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13 décembre 2015 7 13 /12 /décembre /2015 17:51

François Cheng 

 

A La Grande Librairie, le 12 novembre 2015, François Busnel recevait l’académicien poète et calligraphe François Cheng pour son nouveau recueil de poèmes, La vraie gloire est ici (Gallimard). Il y était accompagné de trois romanciers : Gérard Mordillat (La Brigade du rire), Isabelle Jarry (Magique aujourd’hui) et Sophie Divry (Quand le diable sortit de la salle de bain).

Après avoir écouté le poète, je n’ai eu de cesse de lire son livre et c’est peu de dire que j’en ai été éblouie. C’est pourquoi je voudrais reprendre ici ce qu’il en a dit lors de cette émission.

Le journaliste a d’abord présenté son ouvrage comme un véritable manifeste dans l’ici-bas, dans le maintenant, dans l’instant. En émane la joie malgré la mort qui n’est pas notre seul ici car, plus fort que la mort, il y a notre désir, quand la poésie nous donne des ailes, de la force. Si les religions, la science-fiction disent que la vraie vie est ailleurs, François Cheng affirme le contraire en disant que « la vraie gloire est ici ». Mais qu’appelle-t-il exactement « gloire » ?

L’écrivain a répondu à cette question par une anecdote. En 1926, une semaine avant sa mort, Rilke avait tenu à répondre à l’envoi d’un jeune poète alors inconnu, Jules Supervielle. D’une main tremblante, il avait tracé ces mots : « Me voici un vase brisé dont les débris vont réintégrer  la terre mais n’oubliez pas, cher poète, qu’en dépit de tout, la vie est une gloire. » Ceci est essentiel parce que dans les conditions tragiques de notre existence, vivre consiste surtout à se défendre contre le mal sous toutes ses formes.

Et pourtant, en son essence, l’avènement de l’univers et de la vie, cette aventure unique, mérite le titre de gloire parce que c’est un triomphe du Tout sur le Rien. Ce Tout, qui nous a été donné, provient d’une donation totale, quelle que soit notre condition. Tout est dans tout et tout rejoint tout : toute la splendeur de l’aube, toute la splendeur du soir, tout le ciel étoilé et tous les hauts chants de l’âme humaine jaillis de la vallée de larmes et, ajoute-t-il, « dans mon coin, mon œil et mon oreille, qui ont capté tout cela. Vous-mêmes qui m’écoutez, tout cela forme bien un ici et maintenant au sein du courant éternel ». Donc l’éternité où se déroule cet univers en devenir se ramasse toujours en un ici et maintenant où tout a toujours été donné.

François Busnel souligne alors combien son interlocuteur possède un art extraordinaire d’expliquer le paradoxe. L’éternité et l’instant ne devraient-ils pas s’opposer ? A quoi François Cheng lui rétorque que l’éternité se ramasse toujours. Même l’ailleurs de Rimbaud est toujours un ici et maintenant, quel que soit l’endroit. Ce soir-là, ici, forme un présent extraordinaire où tout est donné et chacun y a sa part entière. C’est ce qui a fait dire à Malraux que « la vie ne vaut peut-être rien mais que rien ne vaut une vie ». Et ce qui a permis au poète qu’il est d’affirmer que « la vraie gloire est ici ».

On comprend, reprend François Busnel, qu’il ne s’agit nullement de la gloire du triomphe social, de la réussite. C’est la gloire de la Création, de la création de sa vie peut-être aussi. Il serait ainsi possible d’être le propre créateur de sa vie dans l’instant. Mais alors, comment fait-on pour vivre pleinement l’instant présent ?

A cela François Cheng répond que cela demande une ascèse. Dans la première partie du recueil, « Par ici nous passons », il explique qu’il essaie de traquer les instants, les lieux où transparaisse la possibilité de la vraie vie, où le visible et l’invisible se révèlent tout d’un coup. C’est bien cela que ses poèmes ont pour but de révéler sans prétention, à travers une expérience personnelle.

François Busnel évoque les poèmes bouleversants où la mort n’apparaît plus comme un tabou. Il rappelle notamment celui de la page 81, quand le poète vieillissant échange un regard avec une « fillette à la pâle figure». Dans cette mélancolie existe une forme de joie. Et cependant, cet instant qui mène à la nuit ne devrait-il pas lui sembler effrayant ?

Pour François Cheng, du moment qu’il y a rencontre, tout est sauvé. Que ce soit avec les êtres ou avec une transcendance. Dans la deuxième partie du recueil, intitulée « Lumières de nuit », il fait vivre cette face sombre et tragique de notre existence parce que l’homme est obligé de faire face à la souffrance et aux épreuves. Au sein des ténèbres, l’homme est parfois capable de grandeur.

A Busnel qui s’interroge de nouveau : « La mort n’est point notre issue ? », le poète répond que pour la plupart des gens, c’est une fin absurde. Pour lui, au contraire, c’est une ouverture, parce que, sans la mort, nous n’aurions aucune perspective de transfiguration. Nous resterions au même degré, au même niveau. Se référant à Pascal qui a reconnu l’existence des trois ordres, ceux du corps, de l’esprit et de l’âme, il précise que la mort nous donne cette chance d’atteindre cette autre forme d’être, un ordre supérieur d’être.

François Busnel demande alors à son invité : « Vous qui sculptez la langue, qui êtes d’une lucidité extrême, avez-vous le sentiment d’avoir atteint cette étape ultime ? » François Cheng répond qu’il ne prétend pas l’avoir atteinte. Il a conscience de cette expérience capitale du langage – et surtout du français. Il ne s’imagine d’ailleurs pas s’exprimer dans une autre langue, même le chinois, qui est pourtant sa langue maternelle. Il dit que, depuis soixante-cinq ans qu’il est en France, c’est le français qu’il a épuré pendant toute une vie. Pour lui, il est l’instrument exact et quand il finit un poème, il ne peut plus en changer un seul mot. Toute la résonance, toute la signification y sont contenues. Il ne peut dire qu’il a atteint quelque chose mais, en revanche, à travers cette langue, il a réussi à dire ce qui l’habite.

Gérard Mordillat intervient alors dans la conversation pour dire qu’en lisant les vers de François Cheng, il a pensé au De natura rerum de Lucrèce : comment il ne faut pas craindre la mort et les dieux, comment la vie n’est qu’une transformation d’atomes…

François Cheng revient sur la phrase de Malraux, « La vie ne vaut peut-être rien mais rien ne vaut une vie » en insistant sur l’unicité de l’être.

François Busnel cite le magnifique poème de la page 12, « A la pierre ». (« Nous ne faisons que passer,/ Tu nous apprends la patience. ») et évoque aussi l’éloge de la clôture dans le poème « A un jardin » (« Oui nécessaire clôture/ Pour que le lieu soit appel/ Et l’instant répons sans fin »). Puis il demande si cet éloge de la vie dans l’instant est tenable dans une période d’extrême dénuement, de pauvreté, de chômage. Selon François Cheng, la condition humaine est certes tragique, les douleurs sont toujours présentes mais il n’y a pas que cela. Tout le don de la vie est offert à chacun, à chaque instant.

François Busnel fait remarquer que François Cheng a vécu lui-même cette extrême pauvreté, lorsqu’il est arrivé en France. Ce dernier recueil n’est donc pas écrit « du haut de l’Académie française ». Mais est-il possible de continuer à être poète dans ces temps de grand dénuement ? Ne doute-t-on pas alors ?

François Cheng explique que, dans un poème, il parle de l’humus. Malgré la pauvreté, cet humus est là encore où une « tendre herbe » pousse, dont le poète entend « le gémissement ». Sur les trottoirs de Paris, à travers le macadam, n’y-a-t-il pas toujours des herbes et des fleurs ? Il importe de faire confiance à ce message de vie.

Pour conclure, le poète avouera qu’il fut bien un révolté comme Rimbaud. Lui aussi a affirmé que « la vraie vie est ailleurs ». Mais ailleurs est toujours un ici et maintenant. Et la vraie gloire est bien ici !

Et c’est en citant ce vers, « Véga ne se signale qu’aux âmes qui veillent », que François Busnel a remercié François Cheng pour sa parole de poète.

Dans ce recueil, j’ai aimé la simplicité extrême de la langue poétique, jamais absconse ni pédante. Elle illustre ce que disait François Cheng lui-même lorsqu’il commença à écrire en français : « Maintes fois j’ai éprouvé cette ivresse de re-nommer les choses à neuf, comme au matin du monde. » On le perçoit bien avec ce poème :

 

Un iris

       et tout le créé justifié ;

Un regard

       et justifiée toute la vie.

 

Dans la première partie, « Par ici nous passons », le poète décrit l’« ici » de notre terre, avec ses glaciers, ses eaux, ses pierres qui apprennent la patience, ses branches d’acacia, « tremplin pour t’envoler », ses ancolies, ses bleus : toute une création où « tout est signe » pour qui sait la regarder.

A l’exaltation de cette « impérissable odeur terrestre », succède une mélancolie qui s’illustre par des rencontres avec une inconnue rue de l’Abbé-de-l’Epée ou encore avec cette « petite fille à la pâle figure » évoquée ci-dessus. Se souviendra-t-elle de « l’étrange étranger », son semblable « à la pâle figure ».

Des rencontres jamais anodines comme celle avec cette « vieille dame » tombée à terre, que l’on aide à se relever :

 

[…] « Reposez-vous un peu

Ici en attendant… »

Oh, j’ai bien tout le temps,

Personne ne m’attend… »

 

[…] Oh, nous les passants trop pressés,

Sommes-nous sûrs d’être attendus ?

Sûrs d’avoir encore tout le temps ? »

 

Dans la préface du recueil, A l'orient de tout, André Velter fait remarquer que François Cheng propose "une parole qui a l'art de conjuguer les contraires et de donner du sens". La deuxième partie, « Lumières de nuit », en témoigne. Elle est en effet construite sur l’opposition entre Lumière et Nuit, comme l’indique le poème inaugural :

 

Vraie Lumière,

Celle qui jaillit de la Nuit ;

Et Vraie Nuit,

Celle d’où jaillit la Lumière.

 

Certes, la Mort est en filigrane de tous les poèmes, avec une infinie compassion pour les souffrants, comme dans le beau poème « A un soldat inconnu » :

 

D’un seul coup,

Tout livré.

 

Douceur, douleur,

Crasses et grâce.

 

Au champ d’honneur,

Chair en offrande,

 

Elan, éclat,

A ciel ouvert,

 

Ame béante,

Bouche bée.

 

Mais, dans le même temps, la Mort donne à la vie son prix unique :

 

Sur ton passage tu annihiles tout.

N’est-ce pas pourtant toi, Mort,

Qui rends unique tout d’ici ?

Cette nuit même, n’est-ce toi

La brise qui parcourt les sentiers,

Le nuage qui, flottant, cache les étoiles,

Le parfum de tilleul qui soudain étouffe,

Les lucioles égarées là

Sur l’étang de la mémoire…

Ce brame déchirant cœurs et reins,

Biche blessée cédant à l’invite

D’un lit de mousse sans fond,

Au sein de l’aveuglante clairière.

 

Et cette partie peut encore se lire comme un dialogue entre le poète et son âme :

 

Toi l’absente,

Tu le sais

Désormais,

Nous serons au monde

Par ta présence.

 

[…] Toi la présente,

Tu nous conduis au centre

Du Double-Royaume,

Par-delà

Toute absence

 

Enfin, dans la dernière partie, intitulée « Passion », j’ai été fascinée par cette manière inimitable qu’a François Cheng d’harmoniser une expérience orientale et la quête d’un dieu qui semble proche de celui des chrétiens. On y trouve des échos de la Passion du Christ : « Etoile de sang voici l’homme ». Et le poème « Vers Emmaüs » évoque « La Vie qui s’est levée d’entre les morts » ou encore le « Pain rompu ». On pense au Fils prodigue : « Après une longue fugue, je suis revenu au logis,/ L’ombre maternelle s’est retournée, a dit:/ « Te voilà ! », j’ai répondu : « Me voici ! »,/ et j’ai fondu en larmes. » On n'oubliera pas que le prénom français du poète d'origine chinoise est un hommage à François d'Assise.

Ces poèmes, tout en épure (François Cheng est un grand calligraphe) et en élévation, sont une invitation à rentrer en soi-même afin d’être à l’écoute du chant profond qui est en nous. Dans une langue qui n’est jamais hermétique, le poète nous dit qu’en dépit de tous les aléas, la vie est souveraine et belle, et que dans chaque instant, hic et nunc, réside une part d’éternité.

 

 

 

 

 

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11 octobre 2014 6 11 /10 /octobre /2014 15:28

  epicerie Ernaux

 

Le 2 octobre 2014, à La Grande Librairie, François Busnel recevait, entre autres invités, Annie Ernaux pour la parution de ses entretiens avec Michelle Porte, dans un ouvrage intitulé Le vrai lieu. Celui-ci fait suite à un documentaire qui avait été réalisé en 2011, et dans le souci de conserver une parole spontanée et libre que l’écrivain craignait de voir disparaître : « J’avais un sentiment de frustration, de perte définitive de quelque chose que je n’avais jamais dit dans tous mes entretiens précédents. »

 

Annie Ernaux explique que ces entretiens ont été une descente dans la mémoire mais qui s’est opérée à deux. Pour elle, cette expérience a été difficile car elle s’est faite dans un lieu clos et sous l’œil scrutateur de la caméra. Contrainte de parler, elle s’est sentie comme dans le cabinet d’un psychanalyste et non pas comme lors d’un entretien avec un journaliste. Cela a généré chez elle une forme de spontanéité : des choses sont advenues, irrationnelles, une autre vérité non surveillée.

 

Dans ce livre, l’écrivain dit comment les lieux nous façonnent. Elle y évoque ceux de son enfance, les lieux collectifs sous le regard des clients, du café et de l’épicerie d’Yvetot, qui n’étaient pas ceux de sa vie intime. En ayant eu honte en classe, elle n’en a pas parlé ni rien écrit avant la trentaine. Ensuite, elle n’a cessé de revenir à cet endroit qui est surtout un lieu social.

 

Si Yvetot et Cergy, là où vit Annie Ernaux, sont des lieux réels, l’écriture est pour elle le lieu immatériel où se rassemblent le familial, le social, le sexuel, là où elle puise, dit-elle. Ni refuge ni sanctuaire, il favorise l’immersion dans quelque chose qui est plus grand que sa propre vie et la mémoire du monde. S’il existe différentes manières d’écrire à la 1ère personne, l’écriture, lieu plus qu’autre chose, permet l’apparition d’un je transpersonnel.

 

Mais quelle est la bonne distance ? Il est très compliqué de le dire et Annie Ernaux reconnaît qu’elle ne sait pas comment elle écrit. Elle précise par ailleurs qu’elle considère comme un privilège d’avoir pu faire des études. Elle était véritablement une exception dans son milieu et son époque. Ecrire est un grand privilège, affirme-t-elle.

 

En même temps, l’écriture représente un danger, plus dans la forme que dans le contenu. La forme n’est jamais donnée et il faut toujours se demander quelle est celle qui est la plus exacte pour ce que l’on écrit. Annie Ernaux, qui se définit comme étant quelqu’un qui écrit, souligne que, selon elle, la révolution des femmes n’a pas eu lieu : n’est-elle pas en ce jour la seule femme à La Grande Librairie ? Certes, il ne faut pas se focaliser sur la différence sexuelle mais les difficultés sont à l’évidence d’ordre social. Il est difficile de trouver sa voix et d’entrer dans une culture légitime quand on n’est pas née dans cette culture dominante. Anne Ernaux a une conscience très vive d’être une transfuge de classe tout autant que de langue. Prenant l’exemple du terme « embouqué » qui appartient au patois normand, elle précise qu’elle ne l’emploie pas mais qu’elle souhaite qu’il y ait dans son écriture « quelque chose de ça ». Cette voix singulière, elle aspire à la faire passer dans la langue.

 

Quant au rôle de la lecture, Anne Ernaux considère qu’il est ambivalent. Si dans son enfance et son adolescence, lire fut pour elle un grand bonheur, le contenu de ses lectures l’éloignait cependant de son monde, de ses parents, de son quartier. Ainsi, évoquant la salle à manger de la pension Vauquer chez Balzac, elle ajoute que c’est un lieu qui n’existait pas chez elle.

 

La lecture, c’était vraiment un autre monde auquel elle rêvait d’appartenir mais tout cela, ce désir de changer de classe, était très confus dans son esprit : « J’aimais vivre et lire », dit-elle. Pour l’écrivain qu’elle est, tout livre est un lieu où on entre et où on est libre. Elle dira plus tard dans l’émission, en réponse à Dany Laferrière, nouvel académicien français, qu’un mot peut sauver. Elle ajoutera : « J’écrivais pour venger ma race. L’écriture peut être une lutte en faveur d’une idée de la justice. [...] Oui, écrire peut changer la vie. » Le parcours personnel d’Annie Ernaux n’en est-il pas  la preuve éclatante ?

 

 

 

 

Liens vers mes autres billets sur Annie Ernaux :

 

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9 octobre 2014 4 09 /10 /octobre /2014 21:46

Modiano.jpg

 

Aujourd'hui, jeudi 09 octobre 2014, Patrick Modiano a reçu le prix Nobel de Littérature "pour son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation". Il y a une semaine, dans La Grande Librairie, à l’occasion de la sortie le 2 octobre de son dernier roman, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, François Busnel nous faisait partager sa rencontre avec celui qui devient, en dépit de sa modestie native, le quinzième Nobel de Littérature français.

 

Il est fascinant d’assister à une interview de Modiano, un exercice difficile et pour lui et pour le journaliste. La parole de l’écrivain est hachée, fragmentaire, en perpétuel inachèvement. Si l’on est souvent proche de la gêne, l’on se dit que cette parole hésitante, en quête de la précision la plus grande, est bien à l’image d’une écriture du ressassement certes, mais à chaque nouveau livre, étonnamment neuve et habile à orchestrer subtilement les errances d’une mémoire faillible. Modiano ne dit-il pas qu’il écrit toujours le même livre ?

 

Ce dernier opus entraîne le lecteur en quête d’un carnet d’adresses perdu par le romancier Jean Daragne et qui tombe entre les mains d’un couple étrange. Avec ses « phrases trouées de silence », l’écrivain de 69 ans a évoqué ces lieux où les souvenirs remontent à la surface. Ça commence comme un polar, dans de vrais lieux, explique-t-il, les rues de Paris qu’il connaît si bien, comme la rue Laferrière par exemple. C’est complètement hétéroclite, mais précis en même temps, dit-il, que cette recherche dans des annuaires officiels de noms de gens qui ont disparu. Avec le temps tout s’en va mais tout devient possible et ces ouvrages deviennent pour lui de gigantesques annuaires imaginaires.

 

Il en va ainsi pour la rue de l’Arcade, un endroit familier, qu’il connaissait quand il avait vingt ans. Il y est repassé par hasard et le numéro 42 n’existe plus. Cela procure un drôle d’effet, c’est bizarre de voir ainsi comment un même endroit a changé. Mais il suffit de fermer les yeux et cet endroit devient le lieu d’un pays intemporel.

 

L’ouvrage est placé sous les auspices de Stendhal avec une citation qui donne la perspective du roman, qui pourrait être celle de tous les romans de Modiano  « Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre. » L’écrivain pense à des choses lointaines dont il perçoit l’écho. Il ressuscite les traces d’événements qui ne sont plus naturalistes.

 

Le personnage de ce dernier roman se refuse à se souvenir et tient à distance le passé. En fait certains événements lointains sont des matrices pour l’imagination. Modiano donne en exemple Alfred Hitchcock qui, à l’âge de cinq ans, fut contraint de demeurer pendant trois heures derrière les grilles d’un commissariat. Cette expérience angoissante imposée à l’enfant fut sans doute la matrice de la terreur, matériau de ses films. L’écrivain a souvent pensé à cela et pour lui aussi, de petits événements ont été à la source de son écriture, notamment dans une maison aux environs de Paris où se retrouvaient des gens étranges. Ses parents n’étaient pas présents dans ce mélange bizarre de choses banales. Son imaginaire a fait le reste.

 

A la page 71, on peut lire : « C’était un morceau de réalité qu’il avait fait passer en fraude. » Modiano  use de détails précis dans l’espoir que les gens d’autrefois donneront peut-être signe de vie et, ainsi qu’il le dit, son écriture est un appel aux fantômes. L’écrivain Modiano, celui qui s’efforce de résoudre des énigmes insolubles !

 

 

 

Liens vers mes billets sur Modiano :

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9 janvier 2012 1 09 /01 /janvier /2012 18:20

 lelimination.jpg

 

Jeudi 05 janvier 2012, la première émission de l’année de La Grande Librairie accueillait Michel Onfray pour une biographie de Camus (L’ordre libertaire, La vie philosophique d’Albert Camus), Daryush Shayegan (La conscience métisse) et Rhity Panh pour L’Elimination, co-écrit avec Christophe Bataille. Sans nier l’intérêt des interventions des deux premiers écrivains, passionnantes certes, je voudrais retranscrire ici la teneur des dires de l’écrivain et réalisateur cambodgien, qui témoignait sur le génocide perpétré par les Khmers rouges. Onfray, Shayegan et Busnel l’ont écouté avec une intensité qui en disait long sur la résonance profonde que ses paroles avaient en eux.

François Busnel a dit l’intérêt majeur de cet ouvrage qu’il a comparé à Si c’est un homme de Primo Levi et au film Shoah de Claude Lanzmann. Par ailleurs, lundi 9 janvier 2012, France 3 diffusera un film de Rithy Panh, Duch, le maître des forges de l’enfer, qui a précédé l’écriture du livre. Il est le résultat des 300 heures passées du tête à tête entre l’écrivain et le maître du centre S21. Le film sortira en salle le 18 janvier 2012.

 Depuis Site 2 (1989) jusqu’à S21, la machine de mort khmère rouge (2004), le réalisateur n’ a cessé d’explorer ce génocide dans lequel, son père, sa mère, sa sœur, ses neveux et nièces de trois, cinq et sept ans, furent engloutis en quatre semaines. Exilé en France après l’horreur, Rhity Panh en adopte la langue et se tourne vers le cinéma. Il y réalise fictions et documentaires tirés de son vécu. J. Mandelbaum explique comment il renoua ainsi avec une culture avec laquelle il avait voulu rompre. Le cinéma deviendra cet outil de reconquête de lui-même et de l’histoire de son pays martyrisé.

François Busnel souligne d’abord que Rhity Panh ne retrace pas à la manière d’un historien ce qui fut l’un des plus grands crimes de masse du XX° siècle, la mise en œuvre d’une terrifiante machine de mort, qui fit 1,7 million de victimes, de 1975 à 1979. Agé alors de 13 ans, emporté par la folie des Khmers, il survécut dans des champs en étant déplacé régulièrement. Ne raconte-t-il pas tout ce qui lui passe par la tête, allant jusqu’à avouer son envie de tuer ?

Si Rhity Panh a attendu aussi longtemps pour écrire ce livre, c’est qu’il n’en a pas éprouvé plus tôt la nécessité et le film lui est antérieur. Dans celui-ci, il remémore sa rencontre avec Duch, le bourreau de S21. Cet homme est un ancien instituteur, cultivé, citant Vigny et Balzac en français. C’est ce même professeur de mathématiques qui fait un choix et qui bascule dans la destruction et dans la tuerie. L’écrivain ajoute que son père était aussi instituteur, qu’il citait aussi Prévert, qu’il parlait aussi le français mais qu’il choisit, quant à lui, de défendre la liberté.

Il précise encore qu’il ne raconte pas uniquement son histoire mais qu’il veut raconter aussi celle des autres, de tous ceux qui résistaient. Pour lui, la résistance est une vertu qui est transmise, elle résulte d’un apprentissage : « On ne se lève pas comme ça ! », ajoute-t-il. C’est en outre un hommage à son père, à ceux qui lui ont permis de s’en sortir alors qu’il était proche de la mort. Tous ces réseaux de solidarité, de micro-résistance, se sont mis en place de manière spontanée et, à plusieurs reprises, lui éviteront la mort.

De plus, Rhity Panh montre à quel point la destruction par les Khmers rouges passe par le langage et la confiscation du langage. Dans ce régime, il est interdit de penser, tout doit être équivalent, lisse. Si les slogans prennent l’apparence d’aphorismes de sages, ils lessivent le cerveau. En même temps, Rhity Panh fut sauvé par les mots. S’il n’avait pas su raconter des histoires, il aurait été abandonné dans les rizières où il serait mort d’épuisement. Apte à conter des histoires de sorcières, il fut placé aux cuisines. Possédant le talent de conter sans fin la même histoire, il racontait avec art le voyage d’Armstrong et d’Aldrin sur la lune. Mais quand il révéla que ces héros avaient été des Américains, il fut contraint de faire son autocritique ! Il faut donc user de la parole à bon escient et Rhity Panh reconnaît qu’il a mis beaucoup de temps à réapprendre à parler sa propre langue.

Dans cet ouvrage, les mots sont choisis et l’auteur dit ne pas aimer le mot « traumatisme », qu’on ne cesse d’utiliser. Pour lui le génocide, c’est essentiellement le chagrin sans fin. Et pourquoi parler de banalité du mal ? Il existe aussi une banalité du bien : sous les Khmers, il y avait aussi des gens qui pratiquaient le bien, des gens qui résistaient, faisaient des gestes qui pouvaient leur coûter la vie. Ce livre lui a permis de continuer le travail de son père, de transmettre, d’éduquer,  de partager. Il importe de pratiquer le partage et Rithy Panh regrette que Camus soit mort trop tôt. S’il n’avait pas eu cet accident de voiture, il aurait peut-être rendu un peu de dignité à la pensée. En effet, entre 1975 et 1979, ils ont été bien peu nombreux ceux qui ont critiqué les crimes des Khmers rouges. Beaucoup même les ont salués, y compris des intellectuels qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé ! Après Camus qui sut dire ce qu’il avait à dire sur la torture et le terrorisme, comment se fait-il qu’on n’entende aucune voix quelques années plus tard, alors que ces crimes se reproduisent de manière massive ?

Michel Onfray souligne ici qu’il est évident que ceux qui sont dans la sauvagerie n’écoutent pas les leçons des philosophes. Mais, parmi ceux-ci, il en est qui ne sont pas audibles et d’autres qui vont dans le sens de la violence. Selon lui, Sartre a été un pousse-au-crime et il y en a eu pas mal d’autres, comme Badiou qui pensait que « tout ça faisait partie de l’histoire ». La justification de leur attitude est toute théorique. Selon la dialectique de Hegel, après un premier temps vient un temps de négation qui prépare autre chose… les camps, la torture sont ce moment négatif qui prépare du positif. Il faut du sang mais il est là pour le paradis demain ! Mais c’est le sang aujourd’hui et le paradis jamais demain…

François Busnel ajoute à ce propos que ces philosophes et les Etats anglo-saxons ont prêté la main à cette horreur. Le Kampuchea démocratique n’a-t-il pas été représenté à l’ONU jusqu’en 1991 ? A 18 ans, résidant alors à Grenoble, Rithy Panh a écrit au Secrétaire général de l’ONU pour lui dire ce qui se passait dans son pays ; il ne reçut ni réponse, ni accusé de réception. Faut-il s’en étonner quand on sait qu’à cette époque, en 1981, le Secrétaire général de l’ONU s’appelait Kurt Waldheim ? Le comble est qu’après la signature des accords de paix, patronnés par l’ONU et le monde entier, on a fait revenir les Khmer rouges, sans jamais prononcer la moindre phrase sur le génocide. Ainsi l’écrivain considère que c’est son travail de revenir sur cette époque, sur la mémoire afin de rendre accessible la lecture de l’Histoire.

Avec cet ouvrage, il dit ne pas rechercher la vérité mais la parole. En effet, il affirme que, dans un génocide, la vérité, il ne sait pas ce que c’est, c’est tellement vaste… et il en va de même pour la justice. Mais qu’on puisse exprimer ce qui s’est passé par la parole, c’est capital. Dire les actes, c’est important pour les victimes. Il faut pouvoir répondre aux enfants nés après le régime Khmer rouge, qui demandent à ceux qui sont dans l’incapacité de répondre pourquoi le grand-père est mort. Car ce n’est pas évident de raconter qu’on a été obligé de manger des racines et des peaux de vaches pour survivre ; ce n’est pas normal, c’est douloureux  pour un être humain, on n’en a pas envie. Il faut pouvoir dire aux enfants que le grand-père n’a pas commis le mal. Il y a donc une nécessité impérieuse à retrouver la parole : c’est absolument vital.

François Busnel fait encore remarquer que cet ouvrage brise certains tabous.  Il évoque en s’excusant les scènes de torture à la limite du soutenable, la famine, les nourrissons projetés contre les arbres devant leurs parents, les viols,  les femmes qu’on laisse se vider de leur sang. Il rappelle cette phrase de l’auteur : « J’en parle, mais qu’on ne me dise pas que je suis un voyeur, je travaille sur les faits. »

A cela Rithy Panh répond qu’en parler ainsi, c’est faire le catalogue du musée des horreurs.  Ce qu’il cherche à montrer, c’est qu’il y a des idéologies destructrices derrière ces événements. Et ceux qui disent que le mal est banal, qu’il est en chaque homme, ce sont les mêmes qui rentrent tranquillement chez eux le soir pour souper. Mais c’est nous, dit-il avec force, qui avons dû endurer cette histoire. Duch le bourreau a fait un choix quand il a monté le camp M13. A ce moment-là, il a torturé des gens pour la première fois pour avoir des réponses, des confessions. Puis il s’est demandé s’il pouvait considérer ces aveux comme la vérité. Ses chefs lui ont dit : « On s’en fout ! Tu te débrouilles ! » C’est là qu’il a fait son choix, qu’il a enlevé la partie humaine de l’idéologie et n’a conservé que l’idée pure, intellectuelle. Il a appliqué alors le communisme intégral à la manière d’un professeur de mathématiques. Chez Duch, un plus un égale deux. Chez les gens qui s’aiment, un plus un peut être égal à un. Chez lui, jamais !

Dans le face à face avec le bourreau que rappelle Rithy Panh, il n’y a pas de conscience. La relation à l’autre passe par l’autorité, la soumission et les cris. Et quand le réalisateur lui demandera la différence entre devoir et mission ou encore ce qu’est une obligation morale, il hésitera. En fait, il ne comprend pas la question de son interlocuteur.

Ou il comprend mais il ne veut rien reconnaître. Il est comme ces intellectuels enfermés dans leurs concepts. Ainsi Rithy Panh explique que, quand il lit et relit les phrases d’Alain Badiou, il ne comprend pas ce qu’il raconte. Il veut bien qu’on débatte des drames mais il faut qu’il comprenne quelque chose. Et pour lui, Noam Chomsky, brillant intellectuel, « ne dit que des conneries ». « Il faut  qu’ils viennent voir », ajoute-t-il.

En s’excusant de s’énerver- on le ferait à moins- Rithy Panh souligne avec émotion qu’il s’agit de la vie des gens. « Traverser un génocide, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, c’est pire qu’une bombe nucléaire. Il faut reconstituer tout, retrouver tout, apprendre à rire, à goûter, à reconnaître la nourriture, le sens du bonheur, le sens de l’amour. »  Et après, c’est compliqué mais ce n’est pas grave si on se trompe ; on réfléchit, on écrit des textes, « un cerveau, ça sert à ça », mais on ne peut pas vouloir avoir encore raison vingt ou trente ans après !

Une des questions essentielles du livre c’est de savoir comment un homme devient un criminel de masse. Après les films qu’il a tournés et les livres qu’il a écrits, Riythy Panh reconnaît qu’il ne sait pas et qu’il continue à chercher. Il a conscience qu’il ne possèdera jamais la vérité mais il éprouve la nécessité de ce travail-là. Peut-être que s’il atteint «un petit pas de vérité », il sera pacifié. Il n’est pas certain non plus que le travail de mémoire le soulage et c’est pour cela qu’il respecte infiniment ceux qui ne parviennent pas à parler. On ne peut dire qu’ils oublient, c’est tellement plus complexe que cela !

Une illustration de la complexité extrême de ce livre se trouve à la page 281, quand Rithy Panh raconte que l’espace d’un instant, il a failli devenir un tueur.  En 1979, lors de la chute des Khmers, n’avait-il pas eu le projet d’exécuter un cadre du parti ? Il a fait un autre choix que celui de tuer avec une machette : « Quand on perd son humanité, on raisonne ainsi. » N’est pas bourreau qui veut. Il y a ce que les autres vous transmettent, votre père, vos amis, cette bonté. Non, l’homme n’est pas né mauvais. Il peut y avoir du mal en l’homme, mais il est aussi né bon. On devient bourreau, on ne naît pas bourreau. Cette petite chose que les autres vous ont transmise vous empêche de le devenir.  Duch voulait devenir poète mais il ne sera jamais poète ;  il ne comprendra jamais Alfred de Vigny parce que c’est un bourreau.

Enfin, Rithy Panh souhaite que l’on cesse de s’apitoyer sur les bourreaux, ainsi qu’il l’a lu dans nombre d’ouvrages récents. Le bourreau n’est pas silencieux. En plus il rit, il rit et il parle beaucoup ; toutes les paroles du bourreau, c’est en vue de l’effacement. Son seul but, c’est d’effacer. Et contre l’effacement, il y a le livre de Rithy Panh.

Ainsi, à l’occasion de cette première émission de l’année, François Busnel nous a donné l’occasion d’entendre le témoignage digne et bouleversant d’un homme qui, à travers les pires horreurs, a su mettre en pratique la phrase de Camus dans Le premier homme : « Un homme, ça s’empêche. »

 

A lire :

L’Elimination, Rithy Panh et Christophe Bataille, Grasset, à paraître le 11 janvier 2012

A voir :

Duch, le maître des forges de l'enfer, lundi 09 janvier 2012, 23.00 sur F3

 

 


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16 septembre 2011 5 16 /09 /septembre /2011 09:40

  Busnel

 

 

 

Si je ne devais retenir qu’une chose de l’émission de La Grande Librairie du jeudi 15 septembre 2011, c’est cela qu’ont exprimé les quatre écrivains invités : Emmanuel Carrère (Limonov) dans une moindre mesure pour ce dernier livre, Delphine de Vigan (Rien ne s’oppose à la nuit), Jean-Philippe Blondel (Et rester vivant) et Boualem Sansal (Rue Darwin). Il a existé pour chacun un instant à partir duquel ils ont eu la certitude qu’ils ne pouvaient pas ne pas écrire sur leurs douloureuses racines familiales. J’ai pensé à la phrase d’Hubert Haddad entendue récemment et que je crois restituer dans son exactitude : « La vie est un long, un très long infanticide. »

J’ai beaucoup aimé, vers la fin de l’émission, ce moment où Boualem Sansal, qui fut élevé dans une tribu berbère par une grand-mère impériale, s’est tourné vers Delphine de Vigan, issue d’une famille traditionnelle française, et lui a confié de sa voix apaisée de sage combien son histoire était la sienne.

Et peut-être est-ce ce qu’a dit la tenancière d’un motel américain à Jean-Philippe Blondel qui résume le mieux l’atmosphère si particulière de cette émission : « Il n’y a pas de bien ni de mal, il n’y a que des circonstances. Va vers ce qui te cicatrise. » Et pour ces quatre-là, la cicatrisation, c'est l'écriture.

 

 

 

  

 

 

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22 avril 2011 5 22 /04 /avril /2011 18:12

 

Busnel assis

 

Jeudi 21 avril 2011, à La Grande Librairie, François Busnel s’interrogeait sur l’autobiographie.  Comment écrire sur soi ?  Comment écrire sur sa famille ?  Qu’en est-il des dommages collatéraux ? Pourquoi l’écriture est-elle toujours plus forte que la raison ?  

Pour tenter de répondre à cette question, il avait rassemblé quatre écrivains : Annie Ernaux (L’autre fille), Lionel Duroy (Colères),  Philippe Grimbert (Un garçon singulier), Antoine Audouard (Le rendez-vous de Saïgon).

D’emblée deux exemples sont venus poser la question de l’intérêt de l’autobiographie. Lionel Duroy a raconté comment un chauffeur de taxi lui avait dit, pendant une course, qu’il ne voyait pas qui pouvait être intéressé par l’histoire d’un narrateur né dans une famille de onze enfants, alors que lui-même est né dans une famille qui en comporte neuf. Lionel Duroy s’était reconnu  là avec son roman Le Chagrin. A cela Annie Ernaux répondait qu’une de ses lectrices lui avait dit qu’elle l’enviait de posséder les mots pour raconter sa propre vie. « J’aime lire des vies », lui avait-elle dit. Et Annie Ernaux d'affirmer que cela fait du bien à pas mal de gens de lire un auteur qui sait écouter l’enfant qu’il a été.

 

Philippe grimbert

Philippe Grimbert

 

Dans Un enfant singulier, Philippe Grimbert, écrivain et psychanalyste, met en scène un narrateur, Louis, dans les années 70. Répondant à une petite annonce, il part en Normandie, à Orville, afin de s’occuper d’un adolescent singulier, un enfant autiste. La rencontre entre Louis, le garçon à part et sa mère sera cataclysmique. En effet, cette dernière se voit dans l’obligation de faire le choix entre son œuvre (elle écrit des romans érotiques) et son fils. Dans cette relation d’amour destructrice, qui, de la mère ou du fils, a détruit l’autre ?

C’est la forme romanesque qui s’est imposée à l’écrivain pour évoquer l’histoire de sa vie, qu’il tient ainsi à distance. Selon lui, le roman est le mieux à même pour raconter ce qu’on a vécu, tout souvenir étant par ailleurs reconstruction du passé. Dans cet ouvrage, Philippe Grimbert montre aussi la poésie de cette rencontre entre un narrateur, conditionné par une blessure mal refermée, et cet enfant pas comme les autres. La relation avec ce dernier est l’occasion d’un questionnement sur lui-même et elle le mènera aux portes de ce qu’il ne voulait pas voir.

L’auteur reconnaît qu’il a projeté beaucoup de lui-même dans le personnage de Louis. Il a éprouvé la nécessité de ce livre dont il a ressenti les incroyables exigences.

 

  annie ernaux

  Annie Ernaux

 

Pour Annie Ernaux, l’écriture de soi est essentiellement une recherche de la vérité, de ce qui nous construit, mais cela ne passe pas par la fiction. Avec L'autre fille, ce bref récit de soixante-dix pages, elle réfute l’idée que celui-ci expliquerait l’ensemble de son œuvre et qu’il en serait comme une clé explicative. Elle est opposée par ailleurs à toute lecture psychanalytique de ses oeuvres, ne laissant à personne le droit de lui inventer ses propres fantasmes.

Dans ce petit livre, elle raconte comment, à l’âge de dix ans, elle apprit fortuitement la mort d’une sœur ignorée, disparue à six ans de la diphtérie, "comme une petite sainte". « Elle était plus gentille que celle-là », dit la mère. Depuis, Annie Ernaux n’a pas oublié ce qui est devenu « comme une flamme à l’intérieur de soi ».

Elle a voulu élucider les effets de cette annonce en elle, et comprendre cette comparaison terrible. Et si elle n’en parla jamais à sa mère, c’est qu’elle était dans l’incapacité de le faire. On ne lui en avait pas parlé pour ne pas l’attrister  et elle avait reçu l’interdit en même temps que le récit. En parler à ses parents, n’aurait-ce pas réveillé leur douleur ?

Comment comprendre cela ? Elle dit à sa sœur : « Je n’écris pas parce que tu es morte ;  tu es morte pour que j’écrive. » C’est le choix de la vie. Annie Ernaux s’est inventé  l’idée qu’elle devait écrire parce qu’elle avait elle-même été sauvée (et sa sœur non) du tétanos. Elle s’est donc demandé ce qu’elle allait faire de « ça », pourquoi elle avait été épargnée, pourquoi elle. Et, à vingt ans, elle a décidé qu’elle écrirait.

Elle déclare que c’est la plus belle chose qu’elle puisse faire, écrire comme Virginia Woolf ou Simone de Beauvoir. Selon elle, « on peut mourir après avoir écrit un livre ». C’est bien cela qu’elle pense pendant le temps de l’écriture, même si, après, c’est moins vrai. Ainsi, elle a désespéré de jamais pouvoir terminer Les Années, pensant qu’elle n’y arriverait pas, car elle avait des soucis de santé.

L’autre fille est en fait une commande de son éditeur, qui venait de créer une nouvelle collection, Les Affranchis. « Ecrivez la lettre que vous n’avez jamais osé écrire », un peu dans la perspective de la Lettre au père de Kafka. Bien que détestant le genre épistolaire, elle a décidé d’écrire à cette sœur disparue. Cela a donc été la rencontre d’un désir et d’une forme. Annie Ernaux reconnaît pourtant n’être pas très satisfaite de l’emploi du « tu », ce pronom personnel instaurant une intimité qu’elle n’a jamais eue avec sa sœur.

Qu’est-ce qu’écrire se demande-t-elle. Comment trouver les mots ? L’enfant ne serait-il  pas à l’origine de l’écriture ? Enfant, elle-même se pensait le double d’une héroïne. Souvent, au moment du réveil, elle imaginait qu’elle était Scarlett O’Hara.

 

Lionel duroy lionel

Lionel Duroy

 

Avec son dernier opus, Colères, Lionel Duroy admet qu’il bouscule un interdit terrible. Car, si on écrit fréquemment sur ses parents, il est rare qu’on écrive sur son enfant. Déjà, ses œuvres précédente, Priez pour nous et Le chagrin, avaient provoqué un cataclysme familial, entraînant une brouille avec ses frères et sœurs, le divorce d’avec sa femme et des réactions violentes de son fils. En effet, ce dernier avait brûlé le manuscrit que son père lui avait envoyé pour qu’il le lise, puis il avait disparu de sa vie, lui laissant son passif, ses dettes. Alors, jusqu’où un écrivain peut-il utiliser des scènes vécues pour en faire de la littérature ?

Lionel Duroy confesse que l’écriture est pour lui une exploration de l’intime et que, par elle, il cherche sa voie de salut. Plus il écrit, plus il provoque de catastrophes, mais il se doit d’écrire sur ce qui est injuste, même s’il y a un prix très lourd à payer pour dire l’intime.

En captant son histoire familiale, il écrit pour dire comment on invente sa vie, tout en ne réinventant pas. Il s’efforce de comprendre au long d’un siècle ce qu’est une vie, dont les origines sont à trouver dans la Grande Guerre. Il lui suffit alors de tirer les fils.

Mais Lionel Duroy confesse que l’écriture fragilise. Il est immensément difficile de comprendre sa vie, c’est un travail quotidien, dans les ténèbres. Il faut « aller à l’os », ainsi que le dit François Busnel,  pour toucher l’intime. L’écrivain n’a pas échappé à la dépression, quand ses frères et sœurs (il appartient à une fratrie de onze enfants) lui ont tourné le dos.

Ecrire est une tâche noble, un moyen de résister à la mort. Il faut écrire pour riposter. Et même si cela occasionne la rupture avec un enfant, il faut continuer et écrire en toutes circonstances.

Si ce livre a fait trembler Lionel Duroy, il espère qu’un jour, son fils lui donnera la réplique. Et bien loin de se poser en victime, l’écrivain écrit simplement sur ce qui arrive. Il est satisfait d’avoir écrit ce livre, extrêmement tendu, en trois mois et dix jours. Le sujet lui a dicté une écriture particulière et il est la preuve que, même dans les pires catastrophes, même quand on chancelle, on peut continuer à écrire. Son œuvre est celle d’un artisan, qui se met à sa table de travail tous les matins.

A ne pas dire les choses, on meurt. Ce que fait Lionel Duroy est en quelque sorte une réponse à Rilke qu’il admire et à Annie Ernaux, qui est pour lui un modèle en littérature. Plutôt que de tourner en rond, c’est plutôt de creuser un sillon dont il s’agit. Inlassablement il revient sur des choses écrites il y a vingt-cinq ans, car le regard sur la vie change au fil des années. Et il faut du temps pour enfin être entendu.

 

antoine audouard

Antoine Audouard

 

Pour Antoine Audouard enfin, Le rendez-vous de Saïgon est une rencontre, à la fin de sa vie,  avec Yvan Audouard, « un père qui transmettait peu ».  C’est en quelque sorte une Lettre au père, qu’il qualifie d’ « écrivain mineur ». Il avoue que son père a toujours eu le regret de ne pas s’être pris au sérieux plus tôt. N’affirmait-il pas non sans ironie : « J’ai une admiration infinie pour l’œuvre que je n’ai pas écrite » ? Antoine Audouard a composé cet ouvrage dans un état de chagrin, avec l’envie de faire vivre un fantôme qui lui manquait affreusement.

C’est après un voyage au Viêt-Nam, où avait vécu son grand-père, officier dans l’armée coloniale, qu’il y emmènera son père (il y était né « par inadvertance »). Puis, après avoir écrit un roman, Antoine Audouard  demeurera auprès de son père malade. Pendant trois mois, il sera à ses côtés jusqu’à la fin, dans un expérience de vie extraordinaire, mais sans intention d’écriture au départ.

Dans ce livre, il raconte sa relation avec ce père dont il fut l’éditeur, et dont, lors d’un salon, il avait dit : « Je suis le père du lauréat ».  Hier soir, il a fait d’ailleurs un autre lapsus en disant : « On devient parents de ses enfants », au lieu de « parents de ses parents ». La preuve, sans doute, que cet ouvrage touche au plus profond  de la relation entre un fils et son père.

Ainsi, jeudi dernier, sans détours et sans fioritures, quatre écrivains nous ont dit que l'écriture de soi est toujours une écriture de la douleur.

 

 

 

 

 

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31 janvier 2011 1 31 /01 /janvier /2011 15:03

  makine 2

Andreï Makine (Photo Jacques Sassier/ Gallimard)

 

C’était jeudi 27 janvier 2011, à La Grande librairie. On y devisait de polars, de femmes, d'amour et de littérature. Et, au milieu de James Ellroy (La malédiction Hilliker), Dominique Sylvain (Guerre sale) et Christian Garcin (Des femmes disparaissent), une sorte d’extra-terrestre, un prince Muychkine, égaré dans un salon littéraire. C’était Andreï Makine, invité pour parler de son dernier ouvrage, Le Livre des brèves amours éternelles, et ce fut un moment rare avec un être à part.

Cet « écrivain étonnant » selon François Busnel, né en 1957 dans l’extrême Krasnoïarsk, écrit en français des livres, tableaux de la Russie contemporaine et éternelle en même temps  qu’histoires d’amour. Dans son dernier opus, à la faveur de huit récits on y suit un narrateur orphelin. Au cours du premier et du dernier, il est accompagné par un vieillard poète qui a passé quinze ans derrière les barbelés. On y découvrira les raisons de son exil en Sibérie. Au cœur de ce livre du plus russe des auteurs français et du plus français des auteurs russes, qui aurait pu s’intituler L’amour au temps du communisme, deux thèmes qui lui sont chers : l’amour et le temps qui passe.

Agé de 53 ans, à la faveur d’un échange culturel, il s’est installé en France en 1987 pour ne plus en partir. En 1995, il a reçu le prix Goncourt, le Goncourt des Lycéens et le prix Médicis pour Le Testament français. L’ouvrage raconte la passion d’un petit Soviétique pour la langue française, reçue en héritage par sa grand-mère Charlotte, et aussi la naissance d’un écrivain. Depuis, Andreï Makine a écrit une dizaine d’ouvrages « dans une langue française ample et souple qui devient de plus en plus pure » (Marianne Payot). Il s’est peu à peu dépouillé de ce côté élève trop appliqué qui écrit en français, alors que ce n’est pas sa langue maternelle.

Son dernier roman narre la vie d’un homme inconnu, confronté à l’URSS et à la Russie d’aujourd’hui. De retour à Léningrad, il prend conscience de la réalité de la société contemporaine russe, avec ses paillettes, ses nouveaux riches. Il y rencontre surtout un vieux héros qui a connu le siège de Léningrad, la guerre et le goulag, et qui possède une mémoire que personne ne veut partager. Dans ce livre, qui est une observation  du monde, une grande place est réservée à l’amour, qui donne des raisons d’espérer.

L’amour y est ainsi merveilleusement mis en scène, avec ses instants précieux dans un monde de laideur, instants qui peuvent sauver, remplir une vie, faire que le reste importe peu, à partir du moment où on peut les saisir à bras-le-corps.

Dans le titre, Le Livre des brèves amours éternelles, se lit la contradiction et le paradoxe de l’amour. Andreï Makine reconnaît qu’il a toujours cherché l’amour. Pour lui, c’est quelque chose de très fort, de très simple, qui ne convient guère à notre esprit caustique d’aujourd’hui., car nous sommes trop cyniques pour l’écouter. Ne sommes-nous pas au cœur du choc de deux civilisations : le monde français, occidentalisé, et cet univers spiritualiste, qui peut encore dire sans rire : «  Oui, j’ai toujours cherché l’amour » ? Son héros, Dmitri Ress est bien cet homme qui a toujours cherché l’amour.

A François Busnel qui s’étonne de l’affirmation burlesque et étonnante du livre, selon laquelle Patrick Dewaere a contribué à la chute du Mur plus efficacement que tous les dissidents réunis, l’auteur répond que c’est une métaphore. Il explique que le film Mille milliards de dollars a été regardé par toute la Russie. Dans une scène, on y voit le personnage d’un journaliste pousser la porte d’un hôtel d’une petite ville de province française et prendre une chambre sans présenter ses papiers, geste inimaginable dans une société totalitaire. On a coutume de juger la société communiste à l’aune des grands principes logomachiques et théoriques, or les choses sont plus simples. Ainsi, pour un couple d’amoureux soviétiques, avoir la possibilité de trouver ce petit chez-soi était beaucoup plus parlant que toutes les théories capitalistes.

Le regard du narrateur sur le régime soviétique et sa chute est un regard détaché de tout ce qui est historique. Le héros peut dire : « J’étais libre dans un pays qui ne l’était pas. » Andreï Makine explique alors qu’on peut comparer cela à cette vieille expression qu’on emploie quand la conversation s’interrompt et que la gêne s’installe ; on dit alors : « Un ange passe. » C’est bien ce que vit le personnage. Il a vécu huit rencontres où un ange est passé.

L’interruption de tous ces mensonges historiques, de tout ce jeu social, de toute cette comédie, crée la gêne, mais, selon Makine, c’est très bien que l’on soit gêné. On a alors l’impression de sentir l’autre, sa fragilité, sa palpitation intime, et de mieux le comprendre dans cet instant privilégié. On ne récrira pas L’Archipel du goulag, cela a déjà été fait. Mais ce que l'on peut faire de façon poétique, c’est chercher l’amour, car c’est cela qui nous rend plus humain.

Dans ce roman, miroitent huit facettes parfois opposées de l’amour. L’amour, ce bref instant d’éternité, là où l’homme est enfin libre vis-à-vis de ce qui lui est imposé dans un corps. Nous jouons des jeux sociaux, tristes et ennuyeux mais tout ne se réduit pas à cela. Au-delà de nos deux identités, celle qui est corporelle, animale et mortelle et ce jeu social, il existe quelque chose d’autre, une autre naissance. Il faudrait inventer une alternaissance, une troisième naissance. Ce pourrait être le titre d’un prochain roman de Makine. Comment en effet trouver ce quelque chose qui dépasse ces deux premières naissances de l’homme ? Peut-être au moment de l’amour, lorsque celui-ci est vécu intensément de manière exceptionnelle, est-ce là où se découvre cette nouvelle naissance.

Cette fidélité du vieil homme-poète pour une femme dont l’amour l’a trahi, Dieu lui-même ne pourrait la réaliser. En effet, Il n’a pas interrompu le vieillissement de cette femme, elle est devenue laide, elle a participé de cette comédie en tant que compagne d’un oligarque russe. Dieu n’y peut rien car ce sont les lois de notre création. Mais ce que Dieu ne peut accomplir, le poète lui le peut. Dans son imagination, lui qui a terriblement souffert conserve la beauté de cet être créé par lui.

Par ailleurs, un vieil adage russe peut faire comprendre l’éveil de la conscience politique : « Les Russes n’atteignent jamais leur but car ils le dépassent toujours. » (Mme de Staël, Le Voyage en Russie). Il faut imaginer la voyageuse arrivant en Russie avant Custines, et qui se met pourtant à aimer ces villes en ruines.

Nous n’avons pas atteint l’âge de Mathusalem, nous avons vu la chute d’empires, les cadres géographiques ont été redessinés, des révolutions, des guerres se sont produites. Et cependant, que reste-t-il dans notre petite existence de la chute du Mur, après vingt années de changements, de catastrophes, de soubresauts  ? Ce qui reste, en fait, ce sont peut-être ces brèves histoires d’amour que le narrateur raconte. Selon Andreï Makine, c’est cela seul qui restera.

Ainsi, en quelques minutes, tout en posant sur les invités de François Busnel son regard transparent et ouvert sur l’invisible, Andreï Makine a su nous rappeler que, dans toute vie, il existe « des instants humbles et essentiels », où l’amour transcende l’adversité et le Mal, et éclaire ainsi à jamais ceux qui ont su le reconnaître.

 

  L'Idiot Gérad philippe

  Gérard Philipe dans le rôle du prince Muichkine dans L'Idiot de Dostoïevski

 

 

 

 

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23 décembre 2010 4 23 /12 /décembre /2010 19:21

 

  cabinet de lecture

Voltaire au cabinet de lecture chez Procope

et Etude pour les figures principales du cabinet,

Claude Jacquand (1804-1878)

 

Jeudi 16 décembre 2010, comme il le fait chaque année, François Busnel invitait des écrivains pour constituer la bibliothèque idéale et évoquer « le livre que c’est pas la peine », ainsi que Jean Paulhan définissait le classique surfait ou illisible. Etaient ainsi rassemblés René de Obaldia, le grand dramaturge et académicien ;  Gérard Oberlé, auteur des Mémoires de Marc-Antoine Muret ; Joann Sfar, réalisateur de Gainsbourg, Vie héroïque, et qui illustre désormais les grands classiques ; Lorànt Deutsch, dont Métronome, « conte touristique », a été vendu à plus de 600 000 exemplaires ; la romancière et essayiste Danièle Sallenave, auteur notamment du très remarqué Castor de guerre sur Simone de Beauvoir, et qui vient de publier La Vie éclaircie ; le romancier congolais, Alain Mabanckou, qui a publié Black Bazar en 2009 ; Françoise Hamel, auteur de romans historiques sur La Palatine et Ninon de Lenclos, et qui vient d’écrire Les Forains du roi ; et Michel Quint, auteur de romans policiers (Billard à l’étage), et surtout d’Effroyables jardins, adapté au cinéma par Jean Becker.

Pour Johann Sfar, le grand livre, c’est Bilbo le Hobbit, de Tolkien (1936). Il est sensible à des images, une dramaturgie, des dragons et l’odeur de la pipe. A travers cet ouvrage, l’auteur essaie de solder les horreurs de l’enfance. Né en Afrique du Sud, il vécut un premier traumatisme que fut son enlèvement à quatre ans par un Zoulou, pendant quatre jours. Le second fut la Seconde Guerre Mondiale, qui fit que, plus tard, il refusa que ses livres soient diffusés en Allemagne. Avec lui, un petit personnage pieds-nus essaie de prendre la route. Tolkien est aussi un philologue, adulé par Julien Gracq, qui a inventé une langue et fondé les mythes modernes européens dans les années 30. Lorànt Deutsch a grandi avec cet écrivain, par le biais notamment des « livres dont vous êtes le héros ». Selon lui, son œuvre est le grand armorial des créatures.

René de Obaldia recommande Le Tour du monde en 80 jours, à cause de son enfance. Lorsqu’il avait huit ans, sa grand-mère Honorine prenait des bains de pied car elle avait les pieds sensibles. C’était le moment où son petit-fils lui faisait la lecture de Jules Verne. Il a tout lu de l’œuvre de cette auteur visionnaire, qualité qui, selon lui, manque le plus à notre époque. Cette faculté de l’imaginaire, c’est la création même. William Blake ne disait-il pas : « Tout ce qui est imaginaire est vrai » ? Alain Mabanckou est aussi un grand admirateur de Jules Verne, notamment avec Michel Strogoff, et il regrette cette défaillance de l’imaginaire dans les romans. C’est bien Jules Verne qui, en Afrique, lui a permis d’accomplir le voyage, les mots ne faisant qu’accompagner l’imaginaire.

Gérard Oberlé entreprend de larder la vache sacrée qu’est la fable de La Cigale et la Fourmi. Dans l’Alsace de son enfance, soumise au régime du Concordat, on enseignait le catéchisme à l’Ecole primaire et on lui apprenait l’amour du prochain. Une heure après, on lui faisait réciter La Cigale et la Fourmi, fable ignominieuses s’il en est, puisqu’elle bafoue tous les sentiments de bonté et de générosité, prônés juste avant. L’ouverture de ce livre pédagogique (1660), destiné au Dauphin, met en scène une cigale, intérimaire du spectacle, et une fourmi qui ne reconnaît que la valeur du travail. Par ailleurs, Gérard Oberlé ne pardonne pas à La Fontaine d’avoir ridiculisé le corbeau, un animal-totem, suprêmement intelligent, qui ne ferait jamais tomber un fromage de son bec ! Alain Mabanckou, quant à lui, admire la fable, Le Lion et le Rat et particulièrement le vers : « Une maille rongée emporta tout l’ouvrage. » Il faut oublier la morale, dit-il, et écouter les vers de ce poète qui a l’art de la concision et de la formule.

Danièle Sallenave n’aime pas ne pas aimer. Elle évoque un classique « trop classique », Eugénie Grandet, un livre extraordinaire dont elle n’avait pas compris toute la force, lors de sa première lecture. Balzac y met en scène un monde qui bascule, celui de la Restauration. On y découvre la femme ilote du père Grandet, sa servante esclave, et Eugénie, sa fille victime. L’or n’est plus alors la puissance absolue, remplacé qu’il est par la banque et le papier. Quand le père Grandet meurt, sa fille, déesse lunaire sur un tas d’argent, se retrouve à la tête d’une immense fortune. Mais qui voudra encore d’elle et de son argent ? Françoise Hamel souligne que dans les années 60, il était de bon ton de pas citer Balzac, qui était l’exemple à ne pas suivre. Lorànt Deursch souligne que Balzac aime ses personnages, qu’il se plaît à les décrire et qu’il les mange quand il les pose sur le papier. Mabanckou, pour sa part, indique qu’il lisait tous les jours Le colonel Chabert lorsqu'il était étudiant en droit.

Lorànt Deutsch, qui a si bien écrit sur Paris, professe son amour pour le Zola de La Curée. L’écrivain s’y livre à un dépeçage de la capitale, après la Monarchie de Juillet. Ses personnages y sont de gros bourgeois, des politiciens habiles, cauteleux et chafouins, qui n’ont rien d’héroïque. Il est fasciné par Saccard qui découpe Paris comme le ferait un glaive. Il pense que si Zola fut si peu aimé, c’est parce qu’on le considérait comme un homme de gauche, très dérangeant. L’Argent, c’est l’histoire d’une faillite foncière liée à l’immobilier. Aussi Eugénie Grandet et La Curée sont-ils deux romans d’une brûlante actualité.

Michel Quint évoque ensuite Madame Bovary qu’il lut à quinze ans dans une vieille édition, dont la couverture ne lui avait pas plu : c’était une photo avec Louis Jourdan, qui apparentait le livre à un roman-photo. Il avait ainsi hésité à le lire. Pour lui, c’est une œuvre géniale, qui montre comment écrire sur le vide, illustrant par là-même le vers de Mallarmé :

« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… ».

Emma Rouault épouse un type qui n’existe pas puisqu’il n’est qu’une casquette et que la demande en mariage est faite par le père Rouault. Selon Michel Quint, Flaubert n’aime pas ses personnages. Il admire cependant la manière dont Emma jouit après coup, après sa promenade à cheval dans les bois, quand, exaltée, elle répète : « J’ai un amant ! J’ai un amant ! » Danièle Sallenave pense que Flaubert éprouve une vraie tendresse pour Charles : « Il tomba. Il était mort. » C’est ainsi qu’il décrit sa fin.  Quant à Emma Bovary, qui a lu trop de romans de chevalerie, elle apparaît déjà par ailleurs comme une victime du crédit à la consommation. Danièle Sallenave recommande le très beau livre que José Vargas Llosa a écrit sur ce personnage, dont Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi ! » On souligne encore la merveilleuse correspondance entre l’écrivain et Louise Colet. Mais Flaubert y parle beaucoup de ses amis. Selon Françoise Hamel, il était surtout dans la « baisade » et aspirait à un amour de distraction. Louise Colet n’aurait été qu’une « emmerdeuse ». Joann Sfar regrette d’avoir lu trop jeune ce grand roman  et souhaite y revenir car il en un souvenir « idiot », dit-il.

René de Obaldia affirme qu’un auteur, par nature, aime ses personnages, puisqu’il les crée. Il déclare oublier les livres qu’il n’a pas aimés. La lecture du marquis de Sade lui a  toujours procuré un ennui profond. La répétition des atrocités qui y sont décrites fait naître chez lui de la répulsion et il compare la liberté de tuer qui s’y fait jour au fascisme. A cela, Françoise Hamel répond que la lecture de Sade est salutaire tandis que Gérard Oberlé affirme que, si le divin marquis se présentait aux élections de 2012, il voterait pour lui ! Si Danièle Sallenave précise que Sade n’évoque pas le plaisir mais l’effort d’argumentation, Joann Sfar, pour sa part, en a un souvenir ému. Ne met-il pas en jeu tout ce qu’a suivi le peuple et la détestation de soi-même, dans une description masochiste, quasi christique ?

Gérard Oberlé évoque alors le grand livre qu’il a « loupé » lorsqu’il était jeune, les Essais de Montaigne. Il dit avoir redécouvert cette œuvre qu’il faut faire l’effort de lire entre les pages, afin d’y bien pénétrer. Son dernier roman, Mémoires de Marc-Antoine Muret, se passait à l’époque de Montaigne et Muret fut son professeur au collège de Guyenne. Ce livre qui est devenu son livre de chevet est, selon lui, unique en son genre, car l’auteur y invente la liberté d’écriture. Montaigne, qui parlait latin et gascon, sut en fait se débarrasser de l’Antiquité. En retrouvant Montaigne, Gérard Oberlé l’a gardé et, pour lui, il n’est pas de meilleure compagnon pour la vieillesse dans laquelle il s’engage. Personne n’a mieux parlé du deuil que lui. Il ne souhaitait pas « faire le travail de deuil », expression héritée de Freud, mais bien plutôt aspirait à ce que le deuil, qu’il voulait vivre pleinement, n’aboutisse pas. En même temps, Jupiter l’emportant chez lui sur Saturne, il ne s’y complaisait pas et dénonçait en même temps tous les pisse-vinaigre.

Danièle Sallenave, elle aussi, adore Montaigne qu’elle reconnaît avoir mis du temps à apprendre. Elle défend la traduction des Essais en français contemporain, persuadée que « quelque chose passera quand même ».

Lorànt Deutsch s’arrête sur les Mémoires de Saint-Simon, livre avec lequel il a toujours eu du mal, tant il le trouve riche, dense, exhaustif. L’œuvre lui fut recommandée par le comédien Nicolas Vaude et il est fasciné par cette période. Mais il reconnaît qu’il lui faut s’arrêter sans cesse dans la lecture, et qu’il aurait bien besoin du Quid à chaque ligne. « Avec Saint-Simon, on s’enducaille ! », et c’est une langue surprenante que celle de cet écrivain qui écrit comme il pense. Ces cachotteries de Lauzun, ces histoires de tabourets, tout cela le dépasse un peu : « C’est trop riche pour moi ! » conclut-il. Et Françoise Hamel d’ajouter que Saint-Simon, c’est Weakileaks avant l’heure.

Pour elle, le roman qui lui a littéralement sauvé la vie, c’est La Ferme des animaux de Orwell, tout à la fois fable drolatique et livre sur la lutte des classes. De son vrai nom, Eric Arthur Blair, engagé dans le mouvement du POUM, à la gauche de la gauche, Orwell va découvrir pendant la guerre d’Espagne le goût de la liberté et de l’égalité. C’est une fable et un livre d’action que cette histoire de cochons qui se révoltent contre leur fermier, Mr Jones. Leur chef, Sage l’Ancien, a un rêve : renverser les humains. Avec cette œuvre, Orwell invente l’animalisme et crée un hymne aux animaux, qui est une critique de tout autoritarisme.

Alain Mabanckou reconnaît qu’il est difficile de ne pas « cirer les pompes » de ceux qui vous ont nourri et pourtant il remet en cause le grand poète L. C. Senghor. Selon lui, c’est le moins africain des écrivains qui se fait passer pour le plus africain. Si on ferme les yeux, on entend un poète français, tout ce qu’il y a de plus classique.  Il fait même montre dans son œuvre d’un exotisme nègre qu’on aurait pu reprocher à un Blanc. Il est beaucoup plus remué par Césaire, le concepteur du terme « négritude », que Senghor a repris. S’il n’a pas de réticence littéraire envers le poète, il en a beaucoup plus sur son message. Par ailleurs, Ethiopiques et Hosties noires lui apparaissent très datées. Michel Quint se permet une boutade sur les écrivains sénégalais : «  On commence par publier cinq vers et ensuite on veut être ministre. » Mabanckou recommande plutôt la lecture de L’Ivrogne dans la brousse de Amos Tutuola, écrivain qui fut traduit par Queneau. C’est un autodidacte qui écrit dans un anglais pourri et qui restitue la langue des ethnies du Nigéria. « Je me soûlais au vin de palme depuis l’âge de dix ans », écrit-ile narrateur. C'est ce personnage qui part donc en quête de son malafoutier (producteur de vin de palme) qu’il va rechercher dans le pays des morts au prix de nombreuses aventures. Alain Mabanckou propose ainsi de remplacer Senghor par Tutuola.

Pour Michel Quint, le « livre que c’est pas la peine », ce sont les Confessions de Rousseau. Il lui reproche non son écriture, mais son ton geignard et sa posture de martyr. Les épisodes de la fessée et du ruban volé auraient peut-être eu du piment chez Sade mais pas avec ce « type de mauvaise foi ». Il se confesse, certes, mais il se refuse à réciter cinq cent Pater et deux mille Ave. L’homme est bon mais Rousseau est méchant !

Danièle Sallenave enfonce le clou en déclarant que La Nouvelle Héloïse est "rasoir". Et si l’on veut faire aimer la littérature, il ne faut pas mettre Rousseau au programme des lycées ni d’ailleurs Atala de Chateaubriand. Si les Mémoires d’outre-tombe sont un immense livre, il n’en va pas de même pour ce roman à thèse qu’est Atala. Comment croire à ces personnages d’un Indien et d’une chrétienne qui se refuse à lui, allant jusqu’à se suicider pour garder sa virginité ? « Une thèse insupportable ! Soyons raisonnables et retirons vite Atala du programme de Lettres en lycée ! »

Enfin François Hamel s’en prend à L’Illusion comique de Corneille qui, selon elle, n’est pas du tout comique. En 1984, elle avait vu la pièce à l’Odéon dans la mise en scène de Giorgio Strehler et s’était endormie au premier acte. Peut-être l’adaptation filmée que vient d’en faire Mathieu Amalric la réconciliera-t-elle avec cette œuvre, à laquelle elle dit ne rien comprendre. Partisan de la règle des trois unités, elle n’apprécie guère les multiples intrigues et ce théâtre dans le théâtre.

Cette émission, très ludique et très enlevée, grâce à des invités sans langue de bois et très érudits, s’est terminée par l’évocation de la citation :

« - Rodrigue, as-tu du cœur ? Non, mon père, je n’ai que du carreau ! », qui n’est pas une invention du XX° siècle mais bien une phrase, prononcée par l’abbé de Boisrobert, lors de la fameuse querelle du Cid.

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16 octobre 2010 6 16 /10 /octobre /2010 15:05

  Busnel assis

François Busnel (Photo La 5)

 

Jeudi 14 octobre 2010, François Busnel recevait trois écrivains autour du thème : comment se raconter : Boris Cyrulnik, neuro-psychiatre, pour Mourir de dire : la honte ; Alexandre Jollien, philosophe, pour Le Philosophe nu ; Philippe Forest, romancier, pour Le Siècle des nuages. Un film retraçait la visite du journaliste au nord de Seattle chez Tom Robbins, pionnier de la contre-culture, dont le premier ouvrage, Une bien étrange attraction, vient d’être publié en France.

Pour Boris Cyrulnik, la honte est le poison de l’âme. C’est le plus sûr moyen de ne pas parler ou de parler pour se cacher. Dans la honte, la personnalité souffre en secret. Le pervers n’éprouve pas ce sentiment car, pour lui, l’Autre n’existe pas. N’éliminons pas toute honte, c’est le signe que nous sommes moraux et une aide pour notre vie affective.

Cependant, il ne faut pas la confondre avec la culpabilité, quoique les deux sentiments soient souvent associés. La seconde est le tribunal de votre imaginaire : elle incite à différentes attitudes : expier, racheter, se flageller. La honte, quant à elle, est un détracteur incessant, un « abjecteur » de conscience.

La honte engendre souvent le silence, lequel peut être protecteur au début. Elle n’est pas logique mais psychologique et sera déclenchée par la représentation d’images et par des mots.

Si Boris Cyrulnik convoque l’éthologie animale dans son livre, c’est parce que le modèle animal est un extraordinaire trésor à hypothèses.

Il est possible de s’affranchir de la honte en agissant sur deux pôles. Sur soi, d’abord, par un système de compensation, et sur la culture. Les romanciers, les philosophes, les journalistes changent ainsi le regard social. Boris Cyrulnik, dans cet ouvrage, milite donc pour une philosophie du quotidien.

 

Boris Cyrulnik

Boris Cyrulnik (Photo Odile Jacob)

 

C’est aussi ce que prône celui qu’on appelle le « philosophe de la joie », Alexandre Jollien, qui fut victime à la naissance d’une infirmité motrice cérébrale. Avec Le Philosophe nu, il propose un livre étonnant sous forme de journal., qui est en même temps une porte d’entrée dans la pratique de la philosophie. Cette discipline, qui permet de s’appuyer sur le réel pour avancer, n’est pas faite pour « tenir salon mais pour tenir debout ». Dans ce traité des passions, Alexandre Jollien, qui a toujours dû compenser à cause de son handicap, cherche le moyen de mettre en pratique la philosophie, qui lui apparaît comme une bouée de sauvetage.

La philosophie l’aide à savourer les petits moments de joie arrachés dans la blessure et lui permet de renaître chaque matin. Certes, il a lu les philosophes, mais il reconnaît que, de temps en temps, il aimerait ressembler aux beaux jeunes gens qui passent ! Car c’est là que réside la difficulté : comment combler le fossé entre le discours rationnel et les passions ? Peut-être que la solution pour aller mieux, c’est de réhabiliter l’Autre. C’est plus le regard d’amour que ses deux enfants portent sur lui que la parole de Spinoza qui est important pour lui. Et dans son livre, François Busnel fait remarquer que le philosophe cite surtout les paroles poétiques de Nietzsche et celles qui sont le moins conceptuelles. Les généralités ne sont-elles pas que des abstractions ?

A la question de savoir s’il faut renoncer à l’idéal sous prétexte qu’il nous tue, Alexandre Jollien répond par le zen, qu’il pratique avec son ami Bernard Campan. Il s’agit de tout faire impeccablement et de demeurer détaché du résultat. Et de citer l’anecdote de ce prêtre qui passe sa journée à ratisser son jardin afin que rien n’en détruise l’ordonnancement. Survient un autre prêtre qui considère qu’il y manque quelque chose et qui secoue les branches d’un arbre pour que des fruits en tombent à terre… Si Alexandre Jollien s’avoue chrétien, il n’en pratique pas moins le zazen. Il importe en effet de s’asseoir, de regarder passer les pensées et de revenir à ce qu’on est ici et maintenant. Cette heure de zazen quotidienne l’aide à vivre, atténue ses douleurs et lui a permis de supprimer ses médicaments. Et de conclure que vivre à fond tient plus de la dégustation que de la dévoration.

 

Alexandre jollien

Alexandre Jollien

 

Avant de donner la parole à Philippe Forrest, François Busnel diffuse le film de sa rencontre avec Tom Robbins. Il a interviewé « l’écrivain le plus dangereux du monde » dans sa maison de l’Etat de Whashington, au nord de Seattle, une habitation décorée de tous les personnages qui le fascinent, notamment Tarzan, qui supplanta très tôt Jésus dans son imaginaire

Une bien étrange attraction est son premier livre, sorti en 1971. On le retrouva au chevet d’Elvis Presley au moment de sa mort et c’était le livre préféré des Hell’s Angels. Reflet d’une époque agitée, cet ouvrage, qui fait la part belle au rêve, part en guerre contre le matérialisme ambiant, à la recherche d’un mode de vie plus authentique. L’auteur, qui déclare avoir dû « réinventer le roman », est, selon Busnel, le roi de la métaphore. Il s’amuse avec la langue, destinée à rendre plus intenses les expériences, les endroits, les personnes, les choses décrites. N’affirme-t-il pas que le hot-dog, égalitaire, économique et omniprésent, est « le pilier de la démocratie » ?

Et François Busnel de qualifier de « complètement barré mais génial » cet écrivain, porte-parole d’une littérature capable de transformer les choses !

 

Tom Robbins

Tom Robbins (Photo hystorylink.org)

 

Le journaliste donne enfin la parole à Philippe Forest, qui selon lui vient d’écrire un des plus beaux romans de la rentrée littéraire. Avec Le Siècle des nuages, il écrit l’histoire de son père, un pilote, ni héros ni salaud. Ce faisant, il écrit l’histoire du XX° siècle. Tout y est vrai mais transformé en fiction, philosophie, poésie, biographie, histoire contribuant à créer un roman. La fiction, en effet, c’est ce qui donne sens à ce qui a été vécu.

A l’origine du livre aussi, cette phrase de Georges Bataille : « Toute littérature est coupable. » Tout le mouvement du livre conduit à cette épreuve du deuil, vécu par l’auteur, celui de sa petite fille de quatre ans, raconté dans L’Enfant éternel. A la fin du roman, le grand-père et sa petite-fille se rejoignent. La culpabilité d’avoir survécu est redoublée par l’écriture du livre, qu’elle soit justifiée ou non. Et comment survivre à l’épreuve de la Vérité ?

François Busnel souligne la très belle expression : « Le long, amer et inexpiable chagrin de la vie ». Etablir le commerce avec ce chagrin, n’est-ce pas justement la fonction de la littérature ? Et si « les livres comptent peu pour les femmes » et qu’ « on n’écrit jamais qu’à défaut d’aimer », Philippe Forrest reconnaît aussi que le romancier est un « bidonneur ».  Quant au personnage principal du livre, placé sous les figures tutélaires de Faulkner et de Saint-Exupéry, aviateurs et écrivains, et grands mélancoliques, le père de l’auteur apparaît comme un héros qui ne rencontre pas vraiment l’Histoire. S’il se trompe en permanence, s’il n’est pas un héros positif, il finit cependant par faire le bon choix. A travers lui, se dessine alors un livre-fleuve, chronologique et généalogique.

Avec ce livre sans dialogues qui privilégie le participe présent, à la manière d’un Faulkner, Philippe Forrest invente un nouveau style épique et réalise l’épopée du XX° siècle, à travers le personnage d’un aviateur.

Enfin, le titre du roman, Le Siècle des nuages, correspond bien à l’opacité du réel car la Vérité n’est que la perception opaque du monde. La matière de l’écriture, n’est-elle pas en fin de compte l’oubli davantage que la mémoire ?

 

Philippe forest

Philippe Forest

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29 septembre 2010 3 29 /09 /septembre /2010 17:57

ormesson

 

Jeudi 09 septembre 2010, François Busnel entamait la troisième saison de La Grande Librairie. A cette occasion, il recevait Amélie Nothomb (Une forme de vie), Bernard Quiriny (Les Assoiffés), Antonia Kerr (Des fleurs pour Zoé) et Jean d’Ormesson (C’est une chose étrange à la fin que le monde).

Je voudrais m’arrêter ici sur ce qu’a dit cet écrivain, que l’on a toujours plaisir à écouter, tant il parle simplement dans ses œuvres et de ses œuvres. D’emblée, il affirme à François Busnel qu’un homme est ce qu’il a lu : et de citer Homère, Molière, Chateaubriand. Ses premières lectures lui ont par ailleurs appris la transgression et il se souvient avec émotion du meilleur des Pieds Nickelés. Il évoque encore Mon amie Nane de Paul-Jean Toulet et L’usage du monde de Nicolas Bouvier, le modèle des livres de voyages selon lui. Persuadé que partir, c’est merveilleux, et que partir, c’est mieux qu’arriver, il avoue s’être longtemps promené dans le monde en se demandant ce qu’il faisait là.

Et il n’y a jamais eu qu’un seul roman, dit-il, celui de l’univers, et un seul romancier : Dieu. En proie à la stupeur d’exister, il s’est toujours interrogé sur les origines et la fin du monde. Et son dernier livre est pour lui l’occasion de réconcilier culture littéraire et culture scientifique et de montrer qu’elles marchent de concert. Homère et Platon vont de pair avec Euclide et Pythagore ; Proust et Joyce n’existent pas sans Einstein et Bohr. On ne peut dire si c’est l’art ou la science qui explique mieux le monde, si le monde est dirigé par le Nombres ou par la Poésie, mais il est certain qu’il est composé de ces différents courants. Conscients que nous allons inéluctablement vers notre mort, il nous faut nous interroger.

Pour Jean d’Ormesson, qui réussit à traverser la vie avec la gaieté qu’on lui connaît, il serait « assommant » d’être immortel : « Ce serait une catastrophe ! » Le Juif errant n’aspire qu’à mourir et, d’ailleurs, ne meurent que ceux qui ont bien vécu !

Avec la mort, le sexe est une des clés de l’énigme du système. Le plus important, ce sont en effet les relations entre les homme et les femmes, celles que nous entretenons les uns avec les autres. Certes, l’Académie, Le Figaro, l’UNESCO, tout cela a compté pour l’écrivain, mais, à son âge, il dit se sentir délivré et il parle de tout avec plus de liberté.

Pour lui, le Vieux, ainsi que Einstein nommait Dieu en parlant avec Niels Bohr, ne joue pas aux dés. S’il lui paraît impossible de démontrer les preuves de l’existence de Dieu  (l’argument d’Anselme, le pari de Pascal, l’argument ontologique ne convainquent que ceux qui y croient déjà), il est aussi certain, selon lui, qu’on ne peut prouver son inexistence. Stephen Hawking, le grand astrophysicien que d’Ormesson admire, affirme que Dieu n’est pas nécessaire et que les lois de la gravitation suffisent à expliquer le monde. Mais ces lois, d’où viennent-elles ?

Alors Jean d’Ormesson espère que Dieu existe. Lui qui a toujours été considéré comme un écrivain du bonheur, lui qui aime « formidablement » cette vie, sait pourtant que ce monde est sinistre, que les amours finissent mal, qu’il n’y a ni Justice ni Vérité ; mais il affirme haut et fort qu’il faut se raccrocher à quelque chose et espérer qu’après la mort,  « un endroit existe ».

Avec cet ouvrage, il déclare ne pas avoir cherché « une bonne histoire ». Il s’est efforcé d’y expliquer un monde "formidablement romanesque" de la manière la plus simple qui soit, afin que tout le monde puisse comprendre.

Et l’on ne s’étonnera pas qu’il ait choisi comme titre de son livre un vers d’Aragon, poète qu’il aurait aimé avoir comme pair à l’Académie française, et qui sut comme lui pratiquer la vertu d’admiration et dire la beauté de l’univers.

 

C’est une chose étrange à la fin que le monde

Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit

Ces moments de bonheur ces midis d’incendie

La nuit immense et noire aux déchirures blondes

 

Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit

D’autres viennent Ils ont le cœur que j’ai moi-même

Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime

Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix  

[...] 

C’est une chose au fond que je ne puis comprendre

Cette peur de mourir que les gens ont en eux

Comme si ce n’était pas assez merveilleux

Que le ciel un moment nous ait paru si tendre

[...] 

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle

Qu'à qui voudra m’entendre à qui je parle ici

N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci

Je dirai malgré tout que cette vie fut belle

 

Louis Aragon

Les Yeux et la Mémoire, 1954,

Chant II, Que la vie en vaut la peine

 

  aragon man ray

Aragon par Man Ray 

 

Mercredi 29 septembre 2010

 

 

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