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16 février 2012 4 16 /02 /février /2012 08:00

Jean Metzinger - L'oiseau bleu - 1913L'oiseau bleu, Jean Metzinger, 1913

 

L’oiseau bleu

 

J’ai dans mon cœur un oiseau bleu,

Une charmante créature,

Si mignonne que sa ceinture

N’a pas l’épaisseur d’un cheveu.

 

Il lui faut du sang pour pâture,

Bien longtemps je me fis un jeu

De lui donner sa nourriture :

Les petits oiseaux mangent peu.

 

Mais, sans rien en laisser paraître,

Dans mon cœur il a fait, le traître,

Un trou large comme la main.

 

Et son bec fin comme une lame,

En continuant son chemin,

M’est entré jusqu’au fond de l’âme.

 

A l’occasion du 9° Printemps des Poètes, avait été éditée une carte postale avec ce poème. Je l’ai retrouvé dans ma vieille Anthologie des Poètes Français Contemporains. Ce sonnet appartient à la toute jeunesse de Daudet puisqu’il est extrait de sa première œuvre, Les amoureuses, parue à Paris, en 1858, chez Tardieu. Après une période consacrée à l’écriture théâtrale, l’écrivain optera ensuite résolument pour la prose avec les succès qu’on lui connaît, et bien sûr les Lettres de mon moulin (1866), signées Gaston-Marie.

Gustave Geffroy parle ainsi de ces œuvres de jeunesse, « chansons inconsciemment chantées », parfois naïves. Il évoque ce premier recueil « comme un verger de printemps avec des arbres blancs et roses odorants comme des bouquets, tout dorés de soleil, tout plein de voix, traversé par des robes claires, obscurci par instants sous un nuage d’orage. »

Ce bel oiseau bleu, dont il est question dans le sonnet, insensiblement, se révèle le bourreau du cœur amoureux : sous la joliesse point la férocité. Tout comme dans certaines nouvelles à venir, dans lesquelles le soleil provençal ne pourra réduire la violence du sentiment.

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème proposé par Lénaïg : les oiseaux

 

 


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20 octobre 2011 4 20 /10 /octobre /2011 09:28

 

  Romy Schneider dans La Passante du Sans-Souci, de Jacques Rouffio

 

 

C’est un vieux conte de Bohême :

Sur un violon, à minuit,

Dans la lune un tsigane blême

Joue en faisant si peu de bruit,

 

Que cette musique très tendre,

Parmi le silence des bois,

Jusqu’ici ne s’est fait entendre

Qu’aux amoureux baissant la voix.

 

Mon amour, l’heure est opportune ;

La lune argente le bois noir ;

Viens écouter si dans la lune

Le violon chante ce soir !

 

L’Illusion : Chants de l’Amour et de la Mort, Henry Cazalis

 

Henry Cazalis est le nom en écriture du docteur Jean Lahor (1840-1909). Etudiant en droit puis en médecine, féru de littératures orientales, grand voyageur, épris de rencontres cosmopolites, il eut une vie riche d’expériences multiples que l’on retrouve dans son œuvre. Paul Bourget évoque à propos de sa poésie " un charme composite, inquiétant et pénétrant, comme celui des tableaux de Burne-Jones et de la musique tzigane, des romans de Tolstoï et des lieds de Heine ".

Dans les Quatrains d’Al-Ghazali, il fait un usage original du quatrain. Il sait en effet que celui-ci, " comme le sonnet, peut être une forme assez complète pour pleinement contenir toute une émotion, toute une vision… " Il me semble que c’est cela que l’on retrouve- en mineur- dans cette suite douce de trois quatrains.

 

Pour illustrer ce thème musical du violon, je vous propose cette scène bouleversante de La Passante-du Sans-Souci. Scène difficile à l'extrême pour Romy Schneider, puisque le petit garçon qui joue du violon ne pouvait manquer de lui rappeler son fils David, mort peu de temps avant.

 

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème proposé par Vert de Grisaille : musique

 

 

 

 

 

 

 

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6 octobre 2011 4 06 /10 /octobre /2011 14:01

La_fileuse_savoyarde-Leon-roumagnac.jpg 

Fileuse en Haute-Maurienne, Paul-Louis Mestrallet

 


                                                                            Lila… neque nent.

 

Assise la fileuse au bleu de la croisée

Où le jardin mélodieux se dodeline.

Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.

 

Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline

Chevelure, à ses doigts, si faibles évasive,

Elle songe, et sa tête petite s’incline…

 

Un arbuste et l’air pur font une source vive

Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose

De ces pertes de fleur le jardin de l’oisive.

 

Une tige où le vent vagabond se repose

Courbe le salut vain de sa grâce étoilée

Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

 

Mais la dormeuse file une laine isolée,

Mystérieusement l’ombre frêle se tresse

Au fil de ses deux doigts longs et qui dorment, filée.

 

Le songe se dévide avec une paresse

Angélique, et sans cesse, au fuseau doux, crédule

La chevelure ondule au gré de la caresse…

 

Tu es morte naïve au bord du crépuscule,

Fileuse de feuillage et de lumière ceinte.

Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.

 

Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,

Parfume ton front vague au vent de son haleine

Innocente, et tu crois languir. Tu es éteinte

 

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.

 

                                        Œuvres I, 19, Paul Valéry

 

Cette suite de tercets est un des premiers poèmes de Paul Valéry. Il recèle un charme prenant, qui n’est pas sans faire penser à celui de certains tableaux pré-raphaélites. Dans cette atmosphère symboliste très fin de siècle, quelle est cette fileuse languide, à l’image des modèles féminins de Rossetti ? Serait-ce une allégorie de la Poésie ou bien encore une vision rêveuse d’une des Moires ou, pourquoi pas, la Vierge avant l’Annonciation ? Le 15 juin 1891, Paul Valéry écrivait d’ailleurs à André Gide : « J’ai fait un vers en dormant… » et il lui envoyait le premier vers de ce poème.

Poème mystérieux, voire mystique, associant les motifs de la rose, de l'étoile et de l'azur mallarméen, ce texte joue subtilement de la césure et de l’enjambement.  Expression d’une beauté pure qui ne renvoie qu’à elle-même, il me paraît l’exacte illustration de cette « prolifération d’une végétation mentale », dont parle le philosophe Jacques Darriulat.

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème proposé par Tricôtine : de fil en aiguille

 

 

 

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26 mai 2011 4 26 /05 /mai /2011 07:00

  Jasante de la Vielle 1902 C 43 collection of the art in

  La "Jasante de la Vieille", illustrée par Steinlen (1902), deuxième état,

Institute of Art of Chicago

 

 

C’est dans une langue populaire et argotique, le « jaspin du pauv’ monde », que Jehan Rictus (1867-1933) a décrit la condition des mal-aimés de la vie. De son vrai nom, Gabriel Randon de Saint-Amand, celui qui était le fils naturel d’un gentilhomme professeur de gymnastique et d’une artiste ratée, y exprime avec une tonalité douce-amère, drôle et cruelle, sa compassion vis-à-vis des gueux, des « Ecrasés d’la Muflerie contemporaine ». Son art, c’est de faire parler le pauvre hère, les « fan-fans » morts et la mère dont le fils a été guillotiné.  Ainsi, dans la « Jasante (prière) de la Vieille », extraite des Cantilènes du Malheur, on est à l’écoute de cette vieille « moman d’mère », en quête de la tombe de son assassin de fils, au cimetière d’Ivry, dans le carré des « Condamnés ». Jehan Rictus, avec de nombreux détails justes et touchants, évoque la vie de misère et de tribulations de cette mère abandonnée, qui avait œuvré pour que son fils  réussisse  (« Tu promettais… Tu promettais… »).

Et au-delà de cette langue du « populo », certains n’ont sans doute pas tort qui ont vu dans cette poésie à fleur de peau un lointain écho religieux. Dans cette « jasante », il semble que se dessine en creux le portrait de toutes les mères du monde, parties « dans l’angoisse à la recherche de [leur] enfant », ainsi que les décrit Gertrude von Le Fort dans La Femme éternelle. L’écrivain ne souligne-t-elle pas que « tôt ou tard, en secret ou au grand jour, toute mère laisse transparaître le visage de la Mère des douleurs, l’image de la Pietà » ?

 

 

 

Jasante de la vieille

 

Tu ne tueras point

 

Bonjour… c’est moi… moi ta m’man.

J’suis là… d’vant toi… au cimetière.

Aujord’hui y aura juste un an,

Un an passé d’pis ton affaire.)

 

Louis ?

Mon p’tit… mentends-tu seul’ment ?

T’entends-t-y ta pauv’ moman d’mère,

Ta « Vieille », comm’ tu disais dans l’temps ?

 

Ta « Vieille » qu’alle est v’nue aujord’hui

Malgré la bouillasse et la puïe

Et malgré qu’ça soye loin… Ivry !

 

Alorss… on m’a pas trompée d’lieu ?

C’est ben ici les « Condamnés » ?

C’est là qu’tes d’pis eun’ grande années ?

Mon dieu mon dieu ! Mon dieu mon dieu !

 

Et où donc ? Où c’est qu’on t’a mis ?

D’quel côté ? Dis-moi… mon ami ?

C’est plat et c’est nu comm’ la main :

 

Y a pas eun’ tombe… pas un bout d’croix,

Y a rien qui marqu’ ta fosse à toi…

 

Pas un signe…pas un nom d’baptême

Et rien non pus pour t’abriter !

 

(J’dis pas qu’tu l’as point mérité,

Mais pour eun’ mèr’, c’est dur tout d’même !)

 

Louis… tu sais ?… Faut que j’te confesse,

Depis un an…d’pis… ton histoire,

J’suis pus tournée qu’aux idées noires

Et j’ai l’cœur rien qu’à la tristesse :

 

Aussi présent j’suis tout’ sangée.

J’suis blanchie… courbée… ravagée

Par la honte et par le tourment.

(Si tu pourrais m’voir à présent,

Tu m’donnerais pus d’quatre-vingts-ans !)

 

Et pis, j’ai eu ben d’la misère…

(Ca m’a fait du tort, tu comprends !)

Quand on a su qu’j’étais ta mère,

J’ai pus trouvé un sou d’ouvrage,

On m’a méprisée dans l’quartier,

Et l’a fallu que j’déménage.

Depis… dans mon nouveau log’ment

J’vis seule et j’peux pas dir’ comment,

Comme eun’ dormeuse, eun’ vrai’ machine.

J’cause à personn’ de mon malheur,

J’pense à toi, et tout l’jour je pleure,

Mêm’ quand que j’suis à ma cuisine.

 

L’matin, ça m’prend dès que j’me lève,

J’te vois… j’te cause… tout haut… souvent

Comm’ si qu’tu s’rais encor vivant !

 

J’mange pus… j’dors pu, tant ça m’fait deuil

Et si des fois j’peux fermer l’œil,

Ca manqu’ pas… tu viens dans mes rêves.

 

C’te nuit encor j’tai vu plein d’sang :

Tu t’nais à deux mains ta pauv’ tête

Et tu m’faisais : « Moman… Moman ! »

Mais mois j’pouais rien pour t’aider ;

Moi… j’étais là à te r’garder,

Et j’te tendais mon tabellier !

 

Pense, Louis… dans l’temps… quand t’étais p’tit,

Qui qu’aurait cru… qui m’aurait dit

Qu’tu finirais comm’ ça un jour,

Et qu’moi on m’verrait  v’nir ici ;

Quand t’étais p’tit, t’étais si doux !

 

Présent… je r’vois tout not’ passé

Lorsque t’allais su’ les trois ans,

Et qu’ton pepa m’avait quittée

En m’laissant tout’seule à l’él’ver.

 

Comme ej’ t’aimais…comme on s’aimait !

Qu’on n’était heureux tous les deux,

Malgré souvent des moments durs

Quand y avait rien à la maison !

 

Comme ej’ t’aimais… comme on s’aimait §

C’était toi ma seul’ distraction,

Mon p’tit mari… mon amoureux !

 

C’est pas vrai, est-ce pas ? C’est pas vrai

Tout c’qu’on a dit d’toi au procès ?

Su’ les journaux c’qu’y avait d’écrit,

Ca n’était ben sûr qu’des ment’ries ?

 

Mon p’tit à moi n’a pas été

Si mauvais qu’on l’a raconté…

(Sûr qu’étant môme… comm’ tous les mômes

T’étais des fois ben garnement,

Mais pour crapule on peut pas l’dire.)

 

T’étais si doux… et pis… si beau,

Mignon peut’-êt… mais point chétif,

A caus’ que moi j’t’avais nourri.

 

T’étais râblé, frais et rosé ;

T’étais tout blond et tout frisé

Comm un n’amour… comme un agneau…

 

J’ai cor de toi eun’ boucle ed’tifs

Et deux quenott’s comm’ deux grains d’riz.

Mon plaisir… c’était, l’soir venu,

Avant que d’te mette au dodo,

De t’déshabiller tout « entière »,

Tant c’étai divin d’te voir nu.

 

Et j’t’admirais… j’te cajolais,

J’te faisais « proutt » dans ton p’tit dos,

Et j’te bisais ton p’tit derrière.

(J’t’aurais mangé si j’aurais pu !)

 

Et pis t’étais si caressant,

Et rusé, et intelligent !

Oh ! intelligent… fallait voir.

Pour c’qui regardait la mémoire,

T’apprenais tout c’que tu voulais,

Tu promettais… tu promettais…

 

(Et dir’ qu’tes là d’ssous à présent,

Par tous les temps qu’y neige ou pleuve !

Ah ! qué crèv’-cœur ! Qué coup d’couteau !

On a ratissé mon château,

On m’a esquinté mon chef-d’œuve !)

 

J’en ai t’y passé d’ces jornées

Durant des années… des années,

A turbiner pir’ qu’un carcan

Pour gagner not’ pain d’tous les jours

Et d’quoi te garder à l’école…

 

Et j’en ai-t-y passé d’ces nuits

(Toi dans ton p’tit lit endormi)

A coude auprès de l’abat-jour,

Jusqu’à la fin de mon pétrole !

 

Des fois… ça s’tirait en longueur !

Mes pauv’s z’yeux flanchaient à la peine.

Alors en bâillant dans ma main

J’écoutais trotter ton p’tit cœur

Et souffler ta petite haleine,

 

Et rien qu’ça m’donnait du courage,

Pour me r’mettre dar-dar à l’ouvrage

Qu’y m’fallait livrer le lend’main :

Que d’fois j’ai eu les sangs glacés

Ces nuits-là pour la moindre toux !

J’avais toujours peur pour le croup,

Rapport au mauvais air du faubourg

Où nous aut’s on est entassés.

 

T’rappell’s-tu, quand tu t’réveillais,

Le croissant chaud… l’café au lait ?

T’rappell’s-tu comme ej’ t’habillais ?

 

Eh ben… pis nos sorties, l’dimanche…

Tes beaus p’tits vernis… ta rob’blanche.

(T’étais si fin… si gracieux,

Tu faisais tant plaisir aux yeux

Qu’on voyait les gens se r’tourner

Pour te regarder trottiner.)

 

Ah ! en c’temps-là, dis, mon petit,

De qui c’était qu’t’étais la fifille,

L’amour, le trésor, le Soleil,

De qui c’est que t’étais l’Jésus ?

 

De ta Vieille… est-c’ pas ? de ta Vieille…

Qui faisait tout’s tes volontés ?

Qui t’a pourri ? Qui t’a gâté ?

Qui c’est qui n’t’a jamais battu ?

Et l’année d’ta fluxion d’poitrine,

Qui t’a soigné, veillé, guéri ?

C’est y moi ou ben la voisine ?

 

Et à présent qu’te v’là ici

Comme un chien crevé… eune ordure,

Comme un fumier… eun’ pourriture,

Sans un brin d’fleurs, sans une couronne,

N’avec la crèm’ des criminels…

 

Qui c’est qui, malgré tout, vient t’voir ?

Qui, qui t’esscuse et qui t’pardonne ?

Qui c’est qu’en est la pus punie ?

 

C’est ta Vieille… toujours… ta fidèle,

Ta pauv’ vieill’ loqu’ de Vieille, vois-tu !

 

Mais j’bavard’… moi… j’us’ ma salive,

La puïe cess’ pas… la nuit arrive,

Faut qu’j’m’en aill, moi… il est l’heure :

Présent… c’est si loin où j’demeure…

 

Et pis quoi… qu’est-c’que c’est qu’ce bruit ?

On croirait comm’ quéqu’un qui se plaint !

On jur’rait de quéqu’un qui pleure…

Oh ! Louis… réponds, c’est p’t-êt ben toi

Qui t’fais du chagrin dans la Terre…

Seigneur ! si j’allais cor te voir

Comme c’te nuit dans mon cauch’mar !

(Tu voudrais pas m’fair cett’ frayeur ?)

 

Oh ! Louis… si c’est toi… tiens-toi bien sage,

Sois mignon… j’arr’viendrai bentôt…

Seul’ment… fais dodo… fais dodo,

Comm aut’fois dans ton petit lit,

Tu sais ben… ton petit lit cage…

 

Chut ! c’est rien qu’ça… pleur’pas… j’te dis.

Fais dodo, va… sois sage… sage,

Mon pauv’ tout nu… mon malheureux,

Mon petiot… mon petit petiot.

 

(Cantilènes du Malheur)

 

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème proposé par Fanfan : maman

 

   

Pour écouter le texte, dit par Berthe Bovy de la Comédie-Française, en 1932 :

 

http://youtu.be/CWGFP1-iXEM

 

 

  Jehan-Rictus par steinlen

 

 Jehan Rictus, par Steinlen

 

 

 

 

 

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21 avril 2011 4 21 /04 /avril /2011 07:00

  La Sphinge 1906 Gustav-Adolph Mossa

                  La Sphinge (1906), Gustav-Adolph Mossa 

 

Notre pensée intime est  un vaste royaume

Dont le drame profond se déroule tout bas.

Toute chair emprisonne un ignoré fantôme,

Toute âme est un secret qui ne se livre pas.

 

Et c’est en vain, ô front ! que tu cherches l’épaule,

Refuge en qui pleurer, aimer ou confesser ;

L’être vers l’être va comme l’aimant au pôle,

Mais l’obstacle aussitôt vient entre eux se dresser.

 

Car au fond de nous tous, ennemie et maîtresse,

La sphinge s’accroupit sur son dur piédestal,

Et tout épanchement de cœur, toute caresse,

Soudain se pétrifie à son aspect fatal.

 

Sa présence toujours aux nôtres se mélange,

Sa croupe désunit les corps à corps humains ;

Au fond de tous les yeux vit son regard étrange,

Ses griffes sont parmi les serrements de mains.

 

Et lorsque nous voulons regarder en nous-même

Pour nous y consoler et nous y reposer,

La sphinge est là, tranquille en sa froideur suprême,

L’énigme aux dents prête à nous la proposer. 

 

                                                               Occident 

 

 

L’énigme du Sphinx n’a cessé de fasciner les philosophes, les poètes et les peintres. Expression du mystère que représente l’Homme pour lui-même et pour autrui, le Sphinx demeure cet être fabuleux qui gît en nous.

Epouse du savant orientaliste J.-C. Mardrus, traducteur des Mille et une nuits, Lucie Delarue-Mardrus (1880-1945) est l’auteur de plus d’une cinquantaine d’œuvres romanesques et poétiques. Personnage passionné, souffrant, sulfureux, elle demeure d’ailleurs une poétesse assez mystérieuse.

Ce poème est extrait d’Occident, une de ses premières œuvres. Dans cette suite de cinq quatrains de forme très classique, elle tente d’approcher la réalité de notre condition. Las ! Miroir de nous-mêmes, la sphinge, être monstrueux, demeure à jamais impénétrable.

 

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème : le mystère,

proposé par M'annette 

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14 avril 2011 4 14 /04 /avril /2011 15:36

  L'enfant à la poupée, le douanier rousseau

L'enfant à la poupée (1904), Henri Rousseau, dit le Douanier Rousseau

 

 

 

Pour l’avoir rencontrée un matin je l’aimai,

Au temps où tout nous dit les gaîtés naturelles,

Quand les arbres sont verts, lorsque les tourterelles

Gémissent de tendresse au clair soleil de mai.

 

Nos âmes échangeaient de longs baisers entre elles,

Tour riait près de nous, et, dans l’air parfumé,

On entendait des bruits d’amoureuses querelles.

Mon cœur, alors ouvert, depuis s’est refermé.

 

Et ne me demandez jamais pour quelle cause

Vers un autre côté la fille svelte et rose

A détourné ses yeux doux comme les bluets ;

 

Car, pour ne pas laisser leurs mains inoccupées,

Les enfants, sans pitié, brisent leurs vieux jouets

Et retirent le son du ventre des poupées !

 

 

Joseph-Albert-Alexandre, dit Albert, Glatigny est né à Lillebonne le 21 mai 1939 et mort à Sèvres le 16 avril 1873. Engagé à dix-sept ans dans une troupe de comédiens de passage, il se met à courir la province avec eux, tout en composant des drames historiques en vers. La lecture des Odes funambulesques de Théodore de Banville est  pour lui une révélation et il publie en 1857, Les Vignes folles, où l’on peut reconnaître l’influence du maître. Il continue ensuite à écrire sans renoncer à sa vie errante. Il publiera encore deux recueils poétiques, Les Flèches d’or (1864) et Gilles et Pasquins (1872).

Dans ce sonnet, le poète dit pudiquement la douleur déchirante de l’amoureux abandonné. Il le compare à une poupée maltraitée par un enfant. Théodore de Banville disait d’Albert Glatigny qu’il était « un poète primitif, pareil à ceux des âges anciens, qui eût été poète quand même on l’eût abandonné petit enfant, seul et nu dans une île déserte. »

 

 

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème proposé par M’annette : Jeu, jouet, jouer

 

 

 

 

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3 février 2011 4 03 /02 /février /2011 15:26

  Grande nature morte à la tête de veau, Sébastien Stoskopff,

Grande nature morte à la tête de veau, Sébastien Stoskopff, 1640

 

 

Sur le plat large que décore

Un cercle de persil nouveau,

Toute chaude et fumante encore,

Gît la triste tête de veau.

 

Elle gît, paupières fermées,

Blanche sur son oreiller vert,

Et de minuscules fumées

S’échappent du crâne entr’ouvert

 

Un réseau de petites veines

Qui se croise à son front pâli

Y sème de pâles verveines

Que la lumière encor pâlit.

 

La langue peu à peu gonflée,

En son bain de tiède vapeur,

Semble bleuâtre et granulée,

Le fin menton d’un vieil acteur.

 

Le dessus qui bâille révèle,

Sous la vapeur en fumée roux,

Les grains de riz de la cervelle

Et les cavités des os mous.

 

Deux roses, formant une aigrette

Sur l’ancre double des naseaux,

Semblent le panache ou la crête

De quelques fabuleux oiseaux.

 

… Le tête repose, lasse,

Sous les hauts flambeaux allumés,

Tandis qu’un rêve naît et passe

Devant ses yeux lourds et fermés.

 

Songes des natales prairies

Où folâtrent les jeunes veaux,

Où l’on entend les cris nouveaux

Des agneaux dans les bergeries.

 

Sa mère, l’ayant à son flanc,

Tournait un peu sa tête brune

En effleurant son ventre blanc

De ses cornes en demi-lune.

 

Il était roux et noir, portant

Au dos une tache jumelle

Et brusquait sa mère, en tétant,

De coups goulus dans la mamelle.

 

Au fond du pré les joncs pliés

Sifflaient au bord d’une rivière,

Des étincelles de lumière

S’accrochaient dans les peupliers.

 

… Sur le plat large que décore

Un cercle de persil nouveau,

Toute chaude et fumante encore,

Gît la triste tête de veau.

 

Gabriel Nigond, originaire de Châteauroux, est l’auteur, entre autres, d’un volume de vers intitulé  Novembre (1903) et d’un recueil de poèmes de guerre en langage berrichon, Le Livre de Thomas Gâgnepain (1919). Il paraît que c’était un excellent paysagiste et qu’il avait un sens du détail très marqué. La lecture de ce poème en est une preuve, qui décrit avec force détails réalistes ce plat, qui serait un repas de Noël traditionnel. Dans le Grand Dictionnaire de la Cuisine, Alexandre Dumas décrit neuf recettes, toutes différentes pour préparer la tête de veau. Elle se mange avec une sauce gribiche ou ravigote. Mais qui mange encore de la tête de veau ?

Dans L’Education sentimentale, Gustave Flaubert fait dire à un ex-délégué du Gouvernement provisoire : « C'est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie que les royalistes célébraient le 30 janvier (jour de la décapitation du roi Charles Ier, une autre victime de la démocratie), des Indépendants fondèrent un banquet annuel où l'on mangeait des têtes de veau, et où on buvait du vin rouge dans des crânes de veau en portant des toasts à l'extermination des Stuart. Après Thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde. » Et de quoi vous ôter l’envie d’en manger à tout jamais !

 

Pour les Croqueurs de Mots,

Thème proposé par Anne Le Sonneur :

Le repas ou un mets

 

 

 

 

 

 

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30 décembre 2010 4 30 /12 /décembre /2010 23:47

 

horloge

Volat irreparabilis tempus (Le Temps s'envole irréparablement),

Pendule nocturne italienne (XVII° siècle), sans aiguilles ni chiffres,

commandée par un pape insomniaque,

 de Pietro Tommaso Campani,

Peinture de Carlo Marratta

 

 

 

L’aiguille au cadran d’albâtre

Va bientôt marquer minuit.

Décembre s’évanouit,

L’année expire ; dans l’âtre

Danse une flamme bleuâtre,

Et je rêve à l’an qui fuit.

 

L’espoir riait sur ta mine ;

Quel fut ton œuvre, an qui meurs ?

Hélas ! tes rayons charmeurs

N’ont pas chassé la bruine,

Et toujours gît la ruine

Dans le vide de nos cœurs.

 

Minuit sonne, voici l’heure :

J’entends, près de m’assoupir,

S’élever, hurler, glapir,

La bise sur ma demeure…

Pauvre année, au vent qui pleure

Jette ton dernier soupir !

 

 

Pour clore l’année, j’aime à lire ces trois sizains de Achille Millien (1838-1927). Celui qu’on appela le « chantre du Nivernais » collecta  900 variantes de contes, des centaines de légendes, des proverbes, plus de 2600 chansons, nombre de coutumes, pratiques et croyances et autres traditions populaires. Il laisse une immense œuvre folklorique en grande partie inédite.

Dans ce poème très mélancolique, il médite sur l’année qui meurt. Peut-être l’écrivit-il en 1909, alors qu’il avait été contraint d’abandonner l’aventure éditoriale de la Revue du Nivernais, revue qu’il avait contribué à créer.

 

 

 

 

 

 

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23 décembre 2010 4 23 /12 /décembre /2010 16:56

François invente la crèche de Noël

L'invention de la crèche par François d'Assise, Giotto

 

 

Un Dieu plein de douceur mit la faiblesse en nous

Afin que nous aimions les faibles et les doux,

Et que l’homme aux petits soit toujours charitable.

Aussi Jésus voulut naître dans une étable.

Or, le bon saint François, lorsque venait Noël,

Pour convier le monde à l’amour fraternel,

Devant ceux que l’orgueil aveuglément domine

Prêchait l’humilité dans une humble chaumine,

Il avait près de lui le bœuf, l’âne ; et ceux-ci,

Qu’aimait le pur apôtre, et qui l’aimaient aussi,

Fixaient sur leur ami leur regard grave et tendre,

Et, l’écoutant parler, paraissaient le comprendre.

 

Fleurs de corail, 1900

 

Dans l’Evangile de Luc, l’endroit où repose Jésus à sa naissance est désigné par le mot « mangeoire », « cripia » en latin, qui a donné le mot « crèche ». Il s’agit donc de l’auge destinée à la nourriture des animaux. Par extension, le mot s’apparentera à l’étable tout entière. La naissance de Jésus aurait eu lieu dans une grotte aménagée en étable, comme il en existait beaucoup en Palestine à cette époque.

La plus ancienne représentation picturale de la Nativité fut retrouvée sur un sarcophage dans le sud de la France et date du XI° siècle. Entre le XI° et le XII° siècle, on jouait la Nativité au cours de la célébration liturgique. Ces jeux liturgiques ayant peu à peu dégénéré en festivités profanes, ils furent supprimés en 1548.

Ce poème de Maurice Olivaint (1860-1929) rappelle que c’est saint François qui est à l’origine de la tradition de la crèche. En effet, la crèche, telle que nous avons coutume de la représenter, daterait du XIII° siècle.

C’est en 1223 que saint François réunit les habitants de Greccio, village situé près d’Assise, en Ombrie,  afin de célébrer la messe de minuit dans une grotte. Ni Jésus, ni Marie, ni Joseph ne figurent alors dans cette représentation, qui ne présente qu’une mangeoire et le bœuf et l’âne. Pourtant, jamais la Nativité de Jésus n’avait paru aussi vivante aux habitants de Greccio. On raconte en effet que François avait placé une hostie dans la mangeoire et que l'Enfant-Jésus s'y manifesta.  L’idée de la crèche fut ainsi reprise par l’ensemble du monde chrétien. La tradition de « faire la crèche », manifestation de la foi, date du XIV° siècle et se répand au XVI° siècle en Italie.

La tradition du bœuf et de l’âne, évoquée dans ce poème, remonterait au III° siècle. Origène, un théologien de cette époque, commentant l’Evangile de Luc, fait référence au prophète Isaïe. Dans le Livre d’Isaïe (I, verset 3), qui date du VIII° siècle avant Jésus-Christ, il affirme que « le bœuf connaît son propriétaire et l’âne la mangeoire de son maître ».

L’Evangile apocryphe du pseudo-Matthieu mentionne la présence de ces humbles animaux  au chapitre 14, verset 14 : «  Or, le troisième jour, après la naissance du Seigneur, Marie sortit de la grotte, entra dans une étable, et elle déposa l’enfant dans la crèche, et le bœuf et l’âne l’adorèrent. Ainsi s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Isaïe : « Le bœuf a connu son maître et l’âne la crèche de son maître. » Ces animaux donc, qui avaient l’enfant entre eux, l’adoraient sans cesse. Ainsi s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Habacuc : « Tu te manifesteras au milieu de deux animaux. » »

Ces deux animaux, qui expriment ici gravité et tendresse, me font penser à l’ouvrage de Christian Bobin, Le Très-bas, une « promenade au cœur de l’âme » de saint François d’Assise. Et voici ce que l'auteur y écrit à propos de l’âne :  « Il y a bien un âne dans la vie de François. Il dort quand François dort, il mange quand François mange, il prie quand François prie. Il ne le quitte jamais, l’accompagne du premier jour. C’est le corps de François d’Assise, c’est son propre corps qu’il appelle ainsi : « mon frère l’âne » - manière de s’en détacher sans le rejeter, car c’est avec ce compagnon qu’il faut aller au ciel, avec cette chair impatiente et ces désirs encombrants : pas d’autre accès aux sommets éternels que par cette voie-là escarpée, caillouteuse, un vrai chemin de mulet. »

L’âne, ce « doux ami du ciel bleu », comme le décrivait Francis Jammes, un intermédiaire vers la sainteté ?

 

Sources :

http://catholique-versailles.cef.fr/ croire-p-texte-noel-traditions-creche.htm

 

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème : la crèche

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16 décembre 2010 4 16 /12 /décembre /2010 08:49

Un efamille de paysans dans un intérier Louis Le Naan

Famille de paysans dans un intérieur, Louis Le Nain

 

C’est la nuit qu’ Jésus rend visite

Aux bourrassons, aux p’tits petiots,

Dans les bons et les mauvais gîtes,

Partout là qu’y a des p’tits sabiots.

 

Tâchez d’y faire un’ plac’ proprette

Vers el bouffoué près des landiers

Et de tisonner la flambette

Pour qu’y réchauff’ ses petits pieds.

 

Il est sans dout’ ben qui frissonne

Darrié l’harriau de vout’ courtil,

Attendant que les minuits sonnent

Pour rentrer sous vout’ couvartis.

 

Coumm’ si c’était de bell’s affaires,

Pour un’ berdin’rie à quat’sous,

Vous y bâill’rez un bout d’prière

Et le r’mercierez à deux g’noux.

 

Des gens d’ren, c’est pas difficile…

Et pis l’Jésus pour les pailleux

N’apporte que des chos’s utiles,

Des gros sous et des habits neus.

 

Prenez donc garde à vout’ chandelle !

La flamm’ qui monte en tortillons

Ferait flamber ses petit’s ailes

Comme des ail’s de papillon.

 

Le v’là, l’chérubin qui s’avance,

Tout blond, tout bouclé, tout menu

Il foule l’sol de vout’ accense

De ses petons roses et nus…

 

Nus, sans sabiots, sans bas de laine !

C’est pas qu’n’y aurait pas besoin,

Mais c’est pour pas fair’ de la peine

Aux pauv’s p’tits gas qui n’en n’ont point.

 

Noëls Berriauds, 1898

 

Hugues Lapaire (1869-1967), né à Sancerre (ou Sancoins ?), fut le chantre du Berry. Il en parla avec bonhomie et simplicité, faisant revivre les coutumes et les intonations de ses habitants dans la savoureuse langue berrichonne. Dans cette suite de quatrains, il fait de l’Enfant-Jésus l’humble frère en pauvreté de tous les petits paysans qui vont nu-pied, sans bas de laine ni sabots.

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots

Thème proposé par Hauteclaire : Noël

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