Crédit Photos : Tetsu Maeda, Montoleone, Ida Brenzoni
Vendredi soir, 12 janvier 2018, sur le parquet de la scène du Dôme à Saumur, l’atmosphère était « caliente ». Les dix danseurs de la Tango Metropolis Dance Company, accompagnés par le Quintet Daniel Binelli, rendaient un hommage énergique et sensuel à Astor Piazzolla (1921-1992), le Villa-Lobos argentin, avec le spectacle Buenos Aires Tango Suite. Ce compositeur, précurseur et principal représentant du tango d’avant-garde, a marqué de son empreinte cette « musique populaire et contemporaine de la ville de Buenos Aires ». Les danseurs de la compagnie argentine se sont faits admirablement les interprètes de ce musicien exigeant et passionné.
Le spectacle a débuté par un superbe duo (Soledad Rivero et Lucas Páez), éclairé par la poursuite, sur une musique de Juan de Dios Filiberto, qui nous a immédiatement plongés dans l’âme argentine. Puis, le rideau de fond de scène s’est ouvert sur l’orchestre typique du tango argentin : l’extraordinaire Daniel Binelli (digne héritier d’Astor Piazzolla avec qui il collabora pendant quatorze années) au bandonéon, instrument-phare du tango ; Polly Ferman au piano, Martin Keledjian à la contrebasse, Humberto Ridolfi au violon et le guitariste César Angeleri. Le spectacle alternera ainsi les moments musicaux (Piazzolla, Daniel Binelli) avec les séquences dansées (sur des musiques d’Augustin Bardi, India Pavile, Daniel Binelli, Piazzolla, Julio de Caro, Pedro Laurens, Eduardo Rovira, Sebastian Piana) apportant ainsi des pauses bienvenues et permettant des soli d'instrument aux musiciens. L’occasion de créer cette couleur mélancolique et noctambule si particulière au tango, cette danse « à l’esprit baroque, [qui] s’offre des détours délicieux, malicieux ».
Les chorégraphies variées et inventives nous ont permis d’admirer la technique impeccable de ces danseurs (Michaela Böttinger/Cristian Mino, Soledad Rivero/Lucas Paez, Jorgelina Guzzi/Dario Farias, Sabrina Nogueira/Eber Burger), tout en puissance et en fluidité, menés par Claudio Hoffmann et Pilar Alvarez. Les cinq danseuses brunes (vêtues des superbes robes noires ou rouges imaginées par Maria Sanz), parmi lesquelles se détachait une danseuse blonde et élancée au port de tête aérien, nous ont montré toutes les facettes de cette danse. Guidées par le mouvement du buste et le poids du corps de leur partenaire masculin, nous les avons vu le suivre, se refuser, se rebeller, s’abandonner, tout en conservant cette tenue et cette fierté, si particulières au tango argentin, cette « marche, à deux et dans la musique ». Entre colère et désir, entre acceptation et rejet, mêlant des sentiments vibrants et ambivalents, le tango apparaît bien comme une sensuelle valse-hésitation. Dans une autre belle séquence à trois danseurs, la danseuse nous a donné à voir le cabeceo, cette manière discrète d’inviter un partenaire à danser alors qu’elle-même lui a lancé la mirada.
Chez les hommes, vêtus de sobres costumes gris à gilet sur une chemise blanche, nous avons aussi admiré cette manière de guider leur partenaire vers une direction qui semble à chaque fois impromptue. Cet art de créer des formes sculptées qui durent aussi longtemps que dure une danse, à l’origine fondée sur l’improvisation. Cet air de défi, sans doute hérité de l’Espagne, qui confère au tango une allure de lutte où l’homme et la femme s’affrontent dans une sexualité exacerbée. Et quand la danse est achevée, les danseurs ne continuent-ils pas de se poursuivre en se toisant avec orgueil ?
On signalera aussi ces beaux passages où les hommes dansent deux par deux ou ensemble. Moments surprenants certes, mais pas tant que cela quand on sait qu’avant d’entrer dans les bals de Buenos Aires, les hommes s’entraînaient entre eux pour s'assurer de bien danser avec leur cavalière.
Chez ces danseurs aguerris, quelle assurance dans les ruptures de rythme, les étreintes farouches (abrazo), les petits pas très rapides (seguidillas), les mouvements circulaires (bicicleta), les inclinaisons passionnées, les positions symétriques en miroir (espejo), les portés époustouflants, ou encore les castigadas quand le danseur pousse la jambe de sa cavalière vers le haut ou accroche le pied ou la jambe de celle-ci. Dans ces mouvements puissants et d’une précision extrême, où les corps s’étirent, se happent, basculent, s’inclinent, s’apparient, s'assemblent et se désassemblent, la troupe fait merveille, tout en nous entraînant dans ce monde de la nuit, où naquit cette danse devenue mythique.
En regardant ce beau spectacle, j’avais envie de fredonner la chanson de Léo Ferré, « Le temps du tango » :
Alors c'était plus Valentin'
C'était plus Loulou, ni Margot
Dont je serrais... la taille fine...
C'était la rein' de l'Argentin'
Et moi j'étais son hidalgo
Œil de velours et main câline...
Ah c' que j'aimais danser l' tango !...
Merci donc à ces fabuleux danseurs, sublimés par les éclairages d'Albert Pastor et les couleurs changeantes du fond de scène, à ces musiciens inspirés qui, le temps d’une soirée, nous ont entraînés loin dans une « lente promenade argentine », et nous ont donné l’envie d’apprendre le tango, cette « pensée triste qui se danse ».
Sources :
Programme du Dôme
http://www.marseilletango.fr/Vocabulaire%20Tango%20Argentin%202.htm