Julietta, marquise d'O. (Edith Clever)
Quel film singulier que La Marquise d'O. d'Eric Rohmer, que j'ai regardé sur ARTE, dans l'après-midi du mardi 21 août ! Ou plutôt quelle singulière nouvelle que celle de Heinrich von Kleist dont il est la représentation fidèle ! Le cinéaste ne disait-il pas lui-même dans un entretien avec Juliette Cerf que le film « n'est pas une adaptation mais une mise en scène ». Son exigence première a été de démontrer que le dramaturge allemand avait écrit « un véritable scénario ».
« Parti d'une phrase de Roland Barthes qui parlait d'adapter au cinéma La Marquise d'O., », dont il ignorait tout, Rohmer a souhaité ainsi « faire entendre intégralement » cet étrange texte dont la nouveauté fut incomprise lors de sa parution en février 1808 dans la revue Phœbus. Il reconnaît avec humour qu'en 1976 la gauche bouda cette œuvre à cause du mot « marquise » tandis que la connotation du « O » effrayait les vieilles dames !
L'intrigue en effet y est des plus curieuses. Elle se situe en 1799, en Lombardie, pendant la guerre de la Deuxième Coalition (1798-1800), qui vit les puissances européennes s'allier contre la France révolutionnaire. Elle met en scène la reddition du gouverneur de la place forte de M., le colonel Lorenzo von G. (Peter Lühr), entre les mains d'un officier russe, le comte F. (Bruno Ganz), lors de la campagne de Souvarov, et ses conséquences sur la fille du gouverneur, Julietta, marquise d'O. (Edith Clever).
En effet, après avoir échappé aux assauts de la soldatesque russe, grâce à l'intervention du comte F., la jeune veuve, mère de plusieurs enfants, s'évanouit et son sauveur la viole, événement tragique dont elle ne garde aucun souvenir. Peu de temps après, à la stupéfaction de toute la famille, le comte lui propose de l'épouser, pour ensuite passer pour mort dans les combats. Il réapparaît miraculeusement tandis que la marquise perçoit les premiers symptômes de ce qu'elle ne peut croire être une grossesse. Devant ce qu'il faut bien reconnaître comme le déshonneur pour la famille, son colonel de père la chasse du toit paternel et lui impose de résider dans une autre demeure. Sa mère, la colonelle (Edda Seippel), partagée entre des sentiments contradictoires, finira par admettre l'innocence de sa fille.
La jeune veuve décide alors de faire paraître un article dans une gazette. Elle y fait savoir que « sans savoir comment, dans l'attente d'un heureux événement, le père de l'enfant qu'elle allait mettre au monde devait se faire connaître et que, pour des raisons d'ordre familial, elle était décidée à l'épouser ». Quand, le jour dit, le 03 septembre, c'est le comte F. qui se présente, la marquise d'O. le chasse avec véhémence. Cependant, sous la pression de ses parents, elle accepte de l'épouser afin de donner un nom à son enfant mais elle lui ferme aussitôt la porte de sa chambre. Un peu plus tard, elle lui révélera « qu'il ne lui fut pas apparu comme un démon si, lors de sa première apparition devant elle, elle n'avait cru voir un ange ».
La marquise d'O. (Edith Clever) et son "sauveur", le comte F. (Bruno Ganz)
Les sources de cette histoire invraisemblable sont sans doute dans Montaigne qui raconte dans les Essais l'anecdote d'un valet enivré faisant violence à une paysanne endormie. Kleist précise quant à lui que « l'histoire n'est pas fictive et [que] les lieux de son déroulement ont été déplacés du nord au sud ». Par ailleurs, le dramaturge allemand se serait inspiré de Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) pour la description de la relation entre le colonel et sa fille.
Toujours est-il que, située à la lisière de l'ironie et du sentiment, cette œuvre est bien représentative de ce qu'on a appelé le « romantisme de Berlin » dont Kleist était le porte-parole. Cette jeune marquise, victime d'un mal inconnu, n'est-elle pas le double de l'écrivain, malade de « mélancolie morbide » ? Et on connaît la fin tragique du poète incompris et rejeté par les Romantiques, qui se suicida sur les bords du Wansee, près de Postdam, avec sa maîtresse, la musicienne Henriette Vogel.
Romantique, l'œuvre l'est à bien des égards et conforme à la définition qu'en donnait Mme de Staël dans De l'Allemagne, quand elle écrivait que le romantisme est cette poésie « née de la chevalerie et du christianisme ». Dans un contexte de guerre de conquête, le comte F. qui sauve la marquise des derniers outrages apparaît bien comme un preux chevalier issu de la geste courtoise. L'œuvre de Kleist est de plus très marquée par les thèmes de la Chute et de la Rédemption et la connotation chrétienne de l'intrigue peut se lire dans la vision de Julietta qui voit le comte comme un « ange du Ciel ». Le thème de la virginité de Marie est bien sûr présent en filigrane avec la grossesse inexpliquée de la marquise, l'anecdote du cygne souillé de viles matières, souvenir d'enfance du comte, renvoyant davantage au thème plus profane de l'innocence bafouée. Dans une belle formule, Goethe disait que Kleist avait « transformé le tragique grec en mystère chrétien ».
Le film est riche encore par les nombreuses perspectives qu'il soulève. En premier lieu d'abord, on soulignera la lecture féministe qui peut en être faite. Chassée par son père, la marquise assume sa grossesse, et s'essaie à une certaine forme d'autonomie en recherchant par elle-même le père de son enfant. Très influencée par les codes de son époque, elle n'en est pas moins un personnage courageux et atypique pour une femme de ce temps. Sa mère aussi, en enfreignant les ordres de son époux, affiche une certaine forme d'indépendance face au joug patriarcal.
La marquise d'O. (Edith Clever) et son père Peter Lühr) après la reddition de la place
Ce long métrage, dont l'intrigue peut sembler datée, présente néanmoins des échos tragiques dans notre actualité contemporaine. On songe au viol qui, en temps de guerre, est une arme véritable. On a aussi à l'esprit le cas de certaines jeunes filles violées après avoir bu malgré elle un narcotique. On soulignera donc, comme le propose le metteur en scène N. Pitaqaj dans sa propre mise en scène de la nouvelle de Kleist, combien cette œuvre « invite à explorer les différentes façons de construire la honte et de représenter les violences faites aux femmes, ou comment la rumeur et les croyances pèsent sur les mentalités du monde moderne ».
La piste psychanalytique semble en outre particulièrement intéressante. Dans la nouvelle, Kleist est singulièrement elliptique sur le viol, perpétré par le comte F. pendant l'évanouissement de la marquise. Rohmer, pour sa part, et par souci de vraisemblance, fait comprendre que l'héroïne est plongée dans un profond sommeil parce qu'elle a pris des narcotiques. On fera remarquer que les comédiens allemands n'étaient pas du tout d'accord avec cette modification, estimant qu'elle transformait le sens de la nouvelle.
En effet, dans la version de Kleist, il n'est pas interdit de considérer que la marquise a fait l'amour en vrai et en rêve mais qu'elle a refoulé inconsciemment cet acte. Quand sa mère dit en souriant à Julietta qu'elle est peut-être enceinte d'une chimère, celle-ci lui répond avec à-propos : « C'est pour le moins Morphée ou l'un des songes de son cortège qui serait le père... » Quant à Kleist lui-même, n'a-t-il pas composé cette curieuse épigramme :
« Ce roman n'est pas pour toi, ma fille ! Evanouie !
Quelle farce éhontée ! Elle a seulement fermé les yeux, je le sais. »
Ainsi, toute cette intrigue pourrait n'être qu'une histoire banale, destinée à mettre en relief la libido féminine, ce que souligne Jacques Hassoun dans un article intitulé « Variations psychanalytiques sur un thème généalogique de Heinrich von Kleist ». Il explique que « la recherche publique » du père inconnu n'est peut-être pour la marquise que « la marque de sa nécessaire absolution ». Il insiste sur le « brouillage » du titre, soulignant cette idée que l'histoire n'est pas uniquement celle de la marquise d'O. mais bien la « geste de tous les personnages » qui y sont impliqués. Il s'étonne devant le personnage du comte, qualifié d' « ange du Ciel » par la marquise, et qui est tout, sauf un être asexué. Il pointe du doigt la scène de réconciliation de Julietta et de son père, que Rohmer, fidèle en cela à Kleist, a filmé comme les transports de deux amants incestueux. Le dramaturge allemand n'écrit-il pas que Lorenzo von G. « posait sur [la] bouche [de sa fille] de longs baisers brûlants et avides comme un véritable amoureux » ? On est bien loin ici des épanchements tels qu'on peut les admirer dans les tableaux de Greuze. Enfin, il s'interroge sur la phrase ambiguë qui clôture la nouvelle : « D'autres jeunes Russes succédèrent au premier. » S'il s'agit sans doute d'autres enfants issus du mariage, ne peut-on penser sans invraisemblance à d'autres amants russes, voire à d'autres enfants illégitimes ? J'ajouterai que cette phrase sibylline m'a aussi laissée très perplexe.
Avec ce film, qui appartient au cycle de ses adaptations littéraires marquées par la stylisation et l'épure, Rohmer se contente cependant d'admirer un autre artiste et s'astreint à une fidélité totale : « Moi, je laisse les significations originales et l'œuvre telle quelle », affirme-t-il. Ancien professeur de Lettres, le cinéaste explique qu'il a tourné « livre en main » l'adaptation de cette nouvelle d'une soixantaine de pages qui comporte à peu près la durée d'un film d'une heure et demie. Ici, aucun dialogue supplémentaire, aucune musique pour conforter le texte et les situations. Le réalisateur s'efface avec humilité pour mettre en lumière avec élégance et rigueur cette histoire extraordinaire.
Il a souhaité seulement « retrouver la naturel de l'époque […] emphatique, plein d'éloquence […] mais filmer comme aurait filmé quelqu'un de cette période si le cinéma avait existé ». Et, selon lui, c'est en s'inspirant de la peinture qu'on aura « des indications sur les attitudes ».
Le sommeil-évanouissement de la marquise d'O.
C'est ainsi que Greuze lui a sans doute fourni matière pour des scènes qui sont proches de la « comédie larmoyante », chère à Diderot. Je pense notamment à la scène de réconciliation entre le colonel et sa fille, toute remplie d'embrassades et de pleurs. Dans cette période de sensibilité exacerbée, qui a « le goût de la véhémence et de la ligne droite », on peut voir aussi les influences de David et d'Ingres, avec certains plans de la marquise Julietta d'O. qui ne peuvent manquer de faire songer au célèbre portrait de Juliette (!) Récamier. Rohmer reconnaît encore sa dette envers d'autres artistes : le peintre suisse Füssli, à qui il a « rendu un petit hommage dans le plan de la marquise dormant le soir de la bataille, ainsi que quatre peintres allemands de l'époque, dont David Kaspar Friedrich qu'admirait beaucoup Kleist ». Il ajoute que « peut-être l'âme de Goya est[-elle] passée à travers la vision de [son] opérateur, l'Espagnol Nestor Almendros ».
Le Cauchemar, Füssli
C'est cette « tension fertile entre les mots et les images » qui fait la beauté de ce film exigeant dont les acteurs ont été choisis avec soin : Bruno Ganz tout d'abord (à la prestance de Bonaparte au pont d'Arcole) puis des comédiens de théâtre allemands, issus en grande partie de la troupe berlinoise de Peter Stein. Dirigés en allemand par Rohmer, ils ont été contraints à « articuler encore davantage et même à ralentir leur rythme par rapport à un travail théâtral ». Le cinéaste a en outre écrit et dirigé lui-même le doublage en français et ce dernier est d'une qualité remarquable. J'ai aimé entendre s'exprimer la colonelle par la voix reconnaissable entre toutes de la grande Suzanne Flon tandis que Marie-Christine Barrault prête la douceur et la fermeté de ses intonations vocales à la marquise.
Adaptation littéraire certes, ce film surprenant peut néanmoins être vu comme un des « Contes moraux » du cinéaste. En effet, le conflit de l'héroïne avec ses principes d'éducation permettrait ce rapprochement. Il en va de même pour le comte F. qui, en dépit de son forfait, aspire à vivre selon l'honneur et cherche par la demande en mariage à réparer sa faute. Alors qu'il est blessé, ne crie-t-il pas dans son délire : « Julietta ! Cette balle te venge » ?
Cependant, comme nous l'avons souligné, le film conserve une part d'ambiguïté, les personnages étant eux-mêmes d'une grande complexité. L'officier russe, dans son uniforme immaculé, laisse peu transparaître de ses sentiments et de ses réelles motivations ; la marquise n'est peut-être pas aussi naïve qu'il y paraît ; la mère, en prétextant que c'est Leopardo (Bernhard Frey), le beau valet brun, le père de l'enfant à naître, joue avec sa fille un jeu pervers dont elle se repent. Avec ce double jeu du langage et des sentiments, Rohmer mérite bien ici son appellation de « Musset et Marivaux du septième art ».
Quant à dire si le conte est moral ou immoral, c'est à chacun d'en juger !
Une scène de bonheur familial à la Greuze
Sources :
« Ultra Rohmer », shangols.canalblog.com
Entretiens de Rohmer avec Jean-Luc Douin
www.abc-lefrance.com F Fiche film
www.Persée.fr
Le Magazine Littéraire, Entretien de Rohmer avec Juliette Cerf