Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 février 2014 7 23 /02 /février /2014 23:28

-guillaume-apollinaire-Fotolia-andreas-hilger.jpg

Apollinaire à La Santé

(Fotolia, Andreas Hilger)


A la Santé

Avant d'entrer dans ma cellule

Il a fallu me mettre nu

Et quelle voix sinistre ulule

Guillaume qu'es-tu devenu

 

Le Lazare entrant dans la tombe

Au lieu de sortir comme il fit

Adieu adieu chantante ronde 

Ô mes années, ô jeunes filles [...]

 

 

 

En ce 23 février 2014, fête de la saint Lazare, me sont revenus en mémoire les huit premiers vers du poème d'Apollinaire "A la Santé".

Ce poème émouvant remémore la mésaventure judiciaire de Guillaume Apollinaire, survenue en septembre 1911 et son emprisonnement de quelques jours à la Santé.

Du 7 au 13 septembre 1911, accusé de complicité dans une sombre histoire de vol de statuettes au Louvre, le poète passe plusieurs jours dans la prison parisienne. A cette époque, en effet, il a rencontré de nouveaux amis, dont un certain Géry Piéret qui a dérobé des statuettes au Louvre en 1907 et en 1911. Il s’est plu à en offrir à son récent ami poète.

En août de la même année, le vol de La Joconde  incite le voleur à révéler ses larcins au patron de Paris-Journal qui ébruite l’affaire. Il restitue au musée la pièce confiée par Piéret contre de l’argent. Le juge qui avait fait écrouer Piéret en 1905 arrête alors Apollinaire qu’il considère comme complice.

Alors que le cambrioleur a fui, Apollinaire est emprisonné. Il séjournera une semaine à La Santé mais n’oubliera pas cette expérience de la réclusion. Finalement innocenté et mis hors de cause en 1912, c’est de la matière de cette expérience qu’il tirera six poèmes courts. Ceux-ci seront intégrés dans son recueil Alcools en 1913.

 
Dans les deux premières strophes d’octosyllabes reproduites ici, le poète s’interroge sur cette expérience et il se compare à Lazare. Mais ici, l’originalité de ce choix réside dans le fait que Lazare ne sort point de la tombe mais bien plutôt y pénètre ! On note en effet la double occurrence du verbe « entrer », à l’infinitif et au participe présent. Un retournement poétique  (conforté par la locution prépositive « au lieu de ») dans ces huit vers très musicaux (assonance en [u]), qui disent la stupéfaction du poète de se voir ainsi métamorphosé en prisonnier. L’importance de ce passage par la prison est marqué en outre par l’emploi du verbe « devenir » à la forme interrogative, confortés par l’emploi de la deuxième personne du singulier. La répétition de « Adieu », la double invocation aux années passées et aux « jeunes filles » marquent bien ici la fin d’une certaine forme d'innocence.

 

Apollinaire_a_la_Sante.jpg

 

 

 

Partager cet article
Repost0
18 février 2012 6 18 /02 /février /2012 23:19

 

 desnos2.jpg

Robert Desnos,au centre, appuyé sur un coude,

parmi les rescapés du camp de Terezin, en mai 1945

 

 

Dans le recueil des Œuvres de Robert Desnos (Quarto, Gallimard), j’avais découvert les étapes tragiques de la fin de sa vie, relatées par plusieurs écrits. D’abord, son arrestation, le 22 février 1944 à 10h, racontée par Youki à qui, alors qu’on l’emmenait, il avait tendu son stylo Parker en lui disant : « Garde-le-moi, chérie, je reviendrai le chercher. »

J’avais été émue par  les quatre lettres à son amour (la première, non datée, puis celles des 4 juin, 15 juillet 1944, et 7 janvier 1945) et par les derniers mots qu'elle aura lus de lui : "Et à toi, ma grande chérie, tout mon entier amour qui t'arrivera mais très refroidi par le voyage et la traduction. A bientôt ! tout mon amour ! "

J’avais lu les témoignages de ses compagnons de déportation : celui d’André Verdet, arrêté en même temps que lui, qui fut son compagnon dans le fameux convoi Nacht und Nebel, dit aussi « Pucheu », de Fresnes à Buchenwald, en passant par Compiègne et Auschwitz ; celui de Henri Pfihl et de Pierre Volmer qui le rencontrèrent à Flöha ; celui enfin d’Alena Kalouskova, qui le soigna à Terezin alors qu’il se mourait de la dysenterie. Sorti grâce à elle de l’anonymat, il avait appelé ce moment son « matin le plus matinal ».

Or, récemment, à l’occasion d’un déménagement, un ami m’a offert un petit opuscule, rédigé par Robert Laurence, que ce dernier avait dédicacé en 1981 à son père, alors colonel. Intitulé Souvenirs de déportation avec Robert Desnos, il est venu compléter ce que je savais du chemin de croix du veilleur du Pont-au-Change, ce « cœur qui haïssait la guerre ».

L’auteur y explique que c’est au camp de Royal-Lieu à Compiègne qu’il rencontra le poète, « militairement vêtu de kaki et guêtré ». Au sein de la bibliothèque du lieu, son autorité native faisait merveille et il en était l’âme.

Le 27 avril 1944, Desnos et lui firent partie du convoi de 1714 prisonniers, en partance pour une destination inconnue. Laurence garde en mémoire le cri animal du poète à son amour, présente lors de ce départ : « Youki ! Au revoir, Youki ! A bientôt ! »

Après un voyage de quatre jours et trois nuits, ils se retrouvèrent à Auschwitz-Birkenau qui, pourtant, à cette époque, n’accueillait plus que des juifs. Pour maintenir le moral des déportés, Desnos y exerça « ses talents de chiromancien » : « Accroupi à la turque, imperturbable, il annonçait à chacun, après d’extravagantes aventures, un dénouement idyllique… On faisait queue… »

Puis ce fut « cette autre Babel » qu’était Buchenwald, où un nouveau tri envoya Laurence et Desnos à Flossenburg, charmante cité de la forêt de Bohême. Là, au sein de 183 Français, ils furent de nouveau redirigés  vers Flöha, pour participer à un kommando de travail. Dans une des usines préposées à la fabrication des carlingues d’avions Messerschmitt, ils se retrouvèrent  avec 400 Russes, Polonais et autres nationalités. Du mois de mai 1944 au mois de mai 1945, ils vécurent là dans une promiscuité sans nom. Mais Laurence précise que jamais il ne tutoya Desnos, souhaitant ainsi conserver, malgré l’horreur, une forme de politesse, survivance du monde d’autrefois.

Il explique que c’est à Flohä qu’il fit plus ample connaissance avec l’écrivain. D’origine normande comme ce dernier, il précise que son nom devrait se prononcer Dêno et non Dessnoss, puisque c’est une variante de Des Nöes. Il dit comment le poète lui parlait de ses amis Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, dont il avait un écho à travers les lettres qu’il recevait de Youki. Par ailleurs,  il jugeait avec sévérité ses contemporains écrivains.

Il rappelle que Desnos composait alors un poème surréaliste dont il lisait des passages à ses compagnons d’infortune et dont il transcrivait le texte sur du papier à cigarettes, enfermé dans une boîte en fer. Il récitait aussi par cœur Racine et Victor Hugo, et à Noël 1944, il avait chanté de vieilles chansons françaises.

Il évoque les parties de bridge. Desnos y « était étonnant de distraction. Ses yeux, élargis par des verres épais comme des hublots, se posaient rarement sur les cartes. Aimait-il le bridge ? je ne le saurai jamais », ajoute-t-il.

Robert Laurence se remémore encore un incident survenu au moment de la distribution de nourriture et qu’a rapporté aussi André Pfihl. Un jeune prisonnier, favori des kapos, avait bousculé Desnos et une part de la soupe brûlante et précieuse avait été perdue. Robert Desnos, en proie à la colère, avait jeté le restant de sa gamelle au visage du jeune « bardache » qui avait été brûlé. Robert Desnos fut battu et ses amis le contraignirent à s’excuser auprès du giton, afin d’éviter d’autres représailles encore plus sévères.

L’auteur se souvient encore qu’à Auschwitz, on avait tatoué sur l’avant-bras gauche des déportés leur numéro matricule. Mais le tatouage dont le poète était fier, c’était celui que Foujita, le premier mari de Youki, lui avait fait au bras droit. Œuvre d’art inachevée, qui aurait dû se poursuivre jusqu’à la poitrine, et qu’Ilse Koch, « la chienne de Buchenwald », aurait pu mettre dans sa collection si elle l’avait connu…

Entre espoir diffus et mort permanente, le croyants se retrouvaient, les francs-maçons se reconnaissaient : Desnos n’était ni des uns ni des autres.

Puis l’usine des Messerschmitt cessa son activité et le bombardement de Chmenitz occasionna trente mille morts. Et en avril 1945, ce fut l’exode et le franchissement des Erz-Gebirge. On fusillait les déportés trop malades pour marcher, les habitants des villages pleuraient en voyant passer les cohortes de morts-vivants. Robert Laurence écrit : « Je revois Desnos, sans lunettes, presque aveugle, pleurant, geignant, gémissant, souffre-douleur de ses codétenus déportés d’Ukraine. » Il entend encore, dans les Sudètes, la voix du poète « appelant au secours, fourvoyé parmi ces gens qui lui volaient sa paille et le bourraient de coups de poing. »

La dernière fois que Robert Laurence vit Desnos, ce fut, après le 8 mai 1945, « sur la galerie de la caserne de SS, où [ils étaient] hébergés ». Il lui sembla « rasséréné ». Cela ne devait être qu’un répit puisque le 8 juin 1945, à 5 h 30 du matin, dans une aube grisâtre, mourait celui qui avait écrit :

« Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore

Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent »

(« Demain » in Etat de veille, 1942)

 

 

Sources :

Souvenirs de déportation avec Robert Desnos, Robert Laurence,  imprimé par Claude Adam à 400 exemplaires, Première parution, revue Europe, mai-juin 1972

Desnos, Œuvres, Quarto, Gallimard, 1999

 

 

 

Partager cet article
Repost0
4 février 2012 6 04 /02 /février /2012 18:11

 

 szymborska_wislawa.jpg

 

 

Qui a dit que l’Académie Nobel n’aimait pas les poètes ? N’a-t-elle pas deux années consécutives récompensé Seamus Heaney l’Irlandais (1995) et la Polonaise Wislawa Szymborska (1996), dont on a annoncé la mort jeudi 1er février 2012 ? Et je voudrais évoquer ici brièvement celle qui fut choisie « pour une poésie qui, avec une précision ironique, permet au contexte historique et biologique de se manifester en fragments de vérité humaine ».

C’est une œuvre singulière en effet que celle de Wislawa Szymborska, longtemps inconnue en France. Seuls Christophe Jewelski et Isabelle Macor-Filarska avait fait connaître Dans le fleuve d’Héraclite, pour le compte de la Maison de la Poésie du Nord-Pas-de-Calais.

Cette poétesse polonaise, née le 2 juillet 1923, à Bnin dans l’ouest de la Pologne, étudia d’abord la littérature polonaise et la sociologie à l’université Jagellon, de 1945 à 1948. D’une certaine manière son premier poème « Szukam slowa » (« Je cherche le mot ») (1945) est emblématique  de toute son œuvre à venir, qu’on a pu qualifier de poésie gnomique.

Après avoir été liée au parti ouvrier unifié polonais, elle s’en éloignera pour fréquenter certains milieux dissidents (auxquels elle collaborera sous le pseudonyme de Stanczykówna)  et le quittera définitivement en 1966.

De 1953 à 1981, elle travaille à la rédaction de la revue hebdomadaire Zycie Literackie (La vie littéraire) et déploie son art dans de nombreux domaines, du tourisme au jardinage et à la sorcellerie, en passant par l’histoire de l’art et la critique littéraire. Elle est aussi connue pour avoir traduit en polonais le poète juif Icyk Manger et les baroques français et notamment Agrippa d’Aubigné.

On ne peut guère l’identifier à aucun mouvement littéraire car elle a créé sa propre école d’écriture. Il s’agit d'une poésie « simple comme bonjour », quoiqu’elle « ne néglige nullement les innovations poétiques, mais dans une simplicité qui les fait quasiment passer inaperçues ». C’est ainsi que certains critiques la rapprochent de Queneau, Ponge ou Guillevic.

Dans La fin et le commencement (1993), voilà comment elle évoque la poésie :

 

Certains,

pas tout le monde,

pas la majorité, mais une minorité.

Hormis les écoliers qui le doivent,

et les poètes eux-mêmes.

Ca doit faire dans les deux mille.

Certains aiment.

Mais on aime aussi le potage aux vermicelles.

On aime les compliments et la couleur bleu clair.

On aime un vieux foulard

On aime flatter un chien. La poésie, mais qu’est donc la poésie ?

Plus d’une réponse brûlante a déjà été donnée.

Et moi je n’en sais rien.

Je n’en sais rien et je m’y accroche

comme une rampe de salut.

 

Alliant subtilement l’humour à la réflexion philosophique, elle s’interroge sur l’être humain, comme dans « Eloge de la mauvaise opinion de soi », extrait de De la mort sans exagérer (1996), qui rassemble plusieurs de ses oeuvres :

 

Le busard n’a strictement rien à se reprocher.

Les scrupules sont étrangers à la panthère.

Les piranhas ne doutent jamais de leurs actions.

Le serpent à sonnettes s’approuve sans réserve.

 

Personne n’a jamais vu un chacal repenti.

La sauterelle, l’alligator, la trichine et le taon

vivent bien comme ils vivent, et en sont très contents.

 

Un cœur d’orque pèse bien cent kilogrammes

mais sous tout autre aspect demeure fort léger.

Quoi de plus animal que la conscience tranquille

sur la troisième planète du soleil.

 

Dans un langage plein de compassion, elle a rendu aussi un vibrant hommage aux victimes de la guerre et des totalitarismes, ainsi que le montre cet extrait de Je ne sais quelles gens, en 1997 (par ailleurs le titre de son discours de réception au Nobel) :

 

Je ne sais quelles gens fuyant je ne sais quelles autres.

Dans un je ne sais quel pays sous le soleil

et sous certains nuages.

 

Ils laissent derrière eux je ne sais quel tout,

champs labourés, je ne sais quelles poules, quels chiens,

quels miroirs où les flammes se reflètent.

 

Ils portent sur leurs dos cruches et baluchons.

Plus ils sont vides et plus ils pèsent lourd […]

 

Et encore dans Fin et début  :

 

[…]

Ceux qui sont au courant

du pourquoi du comment

cèderont bientôt la place

à ceux qui en savent peu.

Puis à ceux qui en savent prou.

Puis enfin, rien du tout.

 

Dans l’herbe qui couvrira

les causes et les effets,

il faudra que quelqu’un se couche

un épi entre les dents

à regarder les nuages.

 

Elle a l’art d’allier le concret à la profondeur, comme dans ce poème « Conversation avec une pierre », extrait de Sel (1962) :

 

« Je frappe à la porte de la pierre

devant moi, laisse-moi entrer.

je veux pénétrer dans ton intérieur,

y jeter un coup d’œil,

te respirer à fond.[…] »

 

« Je n’ai pas de porte, dit la pierre. »

  

En dépit du petit nombre de poèmes, moins de 400, (« Il y a une poubelle dans ma chambre, dit-elle. Un poème écrit le soir est relu le matin. Il ne survit pas toujours. »), c’est donc une œuvre au registre étendu, qui ne néglige pas non plus le lyrisme comme en témoigne ce quatrain, « Jamais deux fois » (1990) :

 

Souriants, à moitié enlacés,

nous essayons de trouver l’harmonie,

bien que nous soyons aussi différents

que deux gouttes d’eau claire

 

Birgitta Trotzig, un membre de l’Académie suédoise,  évoque à propos de la poétesse polonaise et comme point de départ de son œuvre, « l’expérience d’une catastrophe […], l’effondrement complet d’une foi ». Et pour rendre compte du quotidien et du vide qui la remplacent, elle souligne combien lui fut nécessaire la création d’ « une langue particulière, une langue qui rend les choses relatives, une langue qui commence méthodiquement à partir de zéro ». Pour la poétesse polonaise, « il n’est pas [non plus] de questions plus importantes que les questions naïves » et elle se réclame de « vers qui n’imposent ni interdisent rien ».

Il faut donc découvrir l’œuvre de Wislawa Szymborska, tellement révélatrice de notre époque, me semble t-il. Ne disait-elle pas dans son dernier recueil : « Mes signes particuliers sont le ravissement et le désespoir » ?

 

Sources :

Beskid.com, La Pologne on line

Nobelprize.org

Quelques mots sur Wislawa Szymborska, Club des Poètes

Wislawa Szymborska, Babelio.com

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
5 avril 2010 1 05 /04 /avril /2010 18:46

 

Baudelaire jeune

Portrait de Baudelaire par Emile Deroy

 

 Lorsque le général Jacques Aupick, beau-père détesté du jeune Charles Baudelaire, (la mère de celui-ci s’était remariée en 1828 après la mort de son père François Baudelaire), prend la décision d’un voyage aux Indes afin de le soustraire aux influences néfastes de la vie parisienne, il ignore que ce voyage, qui s'arrêtera aux Mascareignes, va influencer toute l’œuvre du poète. Le général voit déjà son beau-fils diplomate alors que celui-ci ne rêve que poésie !

Inscrit à la faculté de droit, il fréquente une pension au 11, rue de l’Estrapade et entretient une liaison avec une prostituée juive, Sarah dite la Louchette. Il lui dédiera un de ses premiers poèmes à une fille perdue. On voit beaucoup le jeune dandy dans les cafés de la Rive gauche où il rencontre la bohème du Quartier latin. Un conseil de famille est réuni et on autorise un emprunt de cinq mille francs afin de couvrir les frais d’un voyage vers Calcutta.

C’est donc le 1er septembre 1841 que le navire français, Paquebot des Mers du Sud, commandé par le capitaine Saliz, jette l’ancre en rade de Port-Louis. La cause de cette escale est due à de nombreuses avaries et un mât brisé, dégâts provoqués par une terrible tempête de cinq jours et de cinq nuits, au large du cap de Bonne Espérance.

Le poète Charles Baudelaire, qui a embarqué à Bordeaux, le 9 juin 1841, met alors pied à terre à Maurice. Il vient d’avoir vingt ans et se retrouve ainsi dans cette île contre son gré. A bord du Paquebot des Mers du Sud, l’isolement du poète, abandonné à une mélancolie rêveuse, et claustré dans sa cabine, a été total. Dans « Un hémisphère dans une chevelure », il écrit : « Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan dans la chambre d’un beau navire […] »

Le poème « L’Albatros », en décrivant les jeux de l’équipage désoeuvré  avec un albatros, nous propose un aperçu de ce que fut ce long voyage : « Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers. »

L’on sait que l’amour de la mer occupe dans la poétique de Baudelaire une place privilégiée, dont il a donné l’explication dans Mon Cœur mis à nu (LVI) : « Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement agréable ?- Parce que la mer offre à la fois l’idée de l’immensité et du mouvement… » On citera bien évidemment le poème, « L’Homme et la mer », présent dans toutes les mémoires  (« Homme libre, toujours tu chériras la mer ») et le vers de « Moesta et errabunda » : « La mer, la vaste mer console nos labeurs ». L'étendue liquide cristallise encore l’oscillation caractéristique de l’œuvre baudelairienne. Si l’océan représente « les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront  », (« Déjà », in Petits poèmes en prose), il est aussi objet de haine car l’esprit du poète se retrouve dans ses « bonds » et ses « tumultes » :

« […] ce rire amer-

De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,-

Je l’entends dans le rire énorme de la mer. »

écrira-t-il dans « Obsession ».

 « Déjà » (Petits Poèmes en prose) donne une idée de l’état d’esprit du poète pendant cette longue traversée : « Cent fois déjà le soleil avait jailli, radieux ou attristé, de cette cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu’à peine apercevoir ; cent fois il s’était replongé, étincelant ou morose, dans un immense bain du soir. Depuis nombre de jours, nous pouvions contempler l’autre côté du firmament et déchiffrer l’alphabet céleste des antipodes. Et chacun des passagers gémissait et grognait. On eût dit que l’approche de la terre exaspérait leur souffrance. «  Quand donc », disaient-ils, « cesserons-nous de dormir un sommeil secoué par la lame, troublé par un vent qui ronfle plus haut que nous ? Quand pourrons-nous manger de la viande qui ne soit pas salée comme l’élément infâme qui nous porte ? Quand pourrons-nous digérer dans un fauteuil immobile ? »

A l’arrivée à Maurice, après trois mois de voyage sans escale, la terre du « parfum exotique » s’offrira au voyageur dans toute sa luxuriance et sa beauté : « […] C’était une terre magnifique, éblouissante. Il semblait que les musiques de la vie s’en détachaient en un vague murmure, et que de ses côtes, riches en verdure de toutes sortes, s’exhalait, jusqu’à plusieurs lieues, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits. »

 

 

isle de france

 

L’escale va durer dix-neuf jours. Selon une poétesse mauricienne, Solange Rosenmark (« Le voyage de Baudelaire à l’île Maurice », La Revue de France, le 15 décembre 1921), Baudelaire aurait alors rencontré M. Autard de Bragard au cours d’une promenade aux Pamplemousses. Né à l’île Maurice le 1er décembre 1808, Gustave-Adolphe Autard de Bragard exerce d’abord comme avocat puis magistrat dans cette île. Il possède un domaine sucrier à Pamplemousses, qu’il quitte en 1840, avant de s’établir à Cressonville. En 1834, il avait épousé Louise-Marie-Antoinette-Adèle-Emmeline de Carcénac, née en 1817 à Port-Louis. (En 1869, après l’inauguration du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps épousera à Ismaïlia leur fille Louise-Hélène (1848-1909) qui lui donnera douze enfants.)

Charles Baudelaire sera leur hôte du 1er au 18 septembre 1841 dans leur propriété de Cressonville (aujourd’hui disparue) et sûrement aussi dans leur demeure de Port-Louis, au 8 de la rue des Tribunaux, aujourd’hui rue Guibert. M. Autard de Bragard possédant une propriété à Rouge Terre, il est possible que le poète ait visité cette région dans le Nord de l’île, proche de Pamplemousses.

Ayant peut-être déjà découvert que le savoir qu’on tire du voyage est « amer », (« Le Voyage »), Baudelaire prend la décision de renoncer à ce périple aux Indes. Il débarque à l’île Bourbon le 19 septembre 1841 pour une dernière escale de quarante-cinq jours, avant le voyage de retour vers la France, qu’il atteindra le 15 février 1842. Le 14 octobre, le commandant du navire, l’Alcide avait d’ailleurs écrit au général Aupick pour lui indiquer la volonté du jeune homme d’interrompre son voyage.

C’est de l’île Bourbon, devenue La Réunion, que le 20 octobre le voyageur écrit au riche planteur, qui fut son hôte, en lui adressant le célèbre poème, « A une dame créole », destiné à son épouse. Numéroté LXI dans le recueil, Les Fleurs du mal (1857), il en est vraisemblablement le plus ancien texte.

« Mon bon Monsieur Autard,

Vous m’avez demandé quelques vers à Maurice pour votre femme, et je ne vous ai pas oublié. Comme il est bon, décent, et convenable, que des vers, adressés à une dame par un jeune homme passent par les mains de son mari avant d’arriver à elle, c’est à vous que je les envoie, afin que vous ne les montriez que si cela vous plaît.

Depuis que je vous ai quitté, j’ai souvent pensé à vous et à vos excellents amis. Je n’oublierai pas certes les bonnes matinées que vous m’avez données, vous, Madame Autard et M. B.

Si je n’aimais et si je ne regrettais pas tant Paris, je resterais le plus longtemps possible auprès de vous, et je vous forcerais à m’aimer et à me trouver un peu moins baroque que je n’en ai l’air.

Il est peu probable que je retourne à Maurice, à moins que le navire sur lequel je pars à Bordeaux (l’Alcide) n’y aille chercher des passagers.

Voici mon sonnet :

 

Au pays parfumé que le soleil caresse,

J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés

Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,

Une dame créole aux charmes ignorés.

 

Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse

A dans le cou des airs noblement maniérés ;

Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,

Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

 

Si vous alliez, madame, au vrai pays de gloire,

Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,

Belle digne d’orner les antiques manoirs,

 

Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,

Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,

Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

 

Donc, je vais vous attendre en France.

Mes compliments bien respectueux à Madame Autard. »

 

Mme Autard de Bragard

                 Portrait de Madame Autard de Bragard

 

Baudelaire gardera une copie de ce poème qu’il insérera seize ans plus tard dans Les Fleurs du mal. Notons qu'au XIX° siècle, le terme « créole » désigne les Blancs, nés dans les îles, et qu’on appelle de nos jours « franco-mauriciens, les créoles représentant désormais les Noirs. Au moment de la rédaction du sonnet, l’esclavage, s’il n’est pas aboli à Bourbon, l’est à Maurice depuis 1834.

Le poème est de facture très classique mais il trouve son originalité dans le rapprochement entre le thème exotique (qui sera essentiel dans la poésie à venir) et le motif galant inspiré de la poésie du XVI° siècle. On fera remarquer que, dans une première version, le poète faisait mention d’ « un retrait de tamarins ambrés », devenu par la suite «un dais d’arbres tout empourprés », preuve, s’il en était besoin, que le poète a connu Tamarin.

C’est ainsi qu’en octobre 2001, la Société d’Histoire de Maurice, dévoilait une stèle à Cressonville, entre Mare-aux-Songes et la route de Tamarin, qui témoigne du séjour du poète dans la région. On peut y lire le texte suivant : « En ces lieux séjourna Charles Baudelaire, vécut la Dame créole et naquit Mme de Lesseps. » Emmanuel Richon regrette cependant que cette stèle soit perdue en plein milieu d’un champ de canne à sucre où les passants ne s’aventurent guère.  Et que dire de l’unique « allée Charles Beaudelaire » (sic) au Jardin botanique de Curepipe ou du seul Centre Culturel Charles Baudelaire, bien faibles traces du passage du grand poète français à Maurice ? Pourquoi n’a-t-on apposé aucune plaque commémorative à Port-Louis sur l’ancienne demeure des Bragard, où l’on sait avec certitude que le poète y fut ?.

Dans ce poème, toujours cité quand on parle de Baudelaire et de Maurice, en l’honneur d’une « créole » blanche, le dernier vers, en faisant allusion à l’esclavage,  préfigure un thème, que Baudelaire développera par la suite. En 2007, lors du 150e anniversaire de la publication des Fleurs du mal,  Emmanuel Richon, avait donné une conférence qui abordait la thématique des pieds nus, "marqueurs identitaires de l’esclavage". Il y précisait que si l’ouvrage avait été interdit pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, il l’avait été aussi pour des raisons racistes. Il avait encore souligné le mépris dans lequel fut longtemps tenue la compagne du poète, Jeanne Duval. Selon lui, l’engagement de Baudelaire n’est pas dissociable de sa vie et a favorisé son exclusion. Ne dit-il pas : « Baudelaire voit dans la marginalité une rédemption. D’une certaine façon, il a choisi ce camp des gens déchus» ?

 

portrait jeanne duval Manet

                          Jeanne Duval, Edouard Manet

 

Le conférencier insistait de plus sur le fait que Baudelaire a été le premier à chanter la femme noire à Paris. Le souvenir d’une esclave se profile dans « A une Malabaraise » :

[…] Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.

Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,

Ta tâche est d’allumer le pipe de ton maître,

De pourvoir les flacons d’eaux fraîches et d’odeurs,

De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,

Et, dès que le matin fait chanter les platanes,

D’acheter au bazar ananas et bananes. […]

« La Belle Dorothée » (XXV) des Petits poèmes en prose reprend cette thématique de l’esclavage. Solange Rosenmark, dans l’article déjà cité ci-dessus, souligne que ce personnage semble appartenir à un souvenir personnel du poète : « C’était une Malabaraise, fille d’une Indienne de Bénarès… Elle était la sœur de lait de Mme Autard de Bragard, et de quatre mois son aînée… et naguère encore les vieilles dames de l’île Maurice se souvenaient d’elle. » Ce souvenir apparaîtra à plusieurs reprises dans l’œuvre du poète. L’affranchie Dorothée, « forte et fière comme le soleil », et dont « le poids de  [l'] énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate », demande à un jeune officier de lui décrire le bal de l’Opéra et cherche à savoir si on peut y aller pieds-nus. Mais, surtout, le poète précise qu’elle serait « parfaitement heureuse » si elle n’était dans l’obligation de racheter sa petite sœur de onze ans, « déjà mûre et si belle » !

Contredisant Sartre qui n’a vu dans le destin de Baudelaire qu’ « un échec patent, l’absence totale de prise de position », Emmanuel Richon s’attache à montrer au contraire combien « la question de l’esclavage se trouve en filigrane dans ses pages littéraires […] conçues avant l’abolition » en France. Quant à la liaison avec la « mulâtresse » Jeanne Duval, elle témoigne, si besoin en était de son empathie avec les femmes de condition servile que leur beauté magnifie.

Les souvenirs tropicaux du voyage à Maurice - soleil, paresse, « loisir embaumé », chevelure, mer, beauté féminine - trouveront une valeur méliorative lorsqu’ils serviront à nourrir le thème de l’évasion, loin de « l’ici » insupportable. Selon Emmanuel Richon, outre cette compassion pour les humbles née peut-être à l'île Maurice, certains aspects gagneraient encore à être étudiés, l’influence de l’hindouisme notamment, la métempsycose étant récurrente dans l’œuvre (« La Vie antérieure »), tout comme les nombreuses images de la culture indienne. Et il n’apparaît pas exagéré de dire que les souvenirs de l’île de France seront le creuset de toute l’œuvre du poète. Enfin, il est remarquable que les souvenirs jumelés de la « Dame créole », octobre 1841 (Les Fleurs du mal), et de la « Malabaraise », juin 1863 (Les Epaves), images d’un voyage sur « une terre riche et magnifique » au « mystérieux parfum de rose et de musc », se retrouvent, par-delà plus de vingt années, à l’origine et au terme de l’œuvre baudelairienne.

 

  duval jeanne par baudelaire 1850

                      Jeanne Duval par Baudelaire, 1850

 

Sources :

Les Fleurs du mal et autres poèmes, Charles Baudelaire, Garnier Flammarion, 1964.

Petits Poèmes en prose (Le spleen de Paris), Charles Baudelaire, Classiques  Garnier, 1962.

« Le voyage de Charles Baudelaire aux Mascareignes, Emmanuel Richon », Septembre 2004, http://www.potomitan.info/moris/baudelaire/baudelaire3.php

« Baudelaire à Maurice, 150 ans des Fleurs du mal », Septembre 2007, http://www.potomitan.info/moris/baudelaire/baudelaire2.php

Autard de Bragard, (Gustave-Adolphe) http://www.charlesfourier.fr/article.php3?id_article=513

« A une dame créole », http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%80_une_dame_cr%C3%A9ole

« Lettre à Monsieur Autard de Bragard, écrit le 20 octobre à l’Ile de Bourbon », http://baudelaire.litteratura.com/?rub=vie&srub=cor&id=23&s=1

 

 

  Lundi 01 avril 2010

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
5 novembre 2009 4 05 /11 /novembre /2009 11:47

 

 

Carrington-et-ernst.jpg

 

Centre Pompidou : le majestueux Capricorne, la sculpture la plus célèbre de Max Ernst, affronte les regards. Mais les visiteurs ne se doutent pas que cette œuvre conçue en Arizona est le fruit des recherches que l’artiste commença dans le village de Saint-Martin d’Ardèche.
En avril 1938, Max Ernst et Leonora Carrington, l’« aristo rebelle », sa compagne anglaise, arrivent en Ardèche. Il est alors un peintre connu, lié aux surréalistes ; elle est également peintre et écrivain. Tous deux achètent et restaurent une maison au-dessus du village. Allemand et anti-nazi, il tente d’y trouver l’apaisement. Ils y reçoivent leurs amis, Leonor Fini et Paul Eluard, tandis que Lee Miller les photographie.

Dans ce havre de paix, le surréaliste donne alors libre cours à sa fantaisie. Sculpteur génial, il s’empare du ciment, du plâtre, de la terre, de tous les vieux outils et objets qui s’entassent dans la vieille bâtisse ardéchoise, donnant vie à une série de sculptures autour du thème du Sphinx et de la Sirène. De  1938 à 1939, Max et Leonora font de leur maison une œuvre commune. Le bas-relief qui soutient la maison est toujours visible.

 

maison-max-ernst.jpg


Ne vivent-ils pas comme l’écrira plus tard Leonora « une idée du paradis » ? Idée qui sera de courte durée puisque Max Ernst sera arrêté comme « étranger ennemi », interné dans le camp des Milles près d’Aix-en-Provence. Avec l’aide du journaliste américain Varian Fry du Comité américain de secours à Marseille en août 1941, il réussit à quitter le pays en compagnie de Peggy Guggenheim, qui sera sa deuxième femme.

La maison blanchie à la chaux, recouverte de jolies tuiles romaines et toute en décrochements,  regarde un beau grenadier que borde un grand champ d’oliviers. L’endroit est serein dans sa simplicité, témoignant ainsi de ce qu’écrivait Max Ernst : « C’est en se débarrassant de son opacité que l’univers se fond dans l’homme. »

 max-ernst-2.jpg

Les œuvres de Max Ernst créées en Ardèche, de 1937 à 1941, sont nombreuses : exposées dans les plus grands musées du monde, elles ont définitivement quitté le havre de paix de Saint-Martin d’Ardèche.

 

Un peu de calme.

L’habillement de la Mariée.

L’Europe après la pluie.

Arbres solitaires et arbres conjugaux.

Le fascinant cyprès.

Leonora dans la lumière matinale.

Marlène.

Les filles du peintre.

Swanpangel.

Apatrides.

Figure humaine.

Totem et tabou.

L’antipape.

Le miroir volé.

La rencontre.

Tannhauser.

Le dame ovale (Ilustrations du livre de Leonora Carrington).

La Sirène et le Minotaure.

La sirène ailée.

Alice en 39.

 grenadier.jpg

  • Rappelons que Max Ernst résida à Huismes en Indre-et-Loire de 1955 à 1963. Il y réalisa des œuvres marquées par la Touraine : Le Jardin de la France, Hommage à Léonard, La Tourangelle. Plus tard, il créera les décors d’un théâtre et une fontaine dans la ville d’Amboise.
  • Une exposition, Max Ernst, Le Jardin de la France, est présentée du samedi 17 octobre 2009 au lundi 18 janvier 2010 au Musée des Beaux-Arts de Tours.

    Mai 2008.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche