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5 septembre 2024 4 05 /09 /septembre /2024 09:33

 

La Madonna del Parto, La Vierge de l'Enfantement (1459-1460), est une fresque a tempera de Piero della Francesca que je trouve admirable. Elle appartient à la Première Renaissance et elle est conservée à Monterchi, en Toscane italienne. Peinte à l’origine pour la mère de l’artiste à l’occasion de la mort de celle-ci, elle fut réalisée en très peu de jours dans l’église Santa Maria di Monumenta, non loin du village. L’artiste utilisa des couleurs de premier choix, dont une quantité considérable de lapis lazuli. On ignore qui en fut le commanditaire. Après la destruction de l’église en 1785 pour établir un cimetière, on finit par redécouvrir la fresque en 1889 dans une petite chapelle funéraire. Après restauration, elle fut installée en 1993 dans l’école élémentaire de Monterchi. Celle-ci fut ensuite transformée en musée (Museo Civico della Madonna del Parto) et elle est désormais exposée aux regards admiratifs des amateurs d’art derrière une vitre blindée et dans un local climatisé.

 

Cette fresque représente la Vierge enceinte, debout, faisant face au spectateur dans une pose sereine et hiératique, comme on peut en voir dans l’art byzantin, entourée de saints et d’anges. Elle est bien différente des Vierges de Raphaël, Boticelli ou Vinci, aux longs cheveux blonds et souvent de profil. Par ailleurs, ce thème de la Vierge enceinte (Maria gravida) est relativement rare si on le compare à celui des Vierges à l’Enfant. On peut penser à La Vierge parturiente de Antonio Veneziano (entre 1369 et 1419), à la Vierge enceinte de Némétujvar dans sa robe bleu foncé, ou encore celle de Lomberto Gori dans sa robe rose.

 

Il semble que cette fresque puisse être l’illustration de la phrase de l’évangile de saint Luc (2, v. 6) : « Or, pendant qu’ils (Marie et Joseph) étaient là (à Bethléem où ils étaient partis se faire recenser), le temps où elle devait enfanter fut accompli. » La Vierge de Piero della Francesca, sereine, s’offre à nous sur un fond beige doré matelassé de petits rectangles, que soutiennent d’un bras deux anges spéculaires, et sous un baldaquin qui reprend les teintes marron de la robe de l’ange de droite. « Ce dais est semblable à celui peint par Piero della Francesca dans la scène du Rêve de Constantin que l’on voit dans les fresques de La Légende de la Vraie Croix (Chapelle Bacci à Arezzo). Les deux anges jumeaux le soutiennent d’un bras. Ce rideau, qui confère de l’importance au personnage, est brodé de grenades symbolisant la Passion du Christ.


Le visage de Marie, aux yeux légèrement en amande, à demi abaissé, et dont la joue gauche est légèrement teintée de rose, est surmonté d’une coiffe ronde noire et blanche, soulignée par un voile très fin sur le front. Il est couronné d’un curieux chapeau beige foncé à croisillons noirs, plat et oblong, qui fait office d’auréole. Elle porte une lourde robe de drap d’un bleu marial, qui couvre tout son corps. Elle est resserrée à la taille, et Marie l’entrouvre de sa main droite pour laisser paraître, sous le jupon blanc, un ventre proéminent, témoin de sa grossesse, et qu’elle semble caresser. Quant à sa main gauche, posé sur sa hanche, elle crée un léger déhanchement, souvenir peut-être de la statuaire du Moyen-Age. Au centre de la fresque, Marie enceinte est « splendide, sévère et douce à la fois, jeune et pourtant consciente de son rôle, élégante, sobre, plus grande que les deux anges, et donc encore peinte selon les canons de l’art médiéval et pourtant si crédible. »

 

Les deux anges situés en miroir accomplissent donc le même geste de soulever le rideau. Leur attitude est pour le spectateur une invitation à regarder le centre du tableau.  Leurs couleurs se répondent. L’un à droite de la Vierge est vêtu d’une longue robe verte sur laquelle est accrochée une aile rose. L’autre, à sa gauche, porte une robe marron foncé, rappelant la couleur du baldaquin, et une aile verte. Les couleurs de leurs chausses sont inversées et tous deux ont, comme la Vierge, cette auréole plate. Ils peuvent rappeler l’ange Gabriel de l’Annonciation et tous les messagers angéliques de la Bonne Nouvelle. 

On a coutume d’interpréter ce baldaquin comme étant une représentation de l’Eglise. Marie, au centre de la fresque, symboliserait l’Eucharistie : le corps du Christ ne siège-t-il pas en elle ? Par ailleurs, Lavin fournit une explication possible de la signification de cette représentation. : « Il convient de souligner que si la Madonna del Parto était, bien entendu, avant tout une image mariale, sa signification sous-jacente faisait référence à la naissance du Christ d’une vierge, comme le montrent les exemples dans lesquels Marie montre la ceinture qu’elle porte autour de la taille, symbole de sa chasteté. » N’oublions pas, bien sûr, que cette fresque est devenue « un symbole de la maternité, une image de dévotion pour les mères du monde entier. »

 

Or, il se trouve qu’en visionnant le film méconnu du cinéaste esthète, Valerio Zurlini, Le Professeur (1972), avec Alain Delon, j’ai aimé découvrir une scène dans laquelle le personnage (Daniele Dominici) donne une leçon d’art à une de ses étudiantes, Vanina Abati (Sonia Petrovna), devant la Madonna del Parto. L’histoire du film est très mélancolique comme l’indique le titre en italien, qui est un vers de Goethe : La prima notte di quiete, qui signifie La première nuit de tranquillité, celle où l’on ne rêve plus, c’est-à-dire la mort. En effet, le film est noir et désespéré. Sonia Petrovna, de nombreuses années après la sortie du film, commente ainsi l’histoire : « C’est la rencontre fulgurante de deux désespoirs, de deux âmes en lambeaux, de deux êtres perdus attirés par le vide. » Elle dit avoir été « marquée par la sensation de poison qui court à travers le film. Vanina ne croit en rien, c’est la non-vie et c’est épouvantable ».

 

Daniele Dominici arrive à Rimini dans un lycée classique où les élèves, ou plutôt les étudiants (ils semblent déjà âgés) sont de jeunes bourgeois oisifs, ces vitelloni (jeunes veaux), mis déjà en scène par Fellini en 1953, qui tardent à devenir adultes et passent leur vie dans des bars à jouer aux cartes. Ce professeur, à la barbe mal rasée et au regard sombre, toujours vêtu d’un éternel manteau beige en poil de chameau (celui prêté par Zurlini lui-même) et d’un éternel col roulé vert, ne croit que dans l’Art et la Littérature. Il enseigne la beauté des vers de Pétrarque, le vice et la vertu chez Manzoni et il a une passion pour Stendhal. Séduit par la beauté et le visage énigmatique de madone de Vanina au prénom stendhalien, il lui offre Vanina Vanini, une nouvelle de l'auteur de La Chartreuse de Parme, qui raconte l’histoire d’une princesse de dix-neuf ans (l’âge de la jeune femme), tombant amoureuse d’un carbonaro blessé d’un coup de poignard.  Lorsque Vanina reçoit le livre, elle demande à Daniele : « Ils s’aiment ? « Il lui répond « Oui. » Et elle de rétorquer : « Ils ont de la chance. » Vanina a en effet été prostituée par sa mère, Marcella Abati (Alida Valli) à l’âge de quinze ans et elle passe de main en main dans le groupe des jeunes gens oisifs que fréquentera le professeur. Daniele et Vanina s’aimeront en unissant leurs deux désespoirs et entameront une douloureuse liaison alors même que Daniele ne parvient pas à se séparer de sa compagne, Monica (Léa Massari). 

 

Ce personnage du professeur est inspiré par Zurlini lui-même, pétri qu’il est de culture classique. Passionné par l’art pictural, le metteur en scène réalise de superbes cadrages et cet art se retrouve dans sa manière de filmer des villes désertes dans des tons de camaïeu et des couleurs éteintes. En cela il est beaucoup plus proche des peintres que de ses confères cinéastes.

 

La mélancolie et le nihilisme du professeur sont ceux du réalisateur qui créa notamment Le Désert des Tartares, adapté du roman de Dino Buzzati, œuvre sur l’attente et le vide. Jean-Christophe Ferrari, spécialiste de Zurlini, explique que, pour le personnage, « rien ne justifie vraiment l’existence sinon, peut-être, la mort ». On apprendra que Daniele Dominici est poursuivi par le souvenir douloureux du suicide d’une de ses cousines. Certes, « tout est destiné à mourir mais aussi à échouer ; même si les sentiments sont intenses, ils sont condamnés à se disperser avec le temps ». Restera l’intensité du lien et celle des émotions vécues par les deux amants, pour « une histoire qui n’a aucune chance d’aboutir », ce qui est très bien rendu dans le film. Que l’on pense aux étreintes désespérées de Vanina et de Daniele dans la villa isolée du bord de mer. Le professeur a reconnu en la jeune femme un être à la dérive semblable à lui et le jeu des regards est très éloquent à cet égard. Et il la séduit avec des mots. A un de ses amants Gerardo (Adalberto Maria Merli) qui lui demande ce que le professeur a de plus que lui, elle répond : « Il m’a parlé ! » Ce désespoir, précise encore Ferrari est aussi celui « d’une jeunesse née après la guerre dans les ruines du fascisme et en perte de repères ». Ces jeunes bourgeois oisifs sont « sans ardeur, exsangues ». Ils n’ont rien de commun avec les jeunes prolétaires, les ragazzi, mis en scène par Pasolini.

 

La scène lumineuse du film où Daniele emmène Vanina devant la Madonna del Parto a été tournée dans l’église Santa Maria di Monumenta où se trouvait le tableau. La jeune étudiante se tient en arrière tandis que le professeur, devant la fresque, est plongé dans son explication. La scène est d’une grande intensité, notamment grâce à son discours que l’on sent plein de passion et à l’immobilité attentive de l’étudiante. Devant cette peinture, il tente de chercher un espoir dans ce monde fangeux où tous deux sont plongés. Il explique qu’en 1460, « la communauté paysanne de Monterchi commanda cette madone à Piero della Francesca. Les commanditaires n’étaient ni papes, ni princes ni banquiers. Il se peut qu’au départ il ne prit pas ce travail au sérieux. Et pourtant, voilà le miracle d’une jeune paysanne, fière comme une princesse ! »

Federico Giannini et Ilaria Baratta commentent ainsi ce beau passage : « Il imagine la Vierge du grand artiste de la Renaissance comme « une douce adolescente paysanne, hautaine comme la fille d’un roi, distraite de ses activités quotidiennes, peut-être du troupeau qu’elle gardait, pour être appelée à servir de modèle à la mère de Dieu. Peut-être, se demande Daniele, sent-elle déjà obscurément que la vie mystérieuse qui grandit en elle jour après jour finira sur une croix romaine, comme celle d’un malfaiteur. » La vision du chef -d’œuvre inspire à son élève une réflexion sur ce qu’est la maternité : « Deux personnes qui s’aiment. Ici, peut-être. Parce qu’autrement, il ne reste qu’un corps qui se déforme. Il ne reste que l’inconfort. La douleur. La cruauté des gens qui commencent à s’en apercevoir. Sans qu’il n’y ait plus rien à faire. Ou presque. »

 

Le grand historien d’art Roberto Longhi, a beaucoup travaillé sur Piero delle Francesca (étude célèbre parue en 1927) et s’est intéressé à cette fresque. C’est lui qui aurait inspiré la leçon d’art de Daniele Dominici.  On lit en effet dans la monographie de Valerio Plastici en 1927 : « Solennelle comme une fille de roi sous ce pavillon couvert d’hermine, elle est pourtant rustique comme une jeune montagnarde qui se présente à la porte du tas de charbon de bois. D’une main retournée sur sa hanche, de l’autre laissant entrevoir son giron, à la fois clouté et boisé, naissent des gestes d’une pureté mélancolique. »

Pour achever ce billet, je voudrais mentionner une interview assez surprenante d’Alain Delon. A un journaliste qui lui demandait quelle était pour lui la femme idéale, il répondit que c’était Marie et qu’il lui « parlait » quotidiennement. Et il avait sorti de sa poche une minuscule statuette de la Vierge. Je ne m’étonne donc pas que le professeur, qu’il interprète avec talent dans le film de Zurlini, parle avec tant de passion du chef-d’œuvre qu’est la Madonna del Parto.

Sources :
Wikipédia, la Madonna del Parto
La Madonna del Parto de Piero della Francesca, l'une des plus belles images de la maternité (finestresullarte.info)
Interview de Sonia Petrovna sur Le Professeur
Interview de Jean-Christophe Ferrari sur Le Professeur

 

 

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1 septembre 2024 7 01 /09 /septembre /2024 14:34

Il y a bien des années, c’est au moment de sa sortie que j’avais vu Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. On était en octobre 1967, j’avais 17 ans, j’étais en hypokhâgne et j’étais romanesque. Je me souvenais de la silhouette du tueur à gages, Jef Costello, de ses errances d’un pas rapide dans Paris pour échapper aux policiers et à ceux qui veulent le tuer. Et je me rappelais surtout ce geste de la main pour lisser le rebord de son chapeau gris avec un ruban noir, qui le révèle et le cache à la fois. Le Fedora des gangsters de chez Borsalino. A l’occasion de la mort d’Alain Delon, revoir ce film m’a replongée dans mes émotions de jeunesse.

Le 23/10/1967, dans l’émission, Monsieur Cinéma, Jean-Pierre Melville, se confiait à Pierre Tchernia sur son film. Le thème en est simple :  Jef Costello, tueur à gages, est arrêté par la police après avoir exécuté un nouveau contrat. Il est relâché faute de preuves et malgré la présence de témoins. Mais les commanditaires du meurtre décident par précaution de l'abattre à son tour.

C’est une histoire que le cinéaste au chapeau portait en lui depuis longtemps comme un enfant et dont il a finalement accouché. Il a tout créé dans ce long-métrage : l’histoire, les dialogues, l’adaptation, la réalisation. C’est vraiment un film d’auteur, ce que l’acteur Delon admirait beaucoup. On ajoutera que Le Samouraï sera la fin d’un cycle pour celui dont ce fut le dixième film en vingt ans. Ayant commencé Le Silence de la Mer le 10 août 1941, il aura fini Le Samouraï aux alentours du 10 août 1967.

Ce film, Melville y avait pensé depuis 1962. Il avait 25 scénarios quand ses studios ont brûlé et il a proposé cinq livres à Alain Delon. « J’ai écrit un scénario pour vous il y a quatre ans » lui a-t-il dit. L’acteur l’a lu : « Je tourne cela et rien d’autre » a-t-il affirmé. On pensera que le titre est trompeur puisque le film n’a rien de japonais. Melville l’a choisi parce qu’il a trouvé une fois à Delon « un air japonais, [celui d’] un beau Japonais ». Selon lui, il serait très facile de le maquiller en japonais. Par ailleurs, l’acteur aimait à se vanter : « Je suis un dieu vivant au Japon » affirmait-il non sans humour. « Le Samourai de Jean-Pierre Melville (1967) a parachevé le mythe. « Son côté sombre, triste, mystérieux, ambitieux mais aussi un peu loser, solitaire et cynique aussi, a vraiment plu aux spectateurs japonais, qui préfèrent encourager les perdants : au théâtre kabuki par exemple, le public sympathise avec les plus faibles », confirme à 20 Minutes Yoshi Yatabe, ancien programmateur du Festival international du film de Tokyo. « Ce qui plaisait le plus aux Japonais, c'était l'impression qu'il donnait de respecter les codes d'honneur sans s'embarrasser d'un humour facile ou d'une nonchalance à la Jean-Paul Belmondo, souligne pour 20 Minutes Sakurako Uozumi, journaliste de la revue Eiga Geijutsu (L’Art du cinéma)

En exergue au film, on lit une phrase (apocryphe ?) du Bushido, la bible des samouraïs : « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï. Seule peut lui être comparée celle du tigre dans la jungle. » Melville explique que la tigresse ne peut lécher la blessure d’un tigre car elle se fait mordre. Et Jef Costello apparaît bien comme un fauve : aucun sentiment, aucune humanité (quoique…), une machine à tuer. Delon interprète Jef Costello avec un impressionnant visage de pierre et une démarche rapide, souple et féline. Il connaît le métro et les rues de Paris comme sa poche, saute par-dessus les barrières, toujours vêtu d’un manteau bleu-marine ou d’une gabardine beige. Son mutisme est le garant le meilleur de sa sécurité.

Le souhait de Melville était de faire un film sur la solitude, « une longue méditation sur la solitude », avec le personnage d’un tueur à gages, un « ronin » (qui est un des trois types de samouraï avec le « bushi »). Si dans Le Doulos, il y avait une ambiguïté calculée pour chaque personnage qui ne disait pas la vérité, ce n’est pas le cas dans ce film. Les personnages disent la vérité car ils sont seuls. Le seul être vivant avec lequel Jef Costello soit en relation, c’est son canari en cage, une métaphore de lui-même, emprisonné dans son rôle de tueur à gages.

Il voulait créer un « ronin » moderne, perdu dans une ville avec cette façon d’être et de vivre d’un samouraï. Selon lui, il est difficile de faire un film tragique moderne autrement qu’avec des gangsters et des policiers. Il reconnaît que le film policier et le western l’attirent plus que toute autre forme de cinéma, d’autant plus qu’il croit de moins en moins au cinéma comme une forme de spectacle intellectuel ou philosophique.

Certes, il ne referait plus Le Silence de la Mer, mais il avoue qu’il referait Léon Morin prêtre. Il précise qu’il ne se renie pas, qu’il évolue et qu’il ne voit plus les choses de la même façon. En France, ajoute-t-il, comme il est impossible de transposer les règles du western, on ne peut se rattraper que sur un sujet dramatique, tragique, se déroulant sur un fond policier. Si littérature et théâtre peuvent réaliser des choses plus difficiles, il avoue qu’il ne se prend pas pour un maître à penser mais qu’il est surtout un entrepreneur de spectacles. : plus un barnum qu’un Proust ou un Gide !

Dans le policier, il lui faut faire un effort constant d’imagination, l’efficacité devant se manifester dans toutes les séquences. Existe alors une rigidité plus grande que dans tout autre film. Ses héros sont des personnages tragiques et le spectateur doit pouvoir se dire dès la première image : « Ah ! Celui-là, il est mort ! » et c’est là l’essentiel. Il faut pouvoir sous-titrer : les dernière quarante-huit heures du héros. Comme dans une tragédie, on sait qu’il va mourir. Par ailleurs, il affirme que le cinéma ne peut être que poétique, même un film policier qui doit être un « spectacle poétique ». En même temps, « il ne faut pas penser poétique pour faire poétique. »

Melville avoue avoir cru longtemps au « mensonge des westerns » puis il a réalisé que ce monde n’existait pas. Vers 1950, le monde n’est pas comme Hollywood le montre. Il demeure « marqué par l’Amérique et non par les Américains qui se sont trompés de continent » assène-t-il. En fait, « le plus beau pays du monde, ce sont nos Indes » à nous, les Français.

Le cinéaste du Doulos et du Deuxième Souffle est impressionné par le grand professionnalisme des Borzague, James Wood, etc, tous ceux du cinéma d’avant-guerre dont il est nostalgique. Selon lui, le cinéma a besoin d’être traité comme dans les années 30, « l’âge de platine », « l’âge d’or » étant le muet. Les années 30 du cinéma américain ont posé une fois pour toutes les bases sur lesquelles on doit construire un film pour que le plus grand nombre de spectateurs viennent. Certes, Melville a conscience d’être à contre-courant de la mode à laquelle il a toujours été opposé et, d’ailleurs, il ne sait pas ce qu’est la mode, précisant que, notamment dans Le Samouraï, il n’utilise plus de décors naturels.

Puis le cinéaste évoque sa conception du décor. Si Le Silence de la Mer fut créé en décor naturel, ce ne fut pas les cas des Enfants terribles, qui était en décor construit. Il déclare avoir « horreur du décor naturel » qui ne comporte pas de poésie. Il faut donc toujours « transposer » afin d’apporter une part de rêve au spectateur en ne lui montrant pas ce qu’il voit tout le temps. Pour le décor, « le réalisme, c’est l’ennui. »  En ce sens, il fait siens les propos de Hitchcock : « Quand je vois paraître la hideuse figure de la vraisemblance, je lui tords le cou. » Et ceux de Charlie Chaplin : « Il faut tuer le réalisme au nom de la vérité. »

C’est ainsi que pour la chambre de Jef Costello, le réalisateur a souhaité « un décor ascétique et glacial », explique François de Lamothe. Ce dernier a été contraint de toute urgence, en deux semaines de reconstituer ce décor qui avait brûlé dans l’incendie des studios Jenner, le 29 juin 1967, et auxquels Melville était très attaché. Le décorateur commente ainsi ce qu’il a réalisé :« Pour répondre à ses volontés drastiques, j’ai imaginé une pièce austère avec des matériaux travaillés dans les camaïeux de gris. Peu d’objets, seule une cage avec un canari apporte une touche d’humanité. Des fenêtres à guillotine accentuent l’impression de mort qui rôde en permanence dans le film. En découvrant le décor, Delon m’a lancé : « C’est formidable ce que tu as fait, ma poule ! », accompagné d’une tape sur l’épaule.

Ce décor n’a rien de réaliste. On est censé se trouver dans le 20ème arrondissement de Paris mais on n’est pas tout à fait dans la capitale. « Cependant, dit Melville, les spectateurs ne le sentiront pas. » Ils subiront sans l’analyser le dépaysement que le décor va leur procurer mais cela les aidera « à s’installer mieux dans leur fauteuil ».

Pour en revenir à l’idée de vraisemblance soulignée par Charlie Chaplin, selon Melville, « vérité ou non-vérité, c’est la même chose ». Il précise que ses gangsters sont « vrais », que la police est « vraie ». Un gangster de ses amis lui a dit : « Enfin, tu nous montres comme nous sommes ! » Il lui a répondu que c’était faux car ses personnages sont « idéalisés » et qu’il en a fait des « seigneurs ». De la même façon, il précise qu’il n’a jamais fait de décor de police réel : « Je ne ferai jamais la vraie PJ de Paris » assure-t-il. « En art et dans le spectacle en général, le mensonge est toujours payant » conclut-il.

Le Samouraï est un donc un film fascinant, envoûtant et j’ai aimé revoir ce long-métrage d’un grand cinéaste qu’Alain Delon considérait comme un de ses maîtres (avec René Clément et Visconti). On me dira que le personnage est peu recommandable, tout en détermination brutale et en violence, et qu’il finit tristement, tué par la police comme un petit truand minable. Mais c’est justement cette fin surprenante qui lui donne toute sa gloire : le barillet était vide. Alors suicide ou machination perverse de la pianiste (Cathy Rosier), le mystère demeure.

Sources :

Jean-Pierre Melville - Le samouraï (1967) - YouTube

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00013730/jean-pierre-melville-a-propos-de

 

 

 

 

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2 mai 2024 4 02 /05 /mai /2024 17:04

 

Lundi soir, j'ai regardé le téléfilm (1981) de Marcel Cravenne, une adaptation du roman épistolaire de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées. Il parut d'abord sous la forme de roman-feuilleton dans La Presse, en 1841, en deux parties, sous deux titres différents : Mémoires d'une jeune femme et Sœur Marie des Anges. Publié chez Furne en 1842 dans les Scènes de la vie privée, il était dédicacé à George Sand, un écrivain pour qui l'amour compta beaucoup.

L'histoire est celle de deux amies de l'aristocratie des années 1820-1830, de caractères très dissemblables, qui ont toutes deux quitté le Carmel de Blois car elles n'avaient pas la vocation, selon la mère supérieure (Renée Faure). Le spectateur les suit tout au long de leur vie et découvre leurs conceptions très différentes de la vie amoureuse.

Renée de Maucombe (Martine Chevallier)

Renée de Maucombe (Martine Chevallier) se laisse marier à Armand de Lestorade (Michel Peyrelon, Louis de Lestorade dans le roman), un "vieux jeune homme", revenu désabusé de la bataille de Leipzig. Ils vivent dans une bastide en Provence. Elle ne se donne pas tout de suite à lui, le temps de l'apprendre à l'aimer. En homme bon et sincèrement amoureux, il l'attendra avec patience et sa femme finira par s'attacher à lui. Tout en développant leur propriété, elle encouragera son ambition politique et ils partiront à Paris. Armand de l'Estorade devient député et pair de France. Ils auront trois enfants et leur mariage, fondé sur la raison et la tradition, sera heureux.

Sûre d'elle-même, Renée écrit à Louise : "Certes, il t'est prouvé, je crois, que je suis de beaucoup supérieure à Louis ; mais m'as-tu vue jamais le contredisant ? Ne suis-je pas en public une femme qui le respecte comme le pouvoir de la famille ? [...] Ma chère, la perfection de la bienséance  consiste à s'effacer si bien que l'obligé ne se croira pas inférieur à celui qui l'oblige ; et ce dévouement caché comporte des douceurs infinies."

image1714642114252.pngPeyrelon, Louis de Lestorade dans le roman), un "vieux jeune homme", revenu désabusé de la bataille de Leipzig. Ils vivent en Provence. Elle ne se donne pas à lui tout de suite, le temps d'apprendre à l'aimer. En homme sincèrement amoureux et bon, il l'attendra avec patience et sa femme finira par s'attacher à  lui. Tout en développant leur propriété, elle encouragera son ambition politique et ils partiront à Paris. Armand de l'Estorade devient député et pair de France. Ils auront trois enfants et leur mariage sera heureux, fondé sur la raison et la tradition.

Sûre d'elle-même, Renée écrit à Louise: "Certes, il t'est prouvé, je crois, que je suis de beaucoup supérieure à Louis ; mais m'as-tu vue jamais le contredisant ? Ne suis-je pas en public une femme qui le respecte comme le pouvoir de la famille ? [...] Ma chère, la perfection de la bienséance  consiste à s'effacer si bien que l'obligé ne se croira pas inférieur  à celui qui l'oblige ; et ce dévouement caché comporte des douceurs infinies."

Parfois, ses lettres se font moralistes, notamment quand son amie épouse Marie Gaston : "Comment, Louise, après tous les malheurs intimes que t'a donnés une passion partagée, au sein même du mariage, tu veux vivre avec un mari dans la solitude ? Après en avoir tué un en vivant dans le monde, tu veux te mettre à l'écart pour en dévorer un autre ? Quels chagrins tu te prépares ! Mais, à  la manière dont tu t'y es prise, je vois que tout est irrévocable."

Son amie, Louise de Chaulieu (Fanny Ardant), issue d'une grande famille aristocratique, a une conception tout autre de l'amour. Elle est passionnée et rebelle et ne conçoit que l'amour-passion. Comme d'autres personnages de La Comédie humaine, elle peut être qualifiée de "bolide humain". Habitant à Paris, ayant hérité de sa grand-mère, aimant les toilettes et la vie mondaine, elle épouse en premières noces Felipe Henarez (François Marthouret), son professeur de castillan car elle doit accompagner son père, le duc de Chaulieu (Robert Dhéran), ambassadeur auprès du roi d'Espagne. Henarez est  d'abord banni de son pays car résistant au pouvoir en place puis réhabilité. On découvre qu'il est en réalité duc de Soria, baron de Macumer et Grand d'Espagne.

Leur mariage est un mariage fondé sur la passion et le désir et ils vivent comme des amants passionnés dans un face-à-face, allant de bals en soirées mondaines et où l'enfant n'a pas sa place. Macumer se laisse plutôt aimer par sa femme qui le voudrait plus passionné et qui l'étouffe par son amour envahissant. N'est-ce pas elle-même que Louise aime à travers Felipe ? Il mourra quelques années après leur mariage, alors que Renée vient d'accoucher de son deuxième enfant. A cette occasion, Louise écrit avec lucidité  : "Je l'ai tué par mes exigences, par mes jalousies hors de propos, par mes continuelles tracasseries. Mon amour était d'autant plus terrible que nous avions une exquise et même sensibilité, nous parlions le même langage, il comprenait admirablement tout, [...] Tu ne saurais imaginer jusqu'où ce cher esclave poussait l'obéissance : je lui disais parfois de s'en aller et de me laisser seule, il sortait sans discuter une fantaisie de laquelle peut-être il souffrait."

Louise de Chaulieu se remarie quatre ans plus tard avec un écrivain poète plus jeune, Marie Gaston (Philippe Ruggieri est Julien Gauthier dans le téléfilm) et devient Madame Gaston.  Elle exige aussi de lui un amour sans réserve, dans un chalet à la campagne où ils vivent un huis-clos à deux.  Elle avoue : "Je sens en moi pour Gaston l'adoration que j'inspirais à mon pauvre Felipe !  Je ne suis pas maîtresse de moi, je tremble devant cet enfant comme l'Abencerage tremblait devant moi. Enfin, j'aime plus que je ne suis aimée ;"

Renée de Maucombe ou le bonheur d'être mère

A l'occasion d'une méprise, elle éprouve une folle jalousie envers son mari. Or, son époux n'était point infidèle mais secourait la veuve de son frère. Elle mourra à trente ans d'une maladie pulmonaire qu'elle a elle-même provoquée, tout en avouant qu'elle a échoué dans sa vie amoureuse et en regrettant de n'avoir pas connu la maternité. Elle constatera : "Une femme sans enfants est une monstruosité ; nous ne sommes faites que pour être mères."

"Balzac a exploré dans ce roman le jeu du dédoublement en deux personnages opposés.  " Renée, c'est la raison, le choix de la sagesse, de la durée, la domination du destin (et la compensation par l'imaginaire) ;  Louise, c'est la folie, la vie indifférente à la durée et à la mort : et toutes deux perdront." (Gaëtan Picon, Balzac par lui-même ).

On ne peut qu'admirer la manière dont Balzac a su ici décrire la psychologie, non d'une femme, mais de deux. Certes, entre sa mère, sa sœur, ses maîtresse et Mme Hanska, il avait eu tout le loisir d'observer les méandres du cœur féminin. Reconnaissons cependant que, dans ce roman, il le fait avec une acuité particulière, mêlant habilement les thèmes de l'amour, de la passion, de la maternité et de l'amitié féminine, peu traitée dans la littérature. Malgré la divergence de leurs vies, alors que toutes deux ont reçu la même éducation au couvent, Renée et Louise apparaissent complémentaires. Renée le souligne en ces termes : "De nous deux, je suis un peu la Raison comme tu es l'Imagination  ; je suis le grave Devoir comme tu es le fol Amour."

Louise de Chaulieu ( Fanny Ardant)

Quant à Louise, elle exprime avec une grande exaltation ce qu'elle ressent : "Ô mon ange, pourquoi parlons-nous une langue différente ? Ton mariage purement social, et mon mariage, qui n'est qu'un amour heureux, sont deux mondes qui ne peuvent pas plus se comprendre  que le fini ne peut comprendre l'infini. Tu restes sur la terre, je suis dans le ciel ! Tu es dans la sphère humaine et je suis dans la sphère divine. Je règne par l'amour, tu règnes par le calcul et par le devoir. Je suis si haut que s'il y avait une chute je serais brisée en mille miettes. Enfin, je dois me taire, car j'ai honte de te peindre l'éclat, la richesse, les pimpante joies d'un pareil printemps d'amour."

Felipe Henarez (François Marthouret), perché sur un arbre, observe Louise de Chaulieu (Fanny Ardant)

Marcel Cravenne, le réalisateur du film, a choisi la brune Fanny Ardant pour interpréter une Louise de feu, et la blonde Martine Chevallier pour incarner la douce Renée.  S'il va à l'encontre du choix de Balzac (dans le roman, Louise possède la blondeur et Renée est brune), ce choix m'est apparu judicieux. Fanny Ardant exprime avec fougue et orgueil cette conception d'un amour chevaleresque, courtois et, somme toute, romantique. Elle rejette l'approche sage et ordonnée de Renée  qui reflète un idéal bourgeois. En aristocrate elle affirme : "Oh ! J'aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique." Martine Chevallier, quant à elle, incarne avec douceur et sérénité une Renée qui considère que la passion n'est qu'illusion. Selon elle, il n'existe d'amour véritable que dans la fidélité conjugale et la maternité. Pour elle, le vrai bonheur consiste à "faire celui des siens".

Mémoires de deux jeunes mariées, c'est donc l'histoire d'une rivalité tendre entre deux amies, une "dispute" sur l'amour menée par correspondance. Par moments, s'étant éloignées l'une de l'autre, les deux femmes interrompent leurs lettres. S'il semble à la fin que la sagesse ait triomphé du romanesque, faut-il vraiment se fier au dénouement  ? "J'aimerais mieux être tué par Louise que de vivre longtemps avec Renée", disait Balzac lui-même. A chacun, en fonction de son vécu, de se faire sa propre opinion !

La mort de Louise de Chaulieu

 

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2 mai 2024 4 02 /05 /mai /2024 16:13

Photo Boz

A Saumur, en haut de la Montée du Fort, près de la place Saint-Pierre, une très belle maison s'enorgueillit d'avoir inspiré la maison du père Grandet dans le roman Eugénie Grandet. On lit dans le roman : "Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château par le haut de la ville. [... ] La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet."

Montée du Fort (Photo Anjou-Lumières)

"Honoré de Balzac reste volontairement flou dans l’adresse du domicile de la famille Grandet. Certains experts ont pu reconnaître dans la « rue montueuse qui mène au château » où l’auteur situe la maison d’Eugénie, la rue (ou montée) du Fort, avançant même que le numéro 7 aurait pu inspirer Balzac lors d’un passage à Saumur. À moins que ce ne soit le numéro 9 ? Ou la rue du Petit Maure ? Pour tout dire, la localisation de la maison Grandet est devenue un sport national à Saumur, chacun ayant un avis sur la question sans que personne ne soit d’accord." ("Le panthéon de l’Anjou par Calixte : Eugénie Grandet, celle que fit Balzac…", Ouest-France).

La maison du père Grandet ? (Photo Anjou-Lumières)

Dans le récent film éponyme (2021) de Marc Dugain, celui-ci a filmé une maison extrêmement sombre, sans doute pour illustrer l'avarice du père d'Eugénie. Or, j'ai bien connu cette maison qui appartenait à des amis et je dois dire qu'elle était très claire, avec un superbe escalier à vis en pierre.

Eugénie et son père dans le film de Marc Dugain

J'ignore quelle maison Marc Dugain a choisie comme décor mais sûrement pas cette belle maison de la Montée du Fort. Par ailleurs, je connais le ravissant manoir Renaissance du Coudray-Macouard, la Seigneurie du Bois,  où le réalisateur a tourné une scène entre Grandet et un maquignon, si mes souvenirs sont bons.

La Seigneurie du Bois dans le film de Marc Dugain

J'ajouterai que je n'ai guère aimé la fin du film, qui fait d'Eugénie une féministe avant l'heure, qui part vivre selon son bon plaisir.  Dans le roman, elle épouse Bonfons Cruchot, président du Tribunal de Première Instance, et elle finance des oeuvres caritatives. Quand son époux meurt, il est question d'un remariage avec le marquis de Froifond. Je ne comprends pas bien le choix de Marc Dugain, si ce n'est pour se conformer à l'air du temps.

Eugénie Grandet (Joséphine Japy) et son père (Olivier Gourmet) dans le film de Marc Dugain

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10 novembre 2021 3 10 /11 /novembre /2021 14:35

Regarder la version restaurée du film Les Fleurs de Shangaï (1998) de Hou Hsiaou-Hsien, c'est entrer dans le monde clos et feutré des courtisanes chinoises de la fin du XIXe siècle, fréquenté par de hauts-fonctionnaires cantonais de la dynastie des Qing. En une trentaine de plans-séquences, séparés par des fondus au noir, nous assistons à cette vie lente qui se passe entre repas fins, Hua-Quan, variante chinoise du jeu de la mourre, conversations sur l'argent, les bijoux, et fumerie d'opium.

Dans ce monde codifié à l'extrême, où respect et dignité sont de mise, traversé parfois par les éclats d'une violence trop longtemps contenue, le sort des femmes apparaît tragique. Achetées dès leur plus jeune âge par des mères-maquerelles, elles sont éduquées et formées pour devenir des courtisanes de haute volée. Ces "fleurs" qui ont perdu jusqu'à leur nom pour ne plus être que Rubis (Michiko Hada), Emeraude (Michelle Reis), Jade (Shuan Fang) ou Jasmin (Wicky Wei), espèrent toujours racheter leur liberté ou devenir la première épouse d'un de ces hauts-fonctionnaires. Souvent, leur seule échappatoire est la mort par l'opium. Ce film, d'une grande beauté, fascinera ceux qui se laisseront prendre au charme étrange et mélancolique d'un Maître Wang (Tony Leung), partagé entre deux courtisanes aussi séduisantes l'une que l'autre. « À l’époque des mariages arrangés, la seule possibilité qu’avaient les Chinois de connaître l’amour romantique était de fréquenter des prostituées », explique le réalisateur. Mais à quel prix pour ces jeunes femmes ?

J'ai aimé ce film qui m'a fait penser à L'Apollonide, Souvenirs de la maison close, de Bertrand Bonello. C'est bien la clôture qui domine dans cet espace saturé de porcelaines, tapis et tissus, qu'asphyxie encore la fumée de l'opium. Certes, il sera demandé au spectateur une grande attention afin de déceler les infimes variations de sentiments sur les visages des personnages et deviner leurs non-dits mais, à terme, c'est l'émerveillement qui domine. Et sans doute aussi une infinie compassion pour ces femmes dont l'extrême beauté ne va de pair qu'avec la soumission la plus absolue.

 

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12 mars 2021 5 12 /03 /mars /2021 09:58

Jeudi 11 mars 2021, France 3 rediffusait Un balcon sur la mer de Nicole Garcia. Je l'ai regardé pour la énième fois et je publie de nouveau le commentaire que j'en avais fait il y a quelques années.

Cathy et Marie-Jeanne

  Cathy (Solène Forveille) et Marie-Jeanne enfant (Emma Maynadie)

Avec son sixième film, Un Balcon sur la mer, Nicole Gracia renoue avec ses racines algériennes. Elle s’en était déjà sensiblement rapprochée en jouant dans le film de Brigitte Rouän, Outremer (1991). Elle y interprétait Zon, une femme d’officier de marine et mère de famille nombreuse, follement éprise de son mari, dans l’Algérie d’avant l’Indépendance. Longtemps réticente à situer à Oran, sa ville natale, l’enfance de ses personnages,  comme si elle continuait, dit-elle, « à tourner le dos à l’Algérie», la réalisatrice s’y est finalement résolue, sous l’influence de son co-scénariste Jacques Fieschi, lui-même originaire de cette ville. Et le film s’ouvrira sur une magnifique séquence silencieuse d’un Oran dans une demi-pénombre onirique et intemporelle, vide de toute vie, pour se clore sur celle d’une ville grouillante et animée, rendue à ses habitants arabes. L’expression de « balcon sur la mer » est celle qui caractérisait Oran, comme d’ailleurs nombre d’autres villes algériennes, situées au bord de l’eau. Elle recèle par ailleurs un charme romanesque convenant particulièrement bien à ce récit nostalgique.

Pourtant, Nicole Gracia reconnaît que cette histoire aurait pu se passer partout, ailleurs qu’en Algérie. C’est en effet dans une quête identitaire que s’engage son personnage, Marc Palestro (Jean Dujardin), jeune quadragénaire, dont la réussite aixoise d’agent immobilier a gommé l’enfance algéroise et les souvenirs tragiquement ensoleillés. A l’occasion de la visite d’une propriété, il rencontre une jeune femme, Madame Mondonato-Fuentès (Marie-José Croze), en qui il croit reconnaître Cathy, une adolescente blonde, qu’il écoutait sans se lasser jouer du piano, et qu’il aimait éperdument lorsqu'il était enfant. Son existence s’en trouve bouleversée, d’autant plus que la jeune femme disparaît bientôt sans laisser de traces. En se lançant à sa recherche, c’est en quête de sa propre mémoire occultée qu’il part, pour une redécouverte de son propre passé.

marc et marie jeanne

  Marc Palestro (Jean Dujardin) et Marie-Jeanne Montonado-Fuentes (Marie-José Croze)

Nicole Garcia explique que pour raconter cette histoire d’amour, de mémoire et d’enfance, il lui a fallu trouver une structure propre. C’est ainsi que le choix d’un thriller sentimental s’est imposée à elle, forme la plus à même pour rendre la densité nostalgique de ses personnages. C’est ainsi que Marie-Jeanne et Marc vont cheminer ensemble, elle avec son double, Cathy, et lui avec sa mémoire en éclats. Et Nicole Garcia joue habilement de la lenteur pour distiller le suspense sur un passé qui se révèle par bribes.

Pour rendre la complexité de l’intrigue, le metteur en scène fait de son personnage féminin une femme à plusieurs facettes, une comédienne, toute en faux-semblants. Marie-José Croze, avec sa fine silhouette sanglée dans un tailleurs strict et ses cheveux teints en blond, fait d’ailleurs penser aux héroïnes hitchcockiennes, notamment Kim Novak dans Vertigo. Par moments même, elle évoque aussi Naomi Watts, l’héroïne insaisissable de Muholland Drive de David Lynch. Avec ce personnage de femme maltraitée par la vie et qui accepte toutes les compromissions pour secourir son père, elle propose un type de femme en perdition, déjà mis en scène dans Place Vendôme et Un week-end pour deux.

Marie-José Croze a envisagé son personnage comme celui d’une femme duelle, en constant déséquilibre. Selon Nicole Gracia, les retrouvailles avec Marc lui donnent une seconde chance, lorsqu’elle se dépouille enfin de tous ses oripeaux de femme fatale, et elles laissent entrevoir qu’elle pourra vivre enfin cet amour d’adolescence inassouvi. Nicole Garcia explique qu’à la fin du film, celle qui a toujours été en retrait réussit à entrer en scène : « Au présent, comme comédienne et dans le passé, reprenant sa juste place dans la mémoire de Marc. » Pour Marie-José Croze, « Un Balcon sur la mer est un film qui parle de cinéma et de tous ses jeux possibles ». Il faut dire que le charme du film doit beaucoup à sa prestation subtile, empreinte d’un charme mystérieux, troublant et indéfinissable.

Marie-jeanne

  Marie-Jeanne (Marie-José Croze)

Dans ce film sur les intermittences de la mémoire, elle donne la réplique à un Jean Dujardin, dont la palette de jeu gagne ici en profondeur. Nicole Garcia  explique qu’elle avait déjà pensé à lui pour jouer dans son film, Selon Charlie. Elle l’avait alors rencontré, mais il ne s’était pas senti prêt à aborder le type de personnage qu’elle lui proposait. Et comme c’est toujours un personnage qui la conduit vers un acteur, elle a de nouveau songé à lui pendant l’écriture du scénario de son sixième film. Elle avait pressenti en lui une intériorité, et les « ombres que nous avons tous en nous ». L’acteur a quant à lui été sensible à une écriture pudique des sentiments, au service d’une intrique quasi-policière. Et il a accepté de tourner dans ce film labyrinthique où s’ouvrent sans cesse de fausses portes.

La réalisatrice a souhaité qu’il se dépouille de tout ses tics d’acteur et elle lui a dit : « Ne joue pas ! Sois ! » Il semble qu’il y ait réussi, notamment dans la scène ou sa mère (Claudia Cardinale), sur un balcon de Marbella, lui apprend que Cathy est morte depuis longtemps dans un attentat. On voit alors le doute naître en lui, tandis que vacillent ses certitudes. La scène où il se retrouve sur la terrasse de l’enfance où il jouait avec Cathy, dans l’innocence de la jeunesse, le montre submergé par l’émotion et rendant les armes. Les dernières paroles du film, c’est lui qui les prononce, lorsqu’il répond à Jeanne-Marie qui lui demande : « Où tu étais ? » et qu’il répond « Je me suis perdu ». Elle sont emblématiques d’un film sur la perte des repères, quand un  passé longtemps occulté ressurgit avec violence.

Car les scènes les plus réussies du film, ce sont sans aucun doute celles de l’enfance, qui jaillissent en flash-back dans un Oran écrasé de soleil. Il faut reconnaître que Nicole Garcia, en vraie fille de la Méditerranée, filme admirablement les paysages de mer et de soleil. Une grande luminosité baigne ces moments où les enfants vivent dans le présent : ce sont les courses dans les escaliers vers la terrasse chaude ou la fuite des Oranais dans les rues sous une lumière surexposée, lors du bouclage du quartier par les forces militaires.

Marc et Cathy sur la terrasse

  Marc enfant (Romain Millot) et Cathy (Solène Forveille) sur la terrasse de l'enfance

La force de ces passages tient encore au fait qu’ils sont filmés à travers les yeux des enfants. Le contexte de la guerre n’y est que suggéré – des soldats interdisent aux enfants de jouer sur la terrasse ; sa mère dit à Marc de ne pas rester à la fenêtre par crainte de tireurs isolés ; on apprend que le père de Cathy est un enseignant communiste ; on aperçoit un inconnu (sans doute un partisan de l’OAS) qui enjoint Marie-Jeanne de ne pas raccompagner Cathy et son père avant l’explosion qui détruit leur immeuble. Alors que l'Algérie est à feu et à sang, ce qui compte pour Marc, c’est son amour exclusif pour Cathy, l’adolescente blonde qui joue si bien du piano et le regarde en souriant, Cathy avec qui il répète Iphigénie, Cathy à qui ses parents l’arrachent contre son gré lors de leur départ d’Algérie. Ce qui se passe en ces temps troublés entre les Français et les Algériens ne concerne ni Cathy ni Marc, tout occupés qu’ils sont à vivre leurs rêves.

Et s’ils n’ont pas conscience de la tragédie historique qui se joue devant eux, ils ne perçoivent pas non plus la souffrance secrète qu’ils infligent à Marie-Jeanne, témoin muet de leurs amours. Celle-ci s’exprime dans une scène intense, lorsque l’adolescente court à perdre haleine afin de voir, une dernière fois, Marc passer en voiture sous ses yeux et qu’elle s’allonge, telle une morte, sous le soleil aveuglant.

Ainsi, en dépit de quelques invraisemblances scénaristiques, discrètement, de manière allusive, Nicole Garcia, exorcisant son « rapport intranquille avec son enfance », nous donne à voir une « histoire simple », qui prend les couleurs d’une tragédie. En effet, une des clés du film me semble se trouver dans la récurrence de l’allusion à Iphigénie de Racine, que jouent les trois adolescents à Oran et que Marc, devenu père, raconte à sa fille. Barbier d’Aucour, au XVII°siècle, n’a-t-il pas écrit :

« Le sujet de la tragédie

Est celle qui ne mourra pas. »

Et tandis que Cathy est Eriphile, sacrifiée aux dieux de la guerre, Marie-Jeanne, par un retournement du Destin, prend le visage d’Iphigénie sauvée.

 

Sources :

Entretien avec Nicole Garcia, Vidéo Allo-Ciné.com

Un Balcon sur la mer, Entretien avec l’équipe, http://www.cinemotions.com

Crédit Photos : Allociné.com 

 

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12 mars 2021 5 12 /03 /mars /2021 09:48
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28 janvier 2019 1 28 /01 /janvier /2019 21:01

Cécile de France étant nominée pour le César 2019 de la meilleure actrice, je saisis cette occasion pour évoquer Mademoiselle de Joncquières, film dans lequel elle joue le rôle de Madame de La Pommeraye. J’avais vu ce film, tourné en Sarthe, dans le beau château de Sourches,  lors de sa sortie en septembre 2018 et l’avais beaucoup aimé. Je me souviens aussi qu'au cours d'un stage de théâtre, j'avais joué le rôle de Madame de La Pommeraye. Le temps était menaçant et nous avions joué dans les écuries du château de Gizeux, avec les comédiens du Théâtre aux Chandelles.

 

Après Les Dames du bois de Boulogne (1945) de Robert Bresson, où brillait le diamant noir qu’est Maria Casarès, il fallait, me semble-t-il, une certaine audace à Emmanuel Mouret pour adapter de nouveau au cinéma le récit enchâssé (et souvent interrompu par des digressions et des parenthèses), d’une quarantaine de pages, de l’œuvre de Diderot, Jacques le Fataliste et son Maître (1796). On se rappelle que c’est lors d’une étape à l’auberge du Grand-Cerf que l’Hôtesse conte à Jacques et à son Maître l’histoire de la vengeance de Madame de La Pommeraye. C’est une sorte de conte moral, l’histoire d’une jeune veuve (Cécile de France) qui cède à la cour du marquis des Arcis (Edouard Baer), « homme de plaisir, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes ». Après quelques années de passion réciproque, la jeune femme assiste à son éloignement. Elle se vengera par l’intermédiaire de Mademoiselle d’Aisnon (Alice Isaaz), fille d’une femme répudiée (Natalia Dontcheva) et contrainte à la prostitution. Ange déjà déchu que Mme de La Pommeraye va transformer en dévote, pour qu’elle humilie le marquis. Ne dit-elle pas de lui qu’il « ne résiste pas à ce qui lui résiste » ? En libertin invétéré, le marquis fera tout pour obtenir la jeune fille.

 

De prime abord, quand on pense à ce récit, c’est surtout la vengeance de Madame de la Pommeraye qui vient à l’esprit. En 1785, Schiller avait d’ailleurs traduit cette nouvelle de Diderot sous le titre Exemple singulier de la vengeance d’une femme. Le réalisateur a donc eu l’intelligence de déplacer l’intérêt vers le personnage de la d’Aisnon (ou encore Mademoiselle Duquênoi chez Diderot), devenue ici Mademoiselle de Joncquières, que l’écrivain ne fait apparaître que vers la fin de son récit. Emmanuel Mouret explique ainsi son propos : « C’est pourquoi je me suis non seulement attardé sur les prémisses de l’histoire, mais aussi sur sa fin et son épilogue. Par ailleurs, je souhaitais rester fidèle à Diderot concernant le traitement narratif de Mademoiselle de Joncquières, dont est épris le marquis. Bresson la met très tôt en avant alors que Diderot le fait vers la toute fin : elle est longtemps un personnage en arrière-plan, une silhouette, qui prend subitement une consistance et une profondeur qui éclaire tout le récit. Je voulais essayer de conserver cette  « surprise dramatique » à la fois originale et forte en émotion. » C’est un des intérêts du film. 

Cette « surprise dramatique » est confortée par le fait que c’est ce personnage féminin, apparemment secondaire, qui donne son titre au film, le récit lui-même n’en comportant pas. Soucieux de donner une place nouvelle à la jeune fille, le réalisateur précise : « C’est une façon de préparer la fin, sans la révéler. Le personnage est dessiné en creux, suffisamment mystérieux pour alimenter nos projections, comme celles du marquis. Je crois que, plus cette jeune femme reste insondable à ses yeux, plus on comprend son attirance irraisonnée, et, plus le retournement final peut être poignant et troublant. » La jeune actrice, Alice Isaaz, exprime à merveille le mystère de ce personnage, silencieux, modeste, réduit à la prostitution par un sort contraire, mais profondément sincère. Mme d’Aisnon, sa mère, la décrit ainsi : « Ce n’est pas qu’elle ne soit belle comme un ange, qu’elle n’ait de la finesse, de la grâce ; mais aucun esprit de libertinage […]. » La jeune fille, que le réalisateur compare à un tableau de Fragonard, est la première comédienne à avoir été retenue. Emmanuel Mouret explique ainsi son choix : « Je l’avais remarquée dans La Crème de la crème et ce que j’aime beaucoup chez elle, alors que j’ai vu d’autres jeunes comédiennes, c’est qu’elle n’est pas que jolie et innocente, elle a du caractère. Je trouvais que donner beaucoup de caractère à son personnage était intéressant pour la fin, car elle a une vision forte, elle réfléchit et a du tempérament. » C’est en effet un très beau personnage féminin qui, par sa bonté et sa générosité innées, réduit à néant la vengeance  de Madame de La Pommeraye. Elle est à l’origine d’un retournement psychologique, assez surprenant pour cette époque, et qui fait de cette histoire un véritable « conte moral ». Emmanuel Mouret le confirme : « C’est de loin le personnage le plus vertueux et qui, dans les faits, pourrait être jugée pour celle qui l’est le moins. Cela souligne à la fois la pertinence et la profondeur de la pensée de Diderot : il ne faut jamais juger trop vite quelqu’un, de quelque chose ou de n’importe quelle situation morale. »

 

Quand le producteur Frédéric Niedermayer a proposé à Emmanuel Mouret l’idée d’un film en costumes, le réalisateur a tout de suite pensé à ce récit de Diderot. Il l’avait souvent relu et avait été ému par son épilogue. Il avait été frappé par la modernité de cette histoire, la liberté et la profondeur de ce récit dont les idées, les sentiments, les conflits lui avaient semblé très contemporains. Il précise à ce sujet : « Les questions morales que se pose le XVIIIe siècle sont toujours à l’œuvre de nos jours. »

 

C’est aussi, bien sûr, le langage si particulier de cette époque qui l’a encore incité à faire le choix de cette histoire. Il explique qu’il a essayé de garder le plus de dialogues du récit, en conservant, pense-t-il, « peut-être un quart ou un tiers ». Mais il a dû « broder » autour de nombreuses scènes esquissées, tout en en créant d’autres. Travail difficile qui a reçu l’aval d’une spécialiste de la littérature du XVIIIe. Et de souligner : « La véracité nous importe peu au final, c’est plus la véracité sentimentale qui compte. Je crois que le plus important c’est cette notion de saveur. »

 

On reconnaîtra qu’Emmanuel Mouret a parfaitement réussi ce pari, en restituant avec brio l’élégance de la langue de Diderot. Son film nous apparaît comme une « mise en scène des mots » et du discours amoureux. Il le souligne : « Car ce qui est intéressant quand la parole est abondante, c’est qu’elle est porteuse de complexité, de contradiction. » Le metteur en scène précise encore à ce propos qu’il s’agit de réunir la distribution la plus à même de porter ce texte avec le maximum de naturel. On n’oublie pas certaines répliques de Madame de La Pommeraye, le personnage qui a la partition la plus ample : « Vos jamais ne durent jamais plus longtemps que vos toujours. Je suis bien placée pour l’avoir observé. » Ou encore : « Vous avez, Marquis, mis mon cœur en lambeaux. Acceptez qu’en retour j’emprisonne le vôtre dans un jeu d’intrigue au risque de nous perdre. »

 

Pour mettre en scène ce badinage cruel, le réalisateur use beaucoup du plan-séquence : on y a « ce plaisir du jeu, on est quasiment en direct de la réplique et de la relation qui se noue, d’où cette idée de circulation dans l’espace, de hors champs, de près, de loin, de dos. » Tout ne doit pas être donné au spectateur et il faut qu’il ait à démasquer, à deviner le personnage derrière ses paroles. On pense notamment à la très belle scène où Madame de La Pommeraye annonce à son amie et confidente (Laure Calamy) le complot ourdi contre son amant infidèle. Au milieu des tapisseries, des bouquets, des vases de porcelaine démultipliés, se déploie un marivaudage subtil que reflète la glace de la cheminée. Nous y voyons la Némésis vengeresse, de dos, se regardant dans la glace, alors que l’abandon a fait qu’elle n’est plus que le reflet d’elle-même. Elle avoue : « Mon entreprise est au-delà de ma douleur et au-delà du coup que le marquis m’a porté. » Une autre scène m’apparaît exemplaire à cet égard, celle où Madame de La Pommeraye reçoit à dîner Mademoiselle de Joncquières et sa mère. Placée au milieu de la table entre les deux femmes, elle distribue la parole à chacune, et ensuite au marquis, qui fait son entrée à l’improviste. Quel plaisir secret pour Madame de La Pommeraye de voir son libertin d’amant infidèle contraint de parler dévotion et quiétisme ! « C’était un amusement secret bien plaisant pour ces trois femmes, que le scrupule du marquis à ne rien dire, à ne rien se permettre qui pût les effaroucher » écrit Diderot. 

Edouard Baer et Cécile de France se sont emparés avec jubilation de cette langue du XVIIIe, tout en finesse et en sous-entendus. Les deux comédiens ont trouvé un accord parfait pour jouer ce marivaudage amoureux. Edouard Baer est entré aisément dans la peau du libertin qu’il joue avec un grand naturel. J'ai regretté seulement qu'il ait souvent la main dans la poche, geste bien peu XVIIIe ! C’est en voyant le comédien jouer dans Un Pedigree de Modiano (cf mon billet ci-dessous) qu’Emmanuel Mouret a pensé à lui pour le rôle. Il explique que son choix est dû à deux raisons : « Cette façon un peu recherchée de s’exprimer, avec cette élocution qui lui est absolument naturelle, et le personnage. Car après avoir lu le scénario, il m’a dit : « C’est moi ! » » Le réalisateur a laissé peu de place à l’improvisation des deux comédiens, « sauf pour la façon de lancer la parole et dans les mouvements ». Cependant, c’est dans la scène du dîner, dont j’ai déjà parlé, qu’il lui a laissé toute latitude pour faire apparaître l’Edouard Baer, facétieux et amusant, que le public connaît.

Quant à Cécile de France, qui s’est beaucoup préparée pour le rôle, elle surprend par la qualité de son jeu fin et subtil. Disons aussi qu’avec son beau port de tête, la grâce avec laquelle elle porte les merveilleuses robes pastel conçues par Pierre-Jean Larroque, elle est une Madame de La Pommeraye très convaincante. Même Emmanuel Mouret, au départ, ne l’imaginait pas dans ce rôle de maîtresse délaissée et machiavélique. Pour finir, ce côté solaire et sympathique qu’elle affiche au début, lors du temps heureux avec le marquis, contraste avec cette détermination infaillible dans la réalisation de sa vengeance. Derrière un sourire de façade, c’est une femme blessée à mort qui utilise deux femmes dans la misère pour abattre l’amant infidèle. Ne leur dit-elle pas : « Mais surtout soumission, soumission absolue, illimitée à mes volontés, sans quoi je ne réponds de rien pour le présent, et ne m’engage à rien pour l’avenir. » J’ai particulièrement aimé la scène où elle fait avouer au marquis son infidélité en lui faisant croire qu’elle-même ne l’aime plus : « La marquise de La Pommeraye, moi, moi, inconstante ! Légère !... » Et quand le marquis lui répond : « Il ne nous reste qu’à nous féliciter  réciproquement d’avoir perdu en même temps le sentiment fragile et trompeur qui nous unissait », elle en éprouve un « dépit mortel », à l’origine de sa vengeance. Cécile de France a aimé interpréter ce personnage d’une femme qui s’oppose au joug masculin et refuse d’être victime dans une société patriarcale. Selon elle, Mme de La Pommeraye est « une femme libre ». Comme en Madame de Merteuil aussi, « on peut retrouver cette même volonté de se libérer de cette société machiste et de ses contraintes », dit-elle. (Voir ci-dessous mon billet sur la Lettre 81 des Liaisons dangereuses)

 

Dans ce film, tous les comédiens sont justes et je ne voudrais pas omettre Laure Calamy, qui interprète le rôle de l’amie de Madame de La Pommeraye. Cet autre beau personnage féminin est une invention judicieuse d’Emmanuel Mouret. Devant la démesure des sentiments de son amie, la confidente « incarne une idée du raisonnable ».  Elle permet par ailleurs de recueillir les sentiments et les pensées secrètes de Madame de La Pommeraye. Vive, intelligente, elle essaie de ramener son amie sur le terrain de la modération. Voici ce qu’en dit le réalisateur : « C’est en outre un personnage auquel je me suis beaucoup attaché. Son amitié pour la marquise est vraie, attentionnée, délicate… et petit à petit elle voit son amie s’éloigner comme un bateau sur la mer. J’ai dit à Laure Calamy que ce personnage aurait pu être l’auteur ou le narrateur de ce récit. J’ai beaucoup apprécié l’élégance et l’inventivité de son interprétation. » Vivacité et subtilité sont les atouts du jeu de la comédienne.

 

Avec le récit de Diderot, dans le film d’Emmanuel Mouret, on est proche de l’atmosphère de libertinage des Liaisons dangereuses (1782). Celle du roman certes mais aussi du film éponyme de Stephen Frears (1988) . La robe jaune de Cécile de France ne fait-elle pas penser à celle de Glenn Close dans le film anglais ? La scène d’exposition chez le philosophe français, dans laquelle le marquis offre à Madame de La Pommeraye un pacte mondain d’amitié et de complicité, ne peut que nous ramener à celui que le vicomte de Valmont proposera à la marquise de Merteuil au début des Liaisons dangereuses. Et Mademoiselle de Joncquières et Madame de Tourvel ne sont-elles pas toutes deux des dévotes, seules femmes dont l’innocence soit capable de raviver les sens d’un libertin blasé ? 

Madame de La Pommeraye est encore la jumelle de Madame de La Carlière, une autre héroïne de Diderot, présente dans la nouvelle du même nom (1772). Après avoir longtemps refusé les avances de l’inconstant chevalier Desroches, elle accepte de l’épouser à condition qu’il ne lui soit pas infidèle. Il ne tiendra pas ses promesses et elle lui infligera une humiliation publique. Chez ces deux personnages féminins, tout comme chez Madame de Merteuil, la vengeance s’enracine dans l’amour-propre blessé et dans l’orgueil social. Elles incarnent d’une manière exacerbée – et j’oserais dire dévoyée - le sens de d’honneur aristocratique. Emmanuel Mouret explique en quoi ce thème de la vengeance l’a intéressé : « Ce qui m’intéresse dans les récits de vengeance, c’est non seulement l’énergie que La Pommeraye déploie et l’imagination, l’esprit et une certaine forme d’intelligence dont elle fait preuve. Mais pour nous, spectateurs, c’est la façon de se projeter dans ce qu’on ose bien rarement ou même jamais faire. Le film est un peu un spectacle de ce qu’on ne se permettrait pas de faire. » Et d’ajouter : « Je suis évidemment attaché à Madame de la Pommeraye parce qu’elle est à la fois diabolique, fascinante et très touchante. Elle a cette blessure amoureuse dans laquelle on peut tous se reconnaître. » 

La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, Dans Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears

Cependant, Madame de Merteuil, qui veut se venger de Valmont à travers Madame de Tourvel, semble beaucoup plus cynique que Madame de La Pommeraye. Celle-ci a vécu dans la durée une véritable histoire d’amour avec le marquis des Arcis. Dans le film, cette période fait l’objet d’une ellipse, symbolisée par la présence des deux fauteuils cabriolets cannés devant un étang et par la croissance d’un arbre. Alors que chez Madame de Merteuil, l’entreprise semble calculée, c’est une terrible douleur amoureuse qui est à l’origine de la vengeance de Madame de La Pommeraye. De même, si l’on compare Valmont et le marquis des Arcis, ce dernier n’est ni calculateur ni menteur comme le héros de Laclos. Il fait montre d’une véritable sincérité dans sa démarche et, dit Edouard Baer, « il séduit parce qu’il est séduit ». Quant à son geste final, qui accorde le pardon à Mademoiselle de Joncquières, il ne ternit pas son nom mais, bien plutôt, « lave » son épouse de son existence de prostituée en lui offrant un nom honorable : « Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous… »

 

Certains critiques émettent l’idée qu’Emmanuel Mouret a réalisé un film féministe. A quoi le réalisateur rétorque : « C’est un film qui aime ses personnages féminins, qui n’est ni sexiste ni anti sexiste. Je laisse à chacun juger car le mot féministe est tellement large. » Cécile de France pour sa part aime la complexité de son personnage. Celui d’une veuve, une femme libre, qui s’affranchit du jugement de la société en vivant avec un libertin, puis en décidant de se venger de lui. Comme Madame de Merteuil, elle fait montre d’une volonté sans faille dans la réalisation de sa vengeance, allant jusqu’à venger son sexe au détriment d’autres femmes. Emmanuel Mouret souligne la force de ces deux personnages : « Diderot comme Laclos font des portraits de femmes dont l’intelligence surpasse celle des hommes et ce n’est pas un trait courant dans la littérature d’antan. En outre elles sont toutes les deux des femmes indépendantes car nobles et veuves. Il ne faut pas oublier que les veuves nobles et les riches courtisanes sont les premières femmes qui ne dépendent pas de l’autorité d’un mari. » 

Dans le roman de Diderot, l’antinomie du déterminisme et de la liberté est un des  thèmes essentiels. Et ce qui est intéressant dans le récit et le film, c’est que les personnages vont au-delà du déterminisme social. Madame de La Pommeraye s'affirme en femme indépendante ; Mademoiselle de Joncquières n'est pas la prostituée qu'on croit, et le marquis des Arcis adopte une attitude surprenante pour un homme de son rang. Par ailleurs, si le film ne juge aucunement ses personnages, on admettra pourtant que Diderot finit par se ranger du côté de Mademoiselle de Joncquières. L’on assiste en effet à une sorte de conversion, de rédemption du libertin. Et si, à la fin, Madame de La Pommeraye ne voit son affront qu’à moitié réparé, le libertin apparaît, quant à lui, bel et bien « corrigé ».

 

Mon billet sur Un Pedigree dit par Edouard Baer : http://ex-libris.over-blog.com/article-parce-que-c-etait-lui-parce-que-c-etait-moi-edouard-baer-dit-patrick-modiano-37514169.html

Mon billet sur la Lettre 81 des Liaisons dangereuses : http://ex-libris.over-blog.com/article-un-manifeste-feministe-la-lettre-81-des-liaisons-dangereuses-68884304.html 

Sources :

Diderot, Jacques le Fataliste et son Maître, p. 137 à 184, GF Flammarion

Allo-Ciné, Mademoiselle de Joncquières, Secrets de tournage

La Grande Table Culture, Les Liaisons amoureuses d'Emmanuel Mouret

Interview d'Emmanuel Mouret par Sylvie-Noëlle

https://gallica.bnf.fr/essentiels/diderot/jacques-fataliste/mme-pommeraye-marquis-arcis 

https://www.espace-1789.com/sites/default/files/film_files/zdcmademoiselledejoncquieres.pdf

 

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4 octobre 2016 2 04 /10 /octobre /2016 09:14
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J’avais beaucoup aimé A la verticale de l’été et L’Odeur de la papaye verte du réalisateur franco-vietnamien Tran Anh Hung. J’en avais retenu la sensibilité extrême, la méticulosité des gestes, l’attention aiguë portée aux détails, la beauté des plans et des images. Tous éléments que j’ai retrouvés, portés à leur paroxysme, dans son dernier opus Eternité, inspiré de L’Elégance des veuves (1995) de Alice Ferney. Le film m’a d’ailleurs donné envie de lire le livre auquel l’adaptation est, paraît-il, très fidèle, trop même aux dire de certains critiques.

Il est difficile de raconter l’histoire de ce film car il n’y en a pas ! Le spectateur suit les étapes de la vie de trois femmes : Valentine l’aïeule, mère de huit enfants, que l’on suit de 15 à 85 ans (Audrey Tautou), Mathilde sa belle-fille (Mélanie Laurent) et l’amie d’enfance de celle-ci, Gabrielle (Bérénice Béjo). Nous assistons aux événements qui constituent toute vie, naissances, mariages, maladies, deuils, illustrant ainsi le titre du film, Eternité. Avec ce long métrage, le cinéaste dit avoir voulu montrer « le sentiment vague et poignant de l’existence ». Il explique que, pour exprimer le temps qui passe, « la chose la plus difficile à réaliser », il lui a fallu mettre en place un langage précis, loin des narrations discursives traditionnelles et d’une psychologie classique. Il s’est agi de créer « un sentiment englobant qui comporte des ramifications poétiques », dans le but d’ouvrir au spectateur des portes scellées, des sentiments cachés au fond de lui-même. Ce faisant Tran Anh Hung a souhaité créer avec lui « une qualité d’intimité ». « L’expressivité » qui émanera du film à la fin « va nous déborder tous », dira-t-il à ses acteurs. Ce qui compte en effet pour ce réalisateur, c’est le langage cinématographique. N’est-il pas comparable à l’écrivain qui travaille sa phrase ?

S’affranchissant de l’écriture filmique habituelle, Anh Tran Hung explique ainsi son propos : « Il n’y a quasiment pas de scènes dans le film, mais seulement des situations esquissées qui passent, qui s’écoulent, entraînées inexorablement par le temps ». Il reconnaît avoir pris ici un grand risque puisque, à la fin de chaque journée de tournage, il ne pouvait jamais s’appuyer  sur la garantie d’une « bonne scène mise en boîte ». Ce choix extrême était cependant pour lui la garantie de « restituer au spectateur l’émotion […] très particulière » éprouvée en lisant le livre. Dans cette volonté de recréer le temps qui passe et « vous étreint le cœur », « le film se devait d’être comme un seul mouvement musical ». Le réalisateur a donc découvert que « certains morceaux de musique utilisés avaient un rôle narratif et épousaient de près l’intériorité des personnages, et en même temps maintenaient le spectateur à bonne distance des drames dont il est le témoin ». De Bach et Beethoven à Fauré et son requiem, en passant par Lizt, la musique vient ici en complément de la voix off (Tran Nu Yên Khê, épouse du réalisateur), pour écrire un récit « qui se déploie de façon inédite et profondément émouvante », avec en façon d’épilogue « L’heure exquise » de Reynaldo Hahn. « Je crois que j’ai beaucoup appris de la musique pour faire des films », dit encore le réalisateur, qui précise encore : « Je souhaitais une qualité musicale, seule façon de parvenir à l’évocation. » Gérard Chargé qualifie d’ailleurs ce film d’ « opéra de la vie ».

Dans une interview à Ciné Zooms, les trois comédiennes évoquent la particularité du tournage de ce film atypique. Bérénice Béjo explique qu’elles étaient comme les modèles d’un peintre et qu’il leur fallait essentiellement être « justes ». Selon Audrey Tautou, la nécessité était de ne pas être uniquement dans le visuel, dans le « joli » mais d’être intimes avec leur personnage et ceci en très peu de temps. Pour Mélanie Laurent, tourner avec ce grand réalisateur singulier a consisté à « se laisser faire dans une belle lumière […], se retrouver dans l’attente et donner beaucoup de choses dans un bref laps de temps ». Elle a trouvé cela « vertigineux et passionnant ». Si Audrey Tautou reconnaît avoir été séduite par ce scénario si particulier et l’avoir accepté parce qu’elle aime la délicatesse du cinéma de Tran Anh Hung, il n’en va pas de même pour Bérénice Béjo. Elle a, au départ, été déroutée par le scénario et a souhaité rencontrer trois fois le cinéaste avant de se décider, ne sachant où elle allait. Elle a compris qu’il voulait « raconter la vie par tableaux, ceux-ci étant comme des souvenirs », qui allaient constituer un puzzle. Elle s’est dit qu’au pire, ce serait « raté », qu’au mieux, ce serait « extraordinaire »…

La comédienne souligne en outre la difficulté d’un tournage avec Tran Anh Hung : « Sur Eternité, on ne me demandait rien. » Quoi de plus difficile pour un comédien que d’accepter de ne rien faire ? Au début, elle s’est montrée sarcastique et l’avoue bien volontiers, d’autant plus qu’elle dit adorer le film et en « être très fière » aujourd’hui. Dans la très jolie scène derrière le paravent, qui précède la nuit de noces, elle doit enlever un à un au poignet chaque bouton de la manche de sa robe. Le réalisateur était très dirigiste : il souhaitait « le bras plus tendu, le coude plus arqué, plus vite, plus lentement ». Ayant le sentiment d’être « complètement désincarnée », elle s’est alors insurgée : « Je me sentais nulle, ça n’allait jamais, sans que l’enjeu soit flagrant. » Elle a crié : « Ca suffit, Hung ! Je ne suis pas un objet, je suis un être humain. Si tu t’intéresses uniquement à l’angle du coude, lance-toi dans le dessin animé, tu maîtriseras tout ! » Une altercation qui a permis au cinéaste et à sa comédienne de s’expliquer et de « mettre cartes sur table ». On conçoit ici la difficulté pour le comédien à entrer dans un cadre d’une précision folle, quand il n’y a que des subtilités à exprimer. Et dans ce film, rien n’est outré ni forcé. On n’y entend d’ailleurs qu’un seul cri de douleur : celui de Gabrielle, lorsqu’elle perd son fils François.

Le spectateur assiste donc à une succession de scènes, de tableaux qui traduisent des états émotionnels, des sentiments vécus par les membres et descendants de la famille de Valentine (Audrey Tautou) et de Jules (Arieh Worthalter). Les moments heureux : l’émerveillement des parents Mathilde et Henri lors de la naissance d’un enfant (Mélanie Laurent et Jérémie Rénier), l’écoute admirative d’une mère devant sa fille au piano (Audrey Tautou), les jeux rieurs des deux sœurs, Elisabeth et Margaux (Janelle Vanss et Alice Hubball) dans leur chambre d’enfant, dansant ou encore se coiffant, l’annonce heureuse d’un mariage par Henri (Jérémie Rénier) à sa mère (Audrey Tautou), la douceur d’un moment de guitare dans un jardin ou au bord de l’eau. Et puis il y a les moments dramatiques : l’hésitation inquiète de la jeune mariée Gabrielle (Bérénice Béjo) au soir de ses noces ; la séparation cruelle de Valentine et de sa fille chérie, Elisabeth, qui rentre et meurt au Carmel sans qu’on l’ait revue ; l’annonce silencieuse à Valentine, par deux petites missives, de la mort de ses deux fils jumeaux lors de la guerre de 1870 (ou de 1914) ; l’angoisse et la douleur de Gabrielle (Bérénice Béjo) devant la maladie puis la mort de son fils François (Charles Dekoninck) ; la noyade inattendue de Charles (Pierre Deladonchamps), le mari aimé de Gabrielle, dans le cadre enchanteur d’une calanque.

Ces bonheurs et ces drames que tout un chacun est appelé à vivre ont ici une aura particulière, l’époque choisie étant la fin du XIXème et la première partie du XXème siècle et le milieu social étant la haute bourgeoisie. La femme y est essentiellement présentée comme une épouse, toujours amoureuse (!) et surtout comme une mère, ce qui risque de choquer bien des féministes. Tran Anh Hung explique que ses trois actrices ont cependant été complètement en phase avec ce trio de femmes fortes, qui vivent des joies intenses et des drames terribles. Elles ont établi avec celles-ci « une relation viscérale », « quelque chose d’intime » et elles étaient en larmes lors de la projection. Dans une interview à Ciné Zooms, Audrey Tautou explique que, pour le rôle, elle a pensé à sa grand-mère, à la difficulté de vieillir et de continuer malgré tout. Bérénice Béjo, quant à elle, a été sensible au rapport de couple, à l’évocation de « la première fois », à la manière dont on apprend à aimer un homme que l’on n’a pas choisi.

On reconnaîtra que les trois comédiennes interprètent avec finesse, émotion et sensualité ces femmes d’un autre siècle. Audrey Tautou souligne la « chance d’être sur un film où les trois héroïnes féminines sont aimées et mises en valeur ». Son personnage gagne en profondeur et intériorité au fur et à mesure qu’elle vieillit et voit mourir ceux qu’elle aime ; la solaire Mélanie Laurent, cette Mathilde amoureuse de la maternité, exprime admirablement la joie de porter un enfant ou le plaisir de caresser la douceur de sa peau ; enfin, Bérénice Béjo interprète avec retenue et sensibilité Gabrielle, cette femme mariée malgré elle, qui sera fidèle à Mathilde son amie d’enfance par-delà la mort, en élevant ses enfants.

Certes, on a un peu de mal à différencier tous les enfants du film, chacune des femmes en ayant beaucoup ! Tout comme Bérénice Béjo, j’ai pourtant été fascinée par leurs visages. J’ai en mémoire la jeune Elisabeth au teint de porcelaine et à la bouche ourlée, emportée trop tôt ; Margaux, secrète et idéaliste, qui choisira le Carmel ; François, le petit guitariste à la mèche blonde, qui meurt au matin ; les jumeaux, le visage sérieux et grave, partant pour la guerre, sanglés dans leur uniforme. La comédienne précise que le casting pour les choisir a duré des mois et qu’elle a vraiment eu l’impression de les voir grandir. Audrey Tautou, quant à elle, a été impressionnée par cet arbre généalogique, qui comporte 25 personnages, interprétés par 128 acteurs ! A la lecture de l’œuvre d’Alice Ferney, Tran Anh Hung avoue avoir été « bouleversé par cette histoire de famille nombreuse, de filiation et de généalogie ». Il ajoute : « Quand je vois une famille nombreuse, j’éprouve un sentiment de solidité, de pérennité, qui m’émerveille. » Peut-être est-ce dû encore à ses racines vietnamiennes, qui accordent aux aïeux importance et respect.

Tran Anh Hung précise que si le film est un hommage aux mères, il est aussi une réflexion sur la conjugalité et la difficulté de la vivre dans la durée. Une scène l’exprime particulièrement bien qui présente Mathilde et Henri en promenade lors de leur voyage de noces dans un décor luxuriant et ensoleillé. Le réalisateur voulait que « tout soit dit » à ce moment-là, de la joie de la découverte de l’un et de l’autre, mais aussi de l’angoisse du futur. En un long plan-séquence, avec un travelling arrière, il a dit à ses acteurs de prendre leur temps afin que l’on voie passer de multiples sentiments sur leurs visages, tout en étant parfaitement synchrones avec la voix off. On remarquera cependant qu’en face des figures féminines irradiantes, les personnages d’époux ont beaucoup moins de force et peuvent apparaître un brin falots. Jules disparaît rapidement, Henri réalise des herbiers, Charles lit le journal ou joue de la guitare…

C’est ainsi que pour certains, le film pourra paraître très loin de nous, voire artificiel. Pour ma part, il m’a semblé souvent que je pénétrais dans un tableau de Monet, Renoir ou Le Sidaner. Il faut ici rendre hommage au travail des décorateurs et costumiers, sous la houlette du chef costumier Olivier Bérot, qui ont reconstitué de merveilleux intérieurs avec des tissus chatoyants et des meubles choisis avec goût : de superbes écrins pour des personnages élégants vêtus de costumes raffinés, dans de sublimes étoffes. Bérénice Béjo évoque le plaisir qu’elle a eu à se déguiser et à porter ces vêtements. Je ne parle pas du merveilleux décor extérieur : une maison dans le Midi de la France, surplombant un jardin en terrasse, solaire, luxuriant et fleuri à foison. Des enfants vêtus d'étoffe légère y courent déguisés en fantômes, d’autres y jouent avec des têtards au bord d’un bassin, d’autres encore y découvrent le sentiment amoureux. Le tout orchestré par un chef de la photographie inspiré, Mark Lee Ping Bin.

Mélanie Laurent souligne qu’elle a été « subjuguée » par le montage de ce film et par l’art de Tran Anh Hung d’ « inverser les moments » d’une vie. Il joue en effet beaucoup des flash back (peut- être un peu trop systématiquement d’ailleurs), et elle admire que son scénario, qui a pu lui paraître déconstruit de prime abord, ait ainsi pris forme de manière aussi fluide. Selon elle, cette forme correspond parfaitement à ce que l’on éprouve quand on évoque ses souvenirs et que les instants d’autrefois reviennent à la mémoire.

Pour ma part, je suis d’accord avec Gérard Chargé qui parle à propos d’Eternité d’un « film sensitif », « que l’on ressent ou que l’on ne ressent pas ». Je conçois très bien que l’on puisse le trouver mièvre, « désincarné », trop « idyllique », ou « trop joli » et que l’on puisse s’y ennuyer. En ce qui me concerne, je me suis laissé envoûter et j’ai succombé au charme et à la beauté des images. J’ai aimé la saisie de ces instants du quotidien, cueillis ici comme autant de petits bonheurs du jour à sauver dans le flot imperturbable du temps. Moments éphémères, de beauté, de douceur, de douleur, et qui constituent la trame de l’éternité des êtres. Et avec ce beau long métrage, Tran Anh Hung dit admirablement l’impermanence à retrouver dans les cinq remémorations du Bouddha.

 

Sources :

Allo-Ciné. Secrets de tournage.

Ciné Zooms. Interview de Tran Anh Hung et de ses trois comédiennes par Gérard Chargé.

 

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19 septembre 2016 1 19 /09 /septembre /2016 18:48
Un remède au deuil : Frantz, de François Ozon.

Mercredi 10 mars 2021, Arte rediffusait Frantz, de François Ozon. Un film que j'aime infiniment et dont je publie de nouveau le commentaire que j'en avais fait lors de sa sortie en salle. Je ne changerais rien à ce que j'en disais alors.

Quinze ans après Sous le sable, François Ozon revient au thème du deuil avec Frantz, son dernier long métrage en noir et blanc, mais ce cinéaste est toujours là où on ne l’attend pas. Que l’on songe à Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, 7 femmes, Potiche, Dans la maison ou encore Une nouvelle amie, tous films à l’atmosphère très différente. Ici, il s’inspire de Broken Lullaby (L’homme que j’ai tué), tourné en 1932 par Ernst Lubitsch, un film lui-même adapté d’une pièce de Maurice Rostand.

L’intrigue se passe dans l’Allemagne de l’après Grande guerre en 1919, dans le contexte de l’humiliation du traité de Versailles. Une jeune femme prénommée Anna (Paula Beer) vient tous les jours au cimetière fleurir la tombe de son fiancé Frantz (Anton von Lucke), mort au combat. Elle y rencontre un jeune Français, Adrien (Pierre Niney), qui s’y recueille avec émotion. Après quelques réticences de la part du père, le jeune homme est accueilli dans la famille où habite aussi la jeune femme, les parents de son fiancé l’ayant quasiment adoptée comme leur fille. La présence du jeune homme ressuscite celle de Frantz, dont il se vante d’avoir été l’ami et dont il évoque les souvenirs de sa vie parisienne avant la guerre. Mais Adrien dit-il la vérité ?

« Comment passer après Lubitsch ? » s’interroge François Ozon, si ce n’est en changeant le point de vue du principal personnage du film. Dans le film américain, c’est la vision du jeune soldat français Adrien qui est privilégiée, alors que, dans Frantz, le metteur en scène choisit de s’intéresser à Anna, la fiancée de Frantz Hoffmeister, le jeune Allemand mort durant la Grande guerre. Tout en conservant certaines scènes du film initial, notamment celles avec le père, le docteur Hoffmeister (Ernst Stötzner), il en infléchit le sujet en ajoutant une seconde partie, consacrée à l’histoire d’Anna. Ce faisant il met en miroir la vision que les Allemands et les Français ont de la Guerre 14, ce qui est assez nouveau. Il a voulu aussi raconter cette histoire du côté des perdants, de ceux qui essaient de se reconstruire.

François Ozon précise qu’il a souhaité réaliser un film sur le mensonge, par contraste avec « notre époque, obsédée par la vérité et la transparence ». Il ajoute : « Inconsciemment, plusieurs de mes obsessions sont peut-être là. » Par ailleurs, à propos du deuil, il considère que « le manque crée souvent l’obligation de faire sans et donc de se transformer. » Traiter de ces problèmes « dans une autre langue [l’allemand en l’occurrence], avec d’autres acteurs, dans d’autres lieux que la France oblige à se renouveler. » Il a en effet tourné dans deux petites villes de l’ancienne RDA, Quedlinburg et Gorlitz, à 200 kms de Berlin.

Fasciné depuis toujours par l’Allemagne, profondément germanophile, le réalisateur possédait suffisamment l’allemand pour tenir une conversation et diriger une équipe. Il a judicieusement choisi ses comédiens et notamment la jeune actrice allemande Paula Beer dont la présence illumine le film. Il a aimé son côté tout à la fois sensible et raisonnable. La jeune comédienne interprète avec nuances ce personnage féminin qui vit d’abord dans le souvenir obsessionnel de son fiancé. Puis, au contact de  « l’ami français », et avec l’accord de ses parents adoptifs, elle rééapprend doucement à vivre et à aimer, même si la désillusion est au rendez-vous. D’une certaine manière, il s’agit ici de l’histoire d’une émancipation ainsi que le laisse entendre la dernière scène (en couleur) dans le musée parisien. Anna, aux côtés d’un jeune homme qui aurait pu être Adrien, regarde le tableau intitulé Le Suicidé, de Manet et déclare : « Il me donne envie de vivre ! » Dans la première partie, les parents de Frantz auront dit aussi à Adrien : « N’ayez pas peur de nous rendre heureux ! » et la mère de Frantz, Magda Hoffmeister (Marie Gruber), encourage aussi Anna à retrouver le bonheur.

A côté de cette jeune comédienne, Pierre Niney ne démérite pas. Il explique que c’est le sentiment de culpabilité qui motive Adrien pour aller en Allemagne et rencontrer la famille de Frantz. « Ma seule blessure, c’est Frantz » dira le personnage. On l’y voit, non sans surprise, prendre même la place du fils disparu (Le film est aussi une histoire de transfert à plusieurs niveaux !) Après son terrible aveu à Anna, son retour en France chez sa mère et son prévisible mariage avec son amie d’enfance Fanny (Alice de Lencquesaing) seront cependant le signe d’une autopunition qu’il s’inflige délibérément.

Le comédien souligne qu’il a beaucoup apprécié de jouer ce personnage très ambigu. En effet, on peut se demander s’il n’aime pas Anna. Et que dire de ce Frantz qu’il s’invente, de ce rêve d’un ami - ou d’un amant - allemand ? Pour interpréter ce personnage, Pierre Niney a dû apprendre le violon, la valse… et l’allemand. Il a été bien aidé en cela par Paula Beer qui avait enregistré pour lui les dialogues qu’il a appris phonétiquement. L’ensemble est, ma foi, assez convaincant.

Construits sur le mensonge et l’illusion, le parcours de chacun des personnages est voué à l’échec. Adrien a beau s’inventer une vie avec Frantz, il ne peut faire que ce passé n’ait pas existé. Quant à Anna, l’avenir dont elle rêve ne se réalisera pas. Par ailleurs, tous deux s’ils se mentent à eux-mêmes, mentent aussi aux parents de Frantz. Et seul ce mensonge-là est consolateur.

Une des grandes réussites du film tient à l’emploi du noir et blanc. Si ce choix fut avant tout économique, il est en même temps esthétique. Quand on pense à la Guerre de 14, les images d’archives que l’on en a sont en noir et blanc ; pour Ozon, ce choix s’imposait donc absolument. Il est cependant éclairé par quelques passages en couleur, qui correspondent à des moments de joie ou d’espoir. Il en va ainsi pour les instants où Adrien joue du violon pour les parents de Frantz, leur rappelant ainsi leur fils. De même pour la fin, porteuse d’espoir et dont j’ai déjà parlé. Le choix de la couleur peut pourtant paraître surprenant lorsque celle-ci est utilisée pour la scène de la mort de Frantz dans la tranchée. Mais n’est-elle pas comme une scène d’amour rêvée par Adrien, acmé de son illusion ?

Un autre intérêt, historique celui-là, est encore de montrer l’état d’esprit des Allemands et des Français au sortir de la Grande Guerre. Des deux côtés le chauvinisme y est exacerbé. L’humiliation des Allemands se fait ressentir dans l’auberge où Adrien pénétre sous les regards haineux des vaincus. En parallèle, dans la seconde partie, c’est Anna qui subit l’orgueil des vainqueurs dans le café où des Français chantent à pleine voix La Marseillaise. Entre les deux peuples, la tension et la rivalité sont palpables et l’on pressent la montée des périls. Seul le père de Frantz, le docteur Hoffmeister, tient un discours de vérité. Reprochant à ses compatriotes, et notamment Kreutz (Johann von Bülow) un amoureux d’Anna, leur attitude de rejet vis-à-vis d’Adrien, il les accuse d’être des infanticides. Car si les Français ont tué leurs fils, ce sont bien eux, les pères, qui sont coupables de les avoirs menés à la guerre.

En ce qui me concerne, ce que j’ai sans doute préféré dans ce film, c’est la part belle qu’il fait à l’art. Peinture, musique, poésie sont en effet convoquées pour y créer une atmosphère particulière. François Ozon explique qu’il s’est inspiré des toiles torturées d’Egon Schiele pour comprendre la blessure d’Adrien. Et quand on regarde la scène de la promenade d’Anna et Adrien sur les hauteurs de la petite ville, au milieu de gros rochers découpés, on ne peut s’empêcher de penser aux toiles du romantique Caspar Friedrich.

L’art épistolaire joue un rôle important dans le film. Alors qu’elle voyage en France en quête d’Adrien, Anna écrit de nombreuses lettres aux parents de Frantz. Ces missives, si elles véhiculent le mensonge, jouent dans le même temps un rôle consolateur. Quant à la dernière lettre d’amour de Frantz à Anna, subtilisée par Adrien sur le corps du jeune homme, elle permettra le lien entre la jeune Allemande et le Français.

La tonalité du film tient aussi à la musique, qui est au centre de l’histoire : Frantz jouait du violon, Adrien est violoniste dans un orchestre et Anna pratique le piano. On reconnaît Chopin et Tchaïkovski, accompagnés par des créations originales de Philippe Rombi. J’ai trouvé magnifique le passage où Anna, de son accent allemand si particulier, récite à Adrien le poème de Verlaine, « Chanson d’automne ». Car c’est la langue française qui réunit aussi les deux protagonistes et tisse entre eux ce lien improbable. Je ne reviens pas sur le tableau de Manet, Le Suicidé, dont la reproduction est accrochée au mur de la chambre d’Adrien où loge Anna et qu’elle admirera au Louvre à la toute fin du film. A l’heure où l’Europe se cherche plus que jamais, Ozon suggère ainsi que c’est bien l’art qui pourra rassembler les peuples.

Film sur la mémoire, la culpabilité, le deuil et le mensonge, réflexion historique sur une période douloureuse, récit d’une émancipation féminine, Frantz est un long métrage d’une grande richesse. Il peut se lire enfin comme une opération de survie et comme un « remède au deuil », ainsi que François Ozon définit ses films.

 

Sources : Secrets de tournage, Allo-Ciné

 

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