Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 avril 2021 3 21 /04 /avril /2021 18:25

Adapter A la Recherche du temps perdu au cinéma est une gageure à laquelle Joseph Losey renonça, tout comme Visconti, dont l’œuvre cinématographique peut être qualifiée de proustienne à bien des égards ; que l’on songe par exemple à L’Innocent ou au film Mort à Venise dont le héros Aschenbach a de nombreux points communs à bien des égards avec le baron de Charlus. On se demande ce qu’aurait été sa  réalisation quand on sait que Helmut Berger devait interpréter Morel, Alain Delon, le Narrateur, Marlon Brando, Charlus, Silvana Mangano, Oriane de Guermantes et Charlotte Rampling, Albertine… En 1984, Volker Schlöndorff avait adapté Du côté de chez Swann dans un film illustratif qui ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable. J’avais aussi vu l’adaptation télévisée de Nina Companeez qui m’avait intéressée, en dépit du choix de Micha Lescot pour le Narrateur.

Le grand réalisateur chilien Raoul Ruiz, baroque et surréaliste, a aussi relevé  le défi avec son co-scénariste Gilles Taurand, en 1999, en s’attardant essentiellement sur le dernier volume de La Recherche, Le Temps retrouvé, qui donne son titre au film. Il définit ainsi son projet : « Il me fallait créer un labyrinthe cinématographique qui soit l’équivalent de cette phrase proustienne, qui égare le spectateur — de façon plaisante. Or la méthode que je cherchais était une forme de liberté d’écriture qui correspondait à des passages dans le temps, des allers et venues entre un épisode et un autre. Ces portraits variaient en fonction d’un moment et ainsi on retrouvait ce fameux temps circulaire. »  J’ai regardé cette adaptation sur le DVD du film restauré, datant de 2016. Le metteur en scène adopte une vision éclatée de l’œuvre en imaginant un Proust au crépuscule de sa vie, qui feuillette des photos et voit ainsi défiler les personnages de son œuvre, dont il égrène les noms. C’est ainsi que les souvenirs de l’auteur ressuscitent les épisodes de La Recherche dans un désordre apparent qui ne surprendra pas un lecteur amateur de Proust mais pourra désarçonner les non-initiés. Il est clair cependant que Raoul Ruiz parvient à concilier ici ses propres recherches cinématographiques et la phrase proustienne. Ainsi l’onirisme, le fantastique et les nombreux effets spéciaux sont au service de la psyché d’un narrateur malade dont les souvenirs forment comme un kaléidoscope.

Mme Verdurin  : Marie-France Pisier

Ce choix non chronologique qui abonde en flashes back de souvenirs et de sensations, apparaît bien judicieux, au service d’une mémoire mouvante, dans laquelle les images de Proust et du Narrateur se superposent (André Engel : le Narrateur vieux ; Georges Du Fresne : le Narrateur enfant ; Marcello Mazzarella : le Narrateur – dont  la voix off  est celle de Patrice Chéreau). Jérôme Prieur, qui joue le rôle de M. Verdurin dans le film écrit  dans son journal de tournage (Proust en tournant) : « Il [Marcello Mazzarella] apparaît à peu près dans chaque plan du film, ne parlant presque jamais [excepté la voix off], ne perdant rien, regardant tout, distant et omniprésent. » On n’oubliera pas ce travelling où Marcel enfant traverse la salle, suivi du Narrateur et de Proust lui-même. Raoul Ruiz s’en explique : « Il est devant la caméra, il regarde vers le haut, il a l’air distrait. En fait c’est davantage une écoute qu’un regard. » Sur le plan scénaristique, c’est une idée lumineuse qui donne la possibilité et la liberté d’adapter une œuvre réputée inadaptable.

En outre, le choix des situations du sommeil et de la maladie favorisent la multiplicité des souvenirs, souvent appelés par association d’objets ou passage d’un endroit à un autre. Si le Narrateur enfant est émerveillé par la lanterne magique qui lui conte l’histoire de Geneviève de Brabant, l’ancêtre des Guermante, elle lui permet aussi de ressusciter les personnages de La Recherche. Raoul Ruiz, en grand disciple de Méliès, joue ici de toutes les possibilités de l’image cinématographique. Passant du noir et au blanc des archives, (en évoquant notamment la Guerre de 14), à la couleur éclatante des salons  « début de siècle », faisant jouer tous les chatoiements de la vaisselle d’une soirée chez les Verdurin (Marie-France Pisier : Mme Verdurin ; Jérôme Prieur : M. Verdurin), ou usant de la surimpression et du glissement, notamment dans le très beau passage où Odette de Saint-Loup (Emmanuelle Béart) s’offre au regard de son époux, vêtue de l’éclatant costume de scène rouge de Rachel (Elsa Zylberstein), sa rivale. Filtres, déformations, couleurs désaturées, mélange des époques, contribuent à la création d’un film tout à la fois complexe et fascinant. On n’oubliera pas non plus la bande sonore qui éparpille ou fait disparaître les voix et « le bal des têtes », l’ultime matinée chez le prince de Guermantes (Lucien Pascal) au cours de laquelle le Narrateur laisse couler ses larmes à l’écoute du septuor de Vinteuil, joué au piano et au violon devant Morel vieilli (Vincent Perez). Dans son journal du tournage, Jérôme Prieur souligne la complexité de la mise en scène : « Les plans sont compliqués et nécessitent […] un grand nombre de prises pour que tout s’accorde : la lumière, le mouvement des acteurs [comédiens de cinéma, acteurs de théâtre] les uns par rapport aux autres, ceux des figurants [de toutes provenances], la machinerie. » Et tous de reconnaître comme ces deux vieux figurants : « Ce M. Ruiz, c’est un grand monsieur ! »

De Proust, malade dans son lit de cuivre dictant à Céleste (Mathilde Seigner), au Narrateur enfant courant sur la plage de Balbec, le film est une immense remontée dans la mémoire. C’est là toute l’intelligence d’une mise en scène commençant par la fin et qui procède comme dans La Recherche. N’est-ce pas en effet à la fin de l’œuvre que le Narrateur comprend enfin qu’il va pouvoir écrire et retrouver le temps ? Les principaux épisodes de la mémoire involontaire sont présents : le heurt des pas du Narrateur sur les pavés de l’hôtel de Guermantes lui rappelle les dalles inégales du baptistère de Venise ; dans la bibliothèque, attendant d’entrer dans le salon du prince de Guermantes, il retrouve son enfance dans le livre de George Sand, François le champi, que sa mère lui avait donné un soir, en avance de sa fête ; le bruit de la cuiller dans la tasse de thé lui remémore le bruit des marteaux sur les roues du petit train de Balbec. Ces trois épisodes l’encouragent  à entreprendre l’œuvre littéraire à laquelle il songe depuis longtemps. Après la Guerre de 14, lors de ses retrouvailles avec un Charlus (John Malkovich) vieilli à l’élocution hésitante, devant une réclame de cacao, le baron lui rappelle leur première rencontre à Balbec devant une publicité similaire. Toutes les portes sensorielles du film s’ouvrent ainsi sur le temps. « Cela expliquait chaque choix que le miracle de l’analogie avait pu me faire échapper au présent. Il me fallait tâcher d’interpréter les signes comme autant de lois, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre, de le conquérir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, était-ce autre chose que de faire une œuvre d’art ? »

Odette de Crécy : Catherine Deneuve ; Le Narrateur : Marcello Mazzarella

Les principaux personnages féminins ont droit à un traitement de choix, et le casting est vraiment inspiré, notamment Odette de Crécy (Catherine Deneuve) et Gilberte (Emmanuelle Béart). Dans les robes de Caroline de Vivaise et arborant les bijoux prêtés par Cartier, elles sont éblouissantes. Est évoquée la rencontre avec Gilberte, le geste obscène qu’elle fit autrefois au narrateur, sa jalousie vis-à-vis de Saint-Loup, sa lecture à Tansonville de la lettre révélant la destruction de Méséglise et le soupçon de lesbianisme à son encontre, souligné par sa lecture de La Fille aux yeux d’or : « C’est très inconvenant », dit-elle au Narrateur. Et on la voit aussi de dos se promenant avec une jeune fille en pantalon et aux cheveux longs sous son chapeau.  Et d’ajouter au cours du « bal des têtes » qu’elle ressemble de plus en plus à sa mère et que Saint-Loup avait eu de fabuleuses prémonitions sur la guerre.  A une Odette disant au Narrateur combien Swann était intelligent succède « la dame en rose », vue pour la première fois par le Narrateur enfant chez son oncle Adolphe (Jean-François Balmer) et qui lui offrait des loukoums. Le rire cascadant si particulier de Mme Verdurin résonne à de nombreuses fois au cours des mercredis où éclate sa mondanité. Elle affirme que c’est chez elle qu’Odette a connu ses deux maris, et l’on admire les perles de son collier devenues noires après un incendie. Rachel apparaît plusieurs fois dans  sa robe rouge, qui répond aux fraises à l’éther qu’elle déguste, et se superposent les soirées où elle fait des lectures de Musset et où Morel joue du piano.

Le Narrateur : Marcello Mazzarella ; Albertine Simonet : Chiara Mastroianni

La jalousie, thème capital de La Recherche, est présente dans  cette même scène où le Narrateur devise dans sa chambre avec Albertine (Chiara Mastroianni) : « C’est dans la littérature, comme une réalité cachée, quelque chose qui a à voir avec la jalousie. » Et l’image jouera aussi avec les prénoms, lors de la lecture d’une lettre signée de Gilberte au Narrateur adolescent : « Gilberte, Albert, Albertine, libertinage. » Je regrette cependant la quasi-absence dans ce film d’Oriane de Guermantes (Edith Scob impériale), une des grandes passions du Narrateur. On la voit à l’enterrement de Saint-Loup et au « bal des têtes ». Au Narrateur qui lui rappelle la première soirée où elle lui apparut dans sa robe et ses souliers rouges et lui dit qu’elle n’a pas changé, elle rétorque la même chose, alors que les invités ont vieilli.

Morel : Vincent Pérez ; Palamède de Charlus : John Malkovich

L’ombre de Sodome plane bien évidemment sur tout le film avec la présence insistante du baron de Charlus, interprété par un John Malkovich élégant sans caricature et plutôt convaincant. Le film souligne sa relation avec Morel, l’embusqué, dont il dit vouloir se venger lorsque le musicien refuse de passer la soirée avec lui. Morel a d’ailleurs dans le film, me semble-t-il, un rôle plus important que dans La Recherche. Le Narrateur se fait voyeur dans le claque de Jupien  quand il assiste à la flagellation du baron par un apache de Belleville, à qui il enjoint de le traiter de crapule. C’est toujours le baron que le Narrateur malade croit avoir vu entrer chez lui avec une rose : « Céleste, y-a-t-il des roses dans la maison ? » demande-t-il à sa fidèle gouvernante. C’est dans le bordel de Jupien que Saint-Loup (Pascal Gregory) – dont on découvre les relations homosexuelles -  perd lui sa croix de guerre, le soir de l’alerte. Contradiction interne de ce personnage d’apparence éminemment virile, mort au champ d’honneur en protégeant la retraite de ses hommes, mais qui, peut-être, est allé de son plein gré au-devant de sa mort, ainsi que le suggère Gilberte.

Robert de Saint-Loup : Pascal Greggory

La Grande Guerre est en effet bien visible avec les alertes, les sirènes, et la scène du début où Saint-Loup dit au Narrateur enfant qu’il faut être un vrai soldat pour regarder en face une telle boucherie. L’enfant, voyant un cheval mort sur un film d’archive, recule horrifié. On retiendra encore la nuit d’alerte dans Paris qui se termine dans le claque de Jupien avec la scène de voyeurisme déjà citée et la revue quasi-militaire que fait le baron de Charlus devant les familiers du claque de Jupien et au cours de laquelle il honore le courage de ces hommes du petit peuple. La guerre est encore évoquée de manière plus ludique avec le défilé de mode de mannequins défilant dans des tenues guerrières, « uniformes de fantaisie réinventés par Gabriella Pescucci ».

Odette : Catherine Deneuve ; Gilberte : Emmanuelle Béart ; Oriane de Guermantes : Edith Scobb

La mort est omniprésente dans La Recherche : celle de la grand-mère, d’Albertine, du docteur Cottard, de Saint-Loup et de bien d’autres. « Nous sommes tous, nous les vivants, des morts qui ne sommes pas encore en formation » écrivait Proust. Ce thème de la mort est traité par Raoul Ruiz sur le mode fantastique. C’est ainsi que l’on voit Saint-Loup au grand galop sur la plage de Balbec et croisant des hommes portant un cercueil. Vers la fin du film, le Narrateur déambule dans une sorte de nécropole funèbre sur les murs de laquelle sont sculptés des visages – semblables à ceux des cathédrales. Il évoque aussi la mort de l’amour, si présent dans La Recherche, avec la phrase du Narrateur à Gilberte : « Les femmes qu’on n’aime plus et qu’on revoit après des années, entre elles et nous il y a la mort. »

Dans Le Temps retrouvé, c’est au cours du « bal des têtes » que Marcel prend conscience de la finitude de ce monde qu’il a connu et de la sienne propre, ce qui le pousse à achever son œuvre. S’ouvrant sur un Proust mourant, le film se clôt sur le mot « éternité ». En effet, sur la terrasse du Grand Hôtel de Balbec, le Narrateur demande curieusement à un serveur d’aller observer les broderies sur les manchettes du corsage d’une jeune femme puis une femme lit le texte suivant à un aveugle : « Le jour où le sculpteur Salvini mourut, il lui fut accordé, comme au reste des mortels, le temps de parcourir tous les lieux et les instants de sa vie sur terre : Ma vie n’est qu’une succession d’aventures extraordinaires et leur rendre visite ne ferait que m’attrister davantage » dit-il. « Je préfère me servir du temps que l’on m’a accordé pour parcourir ma dernière œuvre, Némésis divine que tout le monde connaît sous le nom de Triomphe de la Mort. » Ainsi fit-il. Peu de temps après, l’Ange de la Mort apparut pour lui annoncer que le temps de grâce était dépassé. « Il y a un paradoxe dans tout cela » s’exclama Salvini ». « J’avais assez de temps pour visiter tous les instants de ma vie, qui dura 63 ans,  et ce même temps n’a pas suffi pour parcourir une œuvre que j’ai faite en trois mois. » « Dans cette œuvre, il y a toute ta vie et la vie de tous les hommes » répondit l’Ange de la Mort. « Pour la parcourir, il t’aurait fallu une éternité. » L’Art n’est-il pas un anti-destin ?

Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce film que j’ai beaucoup aimé et notamment l’importance des objets. Statues, miroirs, loupes, coffrets, portraits de Marcel, jouent un rôle essentiel, permettant souvent de passer d’une réminiscence à l’autre. Je pense par exemple à la tasse à thé brisée que Gilberte conserve et dont elle recolle les morceaux. L’omniprésence de cette tasse renvoie bien sûr au passage célèbre de Du côté de chez Swann : comparant le jeu des Japonais qui aiment plonger de petits morceaux de papier dans un bol de porcelaine pour les voir s’épanouir, le Narrateur  écrit : « de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, villes et jardins, de ma tasse de thé » L’analogie permet encore au réalisateur de passer de la matinée musicale chez les Guermantes à la chambre où Albertine joue du piano. Le Narrateur explique à la jeune femme qui trouve Vinteuil monotone que la reprise des mêmes « phrases-types », des leitmotiv, est le signe d’une grande œuvre artistique.

Le Narrateur sur la terrasse du Grand Hôtel de Balbec

Si je garde un beau souvenir des Mystères de Lisbonne et un moins bon de Généalogies d’un crime, je reconnais être admirative de ce que Ruiz a fait avec Le Temps retrouvé. Tous les procédés d’un traitement polyphonique, jouant sur les différentes temporalités et la réminiscence, ne sont nullement gratuits et confèrent au film une grande fluidité. Raoul Ruiz le confirme dans une interview avec Jean-Michel Frodon : «  J’ai vite compris qu’il n’y avait pas d’équivalence à chercher aux longues phrases de Proust dans des plans longs. Mes films précédents m’ont aidé à choisir des solutions aussi simples qu’un classique champ-contrechamp, mais où vingt ans se sont écoulés dans la collure des deux plans. En même temps, j’ai beaucoup étudié les œuvres  de Max Ophüls, un cinéaste dans lequel je me reconnais car lui aussi aimait à se mettre dans des situations impossibles et qu’ensuite tout semble, aux spectateurs, d’une aisance complète. » La subjectivité d’un Raoul Ruiz grand illusionniste répondant à celle d’un Proust grand écrivain est ainsi à l’origine d’un film qui n’est ni imitation ni illustration de La Recherche mais apparaît bien comme une œuvre originale et une véritable re-création.

Sources :

Chez Proust en tournant, Jérôme Prieur, La Pionnière/ Blaq Out

https://www.cineclubdecaen.com/realisat/ruiz/tempsretrouve.htm

https://journals.openedition.org/babel/986

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

M
Une sacrée belle galerie d'acteurs!<br /> Merci pour ce compte-rendu Catheau
Répondre
C
Selon moi, la meilleure adaptation de La Recherche. Merci, Martine, de vos visites.

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche