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8 novembre 2023 3 08 /11 /novembre /2023 20:48

 

C’est une photo de mon arrière-grand-mère maternelle (1873-1933), habillée en amazone, qui m’a fait penser à la mort d’Albertine, due à une chute de cheval. Aussi ai-je eu envie de me pencher sur ce passage, d’autant plus que j’ai découvert des extraits du livre de Pascal Ifri, paru en mars 2023, Albertine assassinée, Enquête sur une mort suspecte dans A la recherche du temps perdu. Je précise que je ne l’ai pas lu mais que j’ai été intéressée par les hypothèses qu’il soulève.

Le sixième tome de La Recherche, Albertine disparue, dit encore La Fugitive (et parfois encore édité sous ce titre), est un tome posthume, publié en 1925, alors que Proust n’avait pas terminé les remaniements de ce livre, et sur lequel il travaillait donc encore peu avant sa mort. Il en changea le second titre quand il apprit que Rabindranath Tagore avait écrit une œuvre sous ce titre.

« Mademoiselle Albertine est partie. » Cet incipit, de la partie la plus sombre du roman de Proust, est prononcé par Françoise et contient en germe le nœud du drame ; il prélude aux souffrances du Narrateur, stupéfié par le départ de son amie, cet « être de fuite », et « fugitive parce que reine ». Le constat du Narrateur est sans appel : « Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! » Et ailleurs : « Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. »

Après avoir reçu sa belle lettre d'adieu, échafaudé l'idée qu'elle est partie à Amsterdam ou auprès de Mademoiselle Vinteuil, l’ami d’Albertine Bontemps apprend qu'elle est allée en Touraine chez sa tante Mme Bontemps. Après un intermède troublant où il cherche consolation auprès d'une petite fille mineure, il charge Saint-Loup d'intervenir auprès de la tante d’Albertine, de la circonvenir avec trente mille francs et de ramener sa nièce à Paris.

Albertine ayant reconnu Robert, c’est un échec pour Saint-Loup. La jeune femme adresse alors une lettre au Narrateur et lui reproche de ne pas lui avoir écrit directement : « J'aurais été trop heureuse de revenir », affirme-t-elle. Il lui répond en lui promettant le yacht et la Rolls qu'elle a toujours désirés, une lettre "feinte" où il affirme : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Puis l'oubli « commence à faire son œuvre » et il se met à penser à Venise.

Après une autre lettre d'Albertine qui lui demande de décommander la Rolls, et lui dit ne pas oublier la promenade crépusculaire de leur dernière nuit, le Narrateur se flatte (en bon Pygmalion !) d'avoir enrichi les qualités de son amie. Et d'envoyer une autre missive à Albertine dans laquelle il lui annonce la venue chez lui d'Andrée.

Après un entretien avec Saint-Loup qui lui assure avoir bien rempli son rôle d'émissaire, de pernicieuses pensées lui viennent alors à l'esprit : « Ah ! s’il lui en était arrivé un [un accident], ma vie, au lieu d’être à jamais empoisonnée par cette jalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. [...] Si Albertine avait pu être victime d’un accident, vivante, j’aurais eu un prétexte pour courir auprès d’elle, morte j’aurais retrouvé, comme disait Swann, la liberté de vivre. »

Souhait ou présage, après l'envoi d'un « télégramme désespéré » où il implore Albertine de revenir, il en reçoit un de Mme Bontemps : « Mon pauvre ami, notre petite Albertine n’est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l’aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n’ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à sa place ? » Albertine en effet meurt dans un accident de cheval. Cet épisode dramatique n'est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, et sans tomber dans le biographisme que récuse Proust, la mort d’Alfred Agostinelli, secrétaire et amant de Proust, lui aussi prisonnier, fugitif, puis disparu dans un accident d’avion.

Le même jour deux lettres d’Albertine parviennent au Narrateur, la première le félicitant de son intention de vivre avec Andrée, la seconde, désespérée, le suppliant d’accepter qu’elle revienne auprès de lui... La « pauvre petite » ! N’est-elle pas surprenante voire illogique, cette seconde lettre qui implore le Narrateur de revenir auprès de lui ? Cette demande paraît en contradiction avec le caractère fugitif d’Albertine qui n’a eu de cesse de vouloir s’enfuir.

Dans un article de 2001, Nathalie Mauriac-Dyer constate que la mort d'Albertine, « réelle ou imaginée [...] apparaît comme un rébus ». Elle se pose des questions concernant les circonstances de la mort de la jeune femme. On conviendra que les deux titres La Fugitive et Albertine disparue laissent planer un doute, d’autant plus qu’aucun détail n’est donné sur les circonstances de l’accident. Par ailleurs, dans le tome qui précède, il est peu ou prou fait mention de balades à cheval pour Albertine.  Et, dans Marcel Proust, romancier (1971), Maurice Bardèche a montré que, dans un avant-texte, le romancier avait imaginé qu’Albertine se noyait. Ainsi, on peut se demander si la nature de l’accident mortel n’était pas indifférente à Proust.

Si on sait que Proust n’était guère sportif, on apprend cependant, par une lettre à Robert Dreyfus de septembre 1888, qu’adolescent, il prit des leçons d’équitation dans un manège parisien (« Le cheval : du réel à l’imaginaire dans l’œuvre de Proust », Marie-Miguet Ollagnier). Et j’ai souvenir qu’à l’occasion d’une balade à cheval, le Narrateur découvre avec stupéfaction un aéroplane. En ce qui concerne Albertine, et je l’ai déjà mentionné, il n’y a pas d’allusion à une éventuelle pratique de ce sport équestre.

Par ailleurs, peu de critiques se sont interrogés sur cet épisode-clef du roman. Pascal Ifri a réparé cette omission en écrivant Albertine assassinée, Enquête sur une mort suspecte dans A la recherche du temps perdu (mars 2023). Aucun indice n'évoquant une maladie, le narrateur de ce roman (archétype du narrateur non fiable) présente un récit contenant de nombreux indices permettant de douter de l’accident de cheval.

Il se demande si la jeune femme a vraiment été victime d'un accident de cheval comme le pense le Narrateur de La Recherche ; ou bien s'est-elle suicidée ainsi que le suggère Andrée ? Ou encore a-t-elle pu être assassinée ? Si oui pourquoi, comment et par qui ? Toutes ces possibilités demeurent ouvertes, aussi bien, d’ailleurs, que celle que la jeune femme ne soit pas morte du tout… » Ces questions peuvent sembler bien surprenantes mais, pour ma part, je ne me les étais jamais posées et cette démarche m’a semblé intéressante, l’hypothèse de l’assassinat m’apparaissant cependant hautement improbable.

Et pourtant, Le Narrateur éprouve d’étranges sentiments concernant la mort de son amie :  « […] j’aurais dû chercher à comprendre son caractère comme celui d’une personne quelconque et peut-être, m’expliquant alors pourquoi elle s’obstinait à me cacher son secret, j’aurais évité de prolonger, entre nous avec cet acharnement étrange ce conflit qui avait amené la mort d’Albertine. Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, la honte de lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. »

« Cette dernière phrase, dans laquelle le narrateur s’accuse d’avoir assassiné non seulement Albertine, mais également sa grand-mère est en effet une des plus curieuses et des plus déconcertantes de La Recherche. Elle ne figure pourtant pas dans le texte de La Fugitive par hasard ou par erreur puisque cinq pages plus loin on en trouve une variante qui paraît tout aussi déplacée dans le contexte de cette partie du roman » : « Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j’avais laissé mourir Albertine comme j’avais assassiné ma grand-mère » (IV, 83)…

Comme l’écrit François Masse, « cette mort est tellement invraisemblable, tellement énorme qu’elle a l’air d’une boutade ». En effet, si le Narrateur va continuer à souffrir de la jalousie, il se retrouve à point nommé délivré de cette femme qui « l'empêchait de voyager, d'écrire, de rencontrer d'autres femmes ». Cette chute de cheval apparaît donc providentielle et « miraculeuse ». Selon Jean-Yves Tadié, elle est bien le personnage qui « amène la péripétie » En effet, sa mort sera une étape-clé dans le cheminement du Narrateur vers l’écriture. Incapable de se séparer de son amie, il ne pouvait s’engager dans cette voie. Et elle devait bien mourir ainsi que le constate Luc Fraisse : « En faisant mourir celle qui « disparaît », « le romancier évite la situation de vaudeville, reposant sur une passion orageuse et sa rupture finale ». Selon l'auteur, c'est un « poncif usé » que cette mort de « l'héroïne », personnage capital du roman, citée 2 360 fois dans quatre des sept volumes du roman.

C’est aussi l’opinion de Nathalie Mauriac-Dyer qui parle d’un « topos romanesque usé » quand Margaret Mein évoque une mort qui « détonne ». Enfin, Claude Mauriac, dans son discours de réception du Nobel, porte un jugement encore plus sévère : « [...] si la fin tragique de Julien Sorel sur l’échafaud, celle d’Emma Bovary empoisonnée à l’arsenic ou celle d’Anna Karénine se jetant sous un train peuvent apparaître comme le couronnement logique de leurs aventures et en faire ressortir la morale, aucune, en revanche, ne peut être tirée de celle d’Albertine que Proust fait disparaître (on pourrait être tenté de dire : « dont il se débarrasse ») par un banal accident de cheval. » Il justifie cette critique un peu plus loin, dans un passage qui fait d’ailleurs écho aux théories de Proust sur la crédibilité du roman : « [...] il semble aujourd’hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d’exiger de lui) une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu’on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l’ordonnance, la succession et l’agencement ne relèveront plus d’une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d’ordre psycho-social qui est la règle dans le roman traditionnel dit réaliste, mais d’une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté, suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres. » Claude Mauriac considère donc que cette mort soudaine n’est aucunement crédible.

Pascal Ifri envisage encore l’éventualité d’un « complot » qui aurait entraîné la mort de la jeune femme. Il écrit : « En novembre 1915, à une époque donc où seul Du côté de chez Swann été publié mais où l’essentiel de La Fugitive est déjà rédigé, répondant à une lectrice, Mme Scheikévitch, qui l’interroge sur la suite de son ouvrage, Proust choisit de lui résumer « le roman d’Albertine ». Se mettant dans la peau du héros-narrateur, il en présente les principaux épisodes : la rencontre du « je » avec la jeune fille à Balbec, la révélation selon laquelle elle est proche de Mlle Vinteuil, les événements relatés dans La Prisonnière qui s’ensuivent, la fuite d’Albertine, sa mort (mentionnée sans le moindre détail) et les étapes qui conduisent progressivement le « je » vers l’indifférence et l’oubli. Curieusement, si Proust conclut sa lettre sur l’inévitabilité de ce dernier stade, il implique qu’il ne marque pas la fin de « son histoire » avec Albertine et que le plus intéressant est à venir : « Hélas Madame le papier me manque où cela allait devenir pas trop mal ! » Avait-il déjà en tête une suite à cette histoire, une suite qui serait racontée dans un des volumes subséquents annoncés en 1922, une suite consacrée au « complot » qu’il soupçonne juste avant de recevoir le télégramme de Mme Bontemps ? Il faut en effet rappeler que Proust envisageait alors au moins trois volumes entre La Fugitive et Le Temps retrouvé. On peut proposer une lecture de la première partie de La Fugitive qui irait dans ce sens, qui confirmerait qu’Albertine a bien été victime d’un « complot », dans le sens strict du mot dont on a déjà noté qu’il était défini comme un « [p]rojet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu’un »… »

L’inachèvement de La Recherche est donc un argument qui incite à s’interroger sur cette mort brutale suspecte. ». Dans les derniers mois de sa vie, il semble bien que Proust ait songé à s’écarter du plan initial qu’il s’était fixé et à revoir et développer ce qu’il avait déjà rédigé pour la suite de son roman. C’est ce que Nathalie Mauriac-Dyer s’est attachée à démontrer « Directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’œuvre de Marcel Proust, cette universitaire a débuté sa recherche avec l’édition de la dactylographie corrigée d’Albertine disparue retrouvée dans les archives familiales (Grasset, 1987). Ce document de dernière main a permis de retracer l’ultime genèse d’À la recherche du temps perdu, marquée par de spectaculaires refontes, et révélé l’ampleur de l’inachèvement structurel de la Recherche. Par ailleurs, Nathalie Mauriac-Dyer souligne que « la dactylographie d'Albertine disparue, corrigée par Proust en 1922 (Grasset, 1987), a révélé à un degré encore insoupçonné l'inachèvement d'À la recherche du temps perdu à la mort de son auteur, déstabilisant le discours critique. Ainsi la généalogie du livre est complexe. Tantôt appelé Albertine disparue tantôt La Fugitive, le volume a fait l'objet d'une multitude de publications ; de 1925 à 1994 six versions distinctes ont été publiées ». Cet état d’inachèvement ne pourrait-il pas expliquer la mort brutale d’Albertine, l’écrivain, au bord de la mort se voyant contraint de mettre rapidement un terme à son roman ? » Proust n’envisageait-il pas « une refonte méditée de « l’épisode Albertine » ? »

J’ai été très intéressée par les questions posées par la mort soudaine d’Albertine. Est-elle vraiment morte des suites de la chute de cheval ? Se serait-elle suicidée ? Aurait-elle été assassinée ?  Ne serait-elle pas morte du tout et aurait-elle ainsi organisé sa disparition pour des raisons sans rapport avec le Narrteur ? Pascal Ifri va même plus loin en imaginant qu’elle aurait pu être victime d’un complot ourdi par Saint-Loup ? Cette hypothèse ne me semble guère crédible d'autant plus que Saint-Loup avait déclaré par ailleurs pouvoir bien s'entendre avec Albertine. A moins qu'il n'ait été jaloux du Narrateur au point de perpétrer un crime passionnel. Mais je m'égare...

Par ailleurs, les avant-textes et l’inachèvement du roman sont des raisons qui permettent de mettre en doute le caractère accidentel de cette mort et même sa réalité. Peut-être aussi que Proust a changé d’avis au cours de la rédaction de son œuvre. Certains rétorqueront que ces hypothèses sont farfelues et complètement étrangères à l’univers de Proust qui n’aimait pas les romans policiers. Dans une lettre de 1907 à Reynaldo Hahn, il mentionne une nouvelle d’Arthur Conan Doyle, extraite des Aventures de Sherlock Holmes, en la commentant : « J’ai acheté le dernier volume, idiot. » Pourtant, dès 1943, Ramon Fernandez écrit : A la Recherche du Temps perdu est construit comme un roman policier : le secret qui anime toute La Recherche était connu au départ ; et la révélation de la fin a rendu possible le commencement et toute la suite. Mauriche Bardèche, décrivant la structure de La Recherche, conforte cette opinion après avoir expliqué que « [c]ette apparition dramatique du temps, Proust savait depuis longtemps qu’elle serait la conclusion de son livre : […] Et le temps comme personnage est démasqué à la fin de son livre, exactement comme Saint-Loup est révélé sous son vrai visage. De sorte que l’on aperçoit avec étonnement, en étudiant la structure de La Recherche du Temps Perdu, non seulement que Proust avait un plan, mais encore que son roman est construit comme un roman policier. Mais c’est un roman policier philosophique. Tout le long du livre, les messagers apportent de nouvelles informations à Œdipe… » D’autres diront aussi que de nombreux autres œuvres de Proust sont imprégnées par le mal et la violence et articulées autour de surprises, rebondissements et autres coups de théâtre.

« L’épisode Albertine » est donc capital dans l’économie de l’œuvre. On y apprend en effet la parution d’un article ancien écrit par le Narrateur et paru dans Le Figaro. » « Cette résurgence inopinée de son passé littéraire le surprend et lui fait comprendre qu’il peut enfin commencer à écrire. »

Alors accident, suicide, complot, disparition voulue et définitive... « Mademoiselle Albertine est partie ! » Où ? Pourquoi ? Le mystère demeure entier.

Sources : Albertine assassinée ? Enquête sur une mort suspecte dans A la Recherche du Temps Perdu, Paris, Hermann, 2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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16 octobre 2023 1 16 /10 /octobre /2023 15:27

Cécile Ney d'Elchingen par Boldini

Dans Proust, Roman familial, qu’une de mes amies vient de m’offrir, Laure Murat explique comment la lecture de La Recherche l’a construite comme sujet et lui a appris la « lucidité ». Il me semble qu’elle était particulièrement apte à décrypter certains aspects de La Recherche, notamment l’aristocratie, étant elle-même issue de ce milieu, et découvrant dans le roman des patronymes de sa parentèle mêlés à ceux des personnages fictifs. On n’oubliera pas non plus que l’analyse que fait Proust de l’homosexualité l’aida à se trouver et lui permit de faire son « coming out ».

Dans deux chapitres successifs, elle part en quête des liens qui rattachent les deux branches de sa famille à Proust. Par son père, le prince Napoléon Murat, elle descend du général Joachim Murat (1767-1815). Fait maréchal d'Empire et prince français par Napoléon Ier, il est également grand amiral de l'Empire, grand-duc de Berg, puis roi de Naples sous le nom de Joachim Napoléon Ier (noblesse d’Empire). Sa mère, Inès d’Albert de Luynes, est la descendante d’un favori de Louis XIII, Charles d’Albert de Luynes (noblesse d’épée).

Le chapitre, intitulé « Ce petit journaliste que je mettais en bout de table… », évoque l’hôtel Murat qui appartenait à son arrière-grand-mère, Cécile Ney d’Elchingen (1867-1960), mariée à seize ans au prince Murat à qui elle donnera huit enfants. Elle était la descendante de Michel Ney, duc d’Elchingen, prince de la Moskowamaréchal d'Empire, (1769-1815), un général français de la Révolution, élevé à la dignité de maréchal d'Empire en 1804. Il fut surnommé « le brave des braves » par Napoléon 1er. Elle était la fille de Michel-Aloys Ney (1835-1881), 3e duc d'Elchingen, et de Paule Heine (1847-1903).

Proust, dont la mère était juive, connaissait l’origine de l’immense fortune familiale. En effet, Cécile était aussi la petite-fille de Mme Furtado-Heine, « fille et femme de banquiers richissimes et petite-fille du rabbin de Bayonne ». En l’épousant, le prince Murat avait « fumé ses terres » selon l’expression de Mme de Sévigné.

C’est elle qui fit construire sous le Second Empire un luxueux hôtel, 28, rue du Monceau, que Proust commença à fréquenter en 1904. Cette demeure accueillait alors le Tout-Paris, et les pourparlers du traité de paix de 1918 se tinrent dans ce lieu qu’on appela même la « Maison-Blanche de Paris ».

A l’opposé de son père qui la vénérait, Laure Murat n’aimait pas cette arrière-grand-mère, la trouvant « snob comme un pot de chambre ». Elle était imbue de son ascendance, répondant à un magistrat devant qui elle devait prêter serment : « La parole d’une Ney devrait vous suffire. » Comme elle avait épousé l’arrière-petit-fils de Murat, on la surnomma la « reine de Naples » ; ce n’est pas celle de La Recherche qui défend Charlus avec élégance devant le rejet de Morel et la méchanceté de Sidonie Verdurin. On lui sait cependant gré d’avoir légué aux Archives nationales toutes les archives familiales, souvenirs de l’Empire.

Malgré une attitude pleine de morgue, elle aimait rire, faire des farces et racontait d’extraordinaires histoires au père de Laure Murat. Si elle fut une mère lointaine, elle sut se faire aimer de ses petits-enfants grâce à sa drôlerie et à sa générosité.

Boldini, le portraitiste de l’époque fit son portrait en pied en 1910. Elle y est « comme emportée dans la spirale d’une robe noire brossée à traits vigoureux, la silhouette fine, le visage très dessiné, avec un nez droit, et le regard vague des gens du monde qui ne veulent pas être importunés. Mis en lumière, le décolleté semé de roses, valorise un port de tête hautain, solitaire. « Le portait est flatteur », assurait mon père. » Cette élégance sut séduire Roger Luzarche d’Azay, un militaire plus jeune qu’elle. Ils demeurèrent liés jusqu’à la mort de Cécile.

Sur des photos, on la voit en 1920, en compagnie de l’athlète Violette Morris et de l’équipe de football de l’Olympique de Paris. « Maman Cécile croyait dans les vertus du sport et de la gymnastique au sol, qu’elle pratiqua bon pied bon œil jusqu’à sa mort à quatre-vingt-douze ans. » Un personnage haut en couleurs que Cécile Ney d’Elchingen, princesse Murat !

C’est à l’adolescence, en lisant A la recherche du temps perdu, que le prince Napoléon Murat  prit conscience que sa grand-mère avait connu Proust. Alors qu’il la questionnait, elle lui répondit : « Ah oui, ce petit journaliste que je mettais en bout de table… » Et ce fut tout. Une phrase qui révèle que l’aristocratie, qu’elle soit d’Ancien Régime ou d’Empire, a toujours méconnu Proust et n’en a jamais perçu le génie. Mais, à cette époque, en 1904, lors de la première visite de Proust à l’hôtel Murat, on ne pouvait prévoir l’immense talent d’un écrivain qui n’avait publié qu’un recueil de nouvelles, Les Plaisirs et les Jours (1896) et une traduction annotée de la Bible d’Amiens de Ruskin. Gide et Colette ne furent pas plus devins. Une cécité qui persista jusqu’au refus par Gallimard du manuscrit de Du côté de chez Swann, rejeté par une remarque lapidaire : « Trop de duchesses ! »

En 1961, un reportage télévisé sur l’hôtel Murat montre que « toutes les mémoires s’y télescopent (…) : le monde de La Recherche, la légende de mon arrière-grand-mère et les récits de mon père sur sa vie dans cet hôtel ». Et pour conclure sur cette arrière-grand-mère originale, « on retiendra seulement que le jour où les immeubles modernes commencèrent à gagner sur le parc, (la princesse Cécile Murat) « a tiré ses rideaux, et c’est tout ». Elle n’a pas dit un mot. N’est jamais revenue sur le sujet. Ne les a jamais rouverts. Rideau ! – A la lettre. »

 

 

 

 

 

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1 décembre 2022 4 01 /12 /décembre /2022 18:07

 

Vendredi 18 novembre 2022, dans la salle de réception du château de Marson, mon amie Edith Testemale et moi-même, pour commémorer la disparition de Marcel Proust, le 18 novembre 1922, nous avons proposé une Lecture à deux voix d’extraits de Monsieur Proust de Céleste Albaret, paru en 1973. Cet ouvrage est issu des 45 heures d’entretien de l'accompagnatrice de l'écrivain avec le journaliste Georges Belmont. On peut en écouter de nombreux extraits sur France-Culture.

A jardin, sur un pupitre, nous avions posé le portrait de Proust par Jacques-Emile Blanche ; à cour, nous avions disposé les sept tomes de La Recherche (hérités de mon père) et illustrés par Grau-Sala. Ils étaient surmontés d’une tasse à thé avec une madeleine. Au bas de cette pile, le livre de Céleste Albaret et sa biographie par Laure Hillerin. Edith, en costume noir avec une fleur à la boutonnière, disait les répliques de Proust tandis que j’interprétais celles de Céleste. Pour passer d’un extrait à un autre, j’agitais une petite sonnette, rappelant « le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers », connu de tous les proustiens, et qui revient dans Le Temps retrouvé

On rappellera que Céleste Albaret (1891-1984) fut la gouvernante, la femme de chambre, la confidente de Marcel Proust les huit dernières années de son existence, de 1914 à 1922, années durant lesquelles il acheva l’écriture de son chef-d’œuvre. Jour après jour, elle assista dans sa vie quotidienne, son travail acharné et son long martyre ce grand malade génial qui se tua volontairement à la tâche. Après la mort de Proust, elle a longtemps refusé de livrer ses souvenirs. Puis, à quatre-vingt-deux ans, elle a décidé de rendre ce dernier devoir à celui qui lui disait : « Ce sont vos belles petites mains qui me fermeront les yeux. » Dans cet ouvrage, il s’agit du témoignage d’une femme qui idolâtrait son maître ; ce qu’elle dit de lui, c’est sa vérité à elle, faite de discrétions, de silences, de non-dits. Si par la suite, certains de ses souvenirs ont été démentis par les spécialistes proustiens, il n’en demeure pas moins que c’est un témoignage de première main.

Si nous avons choisi cet ouvrage, c’est parce qu’il permet une approche vivante de Marcel Proust, décrit par Céleste Albaret dans le quotidien de sa vie et de son œuvre. Certes, dans le Contre Sainte-Beuve (publié à titre posthume en 1954), Proust affirme que « L'homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n'est pas la même personne ». Dans l’approche d’une œuvre littéraire, il se faisait ainsi le partisan d’une critique formaliste, d’une analyse stylistique, dépourvue d'éléments extérieurs à l'œuvre. Il écrit que « l’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. […] Cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. »

Il ne s’agissait pas pour nous de proposer une biographie linéaire de l’auteur de La Recherche mais plutôt de présenter les différents aspects de son existence et de son œuvre, ceux qu’il accepta de livrer à Céleste dans une relation de confiance réciproque. Les extraits choisis avaient pour but de montrer le grand malade qu’il fut, la manière dévouée dont elle le soigna, le déchirement que sa mort représenta pour elle. Ne voulant absolument pas occulter l’œuvre, nous avions bien sûr retenu les souvenirs familiaux d’Illiers-Combray, l’évocation de la madeleine et la découverte capitale de la mémoire involontaire. Ce que Proust appelait sa « période du camélia à la boutonnière » nous a permis d’évoquer les soirées mondaines de sa jeunesse et le portrait des aristocrates qui furent les modèles de ses personnages. Nous n’avons pas négligé l’admiration de Proust pour son frère et son père, son amour fusionnel pour sa mère, ses amours de jeunesse et ses « amitiés » pour Reynaldo Hahn et ses secrétaires, la période de la guerre, la scène-culte de la flagellation de Charlus, et bien sûr l’invention des célèbres paperoles grâce à l’inventivité de Céleste. Tous ces éléments, bien sûr, placés dans la perspective du Temps, contre lequel l’écrivain se battait au quotidien pour achever son œuvre.

Quelques virgules musicales ont ponctué notre lecture : la Pavane Op. 50 et Les Berceaux de Gabriel Fauré, La Plainte d’Orphée de Christof Willibald Gluck, Mélodie de Massenet, et la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, jouée lors des funérailles de Proust.

A en juger par les conversations qui ont suivi, le public d’une petite soixantaine de personnes a apprécié notre prestation. Certains avaient lu La Recherche plusieurs fois, d’autres ont, semble-t-il été incités à lire l’œuvre après cette lecture, destinée à faire le portrait d’un Proust plus abordable. Cette soirée s’est achevée avec la dégustation de bulles angevines accompagnées, comme cela s’imposait, de petites madeleines.

 

 

 

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28 novembre 2022 1 28 /11 /novembre /2022 19:48

Jean-Claude Dassonneville (Proust) et Bénédicte Gauriat (Céleste), par la Compagnie Cloche Perse  (novembre 2014)

Mon frère vient de m’offrir un ouvrage de Jean-Claude Brisville, Sept comédies en quête d’acteurs, intitulé ainsi, je l’imagine, en hommage à Pirandello. On connaît surtout ce dramaturge, venu tard au théâtre, par Le Souper, une pièce créée le 20 septembre 1989. Elle met en scène Talleyrand, prince de Bénévent et ministre des Affaires extérieures sous le Premier Empire, et Fouché, duc d’Otrante, ministre de la police sous plusieurs gouvernements. A Paris, en ce 06 juillet 1815, à minuit, alors que Napoléon a abdiqué et que la capitale est occupée par les troupes coalisées, les deux hommes vont s’affronter sur la nature du gouvernement futur. Ils vont révéler leurs intrigues, leurs trahisons, leurs crimes méritant plus que jamais la célèbre et terrible description de Chateaubriand les définissant : « Le vice appuyé sur le crime. » Depuis, cette pièce n’a cessé d’être reprise. Brisville explique avec amusement : « Je connus même la gloire d’être crédité par ma buraliste de La Soupière de mon excellent confrère Robert Lamoureux. Je dois m’y faire : je ne suis plus que l’auteur du Souper, la pièce où je me reconnais le moins et dont les personnages ne m’ont jamais inspiré la moindre sympathie. »

Mais Brisville est aussi l’auteur d’autres œuvres, et notamment de pièces qui n’ont pas été jouées, celles que renferme ce livre. Dans la préface, l’auteur le regrette amèrement : « La vocation du théâtre est d’être représenté, et l’ouvrage qui ne l’est pas reste au seuil de sa vie. Après La Dernière Salve, il écrivit dix pièces, qui n’ont pas connu la scène. « On m’avait assez vu, on ne m’écoutait plus, et j’étais de plus en plus seul dans mon métier. En somme, j’avais fait mon temps. » Et d’ajouter : « Peut-être leur lecture fera-t-elle regretter à quelques-uns une représentation qui était initialement dans leur destin. »

En ce mois de novembre 1922 où l’on commémore la mort de Marcel Proust, et sachant que je suis proustophile, sinon proustomane, c’est pour une pièce particulière que mon frère m’a offert ce livre. Ecrite en septembre 1992, elle s’intitule La Chambre de liège et met en scène Proust et « l’accompagnatrice » de ses huit dernières années, de 1914 à 1922, Céleste Albaret. Dans son Avant-propos, Brisville commente ainsi le choix de son thème : « Je suis parti de la Chambre de liège, un lieu dramatique, parfait pour ce huis clos où s’est élaborée une grande œuvre. Céleste s’y est cloîtrée avec Proust, le servant et l’aidant, et entrant peu à peu en tant que personnage dans sa Recherche du temps perdu

Indissolublement liés, elle et lui, dans nos mémoires. Ce sont aux souvenirs de Céleste sur Proust auxquels je dois d’avoir écrit La Chambre de liège. Personne n’a jamais parlé de Proust dans sa vie quotidienne avec cette intelligence du cœur et cette chaleur spontanée d’où procède l’amour – le véritable amour. Infatigable et irremplaçable Céleste…

J’ajouterai que je n’ai pas trouvé l’acteur pour Marcel Proust. »

Cependant, je viens de découvrir sur Internet que cette pièce a été créée pour la première fois vendredi 28 novembre 2014, au Hublot à Bourges, par Jean-Claude Dassonneville et la compagnie Cloche Perse. « J'aime beaucoup Jean-Claude Brisville, expliquait alors Jean-Claude Dassonneville, comédien amateur et pneumologue à la retraite. C'est une écriture directe, sensible. J'aime sa façon de décortiquer la psychologie des personnages. » « Là, Brisville fait de Proust et de Céleste, des personnages merveilleux », détaille Jean-Claude Dassonneville, qui interprétait Marcel. À ses côtés, Bénédicte Gauriat était la gouvernante. « Une comédienne qui vient de l'opérette, et qui a beaucoup de sensibilité. » Il me semble que cette création a dû faire plaisir à Jean-Claude Brisville.

La pièce est structurée en cinq scènes, la majorité se passant dans la chambre avec des ouvertures vers le cabinet de toilette et le vestibule. Le décor de la scène 1 est le suivant :

Une chambre plongée dans la pénombre et envahie par la fumée.

Un lit. Petite table de chevet. Deux fauteuils. Cheminée dont le marbre est occupé par une rangée de cahiers très épais.

Proust, étendu sur le lit, accoté à ses oreillers, a la tête plongée sous les serviettes d’un appareil de fumigation.

Apparition de Céleste sur le seuil de la chambre. Effarée, elle observe Proust un instant puis toussote pour signaler sa présence.

Cette scène présente la rencontre entre l’écrivain et la jeune paysanne d’Auxillac en Lozère, « juvénile… et fraîche ». Proust fait subir à la jeune épouse d’Odilon Albaret une sorte d’interrogatoire sur la rencontre et les sentiments des deux époux ; puisqu’il est écrivain, il lui demande si elle sait ce qu’est un roman et lui offre de lire Les Trois Mousquetaires. Enfin, il lui propose d’aller porter son livre à ses amis, tout en lui signifiant de lui parler à la troisième personne : « Où est-elle, Monsieur, la troisième personne ? » Il n’oublie pas de lui dire qu’il est « un grand malade », qui a « besoin d’ombre et de silence », ce pourquoi les murs sont « tapissés de liège ».

NOIR

Dans la deuxième scène, la didascalie indique : Proust est assis dans un fauteuil en train d’écrire sur un pupitre portatif. Entre Céleste.

On assiste ici à une conversation à bâtons rompus entre l’écrivain et son « accompagnatrice ». Il y est question d’une visite de Robert de Montesquiou dont Céleste dit : « Oui, j’ai bien vu que c’était une fin de race. […] Cet homme-là, je le vois très bien aboyer à la lune. » Puis Proust s’enquiert de ses « allées et venues en ville » auprès de ses connaissances : la comtesse de Noailles, la princesse de Polignac, le duc de Guiche, le comte Waleski et tutti quanti. Il explique à la jeune femme qu’« ils ont tous des antécédents dans l’histoire de France, et [que] c’est dans ces lointains que ces grands noms puisent leur poésie », dont les héritiers ne sont plus qu’ « une pauvre étincelle, une braise mourante ». Après avoir insisté pour que Céleste téléphone à Grasset pour hâter la publication d’un article louangeur de Cocteau sur son livre, Proust commence une crise d’asthme et réclame ses gouttes de valériane et ses cigarettes Espic. Il explique alors à Céleste qu’il est « un grand malade » et qu’il a dû donner congé à Nicolas Cottin, qui « a recommencé à honorer Dionysos ». Il lui demande de s’installer chez lui : « Il n’est pas question de moi d’abord, mais de mon livre… que j’ai la mission d’écrire et que je n’écrirai qu’avec votre aide ménagère… si vous voulez bien accepter d’organiser cette maison. » Lui objectant qu’elle est mariée, Céleste lui dit cependant qu’elle reviendra le voir.

NOIR

Dans la troisième scène, Céleste est seule en scène et Proust dans le cabinet de toilette dont la porte est ouverte.

Le début de la scène est ponctué par le jet régulier d’une vingtaine de serviettes sur le tapis de la chambre. Sans paraître les remarquer, Céleste s’affaire à refaire le lit.

Dans cette scène, Proust rappelle à la jeune femme, qui s’est installée chez lui, ses exigences en ce qui concerne la chaleur de l’eau pour sa toilette, « au bord de l’ébullition ». ! A propos de ses sous-vêtements, « ils doivent être réchauffés dans le four de la cuisinière ». Puis, nous assistons au cérémonial de la poudre Legras, vite empêché parce que la bouillote manque de brûler. S’apprêtant à sortir malgré le froid, l’écrivain reparle des Trois Mousquetaires en soulignant « l’effet de l’art », pour ensuite lire à voix haute un extrait de Chateaubriand qui « donne le frisson » à Céleste. S’enquérant d’un téléphonage de Céleste à Montesquiou, Proust se lance dans une imitation de son ami en « imitant sa voix aiguë et gémissante ». Et d’ajouter que plus tard on ne le connaîtra que par le portrait qu’[il] en fai[t] dans son livre ». A son interlocutrice qui lui demande si on a « le droit de faire ça, Monsieur, prendre les gens et en faire des mots, dans un roman », l’écrivain rétorque : « Il n’y a qu’une faute dont le romancier peut se rendre coupable : c’est que son personnage soit moins vrai que son modèle. » Puis, tandis que Céleste aide son maître à s’habiller, et qu’on entend les gothas, tous deux évoqueront la guerre qui fait rage : « de moins en moins d’hommes dans les rues de Paris », « plus un valet de pied », « plus un garçon de café de moins de soixante ans ». Et, devant Céleste éberluée, Proust de s’obstiner à sortir afin de rencontrer un ami italien car, pour son livre, il a besoin d’entendre prononcer senza rigore. « Dire qu’il se ferait tuer pour ça ! » conclut Céleste.

NOIR

Scène 4. Décor dans la pénombre.

Il est au lit, étendu sur le dos, d’une immobilité de gisant, puis sortant un bras hors des draps allume la lampe de chevet et tire enfin sur un des cordons de sonnette.

Entre Céleste.

Nous assistons ici à une petite querelle entre Proust et sa garde-malade. Il n’est pas satisfait du café qui « a passé trop vite » ; il se plaint des courants d’air, de ses boules qui sont presque froides, de la brioche « plus sucrée, moins légère ». Comme il lui reproche sa distraction, Céleste s’insurge : elle a grand sommeil et n’a « pas eu le temps d’aller à la messe ». Et lui de rétorquer : « Et ne pensez-vous pas que soigner un malade est quelque chose de plus noble et de plus méritant aux yeux de Dieu que d’aller à la messe ? » Elle lui dit alors cette phrase qu’il qualifie d’« admirable » : « Et puisque monsieur ne veut pas se soigner, il ne me reste plus qu’à entrer dans sa maladie. » Proust raconte ensuite sa première invitation chez la comtesse Greffulhe, « une beauté mystérieuse et indéfinissable dont tout l’éclat est au fond de ses yeux. » Née Caraman-Chimay, petite-fille de Mme Tallien, « elle descend même par son autre grand-mère, née Pellapra, de l’Empereur lui-même. » Et en plus elle est très intelligente et « a encouragé Branly dans son étude de la télégraphie sans fil. Oui, Céleste ! »  Cette « belle madame » aura nom Oriane de Guermantes dans le livre. « En entrant dans mon livre, elle va avoir droit à un temps où elle va trouver sa forme inaltérable » souligne Proust. Et si son rire « s’égrène comme un carillon de Bruges », dit-il encore, « j’ai pensé au Titanic peu avant le naufrage On dansait dans le grand salon, et puis le choc et l’engloutissement tandis que les musiciens jouaient encore ». L’écrivain évoque ensuite Cabourg, le Grand Hôtel, intimement lié à l’amour de sa grand-mère. Le dialogue s’orientera plus tard vers la visite de Proust rue de l’Arcade ; devant une Céleste (épouvantée), il décrira la scène de flagellation d’un « homme riche et respecté », qu’il a observée « par un judas qu’on a ménagé dans le mur ». Céleste ne comprend pas comment son maître peut oser « mettre tout ça » dans son livre car « ce ne sera pas beau ». A quoi il lui répond : « La beauté, c’est la vérité, Céleste. Oui, l’humble et terrible vérité humaine. Un vieillard tout nu qui se fait flageller peut être infiniment plus beau, aux yeux de l’art, qu’une pure jeune fille respirant une rose. Un jour vous comprendrez cela, Céleste, et ce jour-là vous admettrez qu’il n’y a de vraie vie que dans les mots… » Enfin, dans l’attente du Quatuor Poulet, invité cette nuit-là à jouer chez Proust, celui-ci se remémore quand il était jeune homme à Illiers, « tout imprégné encore des ondes de ce Quatuor », et qu’il lisait un passage de la Sylvie de Gérard de Nerval, qu’il redit à voix haute. Après avoir annoncé à Céleste qu’il a l’intention de la « mettre dans [s]on roman », il s’installe avec son aide dans un fauteuil un plaid sur les genoux, tandis que l’on entend les premières mesures du Quatuor en ré majeur de Franck qu’il écoute les yeux fermés.

NOIR

Dans la dernière scène, Céleste est assise et en attente. On sonne. Elle se lève et passe dans le vestibule. Il entre. Elle le suit.

Revenant d’une exposition, Proust annonce avoir eu « un étourdissement ». Il demande à Céleste de décommander M. Daudet et la princesse Soutzo. « L’amitié vous prend trop de temps » lui confie-t-il. Comme la jeune femme lui dit qu’il aurait dû se marier, il lui répond qu’elle seule aurait pu « accepter de vivre avec [s]on livre entre [eux] deux ». Puis, Proust évoque le destin de son livre : « Dans vingt ans, dans cent ans, mon roman sera mort. Une bibliothèque est un cimetière d’œuvres mortes. » Et elle de lui affirmer : « Il vivra très longtemps, le vôtre… vous verrez ce que je vous dis. » C’est alors que Proust explique à Céleste l’urgence qu’il a éprouvée « à revoir sans tarder » le détail de ce tableau, découvert « il y a très longtemps, en Hollande ». « Un pan de mur… un certain petit pan de mur jaune où se mêlaient subtilement plusieurs couleurs, et c’est cette douceur, cette sérénité que j’aurais voulu obtenir parfois dans ma phrase. (Un temps.) Oui, c’est ainsi que j’aurais désiré écrire. (Un temps.) » Céleste et Proust se mettent alors à corriger le passage « dicté avant-hier… sur Bergotte. » Car c’est Bergotte, l’écrivain, que je vais envoyer visiter cette exposition du Jeu de paume. Reprenez le cahier 14, s’il vous plaît » demande l’écrivain à son aide fidèle. On entend alors Proust dicter le magnifique extrait de la mort de Bergotte avec cette fin inoubliable : « On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. » Proust demande alors à Céleste ce qu’elle pense de « ces retouches » et elle lui répond : « Il n’est pas mort, votre Bergotte, il ne peut pas mourir. » Il reprend : « J’ai tant aimé les mots ! Tant d’années ils m’auront tenu lieu de tout. […] Je ne serai l’auteur que d’un seul livre. Il m’a tant demandé. Je lui ai tout donné. Puis, l’écrivain manifeste la crainte du retour de celle qui revient toujours « en septembre, à la date où maman est morte », l’image de la mort. Il demande à Céleste de lui jurer de ne plus laisser entrer quiconque « ni médecin, ni infirmière, ni famille ». (Il lui saisit les mains.) « Ce sont ces petites mains-là qui me fermeront les yeux » dit-il. Tout en souhaitant « revoir encore le début de La Prisonnière », il demande à Céleste qu’elle envoie Odilon chercher une bière glacée au Ritz et lui dit (très bas) : « Revenez-vite. »

La dernière didascalie est la suivante :

Il fixe de nouveau la porte, et émergeant de l’ombre un très grande forme noire s’avance vers le lit.

Il soulève sa main. La forme s’arrête, recule lentement et disparaît. Sa main retombe.

Céleste rentre. Elle va se pencher sur lui. Il a les yeux fermés. Immobile, elle le regarde un moment. Puis elle va s’asseoir dans le fauteuil à son chevet.

NOIR

Cette pièce reprend certes nombre des éléments, connus des proustophiles, qui constituent la légende proustienne. Il me semble cependant qu’elle est fidèle au livre de Céleste Albaret, Monsieur Proust, en montrant les différents aspects de cette relation unique dans la littérature.

Peut-être sera-t-elle bientôt de nouveau adaptée par des fans de Proust.

Jean-Claude Dassonneville (Proust) et Bénédicte Gauriat (Céleste)

 

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8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 18:03

Marguerite Yourcenar

Préparant une communication sur L’Œuvre au noir, je redécouvre les liens qui existent entre Proust et Marguerite Yourcenar. Ainsi, Patricia Oppici, dans un article intitulé « Marguerite Yourcenar, lectrice de Proust », cite Marthe Peyroux qui indique que « l’auteur d’A la recherche du temps perdu est l'écrivain le plus cité par Yourcenar, soit dans de brèves incises, soit dans des commentaires parfois assez étendus. L’auteur des Mémoires d’Hadrien a indiqué qu’elle avait connu l’œuvre de Proust « à vingt-quatre ou vingt-cinq ans » et qu'elle l'avait relue ensuite « sept ou huit fois ». Pendant ses années d’enseignement (pour des raisons alimentaires) à Sarah Lawrence College, elle a proposé un cours sur Un amour de Swann et en une conférence sur la totalité de l'œuvre proustienne.

Dans Les Yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey (1980), elle explique : « Parmi les grands écrivains du début du siècle, je crois que je retiendrai surtout Marcel Proust. J’aime chez lui la grande construction thématique, la perception exquise du passage du temps et du changement qu’il produit dans les personnalités humaines, et une sensibilité qui ne ressemble à aucune autre. » Elle précise que c’est son génie qui l’attire : « Il m’importe peu que ses méthodes et ses choix diffèrent des miens : au contraire, j’y vois une chance de m’enrichir de ce qui m’est étranger. » Et de poursuivre : « Son égotisme ne me gêne pas ; ce serait le mien qui me gênerait. Ce qui me gênerait plutôt chez lui, c’est, mêlée à un réalisme admirable (personne n’a mieux fait entendre les voix que ne l’a fait Proust, don que Balzac n’avait pas, ou qu’il a dédaigné d’utiliser), une tendance au mensonge. J’ai du mal à accepter les jeunes filles en fleur si peu jeunes filles, l’absurde invraisemblance des scènes (qu’il a considérées, si l’on peut dire, comme des scènes pivots),  où le héros se change en voyeur (Marcel devant la maison Vinteuil, Marcel épiant Charlus), les conversations dans lesquelles il fait exprimer à des interlocuteurs, en les blâmant, des vues qui étaient probablement siennes, comme ces réflexions de Charlus sur l’absurdité de la guerre, vers 1917, que Marcel est supposé désapprouver, alors que Proust ne pouvait pas ne pas penser à peu près les mêmes choses. Mais un grand écrivain doit être accepté tout entier. On n’imagine pas A la recherche du temps perdu autrement qu’il est. » Et encore : « Vous dirai-je que je suis de ces amateurs qui, reprenant Proust presque chaque année, rouvrent volontiers l’ouvrage au début Du côté de Guermantes pour lire ensuite d’un trait jusqu’au bout ? A coup sûr, Swann est bien beau, mais d’une beauté encore pénétrée de la langueur d’une époque heureuse, et plus j’avance dans l’œuvre, plus j’ai l’impression de me rapprocher du plus profond Proust, jusqu’à ce que j’arrive enfin dans les dernières pages du Temps Retrouvé à l’éternelle poésie de l’extraordinaire Danse des morts. »

Grace Frick

La sexualité et les relations sentimentales douloureuses, présentes et chez Proust et chez Yourcenar, sont des thèmes qui animent cette dernière en raison de sa propre expérience ; ils reviennent très régulièrement dans ses publications. C’est en 1937 à Paris qu’elle rencontre celle qui allait devenir sa compagne de quarante-deux années, l’universitaire Grace Frick (1903-1979), qui sera aussi sa traductrice. Sur sa tombe, elle fait inscrire « Hospes comesque », c’est-à-dire « Hôte et compagne ». Dans les années 1930, elle aura auparavant aimé la belle Athénienne Lucia Kiriakos, morte en 1941 lors d’un bombardement. Elle lui dédiera une brève épitaphe : « Le ciel de fer s’est abattu/ Sur cette tendre statue. »  Elle éprouvera aussi une grande passion non réciproque pour l’écrivain André Fraigneau, lui-même homosexuel. Cette expérience douloureuse lui inspirera Le Coup de grâce (1939). Il y aura aussi Andreas Embiricos, poète, psychanalyste et armateur, qui lui conseillera de tenir un journal et de noter ses rêves. En naîtront Feux, Les Songes et les sorts et Nouvelles orientales. Ils se sépareront en 1937. Peu avant la mort de Grace Frick, Marguerite Yourcenar rencontre Jerry Wilson, qui sera son nouveau compagnon de voyage. Elle croit avoir trouvé avec lui « l’intelligent amour » qui n’implique plus les sens. Leur relation sera cependant entachée par la jalousie, le jeune homme étant homosexuel. Il mourra du sida en 1986.

André Fraigneau

On sait que Marguerite Yourcenar détestait l'emploi du mot même d'« homosexualité », un « terme que je trouve fâcheux » dit-elle. Elle ne l'utilise spontanément qu'à de rares reprises, par exemple dans la préface qu'elle consacre à sa traduction des poèmes de Constantin Cavafy. Il serait sans doute plus juste de parler pour elle de bisexualité. Elle est en effet toujours restée très secrète sur sa sexualité, tout comme ses biographes. Elle affirme qu’« en matière de vie personnelle il faut ou bien dire tout fermement et sans équivoque possible ou au contraire ne rien dire du tout », et que d'ailleurs, elle a cherché, tentative bien paradoxale de s'exclure de ses propres œuvres : « J'ai tâché d'encombrer le moins possible mes ouvrages de mon propre personnage. On ne le comprend guère. Les interprétations biographiques sont, bien entendu fausses et surtout naïves. »

Andrea Embiricos

Dans Alexis ou le traité du vain combat, le personnage est « un jeune homme marié depuis deux ans, qui écrit à sa femme au moment de la quitter les raisons pour lesquelles il s’en va ». Avec Alexis, tenté par l’homosexualité, elle choisit un « sujet frappé d’interdit » pour faire son entrée en littérature et précise que cela lui « était bien égal ». Dans cette longue lettre, le mot « homosexualité » n’apparaît à aucun moment ; l’auteur le considérait comme froidement médical et clinique. Dans les œuvres qui suivent, ses personnages sont souvent bisexuels. Dans Les yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey, elle l’affirme clairement : « Ces personnages sont d’ailleurs bisexuels plutôt qu’homosexuels. » Dans Le Coup de grâce (1939), le héros, Erich von Lhomond, semble plus attaché à son ami intime, Conrad de Reval, qu’à sa sœur Sophie, amoureuse de lui. Les Mémoires d’Hadrien (1951) relatent l’amour passionné de cet empereur romain pour Antinoüs mais il a aussi « une amitié amoureuse avec Plotine. Zénon Ligre, le héros de L’Œuvre au noir (1968), connaît une grande passion pour son compagnon, Alei, qui lui apprendra la souffrance, mais il ne s’interdit pas les amours féminines. « Zénon n’est pas ce qu’on appelle aujourd’hui un homosexuel, c’est un homme qui a des aventures masculines de temps en temps », dit Marguerite Yourcenar. Enfin dans Mishima ou la Vision du vide (1981), l’auteur analyse la vie et l’œuvre de cet écrivain japonais, ouvertement homosexuel. En matière de lesbianisme, il n’y aurait que Marguerite d’Autriches dans L’Œuvre au noir, parce que, dit-elle, « Brantôme indique le fait ».

Jerry Wilson

Pour en revenir à Proust, Marguerite Yourcenar, qui vit son homosexualité de manière naturelle,  est plutôt de l’avis de Gide qui la revendiquait. Elle semble choquée par la peinture de l'inversion sexuelle présentée dans Sodome et Gomorrhe (qualifiée de "grotesque et abjecte" dans le Journal gidien). Elle reproche à Proust de ne montrer que les aspects les plus négatifs de l’homosexualité : « Même de l'inversion sexuelle, dont il avait une expérience directe, Proust avait une conception grotesque et équivoque. L'inverti est pour lui un homme-femme, une atroce plaisanterie de la nature. Il me semble qu'il fait fausse route. »

On sera étonné de son jugement ambigu sur le personnage du baron de Charlus, homosexuel notoire, qu’elle développe dans ses Carnets de notes de L’Œuvre au noir, et dont elle trouve que Proust s’en sert ad nauseam. Si elle a bien compris que comme le disait Proust lui-même, « c’est le noyau de [s]on affaire », elle écrit : « A la vérité, M. de Charlus change au cours de l’immense Temps perdu, mais ce changement se produit le long d’une courbe très précise que semble d’avance avoir déterminé l’auteur (elle n’en est pas moins juste pour cela) ; en fait, et mis à part ce développement essentiel, les innombrables entrées et sorties de M. de Charlus sont prévues comme celles d’un clown favori et monotones comme elles : Charlus finit par être à la fois la cible dans laquelle l’auteur décoche des traits destinés en réalité à soi-même, et le compère qui prend la parole pour lui. Ce Charlus inépuisable fait l’effet d’une de ces vieilles plaisanteries de famille dont on ne se lasse pas à l’intérieur d’un milieu ou d’une clique donnée, et dont Proust lui-même a si admirablement montré le mécanisme. Mais ces procédés, qui exaspéreraient chez un moindre écrivain, ont simplement pour résultat chez Proust de nous sur-saturer du Charlus, comme nous sommes sur-saturés de telle personne que nous rencontrons sans cesse. Il existe jusqu’à nous excéder. » Elle trouvait sans doute trop caricatural ce personnage d’homosexuel et il est vrai que ses propres personnages ne le sont jamais.

Dans Les yeux ouverts, Marguerite Yourcenar place le problème de l’homosexualité sur le plan de la liberté. Pour elle, l’homosexualité est un faux problème : « Immensément faux, dit-elle, Il devrait se résoudre un jour – bientôt peut-être – par plus de liberté si les choses allaient bien, mais voyez la régression en toute matière dans certains pays islamiques, le Pakistan ou l’Iran, qui ont aussi rétabli le Code pénal du Moyen Age, et même plus dur qu’au Moyen Age, en Iran. En matière de mœurs, on peut toujours s’attendre à ce que la déraison renaisse sur tous les points. » Et la seule attitude à adopter est de « lutter contre elle ».

Et je terminerai ce billet par cette devise de Marguerite Yourcenar, tout empreinte à la fois de morale aristocratique et d’humilité : « Je ne vis pas comme ils vivent, je n'aime pas comme ils aiment, je mourrai comme ils meurent. »

 

 

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26 juin 2022 7 26 /06 /juin /2022 18:24

Salammbô par Georges-Antoine Rochegrosse

On connaît l’article de Proust sur Flaubert dans La Nouvelle Revue Française, No 76, 1er janvier 1920 (repris dans le recueil Pastiches et mélanges), publié en réponse à un article dans la même revue d’Albert Thibaudet.  En dépit de certaines réticences, il y affirme son admiration pour l’auteur de Madame Bovary. En voici le début : « Je lis seulement à l’instant (ce qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du distingué critique de la Nouvelle Revue Française sur « le Style de Flaubert ». J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur. »

Paul Morand par Jacques-Emile Blanche

On sait aussi que la lecture à voix haute par sa mère de François le Champi était l'un des grands plaisirs de Marcel Proust enfant. C’est ainsi que le 27 juin 1917, il lit à Paul Morand une page de Salammbô qui lui inspire un portrait de la duchesse de Guermantes métamorphosée par la vieillesse, dans Le Temps retrouvé (Marcel Proust, L’écriture et les arts, Chronologie). A la suite de cette visite, Paul Morand écrit : « Passé chez Proust. Il me lit une page de Salammbô. Il rit parce que je déteste Salammbô et que je dis : « C'est du Rochegrosse. » Georges-Antoine Rochegrosse, né le 02 août 1859 à Versailles et mort le 11 juillet 1938 à El Biar (Algérie) est un peintre, décorateur, et illustrateur français. Membre influent de la Société des peintres orientaliste français, il exposera non seulement à Paris, mais aussi au Salon des artistes algériens et présidera le jury de l'Union artistique de l'Afrique du Nord dès 1925, ainsi que le Syndicat professionnel des artistes algériens. C’est sans doute son amour de l’Afrique du Nord qui a fait de lui un des illustrateurs du roman de Flaubert. On notera le mépris de Paul Morand dans son jugement sur Salammbô.

Au chapitre I du roman, "Le Festin", on lit le portrait de la fille d'Hamilcar : "Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait."

Salammbô, illustré par Georges-Antoine Rochegrosse

Recherchant les passages de La Recherche qui décrivent la duchesse vieillie dans " le bal des têtes", et comparant les textes, j'ai noté l'insistance sur les bijoux et la mention de la couleur rose pour la bouche de Salammbô et pour la curieuse grosseur sur la joue de la duchesse.  Quant à l'évocation des "écailles d'une murène", elle me fait penser au "vieux poisson sacré" qu'est devenue la duchesse de Guermantes dans le portrait qu'en brosse le Narrateur :

« Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, ayant reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » […]

Peu à peu pourtant, à force de regarder sa figure hésitante [celle de Mme d’Arpajon], incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés, les hexagones que l'âge avait ajoutés à ses joues. D'ailleurs, ce qu'il mêlait à celles des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues restées si semblables pourtant de la duchesse de Guermantes et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguai une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé ; une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre [...] »

Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu'elle connaissait des actrices, etc., les dames aujourd'hui vieilles de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d'une part parce qu'elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des royalties, mais encore parce qu'elle dédaignait de venir dans la famille, s'y ennuyait et qu'on savait qu'on n'y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d'ailleurs mal sues, ne faisaient qu'augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d'État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : « Est-ce même la peine d'inviter Oriane ? Elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d'illusions. » Et si, vers 10 heures et demie, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux, durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Oriane qui s'arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c'était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu'autrefois, pour un directeur de théâtre, que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité au lieu du morceau promis vingt autres. La présence de cette Oriane, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n'en continuait pas moins (l'esprit mène le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n'y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres soirées de douairières de la même season (comme aurait dit encore Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s'était pas dérangée Oriane. […] »

J'ignore si les passages relevés sont les bons ; il me semble cependant qu'ils témoignent bien de l'admiration de Proust pour Flaubert.

 

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4 mai 2022 3 04 /05 /mai /2022 18:18

Loïe Fuller, 1902, Frédérick Glasier.

Avril 1894 (pp. 286 et 287, Proust, L’écriture et les arts) :

Proust voit le spectacle de Loïe Fuller avec la Belle Otero aux Folies-Bergère. Il se rend à l’exposition Marie-Antoinette à la galerie Sedelmeyer qui propose également une exposition de peinture anglaise avec des toiles de Turner : Le Banquet de Guildhall et la Vue de l’hôpital de Greenwich.

On admire au Salon l’Intérieur de Notre-Dame de Paris de Paul Helleu. Ce peintre, patronné par John Singer Sargent et Robert de Montesquiou, sera bientôt lié avec Proust.

Loïe Fuller, nom de scène de Mary Louise Fuller, née à Hinsdale le  22 janvier 1862  et morte à Paris le 02 janvier 1928  à Paris, est une danseuse américaine  et l'une des pionnières de la danse moderne ; elle est célèbre pour les voiles qu'elle faisait tournoyer dans ses chorégraphies de danse serpentine et pour ses talents de metteuse en scène. Le soir du 16 octobre 1891, lors de la création de la pièce Quack Medical Doctor à Holyoke, dans le Massachusetts, vêtue de vêtements blancs, elle improvise de grands mouvements pour interpréter une femme sous hypnose. Le public réagira spontanément en s’écriant « Un papillon !... Une orchidée !... » En effet, ses chorégraphies mettent le progrès technologique au service d’une danse qui exalte la nature à travers des lignes courbes et des mouvements évoquant les fleurs, les papillons, les serpents : enveloppée dans de longs voiles qu’elle agite à l’aide de baguettes et baignée d’une lumière aux teintes changeantes, Loïe Fuller rappelle aux spectateurs que l’homme fait partie de la nature. L’originalité de ses danses est l’un des principaux attraits du cabaret des Folies-Bergère, lieu par excellence de la vie parisienne à la Belle Époque, où Loïe Fuller débute et se produit pendant dix ans.

Loïe Fuller influence aussi les arts décoratifs et la photographie : une riche production de statuettes s’inspire de ses voiles dansants, et les photographes essayent de saisir la magie de son art. Elle expérimente inlassablement les possibilités des effets de lumière et de couleur sur des tissus à la matière et à la consistance différentes : ce travail lui vaut de nombreux brevets, mais sa santé en pâtit, à cause des longues répétitions sous des lumières violentes qui abîment ses yeux. À une époque où les droits des femmes et des homosexuels ne sont pas encore reconnus, Loïe Fuller affiche fièrement ses idées féministes, ainsi que son homosexualité. Entièrement vouée à l’art, elle dépense tout pour poursuivre ses recherches jusqu’à la fin de sa vie ; elle meurt d’une pneumonie en 1928, assistée par Gab Sorère, sa fidèle compagne et collaboratrice depuis 1897.

Ses admirateurs furent nombreux : Rodin, Lautrec, Georges Rodenbach, qui lui consacra plusieurs pages élogieuses, l’astronome Camille Flammarion, les frères Lumière, Hector Guimard et les Curie. Elle monta ainsi un spectacle intitulé La danse du radiumElle fut éclipsée en 1902 par Isadora Duncan, sa compatriote, qu’elle contribua à faire connaître en Europe en 1902 avec la création de sa première compagnie de jeunes danseuses. Elle demeure cependant une référence dans l'histoire de la danse, marquant un point d'articulation entre le music-hall, la performance et la danse moderne. Par ses mouvements amples, sinueux et continus, elle contribua à inaugurer une ère nouvelle.

La Belle Otero

En 1894, Proust pouvait admirer Loïe Fuller dansant aux Folies-Bergère avec la Belle Otero. Agustina Otero Iglesias, dite Caroline Otero, ou encore « La Belle Otero », est une chanteuse et danseuse de cabaret et courtisane célèbre de la Belle Epoque, née en Espagne le 04 novembre 1868 et morte à Nice le 10 avril 1965. En août 1898, Caroline Otero devint « la première star de l'histoire du cinéma » lorsque l'opérateur Félix Mesguich la filma dans un numéro de danse à Saint-Pétersbourg. Amie de Colette, elle entretient une rivalité célèbre avec une autre courtisane espagnole, Liane de Pougy. La liste de ses conquêtes est impressionnante : Edouard VII d'Angleterre, Léopold II de Belgique, le duc de Westminster, le grand-duc Nicolas de Russie, des financiers, des écrivains tels que Gabriele d'Annunzio et Aristide Briand, son amant pendant dix ans. Elle fit tourner bien des têtes et serait à l'origine de plusieurs duels et de six suicides, d'où son surnom de la « sirène des suicides ». Elle fut, avec Liliane de Pougy et Emilienne d’Alençon, l’une des « Trois Grâces » de la Belle Epoque.

Si, dans La Recherche, la danse est un art beaucoup moins mentionné que la peinture et la musique, il n’en demeure pas moins que Proust s’intéressa aux Ballets russes, manifestant ainsi son ouverture d’esprit dans les domaines artistiques et théâtraux. C'est en 1910, lors de leur deuxième « saison » à Paris que Marcel Proust fit la connaissance des Ballets russes. Il fut enthousiasmé par cette troupe, menée par Diaghilev, qui renouvelait l'art de la danse. Non seulement il assista aux représentations de la troupe dans Shéhérazade, Carnaval, Le Festin, Le Prince Igor, Les Sylphides et Giselle, mais il soupa avec les artistes à plusieurs reprises, invité par les mécènes des Ballets russes : la comtesse Greffulhe et Misia. Il fit ainsi la connaissance de Tamara Platonovna Karsavina, la partenaire de Nijinski, qu'il raccompagna dans sa voiture jusqu'à son hôtel et avec qui il eut des échanges qu'elle évoquera dans ses Mémoires. Marcel Proust, fut fasciné par la danseuse, véritable symbole de la modernité et de la virtuosité des Ballets russes. Devant L’Oiseau de feu d'Igor Stravinski, il s’exclamera : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. » Dans Sodome et Gomorrhe, il évoque « l'efflorescence prodigieuse » de ces ballets « révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benois, du génie de Stravinski. » (RTP, III, 140).

Vaslav Nijinski

Dans une esquisse du Côté de Guermantes, Proust évoque Nijinski au moment de son entrée en scène dans Le Pavillon d'Armide, « un plaisir fugitif qui naît de l’harmonie instantanée d'un costume, d'une lumière, d'un décor, éléments destinés à changer, avec le mouvement ou même la mimique du danseur » : « Des machinistes faisaient reculer les divers messieurs en veston ou en redingote, amis des artistes, habitués du théâtre, journalistes qui se promenaient sur le plateau. Au milieu de ces hommes du monde qui se saluaient, s'arrêtaient à causer un moment comme à la ville, s'élança un jeune homme portant une toque de velours noir, une jupe cerise, et les bras levés au ciel dans des manches de soie bleue. Sa figure était couverte d'une sorte de poudre de pastel rose comme certains dessins de Watteau ou certains papillons. C'était un célèbre et génial danseur d'une troupe étrangère... Je restais ébloui à suivre des yeux dans l'air les arabesques qu'y traçait sa grâce naturelle, ailée, capricieuse et multicolore. » L'écrivain voit dans ce « plaisir d'une seconde », multiplié tout au long du spectacle, le but même du chorégraphe et du danseur. Et quand la raison déserta le danseur qui sautait si haut, Proust écrivit : « Il regagna d’un vaste essor le pays des songes, ce pays d’où il n’est plus revenu ». Par ailleurs, dans un article intitulé « Bidou, Bergotte, la Berma et les Ballets russes, Une enquête génétique », Nathalie Mauriac Dyer établit un parallèle entre le couple Charlus/Morel et le couple Diaghilev/Nijinski. Certains lecteurs contemporains proches du milieu des Ballets russes auraient entrevu en filigrane de l’exécution de Charlus, nymphe tragique et délaissée par son faune, la figure de Serge de Diaghilev, abandonné en 1914 par Nijinsky.

On rappelle que le 18 mai 1922, "un souper fin eut lieu au Majestic pour fêter la première du ballet Le Renard de Stravinski, interprété par les Ballets russes de Diaghilev avec une chorégraphie de Nijinska, la sœur de Nijinski. La soirée fut donnée par un couple d'Anglais, Violet et Sydney Schiff, […] organisée aussi par Diaghilev, lui-même invité d'honneur. Parmi les invités, des femmes du monde […]et le demi-monde des émigrés russes […] sans oublier Stravinski et Picasso, très investi dans la création des décors des ballets russes, bref le tout-Paris du moment. Misia Sert, la mécène des Ballets russes, surnommée « Madame Verdurinska » par son amie Gabrielle Chanel, devait certainement être présente. Proust se rendit à cette réception, une des dernières de sa vie, vers deux heures trente du matin, élégamment vêtu." 

Dans La Recherche, on trouve aussi quelques allusions au ballet Giselle, dansé par les Ballets russes en 1910. Le Narrateur évoque un fait relatif à Nijinski, exclu du ballet impérial à cause d’un costume de scène indécent.  L’évocation de Giselle marque aussi le goût du héros pour les fantômes, la vanité de son retour à la vie après la mort de sa grand-mère et le caractère ailé d’Albertine. Et les danseurs russes ont peut-être servis de modèles au défilé des jeunes filles sur la digue de Balbec. (« Proust et les Ballets russes : l’empreinte de Giselle », Francine Goujon, Université Paris-Sorbonne, UFR, Littérature française et comparée).

Outre les Ballets russes, Proust, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, évoque le tango à trois reprises. Ainsi Octave est décrit par le Narrateur comme un bon danseur : « Octave obtenait, au casino, des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui ferait faire s’il le voulait un joli mariage dans ce milieu des « bains de mer » où ce n’est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles épousent leur « danseur ».  Il fait aussi un tableau assez péjoratif des Bloch, de sa famille, de ses coreligionnaires, snobés par « la société des Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris dont les filles, belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims, n’auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées, poussant le souci des modes de « « bains de mer » jusqu’à toujours avoir l’air de revenir de pêcher la crevette ou d’être en train de danser le tango. » Enfin, pour Charlus, le tango fait partie de l’évolution d’une société qui lui devient étrangère : « Oui, dit-il, je n’ai plus vingt-cinq ans et j’ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue, sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. »

Charles Sedelmeyer, 1879, Mihaly Muncàcsy

En cette fin d’avril, Proust se rend dans la galerie Sedelmeyer pour voir une exposition dédiée à Marie-Antoinette. Charles Sedelmeyer, né le 30 avril 1837 à Vienne, et mort le 09 août 1925 à Paris, est un marchand d'art, critique d'art et éditeur autrichien, l'un des plus grands collectionneurs et galeristes de la fin XIXe et du début XXe. Dans La Peinture anglaise, Ernest Chesneau décrit ainsi Le Banquet de Guildhall de Joseph Mallord William Turner. « La grande salle de l’hôtel de ville de Londres, tendue de rouge de haut en bas, est incendiée de lumière. D’immenses tables l’occupent dans toute sa profondeur, chargées de candélabres et de mets, entourées par la foule agitée des convives. Au fond un trône et la table d’honneur. Sur les parois latérales, d’immenses tribunes encombrées de spectateurs. Rien ne peut donner une idée de la magie des colorations, de l’intensité de l’effet lumineux, de l’animation folle, de la verve, de la vie, de cette petite toile qui n’a pas cinquante centimètres de hauteur. Turner seul dans l’école anglaise a eu cette puissance extraordinaire […] Il veut et il rend la lumière jusqu’au bord de la toile. » 

Vue de Londres de Greenwich, Turner, 1825

L’autre toile admirée par Proust, la Vue de Londres depuis Greenwich, 1825), est décrite ainsi par Le Metropolitan Museum of Art : « Turner offre ici un panorama sur le Grand Londres vu de Greenwich Park, regardant vers le bas vers l’hôpital naval conçu par Sir Christopher Wren, la Tamise et la ville lointaine. Le premier plan est jonché de cartes et de globes, avec une femme tenant deux plans pour un retraité de la marine avec des lunettes et des béquilles à inspecter – une référence au passé de l’Angleterre. Légèrement derrière, un homme vêtu d’un chapeau haut-de-forme à la mode et de gants jaunes lève les mains pour célébrer le cadeau en plein essor. Enfin, une troisième figure, plus bas sur la colline, regarde à travers un télescope des bateaux à vapeur qui passent devant des voiliers sur la rivière – un indice pour l’avenir. L’aquarelle appartient à un groupe que l’artiste a réalisé vers 1825, consacré à la capitale nationale. L’intention était de reproduire la série sous forme d’estampes, mais le projet n’a jamais été réalisé. »

On sait qu’un des modèles d’Elstir, le peintre de La Recherche, a pu être inspiré par Turner. Gabrielle Townsend, dans « Proust's Imaginary Museum : Reproductions and Reproduction in À la recherche du temps perdu », (Peter Lang, 2008, pp. 87-88), le souligne ainsi : « Mais les descriptions des peintures marines d'Elstir, en particulier Le Port de Carquethuit, doivent une dette particulière à Turner, médiatisée par Ruskin, et dérivées principalement de reproductions. Proust n'a pas vu beaucoup d'œuvres de Turner dans la vraie vie ; il déplore que le Louvre contienne si peu de peintures anglaises. Une œuvre qu'il a vue était un paysage avec une rivière et une baie au loin, dans la collection de Camille Groult, dont Edmond de Goncourt a écrit qu'il conduisait à négliger l'originalité réputée de Monet et des autres. La peinture caractérise le flou caractéristique de Turner des frontières entre la terre, l'eau et le ciel que Proust présente comme la vision d'Elstir… »

Intérieur de Notre-Dame de Paris, Helleu

Enfin, en cette fin d’avril 1894, Proust admire aussi l’Intérieur de Notre-Dame de Paris de Paul-César Helleu un peintre et graveur français, né à Vannes le17 décembre 1859, et mort à Paris le 23 mars 1927. Dessinateur virtuose de la société française et anglo-saxonne, cet artiste peignit aussi des huiles, auxquelles appartient ce tableau, et qui sont méconnues. « Il s’agit de marines, de natures mortes, aux touches impressionnistes et aux couleurs particulières comme le souligne Mallarmé dans ces vers :

Au cinquante-cinq avenue

Bugeaud, ce gracieux Helleu

Peint d’une couleur inconnue

Entre le délice et le bleu. » 

Des liens étroits liens unissaient (1859-1927) Helleu à Marcel Proust. C’est en effet grâce au romancier et à Montesquiou que l’artiste intégra la bonne société parisienne. Dans un article, « Paul-César Helleu et Marcel Proust – leur amitié, d’un personnage de roman jusqu’au lit de mort » – Adrien Gouffray »,  Florian Métral écrit  qu’à l’occasion d’une visite impromptue de l’écrivain au peintre durant l’année 1918 ou 1919, Proust  aurait salué son ami en lui disant : « Bonjour Monsieur Elstir ! »  Selon les dires de Paulette Howard- Johnston, la fille de James Whistler (1834-1903), Elstir serait la contraction des deux noms de Helleu et de Whistler. Par ailleurs, dans le portrait de l’artiste de La Recherche, on peut voir des similitudes avec l’aspect physique d’Helleu : « « Un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide. »

Proust sur son lit de mort, Helleu
On connaît le portrait émouvant que Helleu fit de son ami sur son lit de mort. Céleste Albaret rapporte en ces termes l’événement : « Ce même dimanche, vers deux heures de l’après-midi, à la demande du professeur Robert Proust, le peintre Helleu, que M. Proust aimait beaucoup et qui, à cette époque, avait dû renoncer à la peinture en raison de sa vue, vint faire une pointe sèche. Il me déclara qu’il allait mettre toute son âme à ce portrait. » Dans Journal d’un collectionneur. Marchand de tableaux, René Gimpel évoque une conversation à propos du portrait de Proust avec Paul-César Helleu, qui lui aurait dit : « Oh ! Comme c’est horrible, mais comme il était beau ! Je l’ai fait mort comme un mort. Il n’avait pas mangé depuis cinq mois, sauf du café au lait. Vous ne pouvez-vous imaginer comme ce peut être beau, le cadavre d’un homme qui n’a pas mangé depuis ce temps-là ; tout l’inutile a fondu. Ah ! il était beau, une belle barbe noire, drue. Son front, à l’ordinaire fuyant, s’était bombé. » Tous ces éléments témoignent de la grande proximité amicale entre Proust et Helleu.
Sources :

Commentaire sur “Proust at the Majestic” - Le mot juste en anglais (le-mot-juste-en-anglais.com)

https://books.google.fr/books?id=rQ0lwQVjBGIC&pg=PA97&lpg=PA97&dq=le+banquet+de+guildhall+turner

« Paul-César Helleu et Marcel Proust – leur amitié, d’un personnage de roman jusqu’au lit de mort » – Adrien Gouffray – Investigatio (hypotheses.org)


 

 

 

 

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21 avril 2022 4 21 /04 /avril /2022 16:48

 

Le pianiste, Edouard Risler

Le 21 avril 1897, concert de Reynaldo Hahn à La Bodinière ; récitation des « Portraits de peintres » de Proust par Marguerite Moreno (p. 289, Proust, L’écriture et les arts).

Le 05 avril 1897, Edouard Risler avait joué les Portraits de peintres de Reynaldo Hahn à la salle Pleyel, dans un concert qui comprend des pièces pour piano de Hahn. On rappelle que Joseph-Edouard Risler, né le 23 février 1873 à Baden-Baden (Grand duché de Bade) et mort le 21 juillet 1929  à Paris, est un musicien qui s'imposa très vite comme l'un des grands pianistes de son temps, ouvert à la musique de son époque comme à l'héritage romantique allemand : les 32 sonates de Beethoven,  l'œuvre intégrale de Chopin ou le Clavier bien tempéré de Bach.  Il a entretenu une correspondance étroite avec son ami le compositeur Reynaldo Hahn qui lui dédiera la mélodie Fleur fanée (1894).

Les Portraits de peintres de Reynaldo Hahn datent de 1894 et ont été inspirés au musicien par son ami Marcel Proust. Ces quatre morceaux devaient figurer dans l'édition de la première œuvre publiée par Proust, Les plaisirs et les jours. On sait qu’il s’agit d’un recueil de poèmes en prose et de nouvelles, publié en 1896 chez Calmann-Lévy avec une préface d'Anatole France. Cet ouvrage compte dix parties, « Portraits de peintres et de musiciens » en composant la sixième partie. Ce sont des tableaux que Proust avait vus au Louvre quand il étudiait au lycée Condorcet. Les quatre poèmes évoquent le peintre paysagiste néerlandais Aelbrecht Cuyp (1620-1691), Paulus Potter, célèbre peintre animalier hollandais (1625-1654), le peintre flamand Anton Van Dyck (1599-1641) et le Français Jean-Antoine Watteau (1684-1721). Ces peintres de styles et de thèmes distincts (Cuyp avec ses peintures de la campagne néerlandaise, Potter et ses peintures d’animaux, les peintures de cour de Van Dyck et les scènes galantes colorées de Watteau) ont inspiré le jeune Proust qui a voulu saisir en poésie le souvenir de ces toiles.

Aelbrecht Cuyp.

L'œuvre d'Albert Cuyp est particulièrement réputée pour le traitement de la lumière des paysages de Hollande, à l'aurore ou au crépuscule, mais également pour son sens de la composition. La toile dont il est question est le Départ pour la promenade à cheval, v.1660-1670.

« Cuyp, soleil déclinant dissous dans l'air limpide  
Qu'un vol de ramier gris trouble comme de l'eau,  
Moiteur d'or, nimbe au front d'un bœuf ou d'un bouleau,
Encens bleu des beaux jours fumant sur le coteau,
Ou marais de clarté stagnant dans le ciel vide.  
Des cavaliers sont prêts, plume rose au chapeau,  
Paume au côté ; l'air vif qui fait rose leur peau,
Enfle légèrement leurs fines boucles blondes,
Et, tentés par les champs ardents, les fraîches ondes  
Sans troubler par leur trot les bœufs dont le troupeau
Rêve dans un brouillard d'or pâle et de repos,  
Ils partent respirer ces minutes profondes. »  

Paulus Potter.

Compatriote de Cuyp, Paulus Potter est connu pour ses peintures d’animaux, sur lesquelles les personnages sont souvent en arrière-plan. Proust dénonce le manque de couleur, le sol nu et décrit un laboureur avec un seau, et la jument résignée qui se lève et attend, rêvant. On pense à la toile intitulée Deux chevaux près d’une auge devant une chaumière, 1649.

« Sombre chagrin des ciels coutumièrement gris,  
Plus tristes d'être bleus aux rares éclaircies,  
Et qui laissent alors sur les plaines transies  
Filtrer les tièdes pleurs d'un soleil incompris ;  
Potter, mélancolique humeur des plaines sombres  
Qui s'étendent sans fin, sans joie et sans couleur,  
Les arbres, le hameau ne répandent pas d'ombres,  
Les maigres jardinets ne portent pas de fleurs.  
Un laboureur tirant des seaux rentre, et, chétive,  
Sa jument résignée, inquiète et rêvant,  
Anxieuse, dressant sa cervelle pensive,  
Hume d'un souffle court le souffle fort du vent. »

Anton Van Dyck.

Dans ce poème, Proust évoque les tableaux de Charles I d’Angleterre et de L’Homme au pourpoint (duc de Richmond), vers 1650. Anton Van Dyck, peintre à la mode, devint le principal peintre de cour à la demande de Charles 1er. L’élégance décontractée de ses œuvres se reflète dans le poème de Proust, qui décrit la beauté des poses de ses modèles. Proust y mentionne le portrait de James Stuart (1612-1655), le premier duc de Richmond, tenant la pomme de la discorde (du Jugement de Paris). Il est lui aussi ce « prince des gestes calmes » dont le regard tranquille rayonne comme le saphir à son cou.

« Douce fierté des cœurs, grâce noble des choses  
Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois,  
Beau langage élevé du maintien et des poses  
Héréditaire orgueil des femmes et des rois !
Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,  
Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,  
Dans toute belle main qui sait encore s'ouvrir,  
Sans s'en douter - qu'importe ? -  elle te tend les palmes !
Halte de cavaliers, sous les pins, près des flots
Calmes comme eux - comme eux bien proches des sanglots
Enfants royaux déjà magnifiques et graves,  
Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,  
Et bijoux en qui pleure -  onde à travers les flammes -  
L'amertume des pleurs, dont sont pleines les âmes  
Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux ;  
Et toi par-dessus tous, promeneur précieux,  
En chemise bleu pâle, une main sur la hanche,  
Dans l'autre un fruit feuillu détaché de la branche,  
Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux.  
Debout, mais reposé, dans cet obscur asile,  
Duc de Richmond, ô jeune sage ! - ou charmant fou ?  
Je te reviens toujours : un saphir, à ton cou,  
A des feux aussi doux que ton regard tranquille. »

Antoine Watteau

Le dernier poème évoque le peintre français Jean-Antoine Watteau, qui a également inspiré Debussy et Fauré. Watteau, « maître des sérénités douces et des paradis tendres » (Jules et Edmond de Goncourt), peint une fête galante, L’embarquement pour Cythère (1717). Des pèlerins de l’amour en partance pour l’île d’Aphrodite évoquent l’insouciance et la douceur de vivre des années Régence pour les élites aristocratiques et mondaines. L’amour est dans l’air, mais la mélancolie l’est aussi. C’est peut-être aussi le mystérieux tableau de L’Indifférent (1716), avec son costume bleu, qui est suggéré

« Crépuscule grimant les arbres et les faces,  
Avec son manteau bleu, sous son masque incertain ;  
Poussière de baisers autour de bouches lasses...  
Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.
La mascarade, autre lointain mélancolique,  
Fait le geste d'aimer plus faux, triste et charmant.  
Caprice de poète - ou prudence d'amant,  
L'amour ayant besoin d'être orné savamment -
Voici barques, goûters, silences et musique."

Ce recueil, dont le titre fait écho à l’œuvre d’Hésiode, Les Travaux et les Jours, s'inspire décadentisme et notamment du travail du dandy Robert de Montesquiou comme Proust l'a indiqué lui-même. Pour le poème sur le tableau de Cuyp, il a écrit que ces vers, pastichés de ceux de Robert de Montesquiou, « furent écrits avant une classe à Condorcet, en sortant du Louvre où je venais de voir les cavaliers qui ont une plume rose au chapeau. »

Il s'agit du premier ouvrage de Proust, qui cherchera à en éviter la réimpression pendant la rédaction d’ A la recherche du temps perdu. Léon Blum a commenté le livre en ces termes : « Nouvelles mondaines, histoires tendres, vers mélodiques, fragments où la précision du trait s'atténue dans la grâce molle de la phrase, M. Proust a réuni tous les genres et tous les charmes. Aussi les belles dames et les jeunes gens liront avec un plaisir ému un si beau livre. » Proust dira ses poèmes devant Colette qui le gronde de les dire si mal : « Je veux vous dire maintenant combien nous avons trouvé fines vos gloses de peintres l’autre soir. Il ne faut pas les abîmer comme vous le faites en les disant mal » (Corr., I, 385).

Par ailleurs, le prix exorbitant de ce livre attira sur le jeune écrivain de nombreuses critiques dont il se défendit en ces termes : « Hélas c'est ce que tout le monde me dit... et pourtant, une préface de M.  France, quatre francs... de la musique de Reynaldo Hahn, quatre francs... des tableaux de Mme Lemaire, quatre francs... de la prose de moi, un franc... quelques vers de moi, cinquante centimes. Total : seize francs cinquante, ce n'est pas exagéré ? » 

Reynaldo Hahn par Lucie Lambert

Proust et Hahn, qui adapta ses textes en musique se rencontrèrent chez  Madeleine Lemaire, la célèbre aquarelliste, dite l’« impératrice des roses », au printemps 1894, peut-être fin mai. C'est chez cette amie commune, que le musicien composa les pièces pour piano sur les « Portraits de peintres ». Ils travaillèrent sans doute très vite ensemble à une double ekphrasis. A l’origine, l’ekphrasis est une description précise et détaillée avant de voir son sens se restreindre à la description des œuvres d'art. C’est en quelque sorte une mise en abyme de l’œuvre d’art. Ce sont les quatre poèmes, « Albert Cuyp », « Paulus Potter », « Antoine van Dyck » et « Antoine Watteau », accompagnés de quatre partitions de Hahn, qui formeront l’ensemble intitulé Portraits de peintres. « Watteau », poème qui clôt le cycle, est daté « Printemps 1894 ». Dans Retour à Marcel Proust, Benoist-Méchin attribue ces propos à Marcel Proust : « La musique a été une des plus grandes passions de ma vie… Elle m’a apporté des joies et des certitudes ineffables, la preuve qu’il existe autre chose que le néant auquel je me suis heurté partout ailleurs. Elle court comme un fil conducteur à travers toute mon œuvre. » Et Philippe Robichaud, dans « Je rêve sans comprendre » : l’ekphrasis des Portraits de peintres de Marcel Proust et Reynaldo Hahn », commente : « Invitant son amant Reynaldo à composer de la musique pour ses vers qui décrivent des toiles, Proust fait des Portraits de peintres une expérience esthétique qui multiplie les « degrés  d’art ». On pense aux « Phares » de Baudelaire puisque les « Portraits de peintres » effacent les peintres eux-mêmes pour donner toute la primauté à leurs toiles ».

La première audition de ces pièces qui devaient servir d'accompagnement à la récitation des vers de Proust (il faut rappeler la grande mode dont jouissait à cette époque ce genre d'œuvre tout à fait oublié aujourd'hui qu'est l'adaptation symphonique d'un poème) eut lieu chez Madeleine Lemaire, leur dédicataire, le 28 mai 1895, lors d'une réception qui fit grand bruit.  C’est Le Bargy qui y récita les poèmes et Risler interpréta au piano les œuvres de Hahn.

En date du 27 mai 1895, à 9 heures du matin, Proust avait écrit à Robert de Montesquiou à propos de cette première audition :

Cher Monsieur,

Pour préciser du thème qui fut leur occasion, de très belles variations de Hahn, on entendra demain quelques-uns de mes plus mauvais vers dans ce même atelier où on entendit de si beaux, et où de bien beaux encore, Madame Lemaire l'espère et le fait espérer, viendront encore émouvoir vos admirateurs !  Si, parmi toutes les belles musiques qu'il y aura demain, vous pouviez prendre quelque plaisir à constater dans les vers des jeunes gens non seulement l'admiration mais l'imitation, des vôtres, si vous pouviez vous plaire à écouter certains ciels "plus tristes d'être bleus " comme un écho fidèle et affaibli d'augustes mains « plus belles d'être nues », je vous demanderais de venir de bonne heure, car Risler, qui vient exprès de Chartres pour jouer ces Portraits de peintres, doit retourner le soir même au régiment et à 11 heures il sera obligé de nous quitter.                

Votre respectueux et affectueux.

Marcel Proust.

Le compte-rendu de cette soirée, emblématique de la mondanité de cette fin de siècle, parut dans divers journaux dont Le Gaulois : « Hier (28 Mai 1895), chez Mme Madeleine Lemaire après un dîner, réception très sélect : des personnalités du monde artistique, élégant et aristocratique. Soirée musicale des plus brillantes, consacrée aux œuvres du distingué compositeur Reynaldo Hahn. On a entendu et applaudi Mmes Eames-Story [chanteuse], MM. Fugère, et Risler [pianistes], qui surtout ont admirablement fait valoir les belles œuvres que M. Hahn a composées sur des poésies finement ciselées par M. Marcel Proust. Chacun des Portraits de peintres est un petit bijou... Dans l'assistance : Princesse Edmond de Polignac, marquise d’Hervey Saint-Denys, marquise d’Eyragues, née de Montesquiou-Fezensac, Mme Kinen, comtesse du Pont de Gault-Saussine, Mme Louis Stern, comtesse de Saint-Léon, marquise de Saint-Paul, Mme Baignières, Mme Hochon, comtesse de Bois-Landry, comte Robert de Montesquiou, M. de Heredia et ses filles, comte Primoli, M. Anatole France, M. Carolus Duran, Mme Feydeau, M. Marcel Prévost, marquis d’Eyragues, comte Cahen, M. Ephrussi. »

Le 30 mai, Madeleine Lemaire recevra de nouveau pour l’audition des Portraits de peintres de Reynaldo Hahn dont Le Figaro se fera l’écho. Et une nouvelle fois le 02 juin. Le Ménestrel du 02 juin 1895 évoque une « soirée musicale des plus brillantes, consacrée aux œuvres du charmant compositeur Reynaldo Hahn ». Et de citer encore Edmond Clément et « les chœurs qui ont marché avec beaucoup d’ensemble ». Et le 21 juin 1895, on lira encore dans Le Gaulois : « Nous sommes heureux de donner à nos lecteurs la primeur de vers délicats d’un poète charmant, M. Marcel Proust, dont Le Gaulois a déjà publié quelques articles. Ces vers ont été dits l’autre jour chez Madeleine Lemaire, par Melle Bartet sur une très agréable musique de M. Rinaldo Hahn. »

Ce sont donc bien les représentations mondaines et publiques qui seront à l’origine des publications. Ainsi, « Cuyp », « Potter » et « Watteau » seront publiés dans le volume L’année des poètes en 1895 et les quatre poèmes avec les partitions musicales figurent au centre de l’élégant recueil Les Plaisirs et les Jours, publié le 12 juin 1896. Quant à l’édition des Portraits de peintres, elle est de grande qualité. Elle parut en 1896 Au Ménestrel, Heugel & Cie, 1896 en 4 parties dans un volume in-folio. Chacune des quatre pièces de forme Lied est accompagnée d'un portrait du peintre et du poème de Proust. Elles peuvent être jouées seules ou servir d'accompagnement à la récitation des vers. Ces accompagnements musicaux étaient à la mode et appréciés de la société mondaine fin de siècle. Les dédicataires sont nommés : « A Madame Madeleine Lemaire / Reynaldo Hahn / Portraits de peintres / Pièces pour piano / d’après les poésies de Marcel Proust / dédiés à José Maria de Heredia ».

Le 5 avril 1897, Risler joue les Portraits de peintres de Hahn à la salle Pleyel, dans un concert qui comprend des pièces pour piano de Hahn. Le 11 avril 1897, Le Ménestrel évoque les Portraits de peintre de Hahn, « si vrais dans leur recherche de coloris et si modernes de facture ». Et, le 21 avril, dans un concert où sont jouées également des œuvres de Hahn, Melle Marguerite Moreno récitera les « Portraits de peintres » de Proust.

Sources :

Reynaldo Hahn - œuvres musicales - Portraits de peintres (1894) (reynaldo-hahn.net)

Proust - Lettres à Reynaldo Hahn - (reynaldo-hahn.net)

« Portraits de Peintres » de Reynaldo Hahn, inspirés par la poésie de Proust : Interlude

«Je rêve sans comprendre» : l’ekphrasis des Portraits de peintres de Marcel Proust et Reynaldo Hahn in: Sensations proustiennes (brill.com)

Wikipédia

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 avril 2022 5 15 /04 /avril /2022 10:40

 

"L'Enchantement du Vendredi Saint" se trouve à l'acte III du Parsifal de Wagner, si souvent cité dans La Recherche. "Cet air exprime la miséricorde de Dieu et l’éveil de la nature au moment de Pâques". Proust y fait notamment allusion dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs : « Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu’à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de neige […] me rappelassent que l’Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l’on était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d’autres espèces dont j’ignorais les noms et qui m’avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d’odeurs authentiques, que le petit raidillon de Tansonville. » 

Dans une lettre à Jacques de Lacretelle, en date du 20 avril 1918, il évoque la sonate de Vinteuil et écrit : "Dans la même soirée, un peu plus loin, je ne serais pas surpris qu'en parlant de la petite phrase, j'eusse pensé à "l'Enchantement du Vendredi Saint."

Cet épisode de l'opéra wagnérien semble donc jouer un rôle capital dans La Recherche. Le célébrissime passage de la madeleine trempée dans une tasse de tilleul renvoie au héros de Wagner, ainsi que l'écrivain l'explique dans des brouillons du Temps retrouvé.  L’inspiration de cet épisode aurait été ce qu’il appelle "l'illumination à la Parsifal » : « De même que je présenterai comme une illumination à la Parsifal la découverte du Temps retrouvé dans les sensations, cuiller, thé etc." Cette expression semble bien être une allusion au troisième acte de l'opéra, dans lequel le héros « atteint à la compréhension parfaite lors de l'Enchantement du Vendredi Saint". Le critique Jean-Jacques Nattiez y voit une correspondance avec l’illumination "vécue par le Narrateur en écoutant le Septuor», dans Le Temps retrouvé.

Georges de Lauris a raconté un épisode touchant de la vie de Proust : il visitait avec des amis quelque église à Coucy, et ils voulaient voir la plate-forme d’une grande tour. Proust « est monté, malgré ses étouffements et sa fatigue […]. Il montait appuyé au bras de Bertrand de Fénelon qui, pour l’encourager, chantait à mi-voix l’Enchantement du Vendredi Saint. C’était, en effet, un Vendredi Saint, avec les arbres fruitiers en fleurs sous un premier soleil. » (Le monde de Marcel Proust, André Maurois)

Parsifal, 1882

Sources :

 

 

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13 avril 2022 3 13 /04 /avril /2022 14:17

Le 12 avril 1897, Proust se rend chez le peintre Giovanni Boldini pour admirer le portrait de Montesquiou.

En 1897, Boldini avait été chargé par l'intermédiaire d'une amie commune, Madame Veil-Picard, de faire le portrait du comte Robert de Montesquiou-Fézensac. Ce peintre, dit mondain (il garda secrète toute une partie de son œuvre plus novatrice), ne pouvait qu'être attiré par la personnalité de cet homme de lettres, emblème de l'esthète contemporain et nouvelle incarnation du dandy baudelairien. Né en 1855, ce « poète et dandy insolent » est issu d’une très ancienne famille originaire de Gascogne et aurait inspiré Huysmans pour son personnage de des Esseintes dans A Rebours et Jean Lorrain pour Monsieur de Phocas. Il passe aussi pour avoir été un des modèles du baron de Charlus dans La Recherche, ce qui ne lui plaisait guère.

Montesquiou par Philip Alexius de Lazlo (1905)

Montesquiou fut un des guides de Proust dans la haute société, jouant ainsi dans sa vie un rôle capital. La complexité du style de Proust, par certains aspects, n’apparaît pas étranger à l’écriture de cet esthète dont l’œuvre, dix-huit volumes de poésie, vingt-deux œuvres critiques, deux romans, deux biographies, trois volumes de souvenirs (imprimés après son décès en 1921), fut souvent décriée. Il entretint avec Proust une importante correspondance, qui témoigne de leurs relations cordiales, voire affectueuses. En 1999, Jean-David Jumeau, restitue à Montesquiou la place qui lui revient dans Professeur de beauté, titre d’un des articles que Proust écrivit sur son ami.

Celui que Forain appelait méchamment Grotesquiou suscita l’amitié fidèle de nombreuses femmes du temps qui tenaient salon, de comédiennes et d’artistes célèbres. Il fit aussi connaître la poétesse romantique Marceline Desbordes-Valmore, dont il fit lire les textes par Sarah Bernhardt et Marguerite Moreno. Encore collectionneur et bibliophile, il portait sur la société qui était la sienne un regard acéré et ses critiques littéraires et artistiques présentent un intérêt certain.

Montesquiou par Henri Lucien Doucet (1879)

Le grand amour de sa vie fut Gabriel Yturri, un jeune Argentin, qui devint son secrétaire. Mort en 1905, il sera rejoint par Montesquiou au cimetière des Gonards à Versailles en 1921. Ils reposent ensemble sous « L’ange du silence », provenant du château de Vitry-sur Seine, propriété de Robert de Montesquiou.

Comme il était un ami de proche de Proust, il n’est pas étonnant que celui-ci se soit déplacé pour aller voir son portrait par Boldini, qui était alors, depuis 1872, l’un des peintres mondains parisiens les plus réputés. C’est l’époque où les happy few en vue veulent tous avoir leur portrait, qu’il soit réalisé par le Français Jacques-Emile Blanche, les Américains Sargent ou Whistler, ou encore le Russe Troubetzkoy. Boldini fut sans doute séduit par la personnalité originale de cet aristocrate écrivain et poète, à qui l’on prêtait bien des fantaisies et dont tout un chacun admirait l’élégance.

« Lorsque l’on s’est fait peindre par un peintre célèbre, il ne reste qu’une ressource : ressembler à son portrait » disait le peintre Kees van Dongen. D’après les photos, il semblerait que ce beau portrait soit bien à l’image de son modèle. Dans un article, justement consacré à Boldini, intitulé « Les peintres de la femme », Boldini, Modes, janvier 1901, Montesquiou écrit que « l'art du portrait ne réside pas dans la vérité photographique mais dans le mélange sur la toile de l'identité du peintre et de celle du modèle. » La modernité de la toile résiderait donc dans la ressemblance avec le modèle en même temps que dans un jugement implicite du peintre. L’insistance picturale sur l’attitude affectée de Montesquiou n’implique-t-elle pas une forme de jugement ironique ?

Dans ce tableau présenté au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1897, qui représente Montesquiou avec le visage de profil, il est clair que le modèle ne nous regarde pas, témoignant ainsi d’une morgue aristocratique certaine. Le peintre a choisi un camaïeu de gris (reflets du col, plis des manches, fond du tableau, chaise Louis XVI) pour le costume souple, d’un grand faiseur, et témoin d’une certaine désinvolture, le gilet recouvrant une chemise blanche à coins cassés. Les gants en chevreau, d’un blanc ivoire, prolongent la chemise, mettant en valeur les mains longilignes. L’ensemble est rehaussé par une lavallière noire négligemment nouée, qui répond au noir aile-de-corbeau de la chevelure, de la moustache finement taillée, dite "en guidon", à la française, et de la petite barbe sur le menton.

Montesquiou par Whistler, 1891

Le regard de Montesquiou est posé sur le pommeau bleuté de sa canne, accessoire obligé du dandy. Selon certains commentateurs, la canne qu’il tient de la main droite avec trois doigts prend l'allure d'un sceptre. « Boldini semble ainsi illustrer le vers introductif de l'un des poèmes des Chauves-souris de Montesquiou : « Je suis le souverain des choses transitoires » ». A la faveur d’un duel entre Henri de Régnier et Montesquiou, qui avait été diffamé, le journaliste Louis Marsolleau, décrivit la canne arborée par le comte en cette circonstance comme « une ombre, un souffle, un rien, un fil de vierge, un fantôme de bâton, un spectre de badine ! Quelque chose de si léger, de si mince, de si atténué […] d'un bois si tendrement anémié et si sveltement flexible qu'une tige de pavot en fût venue à bout au lieu d'en être décapitée ».

De Brummell à Wilde, tous les élégants entre 1830 et 1914 s’approprièrent cet accessoire, destiné à la marche ou à la défense, qui constituait alors l’ordinaire d’une tenue masculine bien comprise. La canne, signe de distinction sociale, permet de marcher élégamment en cambrant le haut du corps et confère ainsi une attitude remarquable. Elle est de tous les moments de la journée : « il y a la canne de jour, pour les visites et les affaires, le plus souvent en bois des îles et pourvue d’une crosse d’ivoire, et la canne du soir, ou canne de théâtre, au fût en bois précieux surmonté d’un pommeau en ivoire ou, nec-plus-ultra : en corne de rhinocéros. Les plus élégants optent pour des modèles si fins qu’ils la portent coincée sous le bras. » Dans la toile de Boldoni, la canne symbolise tout l’orgueil aristocratique du comte, son élégance extrême et l’expression de sa supériorité sociale. Et il ne fait pas de doute que Proust dut apprécier le portrait raffiné de son ami.

Autoportrait de Boldini, 1892

Sources :

La canne : désuète ou décalée ? - Dandy Magazine (dandy-magazine.com)

Le Comte Robert de Montesquiou - Giovanni Boldini | Musée d'Orsay (musee-orsay.fr)

Le comte Robert de Montesquiou | Histoire et analyse d'images et œuvres  (histoire-image.org)

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