mon enfance et sa modeste écurie, installée dans les communs ? C’était le bonheur chaque matin quand apparaissait, au-dessus du battant bas de  la porte vachère, la tête racée et fière de mon cheval Kairouan, attendant sa ration d’avoine. J’aimais aussi le moment de le seller avant de partir en balade. J’avais en effet hérité de la petite selle d’armes de mon grand-père paternel que j’entretenais avec amour. Elle m’inscrivait dans une lignée, celle des amants du cheval, des êtres au caractère passionné certes mais ombrageux bien souvent. Les longues promenades avec Kairouan sur les bords de l’Eure ou dans les bois de Bord-Louviers demeurent parmi mes plus beaux souvenirs.

Plus tard, au gré des différentes maisons que j’ai habitées, je n’ai eu de cesse d’avoir un ou deux chevaux. Il était impensable qu’en me levant je ne puisse apercevoir dans la prairie avoisinante les gambades d’un selle français ou entendre le hennissement matinal d’une petite jument arabe. Assez vite d’ailleurs, je n’ai plus aimé que les juments. Vous me direz que c’est étonnant car leur réputation n’est pas des meilleures. On les dit lunatiques, caractérielles, dominantes, jamais contentes : de vraies pestes en somme ! Peut-être me ressemblent-elles trop. Ne serait-ce pas pour cela que je les aime tant ? Oui, je crois bien que la jument est mon miroir.

Et si vous voulez me prêter l’oreille, j’aimerais vous raconter une étrange histoire qui m’est arrivée avec une jument. Je l’avais achetée à un éleveur qui avait fait faillite et avait été contraint, la mort dans l’âme, de vendre ses chevaux. Il m’avait dit avec mélancolie : « Vous verrez, cette jument, c’est une espèce d’homme ! » Et comme avec un homme, cela avait été une véritable rencontre amoureuse. Lisle des Etangs – c’était son nom - était d’un bai brun profond, avec une puissante crinière noire et son ardeur répondait à la mienne ; elle était vive mais docile, aux aguets mais courageuse. Lors de nos longues et chaudes promenades estivales parmi les clos-masures, sous les ramures rousses et automnales des hêtres et des chênes, au printemps, quand les pommiers étaient en fleurs, j’ai passé avec elle des heures de sérénité intense, dans une communion inexprimable. Quand je repense à ces moments, je me rappelle les vers de Tristan Corbière : « J’ai la tête dans ta crinière/ Mes deux bras te font un collier… » Comme avec celui qu’on aime, avec elle j’étais transportée hors du monde.

Et puis, au hasard d’un déménagement, j’ai dû me séparer de cette jument bien-aimée. Lorsqu’elle est montée dans le van du club d’équitation qui l’avait achetée, j’ai éprouvé un véritable arrachement et son dernier regard de reproche m’a laissée dévastée. Dans les temps qui ont suivi, je n’ai cessé de penser à elle et j’éprouvais un vif sentiment de jalousie pour tous ces inconnus qui devaient la monter, sans vraiment la connaître. Je rêvais souvent d’elle, je la voyais rétive et couchant les oreilles, refusant le cavalier et le jetant à terre. J’en ressentais une jouissance malsaine, me persuadant ainsi qu’elle ne m’avait pas oubliée. Son souvenir était devenu obsessionnel.

Or, il y a quelque temps, par un bel après-midi de fin d’été, circulant en voiture dans un coin que je connaissais peu, du côté d’Harcanville, je me suis arrêtée près d’une pâture où caracolaient des chevaux. Je ne résiste jamais à l’appel des chevaux. Ceux-là sont venus auprès de moi, ils ont passé la tête au-dessus de la clôture, ils se sont laissé caresser. Et tandis que je passais ma main dans leur crinière flottante, que je flattais leurs naseaux humides et plongeais mon regard dans leurs yeux émouvants, j’ai été lentement la proie d’un étrange vertige. Mon cœur s’est mis à palpiter, mes mains sont devenues moites, une suée morbide a mouillé mon front, une mystérieuse angoisse s’est instillée en moi. Je me suis maladroitement appuyée contre les pieux de la barrière avant de m’effondrer sur l’herbe : j’ai cru que j’allais mourir. Les têtes des chevaux au-dessus de moi se sont rapprochées, confondues et fondues en une seule : dans une sorte d’état comateux, j’ai aperçu la tête inoubliable de Lisle des Etangs flotter comme dans un halo tel que l’on en voit en mandorle dans les « noirs » d’Odilon Redon. Mais la jument n’était pas parmi ces chevaux !

J’ignore combien de temps a duré ce malaise : je me suis retrouvée dans ma voiture, le cœur au bord des lèvres et l’esprit bouleversé. Que m’était-il arrivé aux abords de cette prairie pour que je m’évanouisse ainsi ? En me regardant avec appréhension dans le rétroviseur, j’ai vu un visage blafard, halluciné et je ne me suis pas reconnue. Pendant plusieurs semaines, j’ai été hantée par cet incident et l’image de ma jument Lisle des Etangs – en suspension dans l’air -  ne m’a pas quittée.

Et puis il y a eu ce jour noir dans la salle d’attente du médecin où, feuilletant un exemplaire du Courrier Cauchois en date du mois de mai, je suis tombée sur un article qui m’a fait battre le cœur. J’ai eu de la peine à déchiffrer les mots suivants : « La jument Lisle des Etangs, âgée de 18 ans, ne s’est pas remise de sa chute dans une "bétoire". Elle laisse un grand vide dans le cœur de sa propriétaire. » Il y était encore précisé que l’accident avait eu lieu dans les environs d’Harcanville. Sous ces lignes, dont les lettres dansaient follement sous mes yeux, il y avait la photo horrible de ma jument, dont seules la tête et les deux jambes antérieures dépassaient du trou tragique. J’ai soudain froissé violemment le journal dans mes mains, l’ai abandonné sur la table devant les yeux étonnés des autres patients et j’ai quitté précipitamment le cabinet médical.

Je suis rentrée chez moi dans un état d’agitation extrême mêlé au sentiment d’une solitude infinie. Puis c’est la colère qui m’a envahie toute : comment sa propriétaire avait-elle pu laisser Lisle des Etangs dans ce pré humide et meuble ? Pourquoi ne l’avait-elle pas rentrée à l’écurie après les pluies torrentielles, ces méchantes « vouéchies » d’un mois de mai pourri ? Après, il avait été bien tard pour pleurer sa « précieuse », partie ainsi qu’elle le disait dans l’article au « paradis des chevaux ». J’avais horreur de cette sensiblerie alors que lui avait manqué la plus élémentaire prévoyance et que son attitude était, selon moi, de la non-assistance à jument en danger. Je me disais qu’avec moi, un tel accident ne serait jamais arrivé et j’ai haï cette femme inconnue.

Je me posais mille questions sans réponse : pourquoi les secours n’étaient-ils pas parvenus à la sauver ? Qui les avait appelés ? Les images obsédantes de ma jument s’enfonçant inéluctablement dans la prairie mouillée tourbillonnaient sans fin dans ma tête et je ressentais sa terrible angoisse. Combien de temps ce lent naufrage avait-il duré ? L’article expliquait qu’après bien des essais infructueux, on avait fini par l’extraire de ce trou mortifère. La mort cependant avait eu raison du courage et de la résistance de la jument.

Vivant depuis longtemps en Pays de Caux, certes, je connaissais les marnières, creusées autrefois pour extraire la marne nécessaire à l’amendement des terres, et auxquelles on accédait par des puits. Des bétoires, « bétoures » ou « boitouts », en revanche, on m’avait dit qu’elles avaient une origine naturelle et qu’elles résultaient de la dégradation physique et chimique de la craie, causée par les eaux pluviales. C’est à propos de ces cavités inquiétantes et soudaines que circulaient des histoires de disparitions mystérieuses, comme Maupassant aurait pu en raconter. Mais pour moi, c’était surtout un amoureux des chevaux, cet écrivain qui avait su décrire avec tant de compassion la mort lente du pauvre Coco, le vieux cheval inutile, attaché à son piquet, et que le garçon de ferme Zidore laisse mourir de faim ? Dans ma pauvre tête sens dessus dessous, soudainement, les deux bêtes n’en firent plus qu’une et je souffris avec elles les affres de leur long martyre.

Un très long temps passa avant que je n’apprivoise le souvenir de la mort de Lisle des Etangs, ma compagne des jours heureux. Mais chaque fois que je passe devant un pré où s’ébrouent des chevaux, telle une ombre glisse sur moi le souvenir de cet après-midi d’automne, près d’Harcanville, où j’avais pressenti – le mot est-il juste puisqu’elle était déjà morte ? –  et revécu la disparition de ma jument.

Nouvelle librement inspirée de faits réels qui m’ont été racontés.

 

 

 

 

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8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 18:03

Marguerite Yourcenar

Préparant une communication sur L’Œuvre au noir, je redécouvre les liens qui existent entre Proust et Marguerite Yourcenar. Ainsi, Patricia Oppici, dans un article intitulé « Marguerite Yourcenar, lectrice de Proust », cite Marthe Peyroux qui indique que « l’auteur d’A la recherche du temps perdu est l'écrivain le plus cité par Yourcenar, soit dans de brèves incises, soit dans des commentaires parfois assez étendus. L’auteur des Mémoires d’Hadrien a indiqué qu’elle avait connu l’œuvre de Proust « à vingt-quatre ou vingt-cinq ans » et qu'elle l'avait relue ensuite « sept ou huit fois ». Pendant ses années d’enseignement (pour des raisons alimentaires) à Sarah Lawrence College, elle a proposé un cours sur Un amour de Swann et en une conférence sur la totalité de l'œuvre proustienne.

Dans Les Yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey (1980), elle explique : « Parmi les grands écrivains du début du siècle, je crois que je retiendrai surtout Marcel Proust. J’aime chez lui la grande construction thématique, la perception exquise du passage du temps et du changement qu’il produit dans les personnalités humaines, et une sensibilité qui ne ressemble à aucune autre. » Elle précise que c’est son génie qui l’attire : « Il m’importe peu que ses méthodes et ses choix diffèrent des miens : au contraire, j’y vois une chance de m’enrichir de ce qui m’est étranger. » Et de poursuivre : « Son égotisme ne me gêne pas ; ce serait le mien qui me gênerait. Ce qui me gênerait plutôt chez lui, c’est, mêlée à un réalisme admirable (personne n’a mieux fait entendre les voix que ne l’a fait Proust, don que Balzac n’avait pas, ou qu’il a dédaigné d’utiliser), une tendance au mensonge. J’ai du mal à accepter les jeunes filles en fleur si peu jeunes filles, l’absurde invraisemblance des scènes (qu’il a considérées, si l’on peut dire, comme des scènes pivots),  où le héros se change en voyeur (Marcel devant la maison Vinteuil, Marcel épiant Charlus), les conversations dans lesquelles il fait exprimer à des interlocuteurs, en les blâmant, des vues qui étaient probablement siennes, comme ces réflexions de Charlus sur l’absurdité de la guerre, vers 1917, que Marcel est supposé désapprouver, alors que Proust ne pouvait pas ne pas penser à peu près les mêmes choses. Mais un grand écrivain doit être accepté tout entier. On n’imagine pas A la recherche du temps perdu autrement qu’il est. » Et encore : « Vous dirai-je que je suis de ces amateurs qui, reprenant Proust presque chaque année, rouvrent volontiers l’ouvrage au début Du côté de Guermantes pour lire ensuite d’un trait jusqu’au bout ? A coup sûr, Swann est bien beau, mais d’une beauté encore pénétrée de la langueur d’une époque heureuse, et plus j’avance dans l’œuvre, plus j’ai l’impression de me rapprocher du plus profond Proust, jusqu’à ce que j’arrive enfin dans les dernières pages du Temps Retrouvé à l’éternelle poésie de l’extraordinaire Danse des morts. »

Grace Frick

La sexualité et les relations sentimentales douloureuses, présentes et chez Proust et chez Yourcenar, sont des thèmes qui animent cette dernière en raison de sa propre expérience ; ils reviennent très régulièrement dans ses publications. C’est en 1937 à Paris qu’elle rencontre celle qui allait devenir sa compagne de quarante-deux années, l’universitaire Grace Frick (1903-1979), qui sera aussi sa traductrice. Sur sa tombe, elle fait inscrire « Hospes comesque », c’est-à-dire « Hôte et compagne ». Dans les années 1930, elle aura auparavant aimé la belle Athénienne Lucia Kiriakos, morte en 1941 lors d’un bombardement. Elle lui dédiera une brève épitaphe : « Le ciel de fer s’est abattu/ Sur cette tendre statue. »  Elle éprouvera aussi une grande passion non réciproque pour l’écrivain André Fraigneau, lui-même homosexuel. Cette expérience douloureuse lui inspirera Le Coup de grâce (1939). Il y aura aussi Andreas Embiricos, poète, psychanalyste et armateur, qui lui conseillera de tenir un journal et de noter ses rêves. En naîtront Feux, Les Songes et les sorts et Nouvelles orientales. Ils se sépareront en 1937. Peu avant la mort de Grace Frick, Marguerite Yourcenar rencontre Jerry Wilson, qui sera son nouveau compagnon de voyage. Elle croit avoir trouvé avec lui « l’intelligent amour » qui n’implique plus les sens. Leur relation sera cependant entachée par la jalousie, le jeune homme étant homosexuel. Il mourra du sida en 1986.

André Fraigneau

On sait que Marguerite Yourcenar détestait l'emploi du mot même d'« homosexualité », un « terme que je trouve fâcheux » dit-elle. Elle ne l'utilise spontanément qu'à de rares reprises, par exemple dans la préface qu'elle consacre à sa traduction des poèmes de Constantin Cavafy. Il serait sans doute plus juste de parler pour elle de bisexualité. Elle est en effet toujours restée très secrète sur sa sexualité, tout comme ses biographes. Elle affirme qu’« en matière de vie personnelle il faut ou bien dire tout fermement et sans équivoque possible ou au contraire ne rien dire du tout », et que d'ailleurs, elle a cherché, tentative bien paradoxale de s'exclure de ses propres œuvres : « J'ai tâché d'encombrer le moins possible mes ouvrages de mon propre personnage. On ne le comprend guère. Les interprétations biographiques sont, bien entendu fausses et surtout naïves. »

Andrea Embiricos

Dans Alexis ou le traité du vain combat, le personnage est « un jeune homme marié depuis deux ans, qui écrit à sa femme au moment de la quitter les raisons pour lesquelles il s’en va ». Avec Alexis, tenté par l’homosexualité, elle choisit un « sujet frappé d’interdit » pour faire son entrée en littérature et précise que cela lui « était bien égal ». Dans cette longue lettre, le mot « homosexualité » n’apparaît à aucun moment ; l’auteur le considérait comme froidement médical et clinique. Dans les œuvres qui suivent, ses personnages sont souvent bisexuels. Dans Les yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey, elle l’affirme clairement : « Ces personnages sont d’ailleurs bisexuels plutôt qu’homosexuels. » Dans Le Coup de grâce (1939), le héros, Erich von Lhomond, semble plus attaché à son ami intime, Conrad de Reval, qu’à sa sœur Sophie, amoureuse de lui. Les Mémoires d’Hadrien (1951) relatent l’amour passionné de cet empereur romain pour Antinoüs mais il a aussi « une amitié amoureuse avec Plotine. Zénon Ligre, le héros de L’Œuvre au noir (1968), connaît une grande passion pour son compagnon, Alei, qui lui apprendra la souffrance, mais il ne s’interdit pas les amours féminines. « Zénon n’est pas ce qu’on appelle aujourd’hui un homosexuel, c’est un homme qui a des aventures masculines de temps en temps », dit Marguerite Yourcenar. Enfin dans Mishima ou la Vision du vide (1981), l’auteur analyse la vie et l’œuvre de cet écrivain japonais, ouvertement homosexuel. En matière de lesbianisme, il n’y aurait que Marguerite d’Autriches dans L’Œuvre au noir, parce que, dit-elle, « Brantôme indique le fait ».

Jerry Wilson

Pour en revenir à Proust, Marguerite Yourcenar, qui vit son homosexualité de manière naturelle,  est plutôt de l’avis de Gide qui la revendiquait. Elle semble choquée par la peinture de l'inversion sexuelle présentée dans Sodome et Gomorrhe (qualifiée de "grotesque et abjecte" dans le Journal gidien). Elle reproche à Proust de ne montrer que les aspects les plus négatifs de l’homosexualité : « Même de l'inversion sexuelle, dont il avait une expérience directe, Proust avait une conception grotesque et équivoque. L'inverti est pour lui un homme-femme, une atroce plaisanterie de la nature. Il me semble qu'il fait fausse route. »

On sera étonné de son jugement ambigu sur le personnage du baron de Charlus, homosexuel notoire, qu’elle développe dans ses Carnets de notes de L’Œuvre au noir, et dont elle trouve que Proust s’en sert ad nauseam. Si elle a bien compris que comme le disait Proust lui-même, « c’est le noyau de [s]on affaire », elle écrit : « A la vérité, M. de Charlus change au cours de l’immense Temps perdu, mais ce changement se produit le long d’une courbe très précise que semble d’avance avoir déterminé l’auteur (elle n’en est pas moins juste pour cela) ; en fait, et mis à part ce développement essentiel, les innombrables entrées et sorties de M. de Charlus sont prévues comme celles d’un clown favori et monotones comme elles : Charlus finit par être à la fois la cible dans laquelle l’auteur décoche des traits destinés en réalité à soi-même, et le compère qui prend la parole pour lui. Ce Charlus inépuisable fait l’effet d’une de ces vieilles plaisanteries de famille dont on ne se lasse pas à l’intérieur d’un milieu ou d’une clique donnée, et dont Proust lui-même a si admirablement montré le mécanisme. Mais ces procédés, qui exaspéreraient chez un moindre écrivain, ont simplement pour résultat chez Proust de nous sur-saturer du Charlus, comme nous sommes sur-saturés de telle personne que nous rencontrons sans cesse. Il existe jusqu’à nous excéder. » Elle trouvait sans doute trop caricatural ce personnage d’homosexuel et il est vrai que ses propres personnages ne le sont jamais.

Dans Les yeux ouverts, Marguerite Yourcenar place le problème de l’homosexualité sur le plan de la liberté. Pour elle, l’homosexualité est un faux problème : « Immensément faux, dit-elle, Il devrait se résoudre un jour – bientôt peut-être – par plus de liberté si les choses allaient bien, mais voyez la régression en toute matière dans certains pays islamiques, le Pakistan ou l’Iran, qui ont aussi rétabli le Code pénal du Moyen Age, et même plus dur qu’au Moyen Age, en Iran. En matière de mœurs, on peut toujours s’attendre à ce que la déraison renaisse sur tous les points. » Et la seule attitude à adopter est de « lutter contre elle ».

Et je terminerai ce billet par cette devise de Marguerite Yourcenar, tout empreinte à la fois de morale aristocratique et d’humilité : « Je ne vis pas comme ils vivent, je n'aime pas comme ils aiment, je mourrai comme ils meurent. »

 

 

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21 septembre 2022 3 21 /09 /septembre /2022 14:12

Tête de vieille Bretonne (Alice Bailly, 1872-1938)

Quel âge avait-on quand on la voyait, je ne sais plus. Mais, dans ma mémoire, sa silhouette inquiétante surgit toujours avec la même intensité, saturée d’angoisse.

C’était pendant l’été breton, quand le temps est doux, parfois très chaud, rafraîchi par les brises de l’après-midi. Mon frère, ma sœur et moi passions nos vacances en famille, près de la rivière d’Auray, dans la maison de nos grands-parents. Nous aimions cette maisonnette, tout en granite, avec un toit de chaume, l’ancienne laiterie de la ferme voisine, que les fermiers en sabots longeaient vers le soir en ramenant leurs vaches pour la traite. Dans l’unique pièce du bas ornée d’une cheminée monumentale, surmontée d’un vieux panier aux fleurs séchées, on cuisait des saucisses, on jouait au cadavre exquis, on regardait les matches de tennis à la télévision avec notre grand-mère. Assis à une table de bois, notre grand-père, qui marchait avec difficulté, nous tournait le dos, plongé dans des lectures ou des écritures. L’orange du soleil couchant pénétrait horizontalement par la fenêtre rectangulaire que mes grands-parents avaient fait percer à l’ouest pour trouer la pénombre des lieux. Je n’oublierai pas cette odeur d’humidité et de feu de bois que transpiraient les vieux murs de la maison : elle demeure à jamais la senteur des vacances.

 

Souvent après les parties de tennis acharnées avec notre grand-mère, nous aimions à nous plonger dans la lecture. Non loin de la cheminée, sur trois petites tablettes de bois, s’étageaient de vieux livres attachés pour toujours à cet endroit. A cause de l’humidité, leurs pages en étaient gondolées, tachetées, s’effritant parfois sous nos doigts. Il y avait là de vieux opuscules historiques sur les monuments du Morbihan, des romans de la comtesse de Ségur dans leur reliure passée rouge et or, des livres de poche oubliés par les uns et les autres au cours des années. Au milieu de ce bric-à-brac livresque, se détachait la couverture noire et douce au toucher du Guide de la Bretagne mystérieuse, dont l’auteur portait un nom merveilleusement bretonnant, Le Scouëzec Gwenc'Hlan. Sa forme rectangulaire étroite, qui me faisait penser à un cercueil miniature, présentait de hauts caractères dorés et le dessin d’un dolmen se détachant sur un fond vert. Profondément enfoncé dans le canapé jaune, éclairé par une petite fenêtre carrée, parmi les coussins multicolores, réalisés au crochet par mon arrière-grand-mère, je me plongeais avec des frissons dans les légendes bretonnes, distillées tout au long d’anecdotes autour de lieux, de monuments, organisés par ordre alphabétique. Les vieilles illustrations en noir et blanc contribuaient à me faire rêver sur la matière de Bretagne. Coutumes, pardons, sources miraculeuses, rochers des fées, Merlin et le roi Arthur valsaient dans ma tête comme des korrigans dansant sur la lande. Et dans ma chambre obscure, tandis que j’entendais une fouine courir sous le toit de chaume, je frissonnais sous mes draps. Je m’imaginais, apeuré, rencontrant dans l’épouvante les lavandières de la nuit ou la chouette effraie annonciatrice de la mort.

Plage Saint-Pierre (Locqmariaquer)

Le jour éclatant revenait, avec les hennissements du cheval des voisins, dissipant les peurs de la nuit. L’après-midi, très vite après le déjeuner, nos parents nous embarquaient pour la plage de Saint-Pierre dans une vieille Passat blanche au museau allongé.  Cette plage était alors encore sauvage avec un parking où l’on craignait souvent de s’ensabler. C’était une anse à l’arrondi calme, bordée de dunes, qui partait en pente douce jusqu’à la mer. Non loin, on apercevait un étang et le petit bois de la pointe Er Hourel. On pouvait y saisir l’élégante silhouette filiforme des échasses et des spatules blanches. Une promenade très matinale donnait l’occasion d’y entrevoir la fuite preste d’une hermine. On aimait cet endroit retiré où le général de Boissieu, le gendre du général de Gaulle, amateur de tranquillité, avait acquis une maison.

 

Le Chat noir du rond-point (désormais à la mairie)

Pour nous, enfants, aller sur cette plage était toujours une petite aventure. On partait dans l’impatience de découvrir, au milieu du rond-point de Locmariaquer et de Saint-Philibert, le Chat noir, une petite sculpture en granit, créée par un certain Emile Germain, qui avait une longue histoire. Certains disaient que le propriétaire du café qui se trouvait là l’avait placé sur le toit de sa maison. D’autres racontaient qu’en 1960 il avait été subtilisé par des Américains en garnison à Kerneveste pour être emporté aux Etats-Unis. Persévérant, le cafetier l’avait remplacé et le félin de pierre avait commencé une nouvelle vie faite de déguisements et de travestissements. Chaque nuit en effet, des mains inconnues le repeignaient ou l’affublaient d’hermines noires, de rayures bariolées, de déguisements de toutes sortes. Ainsi, c’était à chaque fois la surprise de voir de quelle couleur serait le chat, toujours objet de convoitise. Ne fut-il pas de nouveau volé et retrouvé à Auray, et même en Belgique raconte-t-on ? On se perdait en conjectures, on s’amusait à imaginer sous quel jour nouveau et insolite il nous apparaîtrait.

Tête de vieille Bretonne (Jean Boucher)

Ensuite la route était rectiligne jusqu’à un feu rouge – dont l’arrêt nous rendait impatients - puis nous obliquions à droite vers Saint-Pierre-Lopérec. Petit hameau autrefois agricole, avec sa fontaine dans le bas du village, il alignait ses anciennes fermes où l’on cultivait maïs, choux, betteraves et pommes de terre. On sentait qu’on arrivait à la plage et, dans la voiture, notre excitation augmentait. C’est alors que, dans le virage, elle surgissait sur la gauche, dans son long sarrau gris, qui lui faisait comme un suaire. Elle, la grande et vieille femme au visage émacié et sévère, aux cheveux en désordre, blanchis tels des ossements de seiche. Rigide, dans une immobilité de statue, son squelette saillant sous sa peau, elle nous fixait sans ciller et son regard de ténèbres semblait sonder jusqu’au fond de la voiture. Notre père donnait un coup de volant pour l’éviter tandis que, pétrifiés d’horreur et de surprise, nous poussions tous un cri étranglé. Elle disparaissait aussi vite qu’elle était apparue, comme si elle s’évanouissait dans les souffles de l’air chaud de l’après-midi. Le cœur battant, de retour à la réalité, nous entendions notre père murmurer : « Elle est folle, cette paysanne, je finirai par l’écraser ! » Puis nous arrivions à la plage :  l’insouciance de l’enfance, le murmure bleu de la mer, le ricanement des mouettes effaçaient le temps suspendu de cette rencontre qui se reproduisait de manière irrégulière mais suffisamment souvent pour qu’elle m’ait impressionné durablement.

L'Ankou

On raconte qu’en Bretagne, près des calvaires, les vivants rencontrent parfois les morts. Le Guide noir de la Bretagne mystérieuse m’avait aussi appris la légende de l’Ankou qui, armé de sa faux dont le fer est monté à l’envers, vient emporter sur sa charrette grinçante ceux qui ont le malheur de croiser son chemin. Enfant, j’ai toujours beaucoup cauchemardé, et maintenant quand je fais de mauvais rêves, c’est sous la forme grise de la dame de Saint-Pierre que m’apparaît la Mort. Il y a peu, j’ai rencontré un ami dont les parents possédaient une maison de vacances à Saint-Pierre. Au cours de la conversation, il m’a confié que, comme moi, il est hanté par le souvenir de la grande femme du hameau. Et j’ai repensé à la phrase du Guide noir, que l’on se murmurait à bas bruit au XIX° siècle : « Hirisien e hran, éma en Ankeu arnan » qui signifie : « Je frissonne, l’Ankou est sur moi ». Mais, bien sûr, tout cela n’est que légende !

 

 

 

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1 septembre 2022 4 01 /09 /septembre /2022 08:46

 

Dans le vase en calice
J'ai mis sans artifice
Des althéas des sauges
Et un duo de roses
Des fleurs de buddleia
Et de longues salvias
Et j'y vois exaltés
Les adieux de l'été
Le 31 août 2022
 
 
 
 
 
 

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