C’est une photo de mon arrière-grand-mère maternelle (1873-1933), habillée en amazone, qui m’a fait penser à la mort d’Albertine, due à une chute de cheval. Aussi ai-je eu envie de me pencher sur ce passage, d’autant plus que j’ai découvert des extraits du livre de Pascal Ifri, paru en mars 2023, Albertine assassinée, Enquête sur une mort suspecte dans A la recherche du temps perdu. Je précise que je ne l’ai pas lu mais que j’ai été intéressée par les hypothèses qu’il soulève.
Le sixième tome de La Recherche, Albertine disparue, dit encore La Fugitive (et parfois encore édité sous ce titre), est un tome posthume, publié en 1925, alors que Proust n’avait pas terminé les remaniements de ce livre, et sur lequel il travaillait donc encore peu avant sa mort. Il en changea le second titre quand il apprit que Rabindranath Tagore avait écrit une œuvre sous ce titre.
« Mademoiselle Albertine est partie. » Cet incipit, de la partie la plus sombre du roman de Proust, est prononcé par Françoise et contient en germe le nœud du drame ; il prélude aux souffrances du Narrateur, stupéfié par le départ de son amie, cet « être de fuite », et « fugitive parce que reine ». Le constat du Narrateur est sans appel : « Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! » Et ailleurs : « Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. »
Après avoir reçu sa belle lettre d'adieu, échafaudé l'idée qu'elle est partie à Amsterdam ou auprès de Mademoiselle Vinteuil, l’ami d’Albertine Bontemps apprend qu'elle est allée en Touraine chez sa tante Mme Bontemps. Après un intermède troublant où il cherche consolation auprès d'une petite fille mineure, il charge Saint-Loup d'intervenir auprès de la tante d’Albertine, de la circonvenir avec trente mille francs et de ramener sa nièce à Paris.
Albertine ayant reconnu Robert, c’est un échec pour Saint-Loup. La jeune femme adresse alors une lettre au Narrateur et lui reproche de ne pas lui avoir écrit directement : « J'aurais été trop heureuse de revenir », affirme-t-elle. Il lui répond en lui promettant le yacht et la Rolls qu'elle a toujours désirés, une lettre "feinte" où il affirme : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Puis l'oubli « commence à faire son œuvre » et il se met à penser à Venise.
Après une autre lettre d'Albertine qui lui demande de décommander la Rolls, et lui dit ne pas oublier la promenade crépusculaire de leur dernière nuit, le Narrateur se flatte (en bon Pygmalion !) d'avoir enrichi les qualités de son amie. Et d'envoyer une autre missive à Albertine dans laquelle il lui annonce la venue chez lui d'Andrée.
Après un entretien avec Saint-Loup qui lui assure avoir bien rempli son rôle d'émissaire, de pernicieuses pensées lui viennent alors à l'esprit : « Ah ! s’il lui en était arrivé un [un accident], ma vie, au lieu d’être à jamais empoisonnée par cette jalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. [...] Si Albertine avait pu être victime d’un accident, vivante, j’aurais eu un prétexte pour courir auprès d’elle, morte j’aurais retrouvé, comme disait Swann, la liberté de vivre. »
Souhait ou présage, après l'envoi d'un « télégramme désespéré » où il implore Albertine de revenir, il en reçoit un de Mme Bontemps : « Mon pauvre ami, notre petite Albertine n’est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l’aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n’ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à sa place ? » Albertine en effet meurt dans un accident de cheval. Cet épisode dramatique n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, et sans tomber dans le biographisme que récuse Proust, la mort d’Alfred Agostinelli, secrétaire et amant de Proust, lui aussi prisonnier, fugitif, puis disparu dans un accident d’avion.
Le même jour deux lettres d’Albertine parviennent au Narrateur, la première le félicitant de son intention de vivre avec Andrée, la seconde, désespérée, le suppliant d’accepter qu’elle revienne auprès de lui... La « pauvre petite » ! N’est-elle pas surprenante voire illogique, cette seconde lettre qui implore le Narrateur de revenir auprès de lui ? Cette demande paraît en contradiction avec le caractère fugitif d’Albertine qui n’a eu de cesse de vouloir s’enfuir.
Dans un article de 2001, Nathalie Mauriac-Dyer constate que la mort d'Albertine, « réelle ou imaginée [...] apparaît comme un rébus ». Elle se pose des questions concernant les circonstances de la mort de la jeune femme. On conviendra que les deux titres La Fugitive et Albertine disparue laissent planer un doute, d’autant plus qu’aucun détail n’est donné sur les circonstances de l’accident. Par ailleurs, dans le tome qui précède, il est peu ou prou fait mention de balades à cheval pour Albertine. Et, dans Marcel Proust, romancier (1971), Maurice Bardèche a montré que, dans un avant-texte, le romancier avait imaginé qu’Albertine se noyait. Ainsi, on peut se demander si la nature de l’accident mortel n’était pas indifférente à Proust.
Si on sait que Proust n’était guère sportif, on apprend cependant, par une lettre à Robert Dreyfus de septembre 1888, qu’adolescent, il prit des leçons d’équitation dans un manège parisien (« Le cheval : du réel à l’imaginaire dans l’œuvre de Proust », Marie-Miguet Ollagnier). Et j’ai souvenir qu’à l’occasion d’une balade à cheval, le Narrateur découvre avec stupéfaction un aéroplane. En ce qui concerne Albertine, et je l’ai déjà mentionné, il n’y a pas d’allusion à une éventuelle pratique de ce sport équestre.
Par ailleurs, peu de critiques se sont interrogés sur cet épisode-clef du roman. Pascal Ifri a réparé cette omission en écrivant Albertine assassinée, Enquête sur une mort suspecte dans A la recherche du temps perdu (mars 2023). Aucun indice n'évoquant une maladie, le narrateur de ce roman (archétype du narrateur non fiable) présente un récit contenant de nombreux indices permettant de douter de l’accident de cheval.
Il se demande si la jeune femme a vraiment été victime d'un accident de cheval comme le pense le Narrateur de La Recherche ; ou bien s'est-elle suicidée ainsi que le suggère Andrée ? Ou encore a-t-elle pu être assassinée ? Si oui pourquoi, comment et par qui ? Toutes ces possibilités demeurent ouvertes, aussi bien, d’ailleurs, que celle que la jeune femme ne soit pas morte du tout… » Ces questions peuvent sembler bien surprenantes mais, pour ma part, je ne me les étais jamais posées et cette démarche m’a semblé intéressante, l’hypothèse de l’assassinat m’apparaissant cependant hautement improbable.
Et pourtant, Le Narrateur éprouve d’étranges sentiments concernant la mort de son amie : « […] j’aurais dû chercher à comprendre son caractère comme celui d’une personne quelconque et peut-être, m’expliquant alors pourquoi elle s’obstinait à me cacher son secret, j’aurais évité de prolonger, entre nous avec cet acharnement étrange ce conflit qui avait amené la mort d’Albertine. Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, la honte de lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. »
« Cette dernière phrase, dans laquelle le narrateur s’accuse d’avoir assassiné non seulement Albertine, mais également sa grand-mère est en effet une des plus curieuses et des plus déconcertantes de La Recherche. Elle ne figure pourtant pas dans le texte de La Fugitive par hasard ou par erreur puisque cinq pages plus loin on en trouve une variante qui paraît tout aussi déplacée dans le contexte de cette partie du roman » : « Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j’avais laissé mourir Albertine comme j’avais assassiné ma grand-mère » (IV, 83)…
Comme l’écrit François Masse, « cette mort est tellement invraisemblable, tellement énorme qu’elle a l’air d’une boutade ». En effet, si le Narrateur va continuer à souffrir de la jalousie, il se retrouve à point nommé délivré de cette femme qui « l'empêchait de voyager, d'écrire, de rencontrer d'autres femmes ». Cette chute de cheval apparaît donc providentielle et « miraculeuse ». Selon Jean-Yves Tadié, elle est bien le personnage qui « amène la péripétie » En effet, sa mort sera une étape-clé dans le cheminement du Narrateur vers l’écriture. Incapable de se séparer de son amie, il ne pouvait s’engager dans cette voie. Et elle devait bien mourir ainsi que le constate Luc Fraisse : « En faisant mourir celle qui « disparaît », « le romancier évite la situation de vaudeville, reposant sur une passion orageuse et sa rupture finale ». Selon l'auteur, c'est un « poncif usé » que cette mort de « l'héroïne », personnage capital du roman, citée 2 360 fois dans quatre des sept volumes du roman.
C’est aussi l’opinion de Nathalie Mauriac-Dyer qui parle d’un « topos romanesque usé » quand Margaret Mein évoque une mort qui « détonne ». Enfin, Claude Mauriac, dans son discours de réception du Nobel, porte un jugement encore plus sévère : « [...] si la fin tragique de Julien Sorel sur l’échafaud, celle d’Emma Bovary empoisonnée à l’arsenic ou celle d’Anna Karénine se jetant sous un train peuvent apparaître comme le couronnement logique de leurs aventures et en faire ressortir la morale, aucune, en revanche, ne peut être tirée de celle d’Albertine que Proust fait disparaître (on pourrait être tenté de dire : « dont il se débarrasse ») par un banal accident de cheval. » Il justifie cette critique un peu plus loin, dans un passage qui fait d’ailleurs écho aux théories de Proust sur la crédibilité du roman : « [...] il semble aujourd’hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d’exiger de lui) une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu’on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l’ordonnance, la succession et l’agencement ne relèveront plus d’une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d’ordre psycho-social qui est la règle dans le roman traditionnel dit réaliste, mais d’une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté, suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres. » Claude Mauriac considère donc que cette mort soudaine n’est aucunement crédible.
Pascal Ifri envisage encore l’éventualité d’un « complot » qui aurait entraîné la mort de la jeune femme. Il écrit : « En novembre 1915, à une époque donc où seul Du côté de chez Swann été publié mais où l’essentiel de La Fugitive est déjà rédigé, répondant à une lectrice, Mme Scheikévitch, qui l’interroge sur la suite de son ouvrage, Proust choisit de lui résumer « le roman d’Albertine ». Se mettant dans la peau du héros-narrateur, il en présente les principaux épisodes : la rencontre du « je » avec la jeune fille à Balbec, la révélation selon laquelle elle est proche de Mlle Vinteuil, les événements relatés dans La Prisonnière qui s’ensuivent, la fuite d’Albertine, sa mort (mentionnée sans le moindre détail) et les étapes qui conduisent progressivement le « je » vers l’indifférence et l’oubli. Curieusement, si Proust conclut sa lettre sur l’inévitabilité de ce dernier stade, il implique qu’il ne marque pas la fin de « son histoire » avec Albertine et que le plus intéressant est à venir : « Hélas Madame le papier me manque où cela allait devenir pas trop mal ! » Avait-il déjà en tête une suite à cette histoire, une suite qui serait racontée dans un des volumes subséquents annoncés en 1922, une suite consacrée au « complot » qu’il soupçonne juste avant de recevoir le télégramme de Mme Bontemps ? Il faut en effet rappeler que Proust envisageait alors au moins trois volumes entre La Fugitive et Le Temps retrouvé. On peut proposer une lecture de la première partie de La Fugitive qui irait dans ce sens, qui confirmerait qu’Albertine a bien été victime d’un « complot », dans le sens strict du mot dont on a déjà noté qu’il était défini comme un « [p]rojet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu’un »… »
L’inachèvement de La Recherche est donc un argument qui incite à s’interroger sur cette mort brutale suspecte. ». Dans les derniers mois de sa vie, il semble bien que Proust ait songé à s’écarter du plan initial qu’il s’était fixé et à revoir et développer ce qu’il avait déjà rédigé pour la suite de son roman. C’est ce que Nathalie Mauriac-Dyer s’est attachée à démontrer « Directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’œuvre de Marcel Proust, cette universitaire a débuté sa recherche avec l’édition de la dactylographie corrigée d’Albertine disparue retrouvée dans les archives familiales (Grasset, 1987). Ce document de dernière main a permis de retracer l’ultime genèse d’À la recherche du temps perdu, marquée par de spectaculaires refontes, et révélé l’ampleur de l’inachèvement structurel de la Recherche. Par ailleurs, Nathalie Mauriac-Dyer souligne que « la dactylographie d'Albertine disparue, corrigée par Proust en 1922 (Grasset, 1987), a révélé à un degré encore insoupçonné l'inachèvement d'À la recherche du temps perdu à la mort de son auteur, déstabilisant le discours critique. Ainsi la généalogie du livre est complexe. Tantôt appelé Albertine disparue tantôt La Fugitive, le volume a fait l'objet d'une multitude de publications ; de 1925 à 1994 six versions distinctes ont été publiées ». Cet état d’inachèvement ne pourrait-il pas expliquer la mort brutale d’Albertine, l’écrivain, au bord de la mort se voyant contraint de mettre rapidement un terme à son roman ? » Proust n’envisageait-il pas « une refonte méditée de « l’épisode Albertine » ? »
J’ai été très intéressée par les questions posées par la mort soudaine d’Albertine. Est-elle vraiment morte des suites de la chute de cheval ? Se serait-elle suicidée ? Aurait-elle été assassinée ? Ne serait-elle pas morte du tout et aurait-elle ainsi organisé sa disparition pour des raisons sans rapport avec le Narrteur ? Pascal Ifri va même plus loin en imaginant qu’elle aurait pu être victime d’un complot ourdi par Saint-Loup ? Cette hypothèse ne me semble guère crédible d'autant plus que Saint-Loup avait déclaré par ailleurs pouvoir bien s'entendre avec Albertine. A moins qu'il n'ait été jaloux du Narrateur au point de perpétrer un crime passionnel. Mais je m'égare...
Par ailleurs, les avant-textes et l’inachèvement du roman sont des raisons qui permettent de mettre en doute le caractère accidentel de cette mort et même sa réalité. Peut-être aussi que Proust a changé d’avis au cours de la rédaction de son œuvre. Certains rétorqueront que ces hypothèses sont farfelues et complètement étrangères à l’univers de Proust qui n’aimait pas les romans policiers. Dans une lettre de 1907 à Reynaldo Hahn, il mentionne une nouvelle d’Arthur Conan Doyle, extraite des Aventures de Sherlock Holmes, en la commentant : « J’ai acheté le dernier volume, idiot. » Pourtant, dès 1943, Ramon Fernandez écrit : A la Recherche du Temps perdu est construit comme un roman policier : le secret qui anime toute La Recherche était connu au départ ; et la révélation de la fin a rendu possible le commencement et toute la suite. Mauriche Bardèche, décrivant la structure de La Recherche, conforte cette opinion après avoir expliqué que « [c]ette apparition dramatique du temps, Proust savait depuis longtemps qu’elle serait la conclusion de son livre : […] Et le temps comme personnage est démasqué à la fin de son livre, exactement comme Saint-Loup est révélé sous son vrai visage. De sorte que l’on aperçoit avec étonnement, en étudiant la structure de La Recherche du Temps Perdu, non seulement que Proust avait un plan, mais encore que son roman est construit comme un roman policier. Mais c’est un roman policier philosophique. Tout le long du livre, les messagers apportent de nouvelles informations à Œdipe… » D’autres diront aussi que de nombreux autres œuvres de Proust sont imprégnées par le mal et la violence et articulées autour de surprises, rebondissements et autres coups de théâtre.
« L’épisode Albertine » est donc capital dans l’économie de l’œuvre. On y apprend en effet la parution d’un article ancien écrit par le Narrateur et paru dans Le Figaro. » « Cette résurgence inopinée de son passé littéraire le surprend et lui fait comprendre qu’il peut enfin commencer à écrire. »
Alors accident, suicide, complot, disparition voulue et définitive... « Mademoiselle Albertine est partie ! » Où ? Pourquoi ? Le mystère demeure entier.
Sources : Albertine assassinée ? Enquête sur une mort suspecte dans A la Recherche du Temps Perdu, Paris, Hermann, 2023