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5 septembre 2024 4 05 /09 /septembre /2024 09:33

 

La Madonna del Parto, La Vierge de l'Enfantement (1459-1460), est une fresque a tempera de Piero della Francesca que je trouve admirable. Elle appartient à la Première Renaissance et elle est conservée à Monterchi, en Toscane italienne. Peinte à l’origine pour la mère de l’artiste à l’occasion de la mort de celle-ci, elle fut réalisée en très peu de jours dans l’église Santa Maria di Monumenta, non loin du village. L’artiste utilisa des couleurs de premier choix, dont une quantité considérable de lapis lazuli. On ignore qui en fut le commanditaire. Après la destruction de l’église en 1785 pour établir un cimetière, on finit par redécouvrir la fresque en 1889 dans une petite chapelle funéraire. Après restauration, elle fut installée en 1993 dans l’école élémentaire de Monterchi. Celle-ci fut ensuite transformée en musée (Museo Civico della Madonna del Parto) et elle est désormais exposée aux regards admiratifs des amateurs d’art derrière une vitre blindée et dans un local climatisé.

 

Cette fresque représente la Vierge enceinte, debout, faisant face au spectateur dans une pose sereine et hiératique, comme on peut en voir dans l’art byzantin, entourée de saints et d’anges. Elle est bien différente des Vierges de Raphaël, Boticelli ou Vinci, aux longs cheveux blonds et souvent de profil. Par ailleurs, ce thème de la Vierge enceinte (Maria gravida) est relativement rare si on le compare à celui des Vierges à l’Enfant. On peut penser à La Vierge parturiente de Antonio Veneziano (entre 1369 et 1419), à la Vierge enceinte de Némétujvar dans sa robe bleu foncé, ou encore celle de Lomberto Gori dans sa robe rose.

 

Il semble que cette fresque puisse être l’illustration de la phrase de l’évangile de saint Luc (2, v. 6) : « Or, pendant qu’ils (Marie et Joseph) étaient là (à Bethléem où ils étaient partis se faire recenser), le temps où elle devait enfanter fut accompli. » La Vierge de Piero della Francesca, sereine, s’offre à nous sur un fond beige doré matelassé de petits rectangles, que soutiennent d’un bras deux anges spéculaires, et sous un baldaquin qui reprend les teintes marron de la robe de l’ange de droite. « Ce dais est semblable à celui peint par Piero della Francesca dans la scène du Rêve de Constantin que l’on voit dans les fresques de La Légende de la Vraie Croix (Chapelle Bacci à Arezzo). Les deux anges jumeaux le soutiennent d’un bras. Ce rideau, qui confère de l’importance au personnage, est brodé de grenades symbolisant la Passion du Christ.


Le visage de Marie, aux yeux légèrement en amande, à demi abaissé, et dont la joue gauche est légèrement teintée de rose, est surmonté d’une coiffe ronde noire et blanche, soulignée par un voile très fin sur le front. Il est couronné d’un curieux chapeau beige foncé à croisillons noirs, plat et oblong, qui fait office d’auréole. Elle porte une lourde robe de drap d’un bleu marial, qui couvre tout son corps. Elle est resserrée à la taille, et Marie l’entrouvre de sa main droite pour laisser paraître, sous le jupon blanc, un ventre proéminent, témoin de sa grossesse, et qu’elle semble caresser. Quant à sa main gauche, posé sur sa hanche, elle crée un léger déhanchement, souvenir peut-être de la statuaire du Moyen-Age. Au centre de la fresque, Marie enceinte est « splendide, sévère et douce à la fois, jeune et pourtant consciente de son rôle, élégante, sobre, plus grande que les deux anges, et donc encore peinte selon les canons de l’art médiéval et pourtant si crédible. »

 

Les deux anges situés en miroir accomplissent donc le même geste de soulever le rideau. Leur attitude est pour le spectateur une invitation à regarder le centre du tableau.  Leurs couleurs se répondent. L’un à droite de la Vierge est vêtu d’une longue robe verte sur laquelle est accrochée une aile rose. L’autre, à sa gauche, porte une robe marron foncé, rappelant la couleur du baldaquin, et une aile verte. Les couleurs de leurs chausses sont inversées et tous deux ont, comme la Vierge, cette auréole plate. Ils peuvent rappeler l’ange Gabriel de l’Annonciation et tous les messagers angéliques de la Bonne Nouvelle. 

On a coutume d’interpréter ce baldaquin comme étant une représentation de l’Eglise. Marie, au centre de la fresque, symboliserait l’Eucharistie : le corps du Christ ne siège-t-il pas en elle ? Par ailleurs, Lavin fournit une explication possible de la signification de cette représentation. : « Il convient de souligner que si la Madonna del Parto était, bien entendu, avant tout une image mariale, sa signification sous-jacente faisait référence à la naissance du Christ d’une vierge, comme le montrent les exemples dans lesquels Marie montre la ceinture qu’elle porte autour de la taille, symbole de sa chasteté. » N’oublions pas, bien sûr, que cette fresque est devenue « un symbole de la maternité, une image de dévotion pour les mères du monde entier. »

 

Or, il se trouve qu’en visionnant le film méconnu du cinéaste esthète, Valerio Zurlini, Le Professeur (1972), avec Alain Delon, j’ai aimé découvrir une scène dans laquelle le personnage (Daniele Dominici) donne une leçon d’art à une de ses étudiantes, Vanina Abati (Sonia Petrovna), devant la Madonna del Parto. L’histoire du film est très mélancolique comme l’indique le titre en italien, qui est un vers de Goethe : La prima notte di quiete, qui signifie La première nuit de tranquillité, celle où l’on ne rêve plus, c’est-à-dire la mort. En effet, le film est noir et désespéré. Sonia Petrovna, de nombreuses années après la sortie du film, commente ainsi l’histoire : « C’est la rencontre fulgurante de deux désespoirs, de deux âmes en lambeaux, de deux êtres perdus attirés par le vide. » Elle dit avoir été « marquée par la sensation de poison qui court à travers le film. Vanina ne croit en rien, c’est la non-vie et c’est épouvantable ».

 

Daniele Dominici arrive à Rimini dans un lycée classique où les élèves, ou plutôt les étudiants (ils semblent déjà âgés) sont de jeunes bourgeois oisifs, ces vitelloni (jeunes veaux), mis déjà en scène par Fellini en 1953, qui tardent à devenir adultes et passent leur vie dans des bars à jouer aux cartes. Ce professeur, à la barbe mal rasée et au regard sombre, toujours vêtu d’un éternel manteau beige en poil de chameau (celui prêté par Zurlini lui-même) et d’un éternel col roulé vert, ne croit que dans l’Art et la Littérature. Il enseigne la beauté des vers de Pétrarque, le vice et la vertu chez Manzoni et il a une passion pour Stendhal. Séduit par la beauté et le visage énigmatique de madone de Vanina au prénom stendhalien, il lui offre Vanina Vanini, une nouvelle de l'auteur de La Chartreuse de Parme, qui raconte l’histoire d’une princesse de dix-neuf ans (l’âge de la jeune femme), tombant amoureuse d’un carbonaro blessé d’un coup de poignard.  Lorsque Vanina reçoit le livre, elle demande à Daniele : « Ils s’aiment ? « Il lui répond « Oui. » Et elle de rétorquer : « Ils ont de la chance. » Vanina a en effet été prostituée par sa mère, Marcella Abati (Alida Valli) à l’âge de quinze ans et elle passe de main en main dans le groupe des jeunes gens oisifs que fréquentera le professeur. Daniele et Vanina s’aimeront en unissant leurs deux désespoirs et entameront une douloureuse liaison alors même que Daniele ne parvient pas à se séparer de sa compagne, Monica (Léa Massari). 

 

Ce personnage du professeur est inspiré par Zurlini lui-même, pétri qu’il est de culture classique. Passionné par l’art pictural, le metteur en scène réalise de superbes cadrages et cet art se retrouve dans sa manière de filmer des villes désertes dans des tons de camaïeu et des couleurs éteintes. En cela il est beaucoup plus proche des peintres que de ses confères cinéastes.

 

La mélancolie et le nihilisme du professeur sont ceux du réalisateur qui créa notamment Le Désert des Tartares, adapté du roman de Dino Buzzati, œuvre sur l’attente et le vide. Jean-Christophe Ferrari, spécialiste de Zurlini, explique que, pour le personnage, « rien ne justifie vraiment l’existence sinon, peut-être, la mort ». On apprendra que Daniele Dominici est poursuivi par le souvenir douloureux du suicide d’une de ses cousines. Certes, « tout est destiné à mourir mais aussi à échouer ; même si les sentiments sont intenses, ils sont condamnés à se disperser avec le temps ». Restera l’intensité du lien et celle des émotions vécues par les deux amants, pour « une histoire qui n’a aucune chance d’aboutir », ce qui est très bien rendu dans le film. Que l’on pense aux étreintes désespérées de Vanina et de Daniele dans la villa isolée du bord de mer. Le professeur a reconnu en la jeune femme un être à la dérive semblable à lui et le jeu des regards est très éloquent à cet égard. Et il la séduit avec des mots. A un de ses amants Gerardo (Adalberto Maria Merli) qui lui demande ce que le professeur a de plus que lui, elle répond : « Il m’a parlé ! » Ce désespoir, précise encore Ferrari est aussi celui « d’une jeunesse née après la guerre dans les ruines du fascisme et en perte de repères ». Ces jeunes bourgeois oisifs sont « sans ardeur, exsangues ». Ils n’ont rien de commun avec les jeunes prolétaires, les ragazzi, mis en scène par Pasolini.

 

La scène lumineuse du film où Daniele emmène Vanina devant la Madonna del Parto a été tournée dans l’église Santa Maria di Monumenta où se trouvait le tableau. La jeune étudiante se tient en arrière tandis que le professeur, devant la fresque, est plongé dans son explication. La scène est d’une grande intensité, notamment grâce à son discours que l’on sent plein de passion et à l’immobilité attentive de l’étudiante. Devant cette peinture, il tente de chercher un espoir dans ce monde fangeux où tous deux sont plongés. Il explique qu’en 1460, « la communauté paysanne de Monterchi commanda cette madone à Piero della Francesca. Les commanditaires n’étaient ni papes, ni princes ni banquiers. Il se peut qu’au départ il ne prit pas ce travail au sérieux. Et pourtant, voilà le miracle d’une jeune paysanne, fière comme une princesse ! »

Federico Giannini et Ilaria Baratta commentent ainsi ce beau passage : « Il imagine la Vierge du grand artiste de la Renaissance comme « une douce adolescente paysanne, hautaine comme la fille d’un roi, distraite de ses activités quotidiennes, peut-être du troupeau qu’elle gardait, pour être appelée à servir de modèle à la mère de Dieu. Peut-être, se demande Daniele, sent-elle déjà obscurément que la vie mystérieuse qui grandit en elle jour après jour finira sur une croix romaine, comme celle d’un malfaiteur. » La vision du chef -d’œuvre inspire à son élève une réflexion sur ce qu’est la maternité : « Deux personnes qui s’aiment. Ici, peut-être. Parce qu’autrement, il ne reste qu’un corps qui se déforme. Il ne reste que l’inconfort. La douleur. La cruauté des gens qui commencent à s’en apercevoir. Sans qu’il n’y ait plus rien à faire. Ou presque. »

 

Le grand historien d’art Roberto Longhi, a beaucoup travaillé sur Piero delle Francesca (étude célèbre parue en 1927) et s’est intéressé à cette fresque. C’est lui qui aurait inspiré la leçon d’art de Daniele Dominici.  On lit en effet dans la monographie de Valerio Plastici en 1927 : « Solennelle comme une fille de roi sous ce pavillon couvert d’hermine, elle est pourtant rustique comme une jeune montagnarde qui se présente à la porte du tas de charbon de bois. D’une main retournée sur sa hanche, de l’autre laissant entrevoir son giron, à la fois clouté et boisé, naissent des gestes d’une pureté mélancolique. »

Pour achever ce billet, je voudrais mentionner une interview assez surprenante d’Alain Delon. A un journaliste qui lui demandait quelle était pour lui la femme idéale, il répondit que c’était Marie et qu’il lui « parlait » quotidiennement. Et il avait sorti de sa poche une minuscule statuette de la Vierge. Je ne m’étonne donc pas que le professeur, qu’il interprète avec talent dans le film de Zurlini, parle avec tant de passion du chef-d’œuvre qu’est la Madonna del Parto.

Sources :
Wikipédia, la Madonna del Parto
La Madonna del Parto de Piero della Francesca, l'une des plus belles images de la maternité (finestresullarte.info)
Interview de Sonia Petrovna sur Le Professeur
Interview de Jean-Christophe Ferrari sur Le Professeur

 

 

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1 septembre 2024 7 01 /09 /septembre /2024 14:34

Il y a bien des années, c’est au moment de sa sortie que j’avais vu Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. On était en octobre 1967, j’avais 17 ans, j’étais en hypokhâgne et j’étais romanesque. Je me souvenais de la silhouette du tueur à gages, Jef Costello, de ses errances d’un pas rapide dans Paris pour échapper aux policiers et à ceux qui veulent le tuer. Et je me rappelais surtout ce geste de la main pour lisser le rebord de son chapeau gris avec un ruban noir, qui le révèle et le cache à la fois. Le Fedora des gangsters de chez Borsalino. A l’occasion de la mort d’Alain Delon, revoir ce film m’a replongée dans mes émotions de jeunesse.

Le 23/10/1967, dans l’émission, Monsieur Cinéma, Jean-Pierre Melville, se confiait à Pierre Tchernia sur son film. Le thème en est simple :  Jef Costello, tueur à gages, est arrêté par la police après avoir exécuté un nouveau contrat. Il est relâché faute de preuves et malgré la présence de témoins. Mais les commanditaires du meurtre décident par précaution de l'abattre à son tour.

C’est une histoire que le cinéaste au chapeau portait en lui depuis longtemps comme un enfant et dont il a finalement accouché. Il a tout créé dans ce long-métrage : l’histoire, les dialogues, l’adaptation, la réalisation. C’est vraiment un film d’auteur, ce que l’acteur Delon admirait beaucoup. On ajoutera que Le Samouraï sera la fin d’un cycle pour celui dont ce fut le dixième film en vingt ans. Ayant commencé Le Silence de la Mer le 10 août 1941, il aura fini Le Samouraï aux alentours du 10 août 1967.

Ce film, Melville y avait pensé depuis 1962. Il avait 25 scénarios quand ses studios ont brûlé et il a proposé cinq livres à Alain Delon. « J’ai écrit un scénario pour vous il y a quatre ans » lui a-t-il dit. L’acteur l’a lu : « Je tourne cela et rien d’autre » a-t-il affirmé. On pensera que le titre est trompeur puisque le film n’a rien de japonais. Melville l’a choisi parce qu’il a trouvé une fois à Delon « un air japonais, [celui d’] un beau Japonais ». Selon lui, il serait très facile de le maquiller en japonais. Par ailleurs, l’acteur aimait à se vanter : « Je suis un dieu vivant au Japon » affirmait-il non sans humour. « Le Samourai de Jean-Pierre Melville (1967) a parachevé le mythe. « Son côté sombre, triste, mystérieux, ambitieux mais aussi un peu loser, solitaire et cynique aussi, a vraiment plu aux spectateurs japonais, qui préfèrent encourager les perdants : au théâtre kabuki par exemple, le public sympathise avec les plus faibles », confirme à 20 Minutes Yoshi Yatabe, ancien programmateur du Festival international du film de Tokyo. « Ce qui plaisait le plus aux Japonais, c'était l'impression qu'il donnait de respecter les codes d'honneur sans s'embarrasser d'un humour facile ou d'une nonchalance à la Jean-Paul Belmondo, souligne pour 20 Minutes Sakurako Uozumi, journaliste de la revue Eiga Geijutsu (L’Art du cinéma)

En exergue au film, on lit une phrase (apocryphe ?) du Bushido, la bible des samouraïs : « Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï. Seule peut lui être comparée celle du tigre dans la jungle. » Melville explique que la tigresse ne peut lécher la blessure d’un tigre car elle se fait mordre. Et Jef Costello apparaît bien comme un fauve : aucun sentiment, aucune humanité (quoique…), une machine à tuer. Delon interprète Jef Costello avec un impressionnant visage de pierre et une démarche rapide, souple et féline. Il connaît le métro et les rues de Paris comme sa poche, saute par-dessus les barrières, toujours vêtu d’un manteau bleu-marine ou d’une gabardine beige. Son mutisme est le garant le meilleur de sa sécurité.

Le souhait de Melville était de faire un film sur la solitude, « une longue méditation sur la solitude », avec le personnage d’un tueur à gages, un « ronin » (qui est un des trois types de samouraï avec le « bushi »). Si dans Le Doulos, il y avait une ambiguïté calculée pour chaque personnage qui ne disait pas la vérité, ce n’est pas le cas dans ce film. Les personnages disent la vérité car ils sont seuls. Le seul être vivant avec lequel Jef Costello soit en relation, c’est son canari en cage, une métaphore de lui-même, emprisonné dans son rôle de tueur à gages.

Il voulait créer un « ronin » moderne, perdu dans une ville avec cette façon d’être et de vivre d’un samouraï. Selon lui, il est difficile de faire un film tragique moderne autrement qu’avec des gangsters et des policiers. Il reconnaît que le film policier et le western l’attirent plus que toute autre forme de cinéma, d’autant plus qu’il croit de moins en moins au cinéma comme une forme de spectacle intellectuel ou philosophique.

Certes, il ne referait plus Le Silence de la Mer, mais il avoue qu’il referait Léon Morin prêtre. Il précise qu’il ne se renie pas, qu’il évolue et qu’il ne voit plus les choses de la même façon. En France, ajoute-t-il, comme il est impossible de transposer les règles du western, on ne peut se rattraper que sur un sujet dramatique, tragique, se déroulant sur un fond policier. Si littérature et théâtre peuvent réaliser des choses plus difficiles, il avoue qu’il ne se prend pas pour un maître à penser mais qu’il est surtout un entrepreneur de spectacles. : plus un barnum qu’un Proust ou un Gide !

Dans le policier, il lui faut faire un effort constant d’imagination, l’efficacité devant se manifester dans toutes les séquences. Existe alors une rigidité plus grande que dans tout autre film. Ses héros sont des personnages tragiques et le spectateur doit pouvoir se dire dès la première image : « Ah ! Celui-là, il est mort ! » et c’est là l’essentiel. Il faut pouvoir sous-titrer : les dernière quarante-huit heures du héros. Comme dans une tragédie, on sait qu’il va mourir. Par ailleurs, il affirme que le cinéma ne peut être que poétique, même un film policier qui doit être un « spectacle poétique ». En même temps, « il ne faut pas penser poétique pour faire poétique. »

Melville avoue avoir cru longtemps au « mensonge des westerns » puis il a réalisé que ce monde n’existait pas. Vers 1950, le monde n’est pas comme Hollywood le montre. Il demeure « marqué par l’Amérique et non par les Américains qui se sont trompés de continent » assène-t-il. En fait, « le plus beau pays du monde, ce sont nos Indes » à nous, les Français.

Le cinéaste du Doulos et du Deuxième Souffle est impressionné par le grand professionnalisme des Borzague, James Wood, etc, tous ceux du cinéma d’avant-guerre dont il est nostalgique. Selon lui, le cinéma a besoin d’être traité comme dans les années 30, « l’âge de platine », « l’âge d’or » étant le muet. Les années 30 du cinéma américain ont posé une fois pour toutes les bases sur lesquelles on doit construire un film pour que le plus grand nombre de spectateurs viennent. Certes, Melville a conscience d’être à contre-courant de la mode à laquelle il a toujours été opposé et, d’ailleurs, il ne sait pas ce qu’est la mode, précisant que, notamment dans Le Samouraï, il n’utilise plus de décors naturels.

Puis le cinéaste évoque sa conception du décor. Si Le Silence de la Mer fut créé en décor naturel, ce ne fut pas les cas des Enfants terribles, qui était en décor construit. Il déclare avoir « horreur du décor naturel » qui ne comporte pas de poésie. Il faut donc toujours « transposer » afin d’apporter une part de rêve au spectateur en ne lui montrant pas ce qu’il voit tout le temps. Pour le décor, « le réalisme, c’est l’ennui. »  En ce sens, il fait siens les propos de Hitchcock : « Quand je vois paraître la hideuse figure de la vraisemblance, je lui tords le cou. » Et ceux de Charlie Chaplin : « Il faut tuer le réalisme au nom de la vérité. »

C’est ainsi que pour la chambre de Jef Costello, le réalisateur a souhaité « un décor ascétique et glacial », explique François de Lamothe. Ce dernier a été contraint de toute urgence, en deux semaines de reconstituer ce décor qui avait brûlé dans l’incendie des studios Jenner, le 29 juin 1967, et auxquels Melville était très attaché. Le décorateur commente ainsi ce qu’il a réalisé :« Pour répondre à ses volontés drastiques, j’ai imaginé une pièce austère avec des matériaux travaillés dans les camaïeux de gris. Peu d’objets, seule une cage avec un canari apporte une touche d’humanité. Des fenêtres à guillotine accentuent l’impression de mort qui rôde en permanence dans le film. En découvrant le décor, Delon m’a lancé : « C’est formidable ce que tu as fait, ma poule ! », accompagné d’une tape sur l’épaule.

Ce décor n’a rien de réaliste. On est censé se trouver dans le 20ème arrondissement de Paris mais on n’est pas tout à fait dans la capitale. « Cependant, dit Melville, les spectateurs ne le sentiront pas. » Ils subiront sans l’analyser le dépaysement que le décor va leur procurer mais cela les aidera « à s’installer mieux dans leur fauteuil ».

Pour en revenir à l’idée de vraisemblance soulignée par Charlie Chaplin, selon Melville, « vérité ou non-vérité, c’est la même chose ». Il précise que ses gangsters sont « vrais », que la police est « vraie ». Un gangster de ses amis lui a dit : « Enfin, tu nous montres comme nous sommes ! » Il lui a répondu que c’était faux car ses personnages sont « idéalisés » et qu’il en a fait des « seigneurs ». De la même façon, il précise qu’il n’a jamais fait de décor de police réel : « Je ne ferai jamais la vraie PJ de Paris » assure-t-il. « En art et dans le spectacle en général, le mensonge est toujours payant » conclut-il.

Le Samouraï est un donc un film fascinant, envoûtant et j’ai aimé revoir ce long-métrage d’un grand cinéaste qu’Alain Delon considérait comme un de ses maîtres (avec René Clément et Visconti). On me dira que le personnage est peu recommandable, tout en détermination brutale et en violence, et qu’il finit tristement, tué par la police comme un petit truand minable. Mais c’est justement cette fin surprenante qui lui donne toute sa gloire : le barillet était vide. Alors suicide ou machination perverse de la pianiste (Cathy Rosier), le mystère demeure.

Sources :

Jean-Pierre Melville - Le samouraï (1967) - YouTube

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00013730/jean-pierre-melville-a-propos-de

 

 

 

 

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2 mai 2024 4 02 /05 /mai /2024 17:04

 

Lundi soir, j'ai regardé le téléfilm (1981) de Marcel Cravenne, une adaptation du roman épistolaire de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées. Il parut d'abord sous la forme de roman-feuilleton dans La Presse, en 1841, en deux parties, sous deux titres différents : Mémoires d'une jeune femme et Sœur Marie des Anges. Publié chez Furne en 1842 dans les Scènes de la vie privée, il était dédicacé à George Sand, un écrivain pour qui l'amour compta beaucoup.

L'histoire est celle de deux amies de l'aristocratie des années 1820-1830, de caractères très dissemblables, qui ont toutes deux quitté le Carmel de Blois car elles n'avaient pas la vocation, selon la mère supérieure (Renée Faure). Le spectateur les suit tout au long de leur vie et découvre leurs conceptions très différentes de la vie amoureuse.

Renée de Maucombe (Martine Chevallier)

Renée de Maucombe (Martine Chevallier) se laisse marier à Armand de Lestorade (Michel Peyrelon, Louis de Lestorade dans le roman), un "vieux jeune homme", revenu désabusé de la bataille de Leipzig. Ils vivent dans une bastide en Provence. Elle ne se donne pas tout de suite à lui, le temps de l'apprendre à l'aimer. En homme bon et sincèrement amoureux, il l'attendra avec patience et sa femme finira par s'attacher à lui. Tout en développant leur propriété, elle encouragera son ambition politique et ils partiront à Paris. Armand de l'Estorade devient député et pair de France. Ils auront trois enfants et leur mariage, fondé sur la raison et la tradition, sera heureux.

Sûre d'elle-même, Renée écrit à Louise : "Certes, il t'est prouvé, je crois, que je suis de beaucoup supérieure à Louis ; mais m'as-tu vue jamais le contredisant ? Ne suis-je pas en public une femme qui le respecte comme le pouvoir de la famille ? [...] Ma chère, la perfection de la bienséance  consiste à s'effacer si bien que l'obligé ne se croira pas inférieur à celui qui l'oblige ; et ce dévouement caché comporte des douceurs infinies."

image1714642114252.pngPeyrelon, Louis de Lestorade dans le roman), un "vieux jeune homme", revenu désabusé de la bataille de Leipzig. Ils vivent en Provence. Elle ne se donne pas à lui tout de suite, le temps d'apprendre à l'aimer. En homme sincèrement amoureux et bon, il l'attendra avec patience et sa femme finira par s'attacher à  lui. Tout en développant leur propriété, elle encouragera son ambition politique et ils partiront à Paris. Armand de l'Estorade devient député et pair de France. Ils auront trois enfants et leur mariage sera heureux, fondé sur la raison et la tradition.

Sûre d'elle-même, Renée écrit à Louise: "Certes, il t'est prouvé, je crois, que je suis de beaucoup supérieure à Louis ; mais m'as-tu vue jamais le contredisant ? Ne suis-je pas en public une femme qui le respecte comme le pouvoir de la famille ? [...] Ma chère, la perfection de la bienséance  consiste à s'effacer si bien que l'obligé ne se croira pas inférieur  à celui qui l'oblige ; et ce dévouement caché comporte des douceurs infinies."

Parfois, ses lettres se font moralistes, notamment quand son amie épouse Marie Gaston : "Comment, Louise, après tous les malheurs intimes que t'a donnés une passion partagée, au sein même du mariage, tu veux vivre avec un mari dans la solitude ? Après en avoir tué un en vivant dans le monde, tu veux te mettre à l'écart pour en dévorer un autre ? Quels chagrins tu te prépares ! Mais, à  la manière dont tu t'y es prise, je vois que tout est irrévocable."

Son amie, Louise de Chaulieu (Fanny Ardant), issue d'une grande famille aristocratique, a une conception tout autre de l'amour. Elle est passionnée et rebelle et ne conçoit que l'amour-passion. Comme d'autres personnages de La Comédie humaine, elle peut être qualifiée de "bolide humain". Habitant à Paris, ayant hérité de sa grand-mère, aimant les toilettes et la vie mondaine, elle épouse en premières noces Felipe Henarez (François Marthouret), son professeur de castillan car elle doit accompagner son père, le duc de Chaulieu (Robert Dhéran), ambassadeur auprès du roi d'Espagne. Henarez est  d'abord banni de son pays car résistant au pouvoir en place puis réhabilité. On découvre qu'il est en réalité duc de Soria, baron de Macumer et Grand d'Espagne.

Leur mariage est un mariage fondé sur la passion et le désir et ils vivent comme des amants passionnés dans un face-à-face, allant de bals en soirées mondaines et où l'enfant n'a pas sa place. Macumer se laisse plutôt aimer par sa femme qui le voudrait plus passionné et qui l'étouffe par son amour envahissant. N'est-ce pas elle-même que Louise aime à travers Felipe ? Il mourra quelques années après leur mariage, alors que Renée vient d'accoucher de son deuxième enfant. A cette occasion, Louise écrit avec lucidité  : "Je l'ai tué par mes exigences, par mes jalousies hors de propos, par mes continuelles tracasseries. Mon amour était d'autant plus terrible que nous avions une exquise et même sensibilité, nous parlions le même langage, il comprenait admirablement tout, [...] Tu ne saurais imaginer jusqu'où ce cher esclave poussait l'obéissance : je lui disais parfois de s'en aller et de me laisser seule, il sortait sans discuter une fantaisie de laquelle peut-être il souffrait."

Louise de Chaulieu se remarie quatre ans plus tard avec un écrivain poète plus jeune, Marie Gaston (Philippe Ruggieri est Julien Gauthier dans le téléfilm) et devient Madame Gaston.  Elle exige aussi de lui un amour sans réserve, dans un chalet à la campagne où ils vivent un huis-clos à deux.  Elle avoue : "Je sens en moi pour Gaston l'adoration que j'inspirais à mon pauvre Felipe !  Je ne suis pas maîtresse de moi, je tremble devant cet enfant comme l'Abencerage tremblait devant moi. Enfin, j'aime plus que je ne suis aimée ;"

Renée de Maucombe ou le bonheur d'être mère

A l'occasion d'une méprise, elle éprouve une folle jalousie envers son mari. Or, son époux n'était point infidèle mais secourait la veuve de son frère. Elle mourra à trente ans d'une maladie pulmonaire qu'elle a elle-même provoquée, tout en avouant qu'elle a échoué dans sa vie amoureuse et en regrettant de n'avoir pas connu la maternité. Elle constatera : "Une femme sans enfants est une monstruosité ; nous ne sommes faites que pour être mères."

"Balzac a exploré dans ce roman le jeu du dédoublement en deux personnages opposés.  " Renée, c'est la raison, le choix de la sagesse, de la durée, la domination du destin (et la compensation par l'imaginaire) ;  Louise, c'est la folie, la vie indifférente à la durée et à la mort : et toutes deux perdront." (Gaëtan Picon, Balzac par lui-même ).

On ne peut qu'admirer la manière dont Balzac a su ici décrire la psychologie, non d'une femme, mais de deux. Certes, entre sa mère, sa sœur, ses maîtresse et Mme Hanska, il avait eu tout le loisir d'observer les méandres du cœur féminin. Reconnaissons cependant que, dans ce roman, il le fait avec une acuité particulière, mêlant habilement les thèmes de l'amour, de la passion, de la maternité et de l'amitié féminine, peu traitée dans la littérature. Malgré la divergence de leurs vies, alors que toutes deux ont reçu la même éducation au couvent, Renée et Louise apparaissent complémentaires. Renée le souligne en ces termes : "De nous deux, je suis un peu la Raison comme tu es l'Imagination  ; je suis le grave Devoir comme tu es le fol Amour."

Louise de Chaulieu ( Fanny Ardant)

Quant à Louise, elle exprime avec une grande exaltation ce qu'elle ressent : "Ô mon ange, pourquoi parlons-nous une langue différente ? Ton mariage purement social, et mon mariage, qui n'est qu'un amour heureux, sont deux mondes qui ne peuvent pas plus se comprendre  que le fini ne peut comprendre l'infini. Tu restes sur la terre, je suis dans le ciel ! Tu es dans la sphère humaine et je suis dans la sphère divine. Je règne par l'amour, tu règnes par le calcul et par le devoir. Je suis si haut que s'il y avait une chute je serais brisée en mille miettes. Enfin, je dois me taire, car j'ai honte de te peindre l'éclat, la richesse, les pimpante joies d'un pareil printemps d'amour."

Felipe Henarez (François Marthouret), perché sur un arbre, observe Louise de Chaulieu (Fanny Ardant)

Marcel Cravenne, le réalisateur du film, a choisi la brune Fanny Ardant pour interpréter une Louise de feu, et la blonde Martine Chevallier pour incarner la douce Renée.  S'il va à l'encontre du choix de Balzac (dans le roman, Louise possède la blondeur et Renée est brune), ce choix m'est apparu judicieux. Fanny Ardant exprime avec fougue et orgueil cette conception d'un amour chevaleresque, courtois et, somme toute, romantique. Elle rejette l'approche sage et ordonnée de Renée  qui reflète un idéal bourgeois. En aristocrate elle affirme : "Oh ! J'aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique." Martine Chevallier, quant à elle, incarne avec douceur et sérénité une Renée qui considère que la passion n'est qu'illusion. Selon elle, il n'existe d'amour véritable que dans la fidélité conjugale et la maternité. Pour elle, le vrai bonheur consiste à "faire celui des siens".

Mémoires de deux jeunes mariées, c'est donc l'histoire d'une rivalité tendre entre deux amies, une "dispute" sur l'amour menée par correspondance. Par moments, s'étant éloignées l'une de l'autre, les deux femmes interrompent leurs lettres. S'il semble à la fin que la sagesse ait triomphé du romanesque, faut-il vraiment se fier au dénouement  ? "J'aimerais mieux être tué par Louise que de vivre longtemps avec Renée", disait Balzac lui-même. A chacun, en fonction de son vécu, de se faire sa propre opinion !

La mort de Louise de Chaulieu

 

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2 mai 2024 4 02 /05 /mai /2024 16:13

Photo Boz

A Saumur, en haut de la Montée du Fort, près de la place Saint-Pierre, une très belle maison s'enorgueillit d'avoir inspiré la maison du père Grandet dans le roman Eugénie Grandet. On lit dans le roman : "Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château par le haut de la ville. [... ] La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet."

Montée du Fort (Photo Anjou-Lumières)

"Honoré de Balzac reste volontairement flou dans l’adresse du domicile de la famille Grandet. Certains experts ont pu reconnaître dans la « rue montueuse qui mène au château » où l’auteur situe la maison d’Eugénie, la rue (ou montée) du Fort, avançant même que le numéro 7 aurait pu inspirer Balzac lors d’un passage à Saumur. À moins que ce ne soit le numéro 9 ? Ou la rue du Petit Maure ? Pour tout dire, la localisation de la maison Grandet est devenue un sport national à Saumur, chacun ayant un avis sur la question sans que personne ne soit d’accord." ("Le panthéon de l’Anjou par Calixte : Eugénie Grandet, celle que fit Balzac…", Ouest-France).

La maison du père Grandet ? (Photo Anjou-Lumières)

Dans le récent film éponyme (2021) de Marc Dugain, celui-ci a filmé une maison extrêmement sombre, sans doute pour illustrer l'avarice du père d'Eugénie. Or, j'ai bien connu cette maison qui appartenait à des amis et je dois dire qu'elle était très claire, avec un superbe escalier à vis en pierre.

Eugénie et son père dans le film de Marc Dugain

J'ignore quelle maison Marc Dugain a choisie comme décor mais sûrement pas cette belle maison de la Montée du Fort. Par ailleurs, je connais le ravissant manoir Renaissance du Coudray-Macouard, la Seigneurie du Bois,  où le réalisateur a tourné une scène entre Grandet et un maquignon, si mes souvenirs sont bons.

La Seigneurie du Bois dans le film de Marc Dugain

J'ajouterai que je n'ai guère aimé la fin du film, qui fait d'Eugénie une féministe avant l'heure, qui part vivre selon son bon plaisir.  Dans le roman, elle épouse Bonfons Cruchot, président du Tribunal de Première Instance, et elle finance des oeuvres caritatives. Quand son époux meurt, il est question d'un remariage avec le marquis de Froifond. Je ne comprends pas bien le choix de Marc Dugain, si ce n'est pour se conformer à l'air du temps.

Eugénie Grandet (Joséphine Japy) et son père (Olivier Gourmet) dans le film de Marc Dugain

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8 novembre 2023 3 08 /11 /novembre /2023 20:48

 

C’est une photo de mon arrière-grand-mère maternelle (1873-1933), habillée en amazone, qui m’a fait penser à la mort d’Albertine, due à une chute de cheval. Aussi ai-je eu envie de me pencher sur ce passage, d’autant plus que j’ai découvert des extraits du livre de Pascal Ifri, paru en mars 2023, Albertine assassinée, Enquête sur une mort suspecte dans A la recherche du temps perdu. Je précise que je ne l’ai pas lu mais que j’ai été intéressée par les hypothèses qu’il soulève.

Le sixième tome de La Recherche, Albertine disparue, dit encore La Fugitive (et parfois encore édité sous ce titre), est un tome posthume, publié en 1925, alors que Proust n’avait pas terminé les remaniements de ce livre, et sur lequel il travaillait donc encore peu avant sa mort. Il en changea le second titre quand il apprit que Rabindranath Tagore avait écrit une œuvre sous ce titre.

« Mademoiselle Albertine est partie. » Cet incipit, de la partie la plus sombre du roman de Proust, est prononcé par Françoise et contient en germe le nœud du drame ; il prélude aux souffrances du Narrateur, stupéfié par le départ de son amie, cet « être de fuite », et « fugitive parce que reine ». Le constat du Narrateur est sans appel : « Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! » Et ailleurs : « Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. »

Après avoir reçu sa belle lettre d'adieu, échafaudé l'idée qu'elle est partie à Amsterdam ou auprès de Mademoiselle Vinteuil, l’ami d’Albertine Bontemps apprend qu'elle est allée en Touraine chez sa tante Mme Bontemps. Après un intermède troublant où il cherche consolation auprès d'une petite fille mineure, il charge Saint-Loup d'intervenir auprès de la tante d’Albertine, de la circonvenir avec trente mille francs et de ramener sa nièce à Paris.

Albertine ayant reconnu Robert, c’est un échec pour Saint-Loup. La jeune femme adresse alors une lettre au Narrateur et lui reproche de ne pas lui avoir écrit directement : « J'aurais été trop heureuse de revenir », affirme-t-elle. Il lui répond en lui promettant le yacht et la Rolls qu'elle a toujours désirés, une lettre "feinte" où il affirme : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Puis l'oubli « commence à faire son œuvre » et il se met à penser à Venise.

Après une autre lettre d'Albertine qui lui demande de décommander la Rolls, et lui dit ne pas oublier la promenade crépusculaire de leur dernière nuit, le Narrateur se flatte (en bon Pygmalion !) d'avoir enrichi les qualités de son amie. Et d'envoyer une autre missive à Albertine dans laquelle il lui annonce la venue chez lui d'Andrée.

Après un entretien avec Saint-Loup qui lui assure avoir bien rempli son rôle d'émissaire, de pernicieuses pensées lui viennent alors à l'esprit : « Ah ! s’il lui en était arrivé un [un accident], ma vie, au lieu d’être à jamais empoisonnée par cette jalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. [...] Si Albertine avait pu être victime d’un accident, vivante, j’aurais eu un prétexte pour courir auprès d’elle, morte j’aurais retrouvé, comme disait Swann, la liberté de vivre. »

Souhait ou présage, après l'envoi d'un « télégramme désespéré » où il implore Albertine de revenir, il en reçoit un de Mme Bontemps : « Mon pauvre ami, notre petite Albertine n’est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l’aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n’ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à sa place ? » Albertine en effet meurt dans un accident de cheval. Cet épisode dramatique n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, et sans tomber dans le biographisme que récuse Proust, la mort d’Alfred Agostinelli, secrétaire et amant de Proust, lui aussi prisonnier, fugitif, puis disparu dans un accident d’avion.

Le même jour deux lettres d’Albertine parviennent au Narrateur, la première le félicitant de son intention de vivre avec Andrée, la seconde, désespérée, le suppliant d’accepter qu’elle revienne auprès de lui... La « pauvre petite » ! N’est-elle pas surprenante voire illogique, cette seconde lettre qui implore le Narrateur de revenir auprès de lui ? Cette demande paraît en contradiction avec le caractère fugitif d’Albertine qui n’a eu de cesse de vouloir s’enfuir.

Dans un article de 2001, Nathalie Mauriac-Dyer constate que la mort d'Albertine, « réelle ou imaginée [...] apparaît comme un rébus ». Elle se pose des questions concernant les circonstances de la mort de la jeune femme. On conviendra que les deux titres La Fugitive et Albertine disparue laissent planer un doute, d’autant plus qu’aucun détail n’est donné sur les circonstances de l’accident. Par ailleurs, dans le tome qui précède, il est peu ou prou fait mention de balades à cheval pour Albertine.  Et, dans Marcel Proust, romancier (1971), Maurice Bardèche a montré que, dans un avant-texte, le romancier avait imaginé qu’Albertine se noyait. Ainsi, on peut se demander si la nature de l’accident mortel n’était pas indifférente à Proust.

Si on sait que Proust n’était guère sportif, on apprend cependant, par une lettre à Robert Dreyfus de septembre 1888, qu’adolescent, il prit des leçons d’équitation dans un manège parisien (« Le cheval : du réel à l’imaginaire dans l’œuvre de Proust », Marie-Miguet Ollagnier). Et j’ai souvenir qu’à l’occasion d’une balade à cheval, le Narrateur découvre avec stupéfaction un aéroplane. En ce qui concerne Albertine, et je l’ai déjà mentionné, il n’y a pas d’allusion à une éventuelle pratique de ce sport équestre.

Par ailleurs, peu de critiques se sont interrogés sur cet épisode-clef du roman. Pascal Ifri a réparé cette omission en écrivant Albertine assassinée, Enquête sur une mort suspecte dans A la recherche du temps perdu (mars 2023). Aucun indice n'évoquant une maladie, le narrateur de ce roman (archétype du narrateur non fiable) présente un récit contenant de nombreux indices permettant de douter de l’accident de cheval.

Il se demande si la jeune femme a vraiment été victime d'un accident de cheval comme le pense le Narrateur de La Recherche ; ou bien s'est-elle suicidée ainsi que le suggère Andrée ? Ou encore a-t-elle pu être assassinée ? Si oui pourquoi, comment et par qui ? Toutes ces possibilités demeurent ouvertes, aussi bien, d’ailleurs, que celle que la jeune femme ne soit pas morte du tout… » Ces questions peuvent sembler bien surprenantes mais, pour ma part, je ne me les étais jamais posées et cette démarche m’a semblé intéressante, l’hypothèse de l’assassinat m’apparaissant cependant hautement improbable.

Et pourtant, Le Narrateur éprouve d’étranges sentiments concernant la mort de son amie :  « […] j’aurais dû chercher à comprendre son caractère comme celui d’une personne quelconque et peut-être, m’expliquant alors pourquoi elle s’obstinait à me cacher son secret, j’aurais évité de prolonger, entre nous avec cet acharnement étrange ce conflit qui avait amené la mort d’Albertine. Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, la honte de lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. »

« Cette dernière phrase, dans laquelle le narrateur s’accuse d’avoir assassiné non seulement Albertine, mais également sa grand-mère est en effet une des plus curieuses et des plus déconcertantes de La Recherche. Elle ne figure pourtant pas dans le texte de La Fugitive par hasard ou par erreur puisque cinq pages plus loin on en trouve une variante qui paraît tout aussi déplacée dans le contexte de cette partie du roman » : « Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j’avais laissé mourir Albertine comme j’avais assassiné ma grand-mère » (IV, 83)…

Comme l’écrit François Masse, « cette mort est tellement invraisemblable, tellement énorme qu’elle a l’air d’une boutade ». En effet, si le Narrateur va continuer à souffrir de la jalousie, il se retrouve à point nommé délivré de cette femme qui « l'empêchait de voyager, d'écrire, de rencontrer d'autres femmes ». Cette chute de cheval apparaît donc providentielle et « miraculeuse ». Selon Jean-Yves Tadié, elle est bien le personnage qui « amène la péripétie » En effet, sa mort sera une étape-clé dans le cheminement du Narrateur vers l’écriture. Incapable de se séparer de son amie, il ne pouvait s’engager dans cette voie. Et elle devait bien mourir ainsi que le constate Luc Fraisse : « En faisant mourir celle qui « disparaît », « le romancier évite la situation de vaudeville, reposant sur une passion orageuse et sa rupture finale ». Selon l'auteur, c'est un « poncif usé » que cette mort de « l'héroïne », personnage capital du roman, citée 2 360 fois dans quatre des sept volumes du roman.

C’est aussi l’opinion de Nathalie Mauriac-Dyer qui parle d’un « topos romanesque usé » quand Margaret Mein évoque une mort qui « détonne ». Enfin, Claude Mauriac, dans son discours de réception du Nobel, porte un jugement encore plus sévère : « [...] si la fin tragique de Julien Sorel sur l’échafaud, celle d’Emma Bovary empoisonnée à l’arsenic ou celle d’Anna Karénine se jetant sous un train peuvent apparaître comme le couronnement logique de leurs aventures et en faire ressortir la morale, aucune, en revanche, ne peut être tirée de celle d’Albertine que Proust fait disparaître (on pourrait être tenté de dire : « dont il se débarrasse ») par un banal accident de cheval. » Il justifie cette critique un peu plus loin, dans un passage qui fait d’ailleurs écho aux théories de Proust sur la crédibilité du roman : « [...] il semble aujourd’hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d’exiger de lui) une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu’on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l’ordonnance, la succession et l’agencement ne relèveront plus d’une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d’ordre psycho-social qui est la règle dans le roman traditionnel dit réaliste, mais d’une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté, suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres. » Claude Mauriac considère donc que cette mort soudaine n’est aucunement crédible.

Pascal Ifri envisage encore l’éventualité d’un « complot » qui aurait entraîné la mort de la jeune femme. Il écrit : « En novembre 1915, à une époque donc où seul Du côté de chez Swann été publié mais où l’essentiel de La Fugitive est déjà rédigé, répondant à une lectrice, Mme Scheikévitch, qui l’interroge sur la suite de son ouvrage, Proust choisit de lui résumer « le roman d’Albertine ». Se mettant dans la peau du héros-narrateur, il en présente les principaux épisodes : la rencontre du « je » avec la jeune fille à Balbec, la révélation selon laquelle elle est proche de Mlle Vinteuil, les événements relatés dans La Prisonnière qui s’ensuivent, la fuite d’Albertine, sa mort (mentionnée sans le moindre détail) et les étapes qui conduisent progressivement le « je » vers l’indifférence et l’oubli. Curieusement, si Proust conclut sa lettre sur l’inévitabilité de ce dernier stade, il implique qu’il ne marque pas la fin de « son histoire » avec Albertine et que le plus intéressant est à venir : « Hélas Madame le papier me manque où cela allait devenir pas trop mal ! » Avait-il déjà en tête une suite à cette histoire, une suite qui serait racontée dans un des volumes subséquents annoncés en 1922, une suite consacrée au « complot » qu’il soupçonne juste avant de recevoir le télégramme de Mme Bontemps ? Il faut en effet rappeler que Proust envisageait alors au moins trois volumes entre La Fugitive et Le Temps retrouvé. On peut proposer une lecture de la première partie de La Fugitive qui irait dans ce sens, qui confirmerait qu’Albertine a bien été victime d’un « complot », dans le sens strict du mot dont on a déjà noté qu’il était défini comme un « [p]rojet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu’un »… »

L’inachèvement de La Recherche est donc un argument qui incite à s’interroger sur cette mort brutale suspecte. ». Dans les derniers mois de sa vie, il semble bien que Proust ait songé à s’écarter du plan initial qu’il s’était fixé et à revoir et développer ce qu’il avait déjà rédigé pour la suite de son roman. C’est ce que Nathalie Mauriac-Dyer s’est attachée à démontrer « Directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’œuvre de Marcel Proust, cette universitaire a débuté sa recherche avec l’édition de la dactylographie corrigée d’Albertine disparue retrouvée dans les archives familiales (Grasset, 1987). Ce document de dernière main a permis de retracer l’ultime genèse d’À la recherche du temps perdu, marquée par de spectaculaires refontes, et révélé l’ampleur de l’inachèvement structurel de la Recherche. Par ailleurs, Nathalie Mauriac-Dyer souligne que « la dactylographie d'Albertine disparue, corrigée par Proust en 1922 (Grasset, 1987), a révélé à un degré encore insoupçonné l'inachèvement d'À la recherche du temps perdu à la mort de son auteur, déstabilisant le discours critique. Ainsi la généalogie du livre est complexe. Tantôt appelé Albertine disparue tantôt La Fugitive, le volume a fait l'objet d'une multitude de publications ; de 1925 à 1994 six versions distinctes ont été publiées ». Cet état d’inachèvement ne pourrait-il pas expliquer la mort brutale d’Albertine, l’écrivain, au bord de la mort se voyant contraint de mettre rapidement un terme à son roman ? » Proust n’envisageait-il pas « une refonte méditée de « l’épisode Albertine » ? »

J’ai été très intéressée par les questions posées par la mort soudaine d’Albertine. Est-elle vraiment morte des suites de la chute de cheval ? Se serait-elle suicidée ? Aurait-elle été assassinée ?  Ne serait-elle pas morte du tout et aurait-elle ainsi organisé sa disparition pour des raisons sans rapport avec le Narrteur ? Pascal Ifri va même plus loin en imaginant qu’elle aurait pu être victime d’un complot ourdi par Saint-Loup ? Cette hypothèse ne me semble guère crédible d'autant plus que Saint-Loup avait déclaré par ailleurs pouvoir bien s'entendre avec Albertine. A moins qu'il n'ait été jaloux du Narrateur au point de perpétrer un crime passionnel. Mais je m'égare...

Par ailleurs, les avant-textes et l’inachèvement du roman sont des raisons qui permettent de mettre en doute le caractère accidentel de cette mort et même sa réalité. Peut-être aussi que Proust a changé d’avis au cours de la rédaction de son œuvre. Certains rétorqueront que ces hypothèses sont farfelues et complètement étrangères à l’univers de Proust qui n’aimait pas les romans policiers. Dans une lettre de 1907 à Reynaldo Hahn, il mentionne une nouvelle d’Arthur Conan Doyle, extraite des Aventures de Sherlock Holmes, en la commentant : « J’ai acheté le dernier volume, idiot. » Pourtant, dès 1943, Ramon Fernandez écrit : A la Recherche du Temps perdu est construit comme un roman policier : le secret qui anime toute La Recherche était connu au départ ; et la révélation de la fin a rendu possible le commencement et toute la suite. Mauriche Bardèche, décrivant la structure de La Recherche, conforte cette opinion après avoir expliqué que « [c]ette apparition dramatique du temps, Proust savait depuis longtemps qu’elle serait la conclusion de son livre : […] Et le temps comme personnage est démasqué à la fin de son livre, exactement comme Saint-Loup est révélé sous son vrai visage. De sorte que l’on aperçoit avec étonnement, en étudiant la structure de La Recherche du Temps Perdu, non seulement que Proust avait un plan, mais encore que son roman est construit comme un roman policier. Mais c’est un roman policier philosophique. Tout le long du livre, les messagers apportent de nouvelles informations à Œdipe… » D’autres diront aussi que de nombreux autres œuvres de Proust sont imprégnées par le mal et la violence et articulées autour de surprises, rebondissements et autres coups de théâtre.

« L’épisode Albertine » est donc capital dans l’économie de l’œuvre. On y apprend en effet la parution d’un article ancien écrit par le Narrateur et paru dans Le Figaro. » « Cette résurgence inopinée de son passé littéraire le surprend et lui fait comprendre qu’il peut enfin commencer à écrire. »

Alors accident, suicide, complot, disparition voulue et définitive... « Mademoiselle Albertine est partie ! » Où ? Pourquoi ? Le mystère demeure entier.

Sources : Albertine assassinée ? Enquête sur une mort suspecte dans A la Recherche du Temps Perdu, Paris, Hermann, 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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17 octobre 2023 2 17 /10 /octobre /2023 17:14

 

Bientôt la fin de l'été

Près du bassin

Où sautent les grenouilles

Un gros chat blanc

Noir et orangé

Est venu mourir 

Sous les hortensias fanés

Et comme un rituel

Le matin et le soir

En un bal tournoyant

Valsent les hirondelles

De ma fenêtre je les vois

Petits éclairs de verre

Rutilant au soleil

Calligraphies volantes

Dessiner sur le ciel

Un grimoire inconnu

Girer tourner glisser

Se suivre et se dépasser

Comme des patineurs

Sur un canal gelé

 

Quel est donc cet instinct

Qui les pousse invariable

Dans cette ronde folle

Est-ce répétition

Du départ vers l'Afrique

Est-ce derniers adieux

A l'été qui s'en va

Ou bien remerciements

Pour ce jardin vivant

Leur asile accueillant

 

Bientôt

Sous le porche arrondi

Les nids seront déserts

Et l'on ne verra plus

Leur tête noire et blanche

Et l'on n'entendra plus

Pépiements bruissements

Et l'on saura alors

Que l'été s'est enfui

Vendredi 15 septembre 2023

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17 octobre 2023 2 17 /10 /octobre /2023 17:03

 

Les grenouilles vertes

Ont sauté dans le bassin

Echo de l'automne

 

 

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16 octobre 2023 1 16 /10 /octobre /2023 15:27

Cécile Ney d'Elchingen par Boldini

Dans Proust, Roman familial, qu’une de mes amies vient de m’offrir, Laure Murat explique comment la lecture de La Recherche l’a construite comme sujet et lui a appris la « lucidité ». Il me semble qu’elle était particulièrement apte à décrypter certains aspects de La Recherche, notamment l’aristocratie, étant elle-même issue de ce milieu, et découvrant dans le roman des patronymes de sa parentèle mêlés à ceux des personnages fictifs. On n’oubliera pas non plus que l’analyse que fait Proust de l’homosexualité l’aida à se trouver et lui permit de faire son « coming out ».

Dans deux chapitres successifs, elle part en quête des liens qui rattachent les deux branches de sa famille à Proust. Par son père, le prince Napoléon Murat, elle descend du général Joachim Murat (1767-1815). Fait maréchal d'Empire et prince français par Napoléon Ier, il est également grand amiral de l'Empire, grand-duc de Berg, puis roi de Naples sous le nom de Joachim Napoléon Ier (noblesse d’Empire). Sa mère, Inès d’Albert de Luynes, est la descendante d’un favori de Louis XIII, Charles d’Albert de Luynes (noblesse d’épée).

Le chapitre, intitulé « Ce petit journaliste que je mettais en bout de table… », évoque l’hôtel Murat qui appartenait à son arrière-grand-mère, Cécile Ney d’Elchingen (1867-1960), mariée à seize ans au prince Murat à qui elle donnera huit enfants. Elle était la descendante de Michel Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskowamaréchal d'Empire, (1769-1815), un général français de la Révolution, élevé à la dignité de maréchal d'Empire en 1804. Il fut surnommé « le brave des braves » par Napoléon 1er. Elle était la fille de Michel-Aloys Ney (1835-1881), 3e duc d'Elchingen, et de Paule Heine (1847-1903).

Proust, dont la mère était juive, connaissait l’origine de l’immense fortune familiale. En effet, Cécile était aussi la petite-fille de Mme Furtado-Heine, « fille et femme de banquiers richissimes et petite-fille du rabbin de Bayonne ». En l’épousant, le prince Murat avait « fumé ses terres » selon l’expression de Mme de Sévigné.

C’est elle qui fit construire sous le Second Empire un luxueux hôtel, 28, rue du Monceau, que Proust commença à fréquenter en 1904. Cette demeure accueillait alors le Tout-Paris, et les pourparlers du traité de paix de 1918 se tinrent dans ce lieu qu’on appela même la « Maison-Blanche de Paris ».

A l’opposé de son père qui la vénérait, Laure Murat n’aimait pas cette arrière-grand-mère, la trouvant « snob comme un pot de chambre ». Elle était imbue de son ascendance, répondant à un magistrat devant qui elle devait prêter serment : « La parole d’une Ney devrait vous suffire. » Comme elle avait épousé l’arrière-petit-fils de Murat, on la surnomma la « reine de Naples » ; ce n’est pas celle de La Recherche qui défend Charlus avec élégance devant le rejet de Morel et la méchanceté de Sidonie Verdurin. On lui sait cependant gré d’avoir légué aux Archives nationales toutes les archives familiales, souvenirs de l’Empire.

Malgré une attitude pleine de morgue, elle aimait rire, faire des farces et racontait d’extraordinaires histoires au père de Laure Murat. Si elle fut une mère lointaine, elle sut se faire aimer de ses petits-enfants grâce à sa drôlerie et à sa générosité.

Boldini, le portraitiste de l’époque fit son portrait en pied en 1910. Elle y est « comme emportée dans la spirale d’une robe noire brossée à traits vigoureux, la silhouette fine, le visage très dessiné, avec un nez droit, et le regard vague des gens du monde qui ne veulent pas être importunés. Mis en lumière, le décolleté semé de roses, valorise un port de tête hautain, solitaire. « Le portait est flatteur », assurait mon père. » Cette élégance sut séduire Roger Luzarche d’Azay, un militaire plus jeune qu’elle. Ils demeurèrent liés jusqu’à la mort de Cécile.

Sur des photos, on la voit en 1920, en compagnie de l’athlète Violette Morris et de l’équipe de football de l’Olympique de Paris. « Maman Cécile croyait dans les vertus du sport et de la gymnastique au sol, qu’elle pratiqua bon pied bon œil jusqu’à sa mort à quatre-vingt-douze ans. » Un personnage haut en couleurs que Cécile Ney d’Elchingen, princesse Murat !

C’est à l’adolescence, en lisant A la recherche du temps perdu, que le prince Napoléon Murat  prit conscience que sa grand-mère avait connu Proust. Alors qu’il la questionnait, elle lui répondit : « Ah oui, ce petit journaliste que je mettais en bout de table… » Et ce fut tout. Une phrase qui révèle que l’aristocratie, qu’elle soit d’Ancien Régime ou d’Empire, a toujours méconnu Proust et n’en a jamais perçu le génie. Mais, à cette époque, en 1904, lors de la première visite de Proust à l’hôtel Murat, on ne pouvait prévoir l’immense talent d’un écrivain qui n’avait publié qu’un recueil de nouvelles, Les Plaisirs et les Jours (1896) et une traduction annotée de la Bible d’Amiens de Ruskin. Gide et Colette ne furent pas plus devins. Une cécité qui persista jusqu’au refus par Gallimard du manuscrit de Du côté de chez Swann, rejeté par une remarque lapidaire : « Trop de duchesses ! »

En 1961, un reportage télévisé sur l’hôtel Murat montre que « toutes les mémoires s’y télescopent (…) : le monde de La Recherche, la légende de mon arrière-grand-mère et les récits de mon père sur sa vie dans cet hôtel ». Et pour conclure sur cette arrière-grand-mère originale, « on retiendra seulement que le jour où les immeubles modernes commencèrent à gagner sur le parc, (la princesse Cécile Murat) « a tiré ses rideaux, et c’est tout ». Elle n’a pas dit un mot. N’est jamais revenue sur le sujet. Ne les a jamais rouverts. Rideau ! – A la lettre. »

 

 

 

 

 

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12 octobre 2023 4 12 /10 /octobre /2023 17:34

 

Après avoir vu récemment un documentaire sur cette actrice au magnétisme incandescent qu'est Fanny Ardant, j'ai eu envie de voir en replay Les Dames de la Côte, le téléfilm en 5 épisodes de Nina Companeez.
Cette mini-série, au casting de qualité (Edwige Feuillère, Hélène Duc, Martine Chevallier, Denise Grey, Michel Aumont, Eveline Buyle...), qui remporta un grand succès public, fut diffusée à partir du 22 décembre 1979 sur Antenne 2.
C'est ce feuilleton qui révéla la comédienne, créant chez François Truffaut un coup de foudre visuel. Il la choisit alors pour jouer dans La Femme d'à côté, lançant ainsi sa carrière cinématographique.
De 1911 à 1921, sur les côtes normandes, la vie de trois familles bourgeoises (Hérart, Villatte, Decourt) et de leurs domestiques, est bouleversée par la survenue de la Grande Guerre.
Nous y découvrons l'apprentissage amoureux de Fanny Villatte (Fanny Ardant, irradiante), jeune fille exaltée et romantique, partagée entre les deux fils de Henri Decourt (François Perrot) et de Clara Perrot (Françoise Fabian), Marcel (Francis Huster) et Raoul (Bruno Devoldère). L'un est un intellectuel doux et idéaliste tandis que l'autre se montre froid, cynique, charmeur, et en proie à une passion déraisonnable pour Fanny.

A la fin de la guerre, qui a vu mourir plusieurs hommes de la famille et de la domesticité, Robert, le frère de Fanny (Patrice Alexsandre), blessé à la jambe, et Marcel, de retour d'Allemagne, se retrouvent à Paris. Si ce dernier a conservé sa volonté de vivre, d'apprendre, de voyager pour voir l'état du monde en 1919, Robert, qui ne peut plus être aviateur, est définitivement blasé.

Fanny, employée désormais dans une librairie, se plonge dans la lecture. Elle laisse quotidiennement de petits messages à son frère. Ce dernier en lit un à Marcel : "A la Recherche du Temps perdu. Après les quatre ans où nous avons vécu, ou plutôt après les quatre ans où nous n'avons pas vécu, comment peux-tu ne pas vouloir découvrir ce que cache ce titre ? Pour mon anniversaire, fais-moi ce cadeau : lis le livre de Marcel Proust. Ta Fanny." Qu'est-ce que cache ce titre ? Et le frère de relire une seconde fois le message. Et d'ajouter : "Bref, tu vois, elle est devenue un peu prêchi-prêcha, mais c'est une brave fille."
Le lendemain, Marcel retrouve Fanny dans sa librairie. Il demande à la jeune fille, surprise de le revoir : "Le livre de Marcel Proust. Vous l'avez, Mademoiselle ?" Après l'échange de quelques propos, elle lui avoue en manière de secret qu'elle écrit un livre. Puis elle insiste :"Et le livre de Marcel Proust, vous le voulez vraiment ?" Devant son acquiescement, elle répond : "Je vais vous le donner." Et elle ajoute : "C'est un livre admirable, vous verrez. Permettez-moi de vous en faire cadeau. Ça me fait plaisir. "
Pendant tout le film, je me suis dit qu'on finirait bien par entendre parler de Proust, qui rédige son grand œuvre pendant cette même période. Par ailleurs, les lieux de l'intrigue sont ceux de la Normandie que connut l'écrivain.

De plus, on sait l'amour de Nina Companeez pour l'œuvre de Proust qu'elle "place par-dessus tout". Elle osera donc adapter, aussi pour la télévision, une partie de La Recherche, en deux téléfilms, condensant les sept tomes de l'œuvre en moins de quatre heures : une gageure ! Si, pour ma part, j'avais apprécié, avec quelques bémols cette adaptation, le critique Samuel Douhaire parlera de téléfilms "très, sinon trop, fidèles à l'esprit comme à la lettre de l'écrivain" au risque de tomber dans la simple illustration". Nina Companeez affirmera que son ambition était surtout de "guider les futurs lecteurs". On notera encore que le personnage le plus positif, le plus idéaliste des Dames de la Côte porte le même prénom que le grand écrivain. Un hasard?

J'ai dû cependant attendre le dernier épisode, L'Ivresse, pour découvrir cet échange dans une librairie, entre Fanny et Marcel, autour de Marcel Proust, de la lecture et de l'écriture. Il a lieu après la guerre en 1919 ; c'est en effet le temps où l'on commence à parler de l'écrivain qui décroche le prix Goncourt le 10 décembre 1919, pour son roman À l'ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième volume d'À la recherche du Temps perdu.

A la fin de ce dernier épisode, où Fanny et Marcel se sont enfin avoué leur amour, la jeune femme confie à son ami qu'elle a écrit un roman, intitulé Les Dames de la Côte. Nina Companeez joue ici sur la mise en abyme, le film que l'on regarde devenant l'objet du livre de Fanny. Tout comme La Recherche devient à la fin le livre que le Narrateur veut écrire. Je me suis demandé si ce n'était pas sa lecture passionnée du roman qui avait incité la jeune femme à écrire. Après tout, l'œuvre proustienne n'est-elle pas le récit de la naissance d'une vocation ?

Cette conversation sur Proust n'est bien sûr qu'un bref moment dans ce téléfilm qui cherche surtout à montrer les bouleversements de la société induits par la Grande guerre. Ce qui est aussi un des propos de La Recherche avec la description du déclin de l'aristocratie.

 
 
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16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 11:28

 

Un jour de février, s'en vint la Tourterelle
Sur une cheminée, son perchoir favori.
Indiscrète et curieuse ainsi était la belle ;
Audacieuse, elle penche au bord du trou noirci.

 

Las ! Elle ignorait tout des couloirs, des coursives,
Des boyaux, des conduits, des sombres corridors,
Où la flamme s'élève et crépite, agressive,
Quand le feu illumine en éclairs de phosphore.

 

Elle tombe et tournoie, curiosité fatale,
En une ellipse folle et bientôt elle choit
Dans un renfoncement, cavité atriale,
Affolée, éperdue, tout le corps en émoi.

 

Par bonheur, ce jour-là, rien ne brûlait dans l'âtre,
Mais loin est le ciel pur, le nuage et le bleu !
Etourdie, elle gît dans l’abîme noirâtre,
Appelant un sauveur de son cœur et ses vœux.

 

Le maître de céans, sommeilleur en ses rêves,
Entend soudainement un bruit inopportun.
Il maudit le tapage et sa sieste brève :
« Qu’on me laisse tranquille, je veux dormir, enfin ! »

 

Et puis se ravisant, de fous battements d’ailes
Le font se relever ; armé d’un long balai,
Il pénètre dans l’antre et piège de l’oiselle ;
Victorieux, il parvient à l’ôter du guêpier.

 

Délivrée de l’Hadès, la voilà qui volette,
Ivre de retrouver l’air et la liberté ;
Le maître de maison, heureux, lui fait la fête,
L’accueillant en sa main, tel un nouvel Orphée.

 

Doucement, à pas lents, il va vers la lumière
Du jardin où roucoulent les autres compagnons ;
Dans un grand mouvement ouvre à l’aventurière
La porte de l’azur et des bleus horizons.

 

Moralité

L’on aimera toujours dévoiler le mystère
Mais la tâche souvent n’est rien que téméraire.

 

Le 14 février 2023

 

Fable librement inspirée par la présence d’une tourterelle, tombée dans le conduit de notre cheminée.

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

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