Nature morte avec oiseaux et cochon d'Inde,(1660) Bogdany Jakab,
Hungarian National Gallery, Budapest
Je devais avoir une dizaine d’années et mes parents m’avaient promis un cochon d’Inde. J’avais longtemps rêvé sur ce nom, imaginant un animal avec la queue en tire-bouchon et, pourquoi pas, un œil au milieu du front, comme j’en avais vu sur le front des Indiennes de mon livre de géographie. Aussi, quand on m’avait donné l’animal, avais-je été un peu déçu, trouvant qu’il ressemblait plus à un chat qu’à un cochon, et qu’il n’avait d’indien que le nom.
Très vite pourtant, je m’étais attaché à lui. J’avais été conquis par ses quatre dents de devant, grandes comme des touches de piano, ses yeux noirs comme des raisins de Corinthe, la douceur de sa fourrure blanche et brune, sous laquelle je sentais battre un petit cœur affolé.
Je pensais alors à tous les petits cobayes dont on m’avait parlé et qui mouraient dans les cages transparentes des laboratoires. Notre voisine, une vieille Anglaise, originale et fantasque, qui venait souvent nous rendre visite parce qu’elle avait habité notre maison dans son enfance, faisait campagne contre la vivisection. Malgré les rires sous cape dont elle était la victime consentante, bravant la pluie et les frimas, avec abnégation, elle animait un stand sur les marchés dominicaux des villages avoisinants et ne ménageait pas sa peine pour défendre les animaux sans défense. Je l’entends encore me dire avec son inimitable accent anglais : « Tu sais, papillon, les bêtes aussi iront en paradis ! » Je revois sa haute silhouette dégingandée, quand elle arpentait les vignes, grande déesse sauvage, accompagnée de sa chienne Khâli, son « vilain chien noir », ainsi qu’elle l’appelait avec tendresse.
A mon cochon d’Inde, j’avais aussi donné un nom indien. Mais, moi, j’avais choisi celui de Gandhi, l’apôtre de la non-violence. J’aimais l’idée qu’il avait filé le rouet comme une femme et avait offert sa poitrine squelettique aux fusils anglais. Et puis, je rêvais que mon petit Gandhi était peut-être la réincarnation d’un maharadjah aux yeux noirs car maman m’avait parlé de la métempsycose et de la migration des âmes.
Le rongeur était ainsi devenu pour moi une sorte d’ « animal sacré », objet d’une vénération comme seuls les enfants peuvent en avoir, grâce à la force rebelle de leur imagination. Certes, je m’en occupais avec soin, lui nettoyant sa litière plus proprement que ne le furent jamais les écuries d’Augias, le nourrissant des carottes les plus rouges, des feuilles de salade les plus vertes, de l’eau la plus claire. Mais, surtout, je le regardais ; enfin, c’est peu dire que je le regardais, je le détaillais, je le considérais, je l’examinais, je m’abîmais dans sa contemplation. Et chaque jour, j’étais toujours plus émerveillé par la dextérité avec laquelle ses petites pattes agiles s’emparaient de la nourriture que je lui avais déposée. Je suivais avec attention la manière dont ses dents actives la croquaient avec vivacité. Il me semblait alors que je percevais le monde au rythme de ses fines vibrisses, qui faisaient de minuscules ondes tactiles et vibrantes au-dessus de son museau tendrement rose comme un bonbon anglais.
Mon cochon d’Inde était ainsi devenu au fil des mois une sorte de double de moi-même et le confident de mes lectures. C’est à lui que je posais à voix haute les questions du Petit Prince, c’est à lui que je racontais les aventures d’Huckelberry Finn, en radeau avec son copain noir sur le Mississipi. Et je lui disais qu’un jour j’aurais le courage d’ouvrir sa prison à barreaux et qu’il pourrait s’en aller. Mais je ne savais pas quand. Tard le soir, quand maman venait dans ma chambre pour m’embrasser, elle me trouvait à moitié endormi, accoudé à ma table de travail, le menton sur mes bras croisés, les yeux flous, rivés sur la cage de mon cochon d’Inde. Elle la prenait du bout des doigts avec le petit anneau qui la surmontait, la déposait sans ménagements dans un coin de la pièce, et me conduisait titubant jusqu’à mon lit. Dans un demi-sommeil, je l’entendais dire en maugréant : « C’est pas de l’amour, c’est de la rage ! », et je sombrais dans ma nuit enfantine.
Un jour, je crois que c’était à l’automne, quand je suis rentré de classe, maman était dans la cuisine. Elle m’a fait asseoir sur un des bancs de bois, elle s’est essuyé les mains plusieurs fois sur son tablier et elle m’a dit tout à trac en me caressant la main : « Il ne faut pas que tu pleures mais Gandhi s’est sauvé dans le grenier. Papa a essayé de le rattraper mais il n’y arrive pas. Ne t’en fais pas, il reviendra sans doute. »
Curieusement, cette nouvelle ne m’a rien fait. Je crois que j’étais plutôt content que Gandhi ait pris sa liberté puisque je lui avais toujours dit que ça arriverait. Seulement je ne pensais pas que ça serait si tôt. J’ai senti comme un grand trou qui se creusait dans mon ventre, j’ai fermé les yeux très fort ; ils picotaient un peu mais je n’ai pas pleuré.
Le soir, dans mon lit, j’ai pensé à mon animal. Je l’ai vu déambulant par petits sauts parmi les vieux cours de Littérature de maman, les bottes d’équitation racornies de papa, les piles d’assiettes de porcelaine ébréchée. Etait-ce cela la liberté dont j’avais rêvé pour lui ? Comment ferait-il pour descendre jusqu’au jardin, gagner les vignes, y retrouver les rats des champs ou rejoindre en contrebas les ragondins de la Loire ?
C’est à ce moment-là que mon grand-père, qui habitait dans la même maison que nous, est tombé malade. Cela a duré un certain temps, un mois ou deux, je crois. Il avait beaucoup de fièvre et restait toute la journée dans son lit. Ma grand-mère lui faisait des rigolos ; quand j’entrais dans sa chambre, un peu sombre à cause du grand if qui l’ombrageait, je sentais la moutarde de ses cataplasmes, mêlée à la senteur de la poudre de ma grand-mère. Très vite, mon grand-père a commencé à raconter qu’il entendait des bruits dans le grenier et on a cru que la température le faisait délirer. Quand on le lui a fait comprendre, il s’est fâché tout rouge et on n’a plus rien osé dire.
Un jour, papa, qui voulait en avoir le cœur net, est monté dans le grenier, qui était juste au-dessus de sa chambre. Il y est resté un certain temps et il en est redescendu un peu pâle. Je l’ai vu faire à maman une sorte de signe de dénégation avec la tête puis il est retourné auprès de mon grand-père. Moi, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai pensé à Gandhi. Est-ce qu’il était toujours là-haut ? Est-ce qu’il avait réussi à s’enfuir ? J’ai suivi papa à pas de loup et j’ai collé mon oreille tout contre la porte de la chambre de grand-père. J’ai entendu le parquet grincer : papa avait dû s’asseoir au bord du lit, là où les lattes sont cassées. J’ai tendu l’oreille. Papa disait en riant : « Vous n’étiez pas fou, père ! C’est le cochon d’Inde qui faisait tout ce ramdam. Figurez-vous qu’il a mangé une grande partie des noix entreposées dans le grenier et qu’il est devenu monstrueux. J’ai eu peine à le reconnaître tellement il avait grossi. Un cochon d’Inde obèse, c’est quelque chose d’hallucinant ! »
Je n’ai pas entendu la réponse de grand-père parce qu’à ce moment-là, notre chien Sosthène a aboyé contre un passant dans la rue. Quand le silence est revenu, la voix de mon père n’était plus qu’un murmure : « Vous savez, père, il pouvait être dangereux. J’ai dû le tuer avec la vieille pelle à pain et autant vous dire qu’il ne s’est pas laissé faire. Il s’est démené comme un beau diable. On ne le croirait pas mais ce sont vraiment de sales bêtes, ces rongeurs ! »
Moi, j’en avais déjà trop entendu. Il me suffisait de savoir que je ne verrais plus mon petit Gandhi et qu’il ne me regarderait plus jamais de ses yeux curieux et rieurs. Il avait échappé à la décérébration des laboratoires, il avait connu la prison dorée de ma cage, il n’avait vécu la liberté que dans l’indigestion d’un festin de noix, il était mort sous les coups assassins de mon père. Pour moi, c’en était trop : j’ai glissé le long de la porte et je me suis évanoui.
Pour Le Casse-Tête de la Semaine de Lajémy,
Du 28 février au 06 mars 2011,
Thème : Rongeurs