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16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 10:22

 

C’était hier soir, samedi 15 octobre 2022, dans la cave communale de Rou-Marson, « la capitale de la fouée », au pied du château. Jean-Baptiste Rivaud, professeur en hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon, y proposait une causerie sur Gargantua (1534) et la guerre picrocholine. Auprès du four rougeoyant, prêt à cuire les fouées ou fouaces, il a rappelé l’origine de cette guerre rabelaisienne qui opposa Grandgousier, père de Gargantua et monarque pacifique, à Picrochole, l’homme tyrannique, maître de Lerné, emporté par la bile noire de sa « cholère ». On sait que ce conflit naquit en automne d’une altercation dérisoire à propose d’une histoire de fouaces que les fouaciers de Picrocole refusent de vendre aux bergers de Grandgousier. On se rappelle aussi le combat épique et burlesque du moine, frère Jean des Entommeures, pour défendre le clos de vigne de son abbaye.

Frère Jean des Entommeures (Entamures : hâchis)

« En cettui temps qui fut la saison de vendanges au commencement d'automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les étourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel temps les fouaciers deLerné passaient le grand carroi menant dix ou douze charges de fouaces à la ville. Lesdits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent, au prix du marché. […] À leur requête ne furent aucunement enclines les fouaciers, mais (que pis est) les outragèrent grandement les appelant « Trop dieux, brèche-dents, plaisants rousseaux, galliers, chienlits, averlans, limes sourdes, fainéants, friandeaux, bustarins, talvassiers, rien-ne-vaux, rustres, chalands, happe-lopins, traine-gaines, gentils floquets, copieux, landorés, malotrus, dandins, baugeards, taisez gaubregeux, goguelus, claque-dents, boyers d'étrons, bergers de merde : et autres tels épithètes diffamatoires, ajoutant que point à eux n'appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu'ils se devaient contenter de gros pain, balle, et de tourte. »

Jean-Baptiste Rivaud avait organisé sa causerie en trois parties : il nous a d’abord proposé de réfléchir sur ce qu’est un bon gouvernement, insistant sur le devoir de protection de Grandgousier vis-à-vis de ses gens et sur son pacifisme.

Gargantua par Gustave Doré

Sa seconde partie était consacrée à l’éducation de Gargantua, qui passe d’une éducation scholastique sclérosée à une nouvelle éducation, fondée sur une relation pédagogique entre le maître et l’élève, un savoir encyclopédique (parfois excessif), l’ensemble étant baigné dans la lumière divine.

La dernière partie évoquait l’abbaye de Thélème, une abbaye « à rebours », qui n’aura pas de murailles. « Théléma », en grec, signifie « volonté, bon vouloir », c’est-à-dire libre arbitre, maîtrise et disposition de sa volonté propre. La règle de ce lieu utopique est l’absence de règle. Son unique commandement, inscrit en lettres capitales, étant « FAY CE QUE VOULDRAS », il s’agit donc d’un contrat de liberté. « Parce que gens libères, bien nés et instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un aiguillon, qui toujours les pousse a faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. »

Le conférencier a achevé sa communication en mettant en relation Thélémisme et Pantagruélisme : le « bon vouloir », la bienveillance et la valorisation de la compassion, la défense de la justice et l’Evangélisme, sans omettre le plaisir et le luxe.

C’était une conférence passionnante qui s’est achevée, comme il se doit, par une dégustation de fouées, cuites par les bénévoles de Rou-Marson, dans une ambiance chaleureuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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26 mars 2014 3 26 /03 /mars /2014 14:00

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      Marcel Béalu jeune

 

Mercredi 19 mars 2014, salle Duplessis-Mornay à Saumur, Anne Faucou, chercheur bien connu des Saumurois, proposait une conférence sur le poète surréaliste Marcel Béalu (30 octobre 1908, Selles-sur-Cher - 19 juin 1993, Paris). Pour cette communication, organisée en lien avec le service Saumur, Ville d’Art et d’Histoire, elle était accompagnée de Jean-Pierre Peyrou, un proche du poète, l'écrivain Gino Blandin, et Valérie Lebossé (responsable du secteur Adultes de la Médiathèque) qui lisaient des extraits de textes. Huguette Gautreau et Véronique Flandrin des Archives de Saumur avaient également apporté leur contribution. On pouvait encore y rencontrer Mme Marie-Josée Comte-Béalu, présente dans la salle.

En leur compagnie, le public est parti Sur les pas du poète Marcel Béalu à Saumur (titre de la conférence). Dans une prose très poétique, Jean-Pierre Peyrou a d’abord évoqué la fréquentation, qui dura cinq ans, du poète avec le grand Max Jacob, qu’il rencontra en 1937. Il a souligné l’intérêt du Fonds Marcel Béalu à la BUF d’Angers et l’ouvrage de son épouse qui perpétue son souvenir.

Anne Faucou a ensuite pris la parole pour rappeler la biographie du second fils de Joseph Béalu, coiffeur de son état, et issu d’une lignée de tisserands. Dans L’Expérience de la nuit (1945), il donnera à son héros le prénom de son grand-père Adrien. Cadet de la famille et pas vraiment désiré, Marcel Béalu fut cependant l’enfant préféré de sa mère. Il y puisa sans doute « la force d’aller contre ».

Après une enfance pauvre passée à Saumur, où il lit les classiques en autodidacte, le poète est le chapelier de la Chapellerie Marcel à Montargis de 1931 à 1925. Il « monte » à Paris en 1925, rue de Richelieu, et exerce divers métiers. Il lit Verlaine, Francis Jammes et se marie avec Marguerite Kessel.

En 1928, il fait son service militaire dans la Nièvre. Il se met à écrire dans des journaux et notamment celui du pacifiste Marc Sangnier, animateur du Sillon. Il s’adresse à ses frères allemands en ces termes : « Ne pourrions-nous nous unir autrement que par le sang ? »

En 1936, il écrit deux recueils de poèmes, Les Yeux ouverts et Esquisse de l’idole. C’est en 1937 que le chapelier autodidacte rencontre Max Jacob qui lui fait découvrir sa voix poétique, marquée par « la simplicité des vocables et l’élan rythmique ». Le poète l’encourage et ils se verront très fréquemment. Cette rencontre sera capitale dans son évolution et lui permettra en outre de connaître les poètes qui constitueront l’Ecole de Rochefort (née en 1941). Il connut ainsi Jean Bouhier, Michel Manoll, René-Guy Cadou, Luc Bérimont, Jean Follain et Jean Cocteau.

Puis c’est l’incorporation dans le 95e Régiment d’Infanterie, dans le service de la radio à Montargis. Il participe à la revue Fontaine avec Max-Pol Fouchet, perd sa mère en 1942, tandis que Max Jacob meurt d’épuisement au camp de Drancy en 1944.

En 1947, paraît le Journal d’un mort, où l’on voit naître « le Béalu de la nuit ».  Revendiquant son indépendance littéraire, il est cependant marqué, depuis 1938, par le surréalisme. Accordant une grande place à l’onirisme et au fantastique, il écrit notamment de superbes récits dans une prose poétique qui le place parmi les maîtres du genre : L’Araignée d’eau (1948), Le Bruit du Moulin, L’Expérience de la nuit (1945).

En 1951, il quitte Montargis et se fait libraire à Paris, donnant à sa librairie le nom d’un récit de Jean Paulhan, Le Pont traversé. Elle aura trois adresses successives : rue de Beaune, près de l’église Saint-Séverin et enfin au 62, rue de Vaugirard. Le poète-libraire y vendait les livres de ses amis et y contait mille et une anecdotes sur leurs auteurs. Il épouse en secondes noces M-A Dutheil puis rencontre Marie-Josée Lacaze, une étudiante, avec qui il se marie en 1974.

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Le Pont traversé, 62 rue de Vaugirard

(Crédit Photo, D. Morrison)

Loin des sentiers battus, il poursuit une œuvre personnelle : il fonde avec René Rougerie la revue Réalités secrètes (1955-1971), pratique son violon d’Ingres, la peinture, voyage. Il continue à s’illustrer dans le fantastique contemporain en créant des mondes où « le fantastique ne se sépare pas du réel […] toujours insolite si on sait le regarder [car] il contient une nuit qui est partout ». Il meurt à Paris en 1993.

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Illustrant sa conférence par des photos et des documents, l’entrecoupant par des temps de lecture d’extraits de textes, Anne Faucou, passionnée par la vie quotidienne dans la ville angevine, s’est surtout intéressée à la période saumuroise de l’écrivain, qui le marqua particulièrement. Elle nous a ainsi appris que le père de Marcel Béalu s’installe à Saumur en 1913. La ville compte alors 16 000 habitants  et elle est marquée par l’anticléricalisme. Joseph Béalu y était chapelier-modiste au 50, rue Saint-Jean et son fils Marcel fit son apprentissage du métier à Romorantin, en 1923.

Dans Enfances et Apprentissage, le premier tome de son autobiographie Le Chapeau magique (qui sera suivi de Porte ouverte sur la rue et de Présent définitif), l’écrivain donne une image besogneuse et un peu mystérieuse aussi de la rue Saint-Jean. Il se rappelle les racontars sur l’encadreur et doreur Boufil, le propriétaire du Gant d’or, M. Bonnafous, la modiste, Melle Germond, et le bijoutier Gouin, qui symbolisait « l’aristocratie du commerce ».

Valérie Lebossé nous lit alors un extrait de Mémoires de l’ombre (1959) qu’Edmond Jaloux considère comme « l’une des œuvres importantes de son temps ». L’inspiration de l’écrivain s’y nourrit du souvenir d’un portrait dans une vitrine. Il s’agit d’un ouvrage composé de cent vingt récits brefs. Dans « Plusieurs enfances », il y dit « l’enfance et ses troubles verts, acidulés, inquiets, merveilleux ».

Dans Le Chapeau magique, il se remémore l’accident et la mort de l’aviateur Legagneux, le 6 juillet 1914, au cours d’un meeting aérien au terrain du Breil. Il fera en effet une chute de 300 mètres dans la Loire et le jeune Marcel, de retour chez lui, dira sobrement : « Il est mort ! »

A cette évocation succèderont le rappel de la piété du petit Marcel, des merveilles des processions de la Fête-Dieu, de la perte des croyances à l’âge de 11 ans, de la naissance  de sa sœur Jeanne en 1918, de l’école de la Montée du Fort.

Gino Blandin lit ensuite un extrait des souvenirs de la mobilisation générale en 1914, et notamment de celle du père de Marcel Béalu.  « Et notre tour est venu/ Ran-tan-plan/ D’aller en guerre ! » Rendu malade par la guerre et démobilisé, ce père deviendra lointain, dur, inaccessible. Considéré bien souvent comme un embusqué, il s’adonnera, solitaire, à la pêche en Loire.

Anne Faucou rappelle la création de 9 hôpitaux dans la ville, en plus des deux cliniques, celles de Fardeau et de Bagneux. L’ensemble comptabilisa, le temps de la guerre, 26 000 jours d’hospitalisation. Elle se souvient encore des Nouvelles Galeries, rue d’Orléans, et, en 1919-1919, du camp américain de Villebernier, fort de ses 6 000 soldats.

En 1920, Marcel Béalu, âgé de 12 ans, quitte l’école et est embauché comme auxiliaire à la sous-préfecture. Il entre ensuite chez le grainetier Victor Boret (Graines et semences en gros) qui sera ministre de l’Agriculture de 1917 à 1919. Dix heures par jour, l’adolescent remplit des petits sachets de semence. Une vie humble, non dénuée du « bonheur des pauvres », et dont l’expérience sera le ferment de son œuvre. Il écrira : « La préciosité de la peine avait tavelé mon cœur des moisissures de la révolte. »

Au printemps 1922, il est touché par l’amour, en la personne de la fille du boucher Groleau, dont la boucherie se trouve entre les ponts qui enjambent la Loire. Elle se prénomme Suzanne-Renée, il l’aime. Mais sa mère commente ainsi l’aventure : « Il n’est jamais qu’un gamin qui siffle les filles ! »

C’est par l’évocation de l’amitié de Béalu avec les poètes de l’Ecole de Rochefort que la conférencière terminera sa communication. Dans cette période troublée de la guerre, marquée par l’angoisse, ce mouvement se créa notamment en réaction à une poésie nationale, telle que la prôna Aragon. Michel Manoll dira que « plutôt qu’une école, [ce fut] une cour de récréation » et, pour Luc Bérimont, « Rochefort [fut] un état d’esprit ». Sous l’égide de Max Jacob, ses participants pratiquaient l’authenticité, alliée à l’érudition et à la musicalité. Pour eux, « la liberté… elle [avait] le visage du bonheur ».

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Marcel Béalu par Roger Toulouse

Entre 1941 et 1947, cette école fédéra une centaine de poètes qui furent aussi des hommes de la Loire. Tous s’accordent en effet pour reconnaître le rôle central du fleuve dans leur inspiration : « Cette eau qui ne me lâcherait plus… ne me quitterait jamais… »

Dans un dernier texte lu par Gino Blandin, le poète fait ce dernier aveu : « Dois-je l’avouer, je reste un homme de la Loire… Ce fleuve reste enroulé à mes années lointaines… » Oui, c’est bien la Loire qui a donné à Marcel Béalu « le goût des métaphores et le sens des métamorphoses ».

Anne Faucou a ensuite invité son auditoire à se rendre à la Médiathèque de Saumur, place de Verdun. Là, au milieu des ouvrages de Marcel Béalu exposés pour l’occasion, nous y avons dégusté un petit en-cas offert par la bibliothécaire en chef, Brigitte Groleau. Nous avons ensuite regardé la diffusion du premier long métrage de Jean-Daniel Verhaeghe, adapté d’un récit fantastique de Marcel Béalu, L’Araignée d’eau.

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Le réalisateur, que beaucoup connaissent, était présent. Auteur de 75 films, il a travaillé aussi pour la télévision. On se souvient notamment de la célèbre Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière. Il a souvent adapté des romanciers et on pourra citer, La Métamorphose de Kafka, Bouvard et Pécuchet de Flaubert avec Jean Carmet et Jean-Pierre Marielle, Eugénie Grandet qui fut tourné à Baugé,  Le Rouge et le Noir avec Carole Bouquet. Plus récemment, il y a aussi Sans famille, Le Grand Meaulnes avec Philippe Torreton, Jean-Jaurès ou la naissance d’un géant, L’abolition avec Charles Berling dans le rôle de Badinter.

C’est un membre d’une association nantaise, spécialisée dans l’accès aux films « invisibles, méconnus, peu ou pas distribués », qui nous a présenté le long métrage. Il nous a expliqué que la version présentée ce soir-là est la seule version correcte de ce film et qu’elle provient d’un DVD américain. Tourné en 1968 et distribué en 1971, le film L’Araignée d’eau n’est jamais sorti à l’époque que dans une unique salle.

Le récit de Marcel Béalu est empreint d’onirisme et de fantastique. Il raconte la découverte par Marc, le narrateur, un écrivain féru d’entomologie, d’une argyre, petite araignée d’eau, qu’il rapporte chez lui. Il s’en éprend, la cache dans son grenier et elle se métamorphose en femme. Elle l’entraînera vers la mort, en un « infernal hymen ». Marcel Béalu innove d’une certaine manière en inversant ici le processus fantastique traditionnel qui veut que ce soit l’homme qui se mue en animal. Grand admirateur de l’écrivain, Jean Paulhan écrit à propos de l’atmosphère de ses œuvres : « Lire une page de Marcel Béalu, c’est pénétrer dans un pays singulier, un pays qui pourtant doit bien exister quelque part, plus haut ou plus bas que la terre, le pays de derrière la glace, ou de derrière l’eau, ou de derrière le ciel, ou de derrière nous… »

En faisant le choix d’adapter ce récit, Jean-Daniel Verhaeghe a réalisé un film de 76 minutes  « étrange et pénétrant », comme un rêve. Etrangeté qui tient, certes, au thème, mais aussi à la comédienne Elisabeth Wiener, fille du compositeur Jean Wiener, qui s’illustra au cinéma dans les années soixante. Elle interprète ici le rôle de Nadie, la femme-araignée, blanche silhouette à la longue chevelure noire, épandue sur un visage d’une pâleur de craie. En la voyant émerger de l’obscurité du grenier du narrateur, on songe notamment aux héroïnes mortifères d’Edgar Poe. Nadie incarne à elle seule cet amour « impossible et pourtant présent ».

La narration choisie par le réalisateur (en voix off) nous place dans la tête de Marc (Marc Eyraud) le narrateur. Cet écrivain, que passionne la vie des insectes, recueille donc au bord d’une eau courante une petite araignée d’eau, sirène minuscule, dont le chant l’envoûte : « Tire-moi d’ici […] et tu verras comme je saurai te plaire. » En la mettant dans une petite boîte, « il [lui] sembla voir un minuscule visage poindre entre les mandibules ».

De retour chez lui, il la dissimule dans un coffre sous les combles. Guetté par l’ennui conjugal, de plus en plus indifférent à sa femme Catherine (M-A Dutheil), il n’a de cesse de monter au grenier pour admirer sa proie, sa « fiancée enfant ». Or, la petite araignée se métamorphose en une femme à qui il donne le prénom de Nadie. Et bientôt, c’est Marc qui devient sa proie ! En même temps, grâce à elle, il accède à un monde autre, à un univers surréel, à l’Autre, à la Femme.

La scène de la métamorphose de l’araignée velue en femme est une des scènes les plus réussies du film. L’onirisme, non dénué d’horreur, s’y exprime dans une suite de gros plans où les poils de l’argyre deviennent cheveux de femme, où les pattes de l’insecte se transforment en membres féminins. Le spectateur se retrouve ainsi au cœur même de la métamorphose, qui est en même temps, « le temps de l’épouvante ».

Commence alors pour l’écrivain un étrange voyage entre rêve et réalité. Fasciné par cette femme au charme mystérieux, il délaisse sa femme, installe Nadie chez lui ;  il devient l’objet des racontars puis de la colère des villageois qui accusent la jeune femme de leur dérober de la nourriture.

Marc se retrouve par ailleurs en proie à des rêves délirants, nés de ses fantasmes d’amant ou d’écrivain, on ne le sait. En témoigne cette scène d’une extrême violence dans laquelle on le voit, devant l’autel de l’église paroissiale, ouvrir un sac et en extraire des chats griffus et miaulants qu’il projette sur l’officiant et les paroissiens. Le basculement vers la folie se manifeste aussi dans ces promenades sylvestres où Nadie et Catherine se confondent.

On regrettera peut-être que Jean-Daniel Verhaeghe ait été infidèle à la fin du récit de Béalu, qui montre la femme-araignée entraînant Marc dans les eaux, étreinte « épouvantable », engloutissement masculin qui est un des thèmes majeurs du fantastique. Dans le film, le narrateur se retrouve au bord de l’eau, ainsi qu’on l’avait découvert dans les premières images. C’est une fin plus sage… mais qui ouvre pourtant aussi à nombre de questionnements. Nadie ne représente-t-elle pas la force de la création littéraire qui envahit et dévore le créateur ?  N’est-elle pas encore le symbole de la passion amoureuse qui dévaste tout ? Est-elle l’incarnation de l’amour impossible ? Est-elle la personnification des fantasmes les plus secrets de Marc ?

Soutenu par la musique envoûtante de Serge Kaufman, ce premier long métrage de Jean-Daniel Verhaeghe, désormais quasiment introuvable, apparaît comme un OVNI cinématographique. L'adaptation de L'Araignée d'eau du fantastique surréaliste Marcel Béalu apparaît cependant fidèle à la définition du fantastique selon Nodier, pour qui ce genre se caractérise par l’alliance « entre l’horreur et la terreur, en même temps que par l’émerveillement devant la richesse de la réalité extérieure et de la réalité intime ».

l_araignee_d_eau-film.jpg


Sources :

« Un fantastique surréaliste : Marcel Béalu », Roger Bozzetto

L’Araignée d’eau, Un introuvable d’Elisabeth Wiener inoubliable

« Marcel  Béalu », Les éditions José Corti

 

 


 

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7 février 2010 7 07 /02 /février /2010 18:06

louisferdinandceline-meudon-1959.jpg                                                                                        Céline à Meudon en 1959. 



Notre Vie est un voyage
Dans l'hiver et dans la nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le Ciel où rien ne luit.

Chanson des Gardes Suisses (1793) 


Jeudi 04 février 2010, dans la salle de conférence de la MJC, l’association Saumur-Temps Libre donnait la parole à Olivier Macaux, Docteur ès-Lettres pour une conférence intitulée Céline ou la révolution du roman. Ce jeune conférencier passionné, à la diction claire et agréable, nous a permis d’entrer dans l’univers de Louis-Ferdinand Céline, celui qui a révolutionné le roman. Voici les  éléments essentiels de sa communication.

Céline apparaît bien souvent comme un écrivain scandaleux et controversé. Cependant, récemment, le journal Marianne reprochait à certains de trop admirer ce « mauvais génie de la littérature ». Le meilleur moyen de se faire une idée précise de cet écrivain est bien de revenir au texte et de faire entendre sa langue.

Céline est un auteur qui a écrit comme jamais avant lui on n’avait écrit. Héritier de ses prédécesseurs, il a su rompre avec tous les académismes et faire naître une langue singulière. On peut dire de lui, qui pense que beaucoup d’écrivains de son temps écrivent « à la manière de », qu’il a liquidé l’héritage littéraire du XIX°siècle. Comme Proust, mais d’une manière bien différente, il a apporté une musique nouvelle et a permis à littérature d’entrer dans la modernité.

Si Proust écrit sur la mémoire et le temps, Céline écrit sous le signe de la Grande Guerre, ce que souligne Philippe Murray son biographe en disant : « C’est sur la guerre que Céline a prélevé le déchirement de sa pensée. » Il conte l’histoire des hommes, de leurs errances et de leurs défaites et sa façon de juger l’Histoire a été bien souvent source de malentendus.

Selon Olivier Macaux, il n’existe pas plusieurs Céline, un bon et un mauvais. Il est plus intéressant de se demander pourquoi il en est venu à l’antisémitisme plutôt que de dire que c’est un écrivain remarquable ou un auteur maudit.

Céline et les pamphlets.

Entre 1938 et 1941, il écrit trois pamphlets, Bagatelles pour un massacre (1937), L’Ecole des cadavres (1938), Les beaux draps (1941) qui ne seront plus réédités. Céline avait d’ailleurs recommandé à sa femme, Lucette Destouches, de ne plus les faire publier afin de lui éviter des ennuis. Son épouse vit toujours et sans doute seront-ils publiés après la mort de celle-ci.

Céline est donc un écrivain multiple. Dans ses romans, il fait le tableau de la misère, du désespoir, des charniers de la Guerre de 14-18. Ses descriptions de l’Afrique coloniale, de l’Amérique taylorienne, et des banlieues ont fait date par leur rage et leur violence inouïes. Celui qui a été à l’origine d’une langue unique, qui se crée et se désintègre, a été beaucoup copié.

Le scandale de Céline est donc essentiellement littéraire. Il faut en effet reconnaître que même la langue de ses pamphlets (genre très répandu avant la guerre et caractérisé par une logorrhée haineuse) est extraordinaire. Ce sont ainsi les historiens qui se penchent maintenant sur ces textes. Ceux qui travaillent sur les liens entre Littérature et Collaboration conviennent que les pamphlets de Céline ont une qualité littéraire, dont ceux de Brasillach ou de Drieu la Rochelle sont totalement dénués. Avec Robert Brasillach, qui fut le directeur du journal Je suis partout, on n’est plus dans la littérature mais dans la rhétorique de la haine violente et totale. Avec Lucien Rebattet, auteur par ailleurs d’une remarquable Histoire de la Musique, on accède à la barbarie. N’est-ce pas cet homme lettré et cultivé, amateur d’art, qui reconnaissait que si Hitler lui demandait de brûler tous les tableaux du Louvre pour servir l’idéologie nazie, il le ferait ?

Céline a écrit pour les journaux collaborationnistes mais il a su orienter sa rhétorique imprécatoire vers le versant littéraire. Certes la Littérature a toujours parlé du Mal ; mais d’une certaine manière comme Sade avant lui, il a introduit la haine dans l’espace littéraire et dans la langue. Et il faut différencier le roman du pamphlet : le premier est critique quand le second prétend apporter des solutions. Ainsi, pour Céline, l’antisémitisme apparaît comme le moyen de conjurer le nihilisme qui parcourt toute son œuvre. Du Voyage au bout de la nuit à Rigodon, Céline ne cesse de dire le Mal et le désespoir, sans espoir de rédemption.

Le nihiliste qu’est Céline ne croit en rien, et il écrit des pamphlets qui montrent le basculement du monde dont il cherche les coupables, les Juifs. Cet antisémitisme n’est pas neuf et date de la fin du XIX°siècle. Edouard Drumont dans La Libre Parole et même Georges Bernanos, le maître à penser de Céline, s’en étaient faits les hérauts. Bernanos, dans La Grande peur des bien-pensants rend ainsi hommage à l’auteur du Voyage. Dans Mort à crédit, Céline se moque de son père qui s’en prend aux francs-maçons et aux Juifs, avec toujours cette rhétorique de la persuasion et de la mauvaise foi. Aujourd’hui, à l’heure du « politiquement correct », l’insulte n’est plus de mise et le genre du pamphlet n’a plus cours.

Céline connaîtra les deux guerres. Dans son imagination, elles seront l’image de l’apocalypse. La trilogie, D’un château l’autre, Nord et Rigodon, le verra emporté dans la débâcle de la fin de la guerre 40 jusqu’à Sigmaringen, puis jusqu’au Danemark. Autre voyage hallucinant dans l’Allemagne en flammes, semblable à L’Enfer de Dante, entrepris avec sa femme Lucette, La Vig, l’acteur le Vigan, qui avait joué dans Quai des brumes, et Bébert le chat. Olivier Macaux nous monte une photo sur laquelle on voit Céline  en compagnie de la danseuse Elisabeth Craig à qui le roman est dédie. Il y est aussi avec son chat, celui-là même qui lui rendait visite au Danemark quand il y fut emprisonné, et qui mourut en 1952. Frédéric Vitoux a écrit d’ailleurs une Vie de Bébert. Notons que l’avant-dernier roman est dédié aux animaux, aux malheureux et aux prisonniers. Nord, la dernière œuvre ne le sera plus qu’aux animaux uniquement, signe du pessimisme foncier de l’auteur. Dans D’un château l’autre, on peut lire par ailleurs un très beau passage sur la mort de sa chienne.

Céline et la révolution du langage.

Céline n’aura de cesse jusqu’à Guignol’s Band, œuvre méconnue, de creuser l’art romanesque. On a coutume de dire qu’il est celui qui a introduit l’émotion du langage parlé dans la langue écrite, qu’il a introduit le naturel dans le corset de la langue. C’est une vision simpliste car, en fait, la langue parlée est inaudible à l’écrit. Si l’on traduit mot à mot un dialogue enregistré, le résultat est illisible. On peut comparer cela à la langue des SMS, langue phonétique, incompréhensible pour beaucoup, et qui serait l’image de la langue orale dans la langue écrite.

Chez Céline, il ne s’agit nullement de ce phénomène. Il déconstruit la syntaxe, il retravaille l’écrit en profondeur. Au cours de ses Entretiens, il déclare qu’ « au début n’était pas le Verbe mais l’Emotion ».Cette phrase, qui peut sembler étrange de la part d’un écrivain, révèle que tout émane du domaine de la pulsion et du désir. Céline a l’art de reprendre le lexique argotique et de l’associer à la langue courante. Il est clair en effet que tout un roman en argot est illisible. Si les dialogues d’Audiard sont drôles parce qu’ils sont prononcés dans un film, tout un roman en argot est lassant, comme certains livres d’Albert Simonin. Conscient que l’argot est typé, codifié et appartient à une sorte de folklore littéraire, Alphonse Boudard s’est ainsi décidé à moins l’utiliser dans ses écrits.

Céline, quant à lui, utilise l’argot à des fins subversives, tout comme le fera Jean Genet avec la langue qu’il créera. Rappelons que Céline fut un combattant, engagé dans le régiment des Cuirassiers de Rambouillet, régiment de cavalerie réservé aux Bretons. Blessé dès 1914 lors d’une charge, il sera récompensé. Après ses études de médecine à Rennes, il s’installe à la fin des années 20 dans la banlieue parisienne où il devient médecin des pauvres. Parallèlement, il voyage en Afrique, en Amérique et se met à écrire le soir. Il utilisera d’une certaine manière la langue du milieu où il vit, fera le choix de cette langue si particulière qui lui permet de parler des malades, de se moquer de la maladie et de la mort.

 

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                                             Maréchal des Logis  du régiment des Cuirassiers en tenue d'apparat.

Le parcours littéraire de Jean Genet semble être à l’opposé de celui de Céline. Il passe son enfance et son adolescence dans un bagne pour enfants et connaît aussi les deux guerres mondiales. Condamné à l’emprisonnement à Fresnes, il y tombe amoureux d’un condamné à mort. Il y découvre aussi Ronsard et Proust, une langue classique et des sonorités superbes. C’est dans cette langue qu’il écrira Le Miracle de la Rose et Notre-Dame des Fleurs. Si l’itinéraire et le choix de langage est différent pour ces deux écrivains, il est clair pourtant que tous deux, dans un style différent, ont su jouer avec les limites et les interdits, et que  tous deux ont su dire la mort avec intensité. De nos jours, il semble qu’on ne sache plus exprimer la transgression puisque c’est la dérision qui règne en maître. Aujourd’hui, les écrivains sont donc en quête d’une nouvelle manière de dire le monde moderne.

Céline fut un bagnard de l’écriture. Ne disait-il pas que six cents pages correspondaient à soixante mille pages de travail ? « J’écris, j’écris ! », répétait-il, et des photos le montrent accrochant ses liasses avec des pinces à linge. Céline, dans son écriture, plonge du côté du moyen français de Rabelais et de Villon. Il reprend le flambeau de ces écrivains avec éclat et vitalité. Si Paul Léautaud reproche à Céline son style fabriqué dont il dit que ce n’est «  que du cinoche », Bernanos comprend, quant à lui, l’énorme travail sur la prose qu’entreprend l’auteur. Il y voit le comble du naturel et de l’artifice, qui donne voix à « la sombre enfance des misérables ». Et en cela, on peut comparer Céline au Zola de L’Assommoir. Avant lui, on fait parler le peuple « entre guillemets » mais on se moque de lui. Zola, dont le peuple est le personnage principal, comprend qu’il doit restituer sa langue propre, avec notamment l’emploi de l’indirect libre. En cela, il crée déjà une langue pré-célinienne et, bien qu’elle demeure très littéraire, elle est à l’origine d’un « appel d’air » significatif.

Céline en effet donne la parole à tous les misérables, ceux dont il dit  «  à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort », ceux à qui il fait dire : « C’est pas responsable une âme ! » Quand on a lu une fois cette langue, après,  tout paraît fade, s’enthousiasme Olivier Macaux.

Claude Lévi-Strauss, dès 1932, avait bien vu tout le travail de fabrication et de transposition de la langue de Céline. Il avait bien perçu que Le Voyage au bout de la nuit n’a pas une valeur documentaire sur la guerre ou sur l’Afrique mais une valeur littéraire, grâce à l’art d’une langue singulière : « C’est une histoire fictive », disait-il.

Il est clair que Céline a compris qu’ « une langue, c’est comme le reste, ça meurt tout le temps ». Il n’existe pas de langue naturelle mais de multiples langues françaises qui sont sans cesse en mutation. La langue est comme un corps : elle se nourrit, digère, rejette. Il n’y a pas de langue éternelle, mais « une langue qui a vécu », ce qui pourrait être une belle définition de la littérature, fait justement remarquer Olivier Macaux.

Le Voyage au bout de la nuit (1932), roman inaugural de la modernité.

Dans Le Voyage au bout de la nuit, Céline a voulu dire la folie du XX° siècle et il est le témoin qui nomme cette réalité, que la langue des symbolistes et des derniers naturalistes n’aurait pu évoquer. Lors de la sortie de l’œuvre, beaucoup lui rendent hommage, tels Sartre et Beauvoir. Plus tard, elle sera plus méfiante ! Dans La Nausée, on peut déceler l’influence de Céline sur Sartre et c’est aussi le cas de Malraux ou de Miller. Ils sont nombreux ceux qui voulaient l’avoir dans leur camp, les anarchistes de tout poil ceux de droite comme ceux de gauche, alors que Céline est un anarchiste tout court !

Céline inaugure « l’âge du meurtre en commun », venu de la nuit des temps, comme le dit René Girard dans La Violence et le Sacré .Cette reproduction d’une masse en crise, si bien montrée dans Le Bouc-Emissaire, Freud la décèle aussi dans l’avènement du règne des masses, la naissance d’une société fondée sur le meurtre et l’interdit (Totem et Tabou). Avec Valéry, ils comprennent tous les trois que « les civilisations sont désormais mortelles ».

Le problème de Céline, c’est celui de savoir comment il va pouvoir décrire cette multiplicité saignante et apeurée. Il sait, ainsi que l’a dit Platon, que « celui qui contemple doit se rendre semblable à l’objet de sa contemplation ». Il va donc inventer cette langue de la syncope, de la désintégration, de la fragmentation, bien loin de l’écriture classique qui ne peut qu’être celle du mensonge et de la dissimulation.

L’unique sujet de Céline, c’est la guerre, ce qu’il appelle « la croisade en meute ». D’une certaine manière, ses pamphlets antimilitaristes et pacifistes et son antisémitisme ne sont que l’expression de son rejet viscéral de la guerre. Dans Guignol’s Band, décrivant la Première Guerre Mondiale de Londres, il la présente comme une divinité terrible, absente et omniprésente, une apocalypse en cours. Céline, c’est le prophète de malheur qui sait que ça reviendra.

Doué d’une vraie perception de la réalité, il se lance dans une entreprise romanesque hors norme, proche d’une certaine forme d’hystérie, qui serait de ne pas savoir trouver les mots pour dire l’horreur. Le retour de la barbarie, c’est l’impossibilité d’accéder au symbole par le langage. Devant la répétition du feu guerrier, Bardamu sait que le temps lui est compté : « J’ai un destin d’assassiné en sursis », dit-il. Dans la scène hallucinante décrivant la mort du maréchal des logis Barousse, dont la tête est tranchée par un obus, et qui "embrasse" le colonel de cavalerie, dont le ventre est ouvert (p. 17), Céline nous fait comprendre que la Mort est la grande machine égalitaire qui tue indistinctement gradés et hommes de troupe. Au XX°siècle, la distinction entre guerre et paix disparaît et on accède au règne des pulsions industrialisées.

Parti comme la majorité des soldats la fleur au fusil, Céline affirme : « Je n’ai plus d’enthousiasme que pour la paix. » Ceux qui ont combattu ne parlant pas, son écriture, comme celle de Primo Lévi ou de Robert Anthelme, aura le devoir de rendre pensable la guerre. Ainsi ce n’est qu’en 1932, avec la publication du Voyage,  qu’on commence à prendre la mesure de ce que fut la Grande Guerre.

Dans cette œuvre, Ferdinand Bardamu prend conscience de la puissance de la Mort. L’œuvre est la première tentative pour faire émerger le culte pour la mère des batailles. « La raison est morte en 1914, après tout déconne ! » et les soldats, « ce sont les malheureux de la terre ». Cette admiration pour Céline, qu’on retrouve dans tous les milieux, tient sans doute à cette opposition à la loi des batailles et au fait qu’il ait donné voix au chapitre à l’homme misérable. « On était faits comme des rats », voilà ce que pense Bardamu, à la fin du premier chapitre du Voyage (p. 10).

Avec lui l’être humain est passé au crible. Les femmes ne sont d’ailleurs guère épargnées dans son œuvre, très marquée par la misogynie. Excepté Molly la prostituée dont il fait quasiment une sainte, les autres femmes ne sont que des auxiliaires de la Mort. C’est la concierge du lycée, devenu hôpital psychiatrique, qui couche avec les blessés pour ensuite les dénoncer au général qui les fait exécuter. C’est Lola, la maîtresse de Bardamu qui célèbre les vertus patriotiques, horrifiée quand elle comprend que son amant déteste la guerre. « Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat », lui assène-t elle. C’est le cortège des infirmières disant : « Tu vas crever, gentil militaire ! » Chez elles aussi, l’instinct de mort supplée à l’instinct de vie.

voyage-bout-nuit-celine-tardi4.jpg                                                                 Illustration de Tardi pour Voyage au bout de la nuit.
Cette folie homicide pose la question du sens de la Vie et les blessés et les fous sont peut-être ceux qui sont les plus sages. Princhard fait l’expérience qu’« on meurt plusieurs fois à la guerre » et il ne veut plus mourir. Céline montre l’envers du décor, une existence humaine fondée sur le mensonge.

Dans la dernière édition des Lettres de Céline dans La Pléiade, on lit qu’au début il était fier d’aller au combat et qu’il a cru au discours belliciste. Puis, il comprend que la guerre, c’est la fin des individus réduits à n’être plus que des nombres, des ombres sur le champ de bataille et dans le lit des femmes. Et c’est ce processus de déshumanisation, fondé sur le mensonge qu’il analyse (qui est aussi le propre du cinéma, « ce petit salarié de nos rêves »). Quand Bardamu retrouve Lola à New-York, on perçoit qu’ils n’ont « plus de mensonges à se raconter », partant qu’ils n’ont « plus rien à se dire ou presque ». Dans cette œuvre, les maximes, les formules qui font mouche sont très nombreuses, à l’instar de celle-ci : « Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai pas pu me tuer, moi. » Ensuite, la féerie cauchemardesque prendra le relais et les maximes disparaîtront.

Dans Guignol’s Band, les scènes de bombardement sont décrites comme des ballets. Et dans Féerie pour une autre fois, Céline met en scène un personnage d’amputé lubrique qui orchestre un bombardement sur Paris. Dans le Voyage, quatre-vingts pages, soit un sixième du livre, sont consacrées à la guerre, mais Céline y dit la réalité de celle-ci, ce que ni Duhamel, ni Bordeaux, ni Barbusse n’ont réussi à faire.

La suite du Voyage sera consacrée à l’aventure africaine dans l’espace d’une dizaine de pages, qui condense l’essence du monde colonial et sa violence. « Les Blancs marchent tout seuls. Les esclaves marchent sous la trique. » L’auteur réussit à montrer comment les Noirs eux-mêmes sont devenus les complices de leur propre esclavage et, comme Joseph K. chez Kafka, ont la capacité de se sentir coupables. Au moment où Bardamu embarque pour l’Afrique, à bord de l’Amiral-Bragueton, prend place une scène emblématique (p. 114-119), celle où tous les passagers vont rêver de lyncher le héros et d’en faire un bouc-émissaire. Céline a l’art de montrer ici comment naissent les pulsions ; à la manière d’un Jarry plus que de celle d’un Zola, il met en scène l’inconscient collectif. Il en est ainsi dans le passage où Bardamu reprend le langage des hommes de la III° République, afin de se sauver des officiers qui lui demandent raison : « Capitaine ! lui répondis-je avec toute la voix convaincue dont j’étais capable dans le moment, quelle extraordinaire erreur vous alliez commettre ! […] De quelle injustice alliez-vous m’accabler  capitaine ! […] C’est trop ! vraiment c’est trop ! […] Là où les magnifiques soldats de notre race se sont couverts d’une gloire éternelle. Les Mangin ! les Faidherbe, les Gallieni !… […] (p. 120). Au fond, je le tenais par la tête […] Ce fut le seul cas où la France me sauva la vie, jusque là c’était plutôt le contraire.» (p. 121-122). 

Dans une suite de scènes extraordinaires, Céline arpente donc les terres de la modernité. Sa description de New-York est mémorable : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New-York, c’est une ville debout. » (p. 184). Il en va de même lorsqu’il souligne l’anonymat des grandes villes et l’inversion des valeurs quand l’or, le Dollar, devient « un vrai saint-Esprit , plus précieux que du sang »(p. 192). « Ils ne l’avalent pas l’Hostie. Ils se la mettent sur le cœur. » (p. 193). Et c’est bien la fonction du roman moderne que de cerner cette transposition du sacré en profane. Aragon le fait aussi avec la sublimation des pompes à essence dans Le paysan de Paris.

Pour en terminer avec Le Voyage, Olivier Macaux, lit le passage hallucinant des toilettes publiques de New-York, devenues « caverne fécale », là où l’intime est inutile (p. 195-196). On est alors en plein dans une description rabelaisienne. Il lit encore l'extrait dans lequel le père bat la mère, dans une arrière-cour, « oubliettes des maisons en série ». Et la voix de l’enfant qui crie à sa mère devenue enragée : « Bats-moi, maman ! Mais tais-toi, maman ! » Ecrire la misère, c’est dire ça, conclut Olivier Macaux.

Mort à Crédit (1936), roman de la négation.

Enfin, le conférencier en vient à Mort à Crédit, regard de Céline sur sa propre famille, et roman dont il ne voulait pas que sa propre mère le lise. Avec cette œuvre, il démystifie le récit d’enfance et anéantit la nostalgie de cet âge. C’est un roman d’initiation négative, moins connu que Le Voyage, qui s’apparente à la trilogie de Jules Vallès (L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé). C’est une vision très noire de ce qu’il vécut avec ses parents, Marguerite et Fernand, qui deviendront Clémence et Auguste.

A cette époque, Céline lit Freud et l’œuvre en est marquée. On y voit la mort réitérée du père déclassé et le mutisme de la mère qui boîte et souffre. On y découvre comment le fils et la mère se déchirent autour de la mémoire du père. Mort à Crédit, ce sont les Atrides dans une petite boutique du passage Choiseul !

 

C’est sur l’évocation de la bouffonnerie hallucinatoire de ce roman que se clôt la conférence d’Olivier Macaux, après un peu moins de deux heures. On eût aimé l’entendre encore parler longtemps de cet auteur magistral dont il a si bien su nous rendre la modernité de l’écriture, tout en nous incitant à nous y replonger sans délai.

 

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Les pages renvoient à l'Edition Folio n° 28 du Voyage au bout de la nuit.
Dimanche 07 février 2010

 

 

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