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Cécile Ney d'Elchingen par Boldini
Dans Proust, Roman familial, qu’une de mes amies vient de m’offrir, Laure Murat explique comment la lecture de La Recherche l’a construite comme sujet et lui a appris la « lucidité ». Il me semble qu’elle était particulièrement apte à décrypter certains aspects de La Recherche, notamment l’aristocratie, étant elle-même issue de ce milieu, et découvrant dans le roman des patronymes de sa parentèle mêlés à ceux des personnages fictifs. On n’oubliera pas non plus que l’analyse que fait Proust de l’homosexualité l’aida à se trouver et lui permit de faire son « coming out ».
Dans deux chapitres successifs, elle part en quête des liens qui rattachent les deux branches de sa famille à Proust. Par son père, le prince Napoléon Murat, elle descend du général Joachim Murat (1767-1815). Fait maréchal d'Empire et prince français par Napoléon Ier, il est également grand amiral de l'Empire, grand-duc de Berg, puis roi de Naples sous le nom de Joachim Napoléon Ier (noblesse d’Empire). Sa mère, Inès d’Albert de Luynes, est la descendante d’un favori de Louis XIII, Charles d’Albert de Luynes (noblesse d’épée).
Le chapitre, intitulé « Ce petit journaliste que je mettais en bout de table… », évoque l’hôtel Murat qui appartenait à son arrière-grand-mère, Cécile Ney d’Elchingen (1867-1960), mariée à seize ans au prince Murat à qui elle donnera huit enfants. Elle était la descendante de Michel Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskowa, maréchal d'Empire, (1769-1815), un général français de la Révolution, élevé à la dignité de maréchal d'Empire en 1804. Il fut surnommé « le brave des braves » par Napoléon 1er. Elle était la fille de Michel-Aloys Ney (1835-1881), 3e duc d'Elchingen, et de Paule Heine (1847-1903).
Proust, dont la mère était juive, connaissait l’origine de l’immense fortune familiale. En effet, Cécile était aussi la petite-fille de Mme Furtado-Heine, « fille et femme de banquiers richissimes et petite-fille du rabbin de Bayonne ». En l’épousant, le prince Murat avait « fumé ses terres » selon l’expression de Mme de Sévigné.
C’est elle qui fit construire sous le Second Empire un luxueux hôtel, 28, rue du Monceau, que Proust commença à fréquenter en 1904. Cette demeure accueillait alors le Tout-Paris, et les pourparlers du traité de paix de 1918 se tinrent dans ce lieu qu’on appela même la « Maison-Blanche de Paris ».
A l’opposé de son père qui la vénérait, Laure Murat n’aimait pas cette arrière-grand-mère, la trouvant « snob comme un pot de chambre ». Elle était imbue de son ascendance, répondant à un magistrat devant qui elle devait prêter serment : « La parole d’une Ney devrait vous suffire. » Comme elle avait épousé l’arrière-petit-fils de Murat, on la surnomma la « reine de Naples » ; ce n’est pas celle de La Recherche qui défend Charlus avec élégance devant le rejet de Morel et la méchanceté de Sidonie Verdurin. On lui sait cependant gré d’avoir légué aux Archives nationales toutes les archives familiales, souvenirs de l’Empire.
Malgré une attitude pleine de morgue, elle aimait rire, faire des farces et racontait d’extraordinaires histoires au père de Laure Murat. Si elle fut une mère lointaine, elle sut se faire aimer de ses petits-enfants grâce à sa drôlerie et à sa générosité.
Boldini, le portraitiste de l’époque fit son portrait en pied en 1910. Elle y est « comme emportée dans la spirale d’une robe noire brossée à traits vigoureux, la silhouette fine, le visage très dessiné, avec un nez droit, et le regard vague des gens du monde qui ne veulent pas être importunés. Mis en lumière, le décolleté semé de roses, valorise un port de tête hautain, solitaire. « Le portait est flatteur », assurait mon père. » Cette élégance sut séduire Roger Luzarche d’Azay, un militaire plus jeune qu’elle. Ils demeurèrent liés jusqu’à la mort de Cécile.
Sur des photos, on la voit en 1920, en compagnie de l’athlète Violette Morris et de l’équipe de football de l’Olympique de Paris. « Maman Cécile croyait dans les vertus du sport et de la gymnastique au sol, qu’elle pratiqua bon pied bon œil jusqu’à sa mort à quatre-vingt-douze ans. » Un personnage haut en couleurs que Cécile Ney d’Elchingen, princesse Murat !
C’est à l’adolescence, en lisant A la recherche du temps perdu, que le prince Napoléon Murat prit conscience que sa grand-mère avait connu Proust. Alors qu’il la questionnait, elle lui répondit : « Ah oui, ce petit journaliste que je mettais en bout de table… » Et ce fut tout. Une phrase qui révèle que l’aristocratie, qu’elle soit d’Ancien Régime ou d’Empire, a toujours méconnu Proust et n’en a jamais perçu le génie. Mais, à cette époque, en 1904, lors de la première visite de Proust à l’hôtel Murat, on ne pouvait prévoir l’immense talent d’un écrivain qui n’avait publié qu’un recueil de nouvelles, Les Plaisirs et les Jours (1896) et une traduction annotée de la Bible d’Amiens de Ruskin. Gide et Colette ne furent pas plus devins. Une cécité qui persista jusqu’au refus par Gallimard du manuscrit de Du côté de chez Swann, rejeté par une remarque lapidaire : « Trop de duchesses ! »
En 1961, un reportage télévisé sur l’hôtel Murat montre que « toutes les mémoires s’y télescopent (…) : le monde de La Recherche, la légende de mon arrière-grand-mère et les récits de mon père sur sa vie dans cet hôtel ». Et pour conclure sur cette arrière-grand-mère originale, « on retiendra seulement que le jour où les immeubles modernes commencèrent à gagner sur le parc, (la princesse Cécile Murat) « a tiré ses rideaux, et c’est tout ». Elle n’a pas dit un mot. N’est jamais revenue sur le sujet. Ne les a jamais rouverts. Rideau ! – A la lettre. »