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29 avril 2021 4 29 /04 /avril /2021 21:45

 

« Pour faire un bon film, vous avez besoin de trois choses - le script, le script et le script » affirmait Hitchcock, tant il est vrai qu’un film réussi repose sur un scénario qui tient la route. Dans cette perspective, j’aimerais faire part du passionnant entretien que Gilles Taurand, le scénariste du film Le Temps retrouvé, de Raoul Ruiz, a accordé à Philippe Piazzo, en mars 2016. Cette interview, intitulée « L’homme qui adapta Proust », trouve sa place dans le DVD BlaqOut des compléments au long métrage et elle m’a vivement intéressée.

C’est en décembre 1997 que Gilles Taurand est sollicité par Paulo Branco, producteur et ami de Raoul Ruiz, pour être le scénariste de l’adaptation de Proust par le réalisateur franco-chilien. Ayant vu Les Voleurs de Téchiné, le cinéaste souhaite faire appel à lui. Au cours d’une première rencontre en janvier 1998, le scénariste comprend que le réalisateur veut présenter son film à Cannes en mai avec Catherine Deneuve comme « locomotive » et que le temps est compté. Il a donc quatre mois « pour adapter l’inadaptable ». N’est-ce pas une folie ?

Gilles Taurand se rappelle qu’il était intimidé lors de ce premier rendez-vous avec Raoul Ruiz qui parlait à voix basse. Un carnet de croquis à la main, le réalisateur lui explique que le film pourrait débuter à Tansonville : le clocher du village, les oiseaux sortiraient du papier peint tandis que bougeraient les arbres… Le scénariste comprend très vite que Ruiz a privilégié la mise en scène, l’image, et que c’est à lui de se débrouiller avec le texte. Il s’en explique : « Il fallait que je cherche dans la phrase proustienne ce qui était par essence cinématographique, des couloirs secrets qui me permettraient de circuler du volume du Temps retrouvé aux autres volumes. » Le vertige le saisit : comment y parvenir ?

De plus, dans la presse circule déjà la nouvelle qu’on va adapter Proust, ce qui donne lieu à une levée de boucliers. Dans Le Monde de l’Education, Angelo Rinaldi décrète que la phrase proustienne est par définition inadaptable, contrairement à celle de Flaubert, Balzac ou Maupassant. Non, il ne faut surtout pas toucher à Proust !

Pour fuir cette pression, Gilles Taurand se met donc « en hibernation ». Il cherche avec persévérance comment « se débrouiller de cet oracle du Sphinx » qui lui enjoint de chercher dans la phrase proustienne des passages secrets permettant la circulation des souvenirs – tout en ayant bien conscience que Proust – comme Baudelaire qui n’aimait pas la photographie – était très réticent envers les nouveau cinématographe. Il prend conscience que, sur une séquence précise, Proust avait une maîtrise étonnante de cette circulation dans le temps, faisant en sorte que, dans une même unité temporelle, celle de la guerre de 14, il puisse à la fois plonger dans le passé et circuler dans le futur avec une aisance, une maîtrise et une liberté stupéfiantes. Il propose ainsi trois portraits très contrastés d’un Robert de Saint-Loup cynique et détaché au début, puis engagé dans la Grande guerre et s’y comportant en héros, et enfin perdant sa croix de guerre dans le bordel de Jupien. Ces différentes facettes créent une circulation dont il était possible d’espérer un équivalent cinématographique.

Lorsque Gilles Taurand se met au travail, Raoul Ruiz le prévient avec humour : « Toutes les trente pages, je ramasserai les copies ! » Cependant, il ne fallait pas laisser le réalisateur partir dans tous les sens avec son côté Méliès ; il importait « que le scénario soit un cadre mais qu’il puisse y trouver son compte ». Raoul Ruiz lui disant que ses premières pages lui donnaient des idées, le scénariste s’est « plongé avec une délectation, dont [il] garde encore la nostalgie, dans l’édition de La Pléiade par Jean-Yves Tadié ». Selon lui, elle est « éminemment intéressante et praticable pour qui veut adapter Proust, parce qu’elle contient des dialogues absents de La Recherche et qui [lui] ont beaucoup servi ». Les compléments d’informations lui ont permis de trouver ce que Ruiz appelle des « dérapages ». C’est-à-dire qu’à partir d’une même scène, on peut reculer ou avancer dans les différentes facettes d’un personnage. Taurand s’est aussi autorisé à inventer des événements qui ne sont pas dans La Recherche comme, par exemple, l’enterrement de Saint-Loup qui lui a donné l’occasion de réunir de nombreux personnages. A partir du moment où il n’a pas craint d’inventer ce genre de choses, la suite lui a semblé beaucoup plus facile. Selon le scénariste, il y avait en effet des raisons d’être intimidé par le monument qu’est La Recherche et par les spécialistes de Proust, qui allaient l’ « attendre au tournant ».

Après l’écriture de l’adaptation, Raoul Ruiz a adressé à Gilles Taurand quatre-vingt-dix pages de notes de mise en scène, tout en lui précisant : « Tu en fais ce que tu veux ! » Il lui laissait ainsi la liberté d’intégrer ou pas ses propositions, tout en veillant à ce que ce ne soit pas un film trop long. Il a fallu quand même réduire… Contrairement à Schlöndorff et Visconti, ce qui intéressait Ruiz avant tout, c’était « la chronologie interne, l’aspect métamorphique, protéiforme des situations avec du fantastique, de l’onirisme et justement, en narratologie, l’anti-diégèse ». « On ne raconte pas, on montre. Et on se laisse aller au plaisir de filmer. »

Gilles Taurand s’est vite rendu compte que Ruiz avait parfaitement son film en tête, ce qu’il a trouvé fascinant. C’est pourquoi le temps du montage a été relativement court, comme si le film était déjà monté dans sa tête ou comme s’il était déjà en train de filmer. Ruiz a ainsi pu parler de « collaboration magique ». Entre le scénariste et le réalisateur, il n’y a pas eu le moindre conflit ; les deux se comprenaient, phénomène assez rare.

Ruiz a prévenu Taurand : « Ne t’inquiète pas, je filmerai aussi autre chose que ce que tu as écrit dans la profondeur du champ. » Il s’octroyait ainsi, avec raison, l’entière liberté d’intégrer à sa manière, selon ses visions, ce qu’il avait envie d’intégrer. Et de préciser de manière sibylline : « La matinée chez les Guermantes, ce sera comme la gare Saint-Lazare. » Le scénariste a compris ce qu’il voulait dire en se rendant sur le tournage. Comme pour d’autres séquences, Ruiz a fait monter de nombreux personnages sur des rails, s’entrecroisant avec des aiguillages relativement savants. Ainsi, au fur et à mesure que la caméra se déplace, les personnages bougent dans un autre sens, ce qui crée quelque chose de très subtil, « on dirait presque de très musical », qui appartient en propre à Raoul Ruiz.

Gilles Taurand précise que le réalisateur aime bien manier les énigmes : « il ne disait pas tout mais peut-être ne savait-il pas tout non plus. »  Et d’ajouter que Ruiz, avec ce film, n’avait aucunement la prétention de faire une ode à l’œuvre de Marcel Proust mais bien plutôt un travail de recherche. Il parlait surtout du côté expérimental et de son désir de filmer. Gilles Taurand et Paulo Branco ont eu l’impression de réaliser un rêve car ils ont fait ce film en toute liberté. A la sortie du film, il y a eu bien sûr des gens chagrins…

Le scénariste souligne ensuite le nombre de fois où il y a deux côtés dans l’œuvre de Proust, ainsi que l’expriment le « côté de chez Swann » et le « côté de Guermantes ». Il en va de même pour le cerveau qui comporte deux hémisphères. Taurand explique que Raoul Ruiz et lui-même étaient complémentaires. D’un côté, il y avait le scénariste avec son côté terre à terre, son exigence de dialogues structurés et lisibles, ancrés dans des choses réalistes, afin de permettre au réalisateur, de l’autre côté, de déployer sa folie et sa liberté. Gilles Taurand s’est fondé sur un travail documentaire très important ; il précise que s’il avait été « du côté des délires de Raoul Ruiz », ce dernier lui en aurait voulu. Quant au mot d’ordre de départ, il sera respecté : suivre les différents chapitres du Temps retrouvé, c’était en user comme d’un guide narratif.

Avec cette rigueur comme base, « on pouvait s’amuser à se promener et surtout à se mettre aussi d’accord sur une chose très importante, c’était le côté protéiforme du personnage du Narrateur ». Ce dernier serait à la fois le Proust du début, qui serait comme le vrai Proust (mais vrai ou faux, cela veut-il dire quelque chose ?), celui qui a dicté son œuvre à Céleste Albaret, et encore l’enfant qui, tout au long du film observe l’adulte et en sourit (« A ton âge, tu lis encore François le Champi ? »), sans oublier l’adolescent qui, « comme une extraction du corps de l’adulte », est retrouvé à Balbec avec Charlus. Enfin, bien sûr, il y aurait le Narrateur, joué par Marcello Mazzarella. Ne parlant pas suffisamment bien le français, sa voix sera celle de Patrice Chéreau. Taurand, parlant de « mimétisme proustifié », explique que Ruiz rencontra Mazzarella à Cinecitta et que ce fut une sorte de coup de foudre entre eux. Certes, cela fait plusieurs personnages mais il lui semble que c’est juste par rapport à La Recherche elle-même, (où l’on se demande bien souvent quel âge a le Narrateur).

De toute manière, les personnages, quels qu’ils soient, sont faits de multiples facettes et changent au fur et à mesure du temps qui passe. Ils se séparent et comme Proust le dit à propos d’Albertine : « Je n’ai pas peur de la mort, j’ai vécu tellement de morts ! » Les différentes facettes des êtres sont telles qu’aucune à elle seule ne rendra jamais compte de la vérité d’un être. « Et ça, je continue de m’en éblouir » souligne le scénariste. Lui, qui est issu de « l’école de Téchiné » [anti-naturaliste],  admire ce cinéma qui est « le contraire d’une lecture claire, simple, malheureusement celle que propose de plus en plus aujourd’hui la mauvaise télévision » pour que le public n’ait pas trop d’efforts à faire. Chez Proust, « c’est dérangeant, perturbant ». Il en va ainsi pour Charlus (que Gilles Taurand trouve remarquablement interprété par Malkovich),  « qui est à la fois celui qui survirilise son discours avec des envolées d’une violence inouïe et, en même temps, [est] un être féminin, complètement chochotte, se faisant fouetter par des militaires » en permission. Selon lui, La Recherche, « c’est gonflé, dérangeant, plus que ce que Proust a vécu lui-même ».

Gilles Taurand reconnaît que la « grâce » de Ruiz, c’est d’avoir « touché à quelque chose de la sensibilité du texte ». Il l’a rendu sensible mais avec sa vision personnelle. Le scénariste a souvent entendu dire par ceux qui ont aimé La Recherche que le metteur en scène n’avait pas dénaturé l’œuvre. Avec ce film, Le Temps retrouvé, il a trouvé une « correspondance » mais ce n’est surtout pas « un mode d’emploi ». Taurand conclut l’entretien par ces mots : « Ca ouvre plein de portes ! »

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commentaires

N
Merci à vous. Cette lecture ouvre à son tour des portes pour comprendre mieux.
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C
Ouin Noune, c'est pour cela que j'ai eu envie de partager cette interview.
M
Quel défi que d'écrire un scénario et faire un film sans trahir l'auteur. Et quel auteur!<br /> Une interview passionnante. Merci Catheau
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C
Oui, les scénaristes sont souvent oubliés, hélas ! Et Ruiz n' a nullement trahi Proust.
C
Oui, cette interview m'a passionnée et j'ai souhaité la partager. Les scénaristes sont souvent oubliés au profit des réalisateurs. Il faut leur rendre justice.

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