La Madonna del Parto, La Vierge de l'Enfantement (1459-1460), est une fresque a tempera de Piero della Francesca que je trouve admirable. Elle appartient à la Première Renaissance et elle est conservée à Monterchi, en Toscane italienne. Peinte à l’origine pour la mère de l’artiste à l’occasion de la mort de celle-ci, elle fut réalisée en très peu de jours dans l’église Santa Maria di Monumenta, non loin du village. L’artiste utilisa des couleurs de premier choix, dont une quantité considérable de lapis lazuli. On ignore qui en fut le commanditaire. Après la destruction de l’église en 1785 pour établir un cimetière, on finit par redécouvrir la fresque en 1889 dans une petite chapelle funéraire. Après restauration, elle fut installée en 1993 dans l’école élémentaire de Monterchi. Celle-ci fut ensuite transformée en musée (Museo Civico della Madonna del Parto) et elle est désormais exposée aux regards admiratifs des amateurs d’art derrière une vitre blindée et dans un local climatisé.
Cette fresque représente la Vierge enceinte, debout, faisant face au spectateur dans une pose sereine et hiératique, comme on peut en voir dans l’art byzantin, entourée de saints et d’anges. Elle est bien différente des Vierges de Raphaël, Boticelli ou Vinci, aux longs cheveux blonds et souvent de profil. Par ailleurs, ce thème de la Vierge enceinte (Maria gravida) est relativement rare si on le compare à celui des Vierges à l’Enfant. On peut penser à La Vierge parturiente de Antonio Veneziano (entre 1369 et 1419), à la Vierge enceinte de Némétujvar dans sa robe bleu foncé, ou encore celle de Lomberto Gori dans sa robe rose.
Il semble que cette fresque puisse être l’illustration de la phrase de l’évangile de saint Luc (2, v. 6) : « Or, pendant qu’ils (Marie et Joseph) étaient là (à Bethléem où ils étaient partis se faire recenser), le temps où elle devait enfanter fut accompli. » La Vierge de Piero della Francesca, sereine, s’offre à nous sur un fond beige doré matelassé de petits rectangles, que soutiennent d’un bras deux anges spéculaires, et sous un baldaquin qui reprend les teintes marron de la robe de l’ange de droite. « Ce dais est semblable à celui peint par Piero della Francesca dans la scène du Rêve de Constantin que l’on voit dans les fresques de La Légende de la Vraie Croix (Chapelle Bacci à Arezzo). Les deux anges jumeaux le soutiennent d’un bras. Ce rideau, qui confère de l’importance au personnage, est brodé de grenades symbolisant la Passion du Christ.
Le visage de Marie, aux yeux légèrement en amande, à demi abaissé, et dont la joue gauche est légèrement teintée de rose, est surmonté d’une coiffe ronde noire et blanche, soulignée par un voile très fin sur le front. Il est couronné d’un curieux chapeau beige foncé à croisillons noirs, plat et oblong, qui fait office d’auréole. Elle porte une lourde robe de drap d’un bleu marial, qui couvre tout son corps. Elle est resserrée à la taille, et Marie l’entrouvre de sa main droite pour laisser paraître, sous le jupon blanc, un ventre proéminent, témoin de sa grossesse, et qu’elle semble caresser. Quant à sa main gauche, posé sur sa hanche, elle crée un léger déhanchement, souvenir peut-être de la statuaire du Moyen-Age. Au centre de la fresque, Marie enceinte est « splendide, sévère et douce à la fois, jeune et pourtant consciente de son rôle, élégante, sobre, plus grande que les deux anges, et donc encore peinte selon les canons de l’art médiéval et pourtant si crédible. »
Les deux anges situés en miroir accomplissent donc le même geste de soulever le rideau. Leur attitude est pour le spectateur une invitation à regarder le centre du tableau. Leurs couleurs se répondent. L’un à droite de la Vierge est vêtu d’une longue robe verte sur laquelle est accrochée une aile rose. L’autre, à sa gauche, porte une robe marron foncé, rappelant la couleur du baldaquin, et une aile verte. Les couleurs de leurs chausses sont inversées et tous deux ont, comme la Vierge, cette auréole plate. Ils peuvent rappeler l’ange Gabriel de l’Annonciation et tous les messagers angéliques de la Bonne Nouvelle.
On a coutume d’interpréter ce baldaquin comme étant une représentation de l’Eglise. Marie, au centre de la fresque, symboliserait l’Eucharistie : le corps du Christ ne siège-t-il pas en elle ? Par ailleurs, Lavin fournit une explication possible de la signification de cette représentation. : « Il convient de souligner que si la Madonna del Parto était, bien entendu, avant tout une image mariale, sa signification sous-jacente faisait référence à la naissance du Christ d’une vierge, comme le montrent les exemples dans lesquels Marie montre la ceinture qu’elle porte autour de la taille, symbole de sa chasteté. » N’oublions pas, bien sûr, que cette fresque est devenue « un symbole de la maternité, une image de dévotion pour les mères du monde entier. »
Or, il se trouve qu’en visionnant le film méconnu du cinéaste esthète, Valerio Zurlini, Le Professeur (1972), avec Alain Delon, j’ai aimé découvrir une scène dans laquelle le personnage (Daniele Dominici) donne une leçon d’art à une de ses étudiantes, Vanina Abati (Sonia Petrovna), devant la Madonna del Parto. L’histoire du film est très mélancolique comme l’indique le titre en italien, qui est un vers de Goethe : La prima notte di quiete, qui signifie La première nuit de tranquillité, celle où l’on ne rêve plus, c’est-à-dire la mort. En effet, le film est noir et désespéré. Sonia Petrovna, de nombreuses années après la sortie du film, commente ainsi l’histoire : « C’est la rencontre fulgurante de deux désespoirs, de deux âmes en lambeaux, de deux êtres perdus attirés par le vide. » Elle dit avoir été « marquée par la sensation de poison qui court à travers le film. Vanina ne croit en rien, c’est la non-vie et c’est épouvantable ».
Daniele Dominici arrive à Rimini dans un lycée classique où les élèves, ou plutôt les étudiants (ils semblent déjà âgés) sont de jeunes bourgeois oisifs, ces vitelloni (jeunes veaux), mis déjà en scène par Fellini en 1953, qui tardent à devenir adultes et passent leur vie dans des bars à jouer aux cartes. Ce professeur, à la barbe mal rasée et au regard sombre, toujours vêtu d’un éternel manteau beige en poil de chameau (celui prêté par Zurlini lui-même) et d’un éternel col roulé vert, ne croit que dans l’Art et la Littérature. Il enseigne la beauté des vers de Pétrarque, le vice et la vertu chez Manzoni et il a une passion pour Stendhal. Séduit par la beauté et le visage énigmatique de madone de Vanina au prénom stendhalien, il lui offre Vanina Vanini, une nouvelle de l'auteur de La Chartreuse de Parme, qui raconte l’histoire d’une princesse de dix-neuf ans (l’âge de la jeune femme), tombant amoureuse d’un carbonaro blessé d’un coup de poignard. Lorsque Vanina reçoit le livre, elle demande à Daniele : « Ils s’aiment ? « Il lui répond « Oui. » Et elle de rétorquer : « Ils ont de la chance. » Vanina a en effet été prostituée par sa mère, Marcella Abati (Alida Valli) à l’âge de quinze ans et elle passe de main en main dans le groupe des jeunes gens oisifs que fréquentera le professeur. Daniele et Vanina s’aimeront en unissant leurs deux désespoirs et entameront une douloureuse liaison alors même que Daniele ne parvient pas à se séparer de sa compagne, Monica (Léa Massari).
Ce personnage du professeur est inspiré par Zurlini lui-même, pétri qu’il est de culture classique. Passionné par l’art pictural, le metteur en scène réalise de superbes cadrages et cet art se retrouve dans sa manière de filmer des villes désertes dans des tons de camaïeu et des couleurs éteintes. En cela il est beaucoup plus proche des peintres que de ses confères cinéastes.
La mélancolie et le nihilisme du professeur sont ceux du réalisateur qui créa notamment Le Désert des Tartares, adapté du roman de Dino Buzzati, œuvre sur l’attente et le vide. Jean-Christophe Ferrari, spécialiste de Zurlini, explique que, pour le personnage, « rien ne justifie vraiment l’existence sinon, peut-être, la mort ». On apprendra que Daniele Dominici est poursuivi par le souvenir douloureux du suicide d’une de ses cousines. Certes, « tout est destiné à mourir mais aussi à échouer ; même si les sentiments sont intenses, ils sont condamnés à se disperser avec le temps ». Restera l’intensité du lien et celle des émotions vécues par les deux amants, pour « une histoire qui n’a aucune chance d’aboutir », ce qui est très bien rendu dans le film. Que l’on pense aux étreintes désespérées de Vanina et de Daniele dans la villa isolée du bord de mer. Le professeur a reconnu en la jeune femme un être à la dérive semblable à lui et le jeu des regards est très éloquent à cet égard. Et il la séduit avec des mots. A un de ses amants Gerardo (Adalberto Maria Merli) qui lui demande ce que le professeur a de plus que lui, elle répond : « Il m’a parlé ! » Ce désespoir, précise encore Ferrari est aussi celui « d’une jeunesse née après la guerre dans les ruines du fascisme et en perte de repères ». Ces jeunes bourgeois oisifs sont « sans ardeur, exsangues ». Ils n’ont rien de commun avec les jeunes prolétaires, les ragazzi, mis en scène par Pasolini.
La scène lumineuse du film où Daniele emmène Vanina devant la Madonna del Parto a été tournée dans l’église Santa Maria di Monumenta où se trouvait le tableau. La jeune étudiante se tient en arrière tandis que le professeur, devant la fresque, est plongé dans son explication. La scène est d’une grande intensité, notamment grâce à son discours que l’on sent plein de passion et à l’immobilité attentive de l’étudiante. Devant cette peinture, il tente de chercher un espoir dans ce monde fangeux où tous deux sont plongés. Il explique qu’en 1460, « la communauté paysanne de Monterchi commanda cette madone à Piero della Francesca. Les commanditaires n’étaient ni papes, ni princes ni banquiers. Il se peut qu’au départ il ne prit pas ce travail au sérieux. Et pourtant, voilà le miracle d’une jeune paysanne, fière comme une princesse ! »
Federico Giannini et Ilaria Baratta commentent ainsi ce beau passage : « Il imagine la Vierge du grand artiste de la Renaissance comme « une douce adolescente paysanne, hautaine comme la fille d’un roi, distraite de ses activités quotidiennes, peut-être du troupeau qu’elle gardait, pour être appelée à servir de modèle à la mère de Dieu. Peut-être, se demande Daniele, sent-elle déjà obscurément que la vie mystérieuse qui grandit en elle jour après jour finira sur une croix romaine, comme celle d’un malfaiteur. » La vision du chef -d’œuvre inspire à son élève une réflexion sur ce qu’est la maternité : « Deux personnes qui s’aiment. Ici, peut-être. Parce qu’autrement, il ne reste qu’un corps qui se déforme. Il ne reste que l’inconfort. La douleur. La cruauté des gens qui commencent à s’en apercevoir. Sans qu’il n’y ait plus rien à faire. Ou presque. »
Le grand historien d’art Roberto Longhi, a beaucoup travaillé sur Piero delle Francesca (étude célèbre parue en 1927) et s’est intéressé à cette fresque. C’est lui qui aurait inspiré la leçon d’art de Daniele Dominici. On lit en effet dans la monographie de Valerio Plastici en 1927 : « Solennelle comme une fille de roi sous ce pavillon couvert d’hermine, elle est pourtant rustique comme une jeune montagnarde qui se présente à la porte du tas de charbon de bois. D’une main retournée sur sa hanche, de l’autre laissant entrevoir son giron, à la fois clouté et boisé, naissent des gestes d’une pureté mélancolique. »
Pour achever ce billet, je voudrais mentionner une interview assez surprenante d’Alain Delon. A un journaliste qui lui demandait quelle était pour lui la femme idéale, il répondit que c’était Marie et qu’il lui « parlait » quotidiennement. Et il avait sorti de sa poche une minuscule statuette de la Vierge. Je ne m’étonne donc pas que le professeur, qu’il interprète avec talent dans le film de Zurlini, parle avec tant de passion du chef-d’œuvre qu’est la Madonna del Parto.
Sources :
Wikipédia, la Madonna del Parto
La Madonna del Parto de Piero della Francesca, l'une des plus belles images de la maternité (finestresullarte.info)
Interview de Sonia Petrovna sur Le Professeur
Interview de Jean-Christophe Ferrari sur Le Professeur