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29 novembre 2019 5 29 /11 /novembre /2019 11:05

Il semblerait que l’art de la tapisserie soit un domaine méconnu voire oublié de nos contemporains. Certes, on citera La Dame à la licorne ou Jean Lurçat mais au-delà ? On ne peut donc que louer tous ceux qui ont participé à la superbe exposition, intitulée Parures de fêtes ! Splendeurs des tapisseries de Saumur, qui se tient du 20 septembre au 1er décembre 2019, à l’Abbaye Royale de Fontevraud. Une exposition inédite puisque ces tapisseries sont rarement montrées. Leur conservation délicate nécessite en effet un grand espace, les pièces faisant plusieurs mètres de long et de haut. La plus grande fait 5,50 mètres de haut et 5 mètres de large ! On rappellera qu’une tapisserie est un panneau de tissu dont le décor résulte du tissage de fils de trame colorés entrecroisés à angle droit avec des fils de chaîne de couleur neutre totalement recouverts. L’image et le tissu prennent forme en même temps. Cette technique n’est pas à confondre avec la broderie ou l’art du tapis. Elle s’exécute à la main sur un métier.

La Ville de Saumur a la chance de posséder la troisième collection de tapisseries de France, remarquable par son nombre et sa rareté. C’est la seule ville du monde à conserver des tapisseries fabriquées à Tours au XVIe siècle. « Et 80 à 85 % des pièces sont uniques. On n’en connaît pas d’autres exemplaires » précise Étienne Vacquet, responsable de la Conservation départementale de Maine-et-Loire, qui dirige les études scientifiques sur la collection saumuroise.

Ces tapisseries sont au nombre de 70, dont 37 sont exposées ici. Certaines sont visibles dans les salles du château, l’une dans une école ; les autres le sont régulièrement dans les églises de Saint-Pierre ou de Notre-Dame de Nantilly (en trois ans, on peut les avoir toutes vues), ou encore à l’occasion d’expositions à la chapelle Saint-Jean, située derrière la mairie. Réunies ici dans le grand dortoir, elles forment un ensemble exceptionnel dans une belle scénographie de Christophe Berte qui joue habilement de la disposition dans ce grand espace et des lumières. Classées au titre des monuments historiques, elles ont été l’objet, pendant 25 ans, de restaurations attentives grâce à l’action concertée de la Ville de Saumur, de l’État et du Département de Maine-et-Loire. Selon Emmanuel Morin, directeur artistique et culturel de l’Abbaye royale, c’est « un événement à résonance nationale ».

Saint Louis

L’intérêt pour le visiteur est donc de découvrir cet art méconnu qui est un véritable livre d’images. La plupart de ces tapisseries furent commandées pour les églises de la ville dont les confréries étaient actives et généreuses. Productions de luxe en soie, fils d’or et d’argent, demandant plusieurs années de travail, elles étaient créées pour solenniser les grandes fêtes religieuses. En temps normal, on se contentait des toiles peintes qui avaient servi de modèles à leur réalisation. Elles pouvaient aussi être tendues sur le passage de grandes processions. Malgré le travail de Mérimée en 1836 (il fut inspecteur général des monuments historiques), il a fallu attendre la fin du siècle avant que l’on ne reconnaisse la valeur de ce patrimoine. Toutes classées, les tapisseries restaurées de cette exposition ont été réalisées en Flandre et en France dans les grandes manufactures des Gobelins et d’Aubusson entre le XVème et le XXème siècle.

La Chasse au faucon

Le parcours de l’exposition permet ainsi au visiteur de déambuler à travers 5 siècles d’art de la tapisserie, d’iconographie et d’histoire. Il admire d’abord une tapisserie représentant saint Louis et trois tentures du XVème siècle, inspirées par les textes antiques, les romans de l’amour courtois, la vie seigneuriale. Ces œuvres répondent à la culture de la société de cour et du clergé qui en sont les commanditaires et au désir de créer de riches suites narratives et ornementales. Le Combat des Sauvages et le Bal des Sauvages, dont on ignore la source textuelle, fait s’affronter  et se rencontrer le monde sauvage et le monde civilisé. Tapisserie étrange que la seconde où des dames en hennin sont entourées d’êtres aux jambes et aux bras velus… Cette tapisserie pourrait encore représenter la lutte des vices et des vertus, du bien et du mal. Ce pourrait être enfin une allégorie de la guerre et de la paix. La Chasse au faucon, fragment d’une tapisserie plus vaste, témoigne de cet art de la fauconnerie pratiqué par les seigneurs. Symbolisme d’une œuvre où l’on peut aussi reconnaître dans l’amant le chasseur et dans la dame la proie.

La tenture de La Vengeance de Notre-Seigneur (Tournai, vers 1470) est une version christianisée de la prise de Jérusalem par Titus en l’an 70 de notre ère. Le récit en est relaté par l’historien Flavius Josèphe. Cependant, la source directe en est une pièce de théâtre, écrite au début du XVème siècle, par Eustache Marcadé et intitulée le Mystère de la Vengeance de Notre Seigneur. La prise de la ville juive peut se lire comme la punition de Dieu contre les Juifs qui sont à l’origine de la mort du Christ. On trouve d’autres épisodes de ce mystère à Vienne, Tournai, Lyon, Florence et Genève.

Ensuite, l’on peut découvrir un ensemble impressionnant que j’avais déjà vu lors d’une exposition à la chapelle Saint-Jean : la tenture de chœur de la Vie de saint Florent et saint Florian, dont la légende ne sera rédigée qu’au IXème siècle.  La première tapisserie, la plus ancienne, achevée en 1524, fut commandée par Jacques Le Roy, abbé de Saint-Florent. Les tapisseries furent réalisées en laine, avec l’usage ponctuel de la soie vraisemblablement à Paris, d’après des cartons de Gauthier de Campes. Seules 8 pièces (en 9 morceaux) sont parvenues jusqu’à nous. Elles évoquent 21 scènes (sur les 27 initiales) de la vie des deux frères (selon la légende). L’hagiographie du saint est en effet un support à une illustration christique, permettant de faire des parallèles avec des textes bibliques et de faire réfléchir sur le sens de la vie. Originaire de Bavière, saint Florent fit partie des évangélisateurs de l’Anjou au IVe siècle. Son corps connut moult pérégrinations et l’abbaye qui porte son nom n’en retrouva les reliques qu’en 1475 grâce à Louis XI.

La Présentation de Jésus au Temple

A la fin du XVème siècle et durant le premier tiers du XVIème siècle, un ensemble de tapisseries est consacré à la vie de la Vierge, de son enfance à sa mort. Ces épisodes, souvent empreints de merveilleux, sont issus de l’Evangile de la nativité de Marie attribué à saint Matthieu, des textes apocryphes  et de la Légende dorée de Jacques de Voragine. C’est une véritable « bande dessinée » avant l’heure qui  raconte l’histoire de la vie de la Vierge Marie, de l’arbre de Jessé à son Assomption, témoignant de son culte qui s’est développé au Moyen Age à partir du XIIe siècle. On reconnaîtra l’Annonciation (Aubusson ou Felletin, 2ème moitié du XVIIème), la Présentation de Jésus au Temple (Aubusson ou Felletin, 2ème moitié du XVIIème), selon le point de vue de Marie, que l’on voit transpercée par le glaive des sept douleurs. Dans la Dormition de la Vierge, celle-ci est entourée des apôtres, transportés miraculeusement à son chevet, et qui assistent à son endormissement puisqu’elle fut épargnée par la mort. Une immense tapisserie s’intitule La Vierge couronnée par les Anges et adorée par les bergers (Paris (?), 1er tiers du XVIème siècle), et exalte le culte de la Vierge.

L'Annonciation

En regard de ces œuvres, on peut admirer deux grandes tapisseries de la généalogie et de la Nativité. L’arbre de Jessé (Tours 1529) renvoie au livre d’Isaïe et développe la filiation historique du Christ, composée de prophètes et de rois. La Nativité, qui rassemble la Sainte Famille, les bergers et les rois, souligne la poésie de l’humble naissance du Christ. Quant au parcours souffrant du Christ, de son arrestation au jardin des Oliviers à son ensevelissement, il est représenté symboliquement par Les Anges porteurs des Instruments de la Passion. La colonne et le texte tronqués à gauche montrent qu’il manque un des anges qui portent des vêtements sacerdotaux ; de même, les textes qui figurent au-dessus des anges ne sont que des fragments. L’origine de cette tapisserie du XVIème siècle reste indécise. L’on retrouve son thème dans de nombreuses peintures murales ainsi que dans une autre tapisserie conservée au Musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg. C’est la première fois, depuis le XIXème siècle, que ces tapisseries, Légendes de la Vierge et Poésie du Christ sont présentées en vis-à-vis.

Les Anges porteurs des Instruments de la Passion

L’ensemble suivant est composé de tapisseries tourangelles du XVIème siècle, dont Saumur possède le nombre le plus important. Dans les années 1520, un lissier parisien, Nicolas de Mortaigne, crée un atelier à Tours. Son gendre, Jehan Duval, lui succède puis le fils de ce dernier. L’atelier périclite et ce n’est qu’en 1612 que la création lissière reprendra dans cette ville. Si les cartons ont été produits par des peintres différents, l’emploi d’un cadre architecturé à motif de pilastres  et d’entablement au riche décor permet de renvoyer à ce style tourangeau. Deux tentures, propriété de la Ville de Saumur, la Vocation de saint Pierre (1535-1538) et la Vie de saint Pierre (1542-1546) sont présentées ici. La seconde conserve dans sa composition le souvenir de la disposition des stalles remarquables du chœur de l’église Saint-Pierre de Saumur. Composée de 6 pièces, elle fut commandée par la confrérie du Saint-Sacrement.

Les Enfants jardiniers

La dernière partie de l’exposition est consacrée à l’allégorie et témoigne du renouveau de l’art licier qui s’oriente vers des sujets profanes. Les Enfants jardiniers (Les Gobelins, après 1717) présente des enfants qui sarclent, binent, ratissent, taillent, entourés d’un chien, d’un perroquet, d’un paon, d’un lapin. En arrière-plan, sphinx, bassin géométrique, fontaine sculptée, jet d’eau rappellent les jardins à la française. Une tapisserie moderne, datée de 1959, est une création de Jean Lurçat. Propriété de l’école saumuroise de L’Arche dorée, elle est intitulée Selva (jungle en espagnol). Elle fut inspirée à l’artiste lors d’un voyage au Brésil en 1954. On y voit une végétation luxuriante dans laquelle volètent des papillons tandis qu’un brochet se dresse la gueule ouverte : beauté et cruauté s’y côtoient au sein de la nature.

Selva, Jean Lurçat

Cette exposition est un enchantement par sa diversité, ses motifs, ses couleurs. Pour ma part, j’ai préféré les tapisseries du XVème et début XVIème, dont j’aime l’élégance et le foisonnement des couleurs. J’aime aussi la variété des fleurs à identifier notamment dans La Vierge couronnée par les anges et adorée par les bergers. Comme le dit Dom Robert, un célèbre moine tapissier « tout à coup on découvre un ange, un animal qui voulait se cacher, on en cherche d’autres… » Je retiendrai encore Les Anges porteurs des instruments de la Passion, dont les rouges encore très vifs et les objets symboliques invitent à une méditation épurée sur les souffrances du Christ.

Au terme du parcours dans cette belle exposition et pour conclure sur l’importance de cet art un peu méconnu de nos contemporains, j’aimerais donner la parole à Henri Focillon  qui écrit dans L’Art d’Occident (III) : « L’art de la haute lisse fut pour l’Occident ce que la fresque fut pour l’Italie. Avec le vitrail, c’est peut-être l’expression la plus originale de son génie […] Dans nos églises, la tapisserie développe (vers le XVème siècle) un tableau de la vie humaine où, de la Création au Jugement dernier, les événements ou les allusions historiques se mêlent aux leçons de l’Evangile […] Plus que la matière murale, la matière dont elle est faite est chaude et subtile. Elle satisfait ce goût de la chose rare, précieuse, lentement travaillée, qui est au cœur de cette civilisation. » Et cette exposition en est le témoignage éclatant.

 

Sources :

Les cartouches de l'exposition.

Carnet de visite de l’exposition. Pour ne pas perdre le fil.

Feuillet d’accompagnement.

https://www.diocese49.org/la-tapisserie-des-anges-porteurs-des-instruments-de-la-passion-2409

http://blog.mahgeneve.ch/la-prise-de-jerusalem-par-titus-sur-tapisserie/

https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/saumur-49400/culture-les-tapisseries-de-saumur-mises-en-lumiere-a-l-abbaye-de-fontevraud-d43bdc62-dc6b-11e9-8deb-0cc47a644868

Photos : ex-libris.over-blog.com

 

 



 


 

 

 

 

 

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26 août 2017 6 26 /08 /août /2017 17:30

 

L'église de Saint-Sulpice-sur-Loire

Samedi 05 août 2017, accompagnée d’une amie et de son petit-fils, nous avons parcouru le circuit d’Art et Chapelles en Anjou. Intitulé Au fil de la Loire, 6 artistes, 6 chapelles, ce parcours nous promène sur les bords de la rive gauche de la Loire, de Saint-Sulpice-sur-Loire à Saint-Hilaire-Saint-Florent. Aux artistes invités à exposer dans les différentes chapelles il est demandé de créer une œuvre inspirée par le lieu et son environnement. S’il est souvent surprenant de découvrir leurs choix et leurs thématiques, il est toujours intéressant de voir comment un endroit chargé de spiritualité infuse dans une œuvre contemporaine et lui donne son aura particulière.

Le château de l'Ambroise

Parties de Saumur, nous avons commencé par l’extrémité du circuit, l’église paroissiale Saint-Sulpice, de Saint-Sulpice-sur-Loire. Avant d’y parvenir, nous avons jeté un coup d’œil sur le joli château de l’Ambroise (XVI°, XVII°, XVIII°) dont nous avons aperçu la fuie et les toits, et notamment celui de l’ancien jeu de paume. Après avoir été habité par l’archevêque de Tours, il est aujourd’hui la propriété de Dominique d’Orglandes. J’y fus reçue autrefois lors d’une magnifique soirée, organisée par un ami, le frère du propriétaire actuel.

Linteau de la porte d'entrée de l'église de Saint-Sulpice-sur-Loire

Entourée de très belles demeures, l’église de Saint-Sulpice fut sans doute la chapelle primitive du château de l’Ambroise. Reconstruite au XVIII°, elle possède une nef unique, séparée du chœur par un arc triomphal en plein cintre. Curieusement, cette église a partie liée avec la Révolution française puisque, sur le linteau de la porte d’entrée latérale, on lit la mention suivante : « Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. » En effet, craignant de perdre le soutien du peuple devant les réactions de déchristianisation conduites contre l’Eglise, l’Incorruptible avait institué ce culte qui disparut immédiatement après sa mort sur la guillotine en 1794. A l’intérieur, des vitraux rappellent le martyre de deux prêtres réfractaires, le curé Louis Jumereau, tué à coups de fusil en décembre 1793, et le bienheureux Noël Pinot, guillotiné le 21 février 1794.

Lithographie et texte de Bente Hoppe

C’est la phrase, située à l’entrée de l’église, qui a impressionné l’artiste danoise Bente Hoppe.  Elle y a lu « l’affirmation (ou le désir) d’une réconciliation entre le spirituel et la Révolution ». Fascinée par « l’épaisseur de ces mots et les notions essentielles qui en émanent », elle a voulu créer un grand livre avec textes et images, leur faisant écho de près et de loin ».  Diplômée des Beaux-Arts d’Angers et d’études de Lettres au Danemark et à la Sorbonne, cette artiste propose un travail essentiellement graphique, marqué par l’abstraction. Ici, elle utilise la lithographie (dessin sur pierre avec des encres de couleurs différentes), qu’elle a accompagnée de textes personnels ou encore de l’Ecclésiaste ou de Cioran. Ces œuvres m’ont fait penser à celles du peintre chinois Zao Wou-Ki, que j’avais admirées au musée d’Ixelles il y a trois ans je crois.

Vitrail rappelant le martyre d'un prêtre réfractaire

Tout en étant étonnée que la Révolution française et l’idéologie violente de Robespierre soit à l’origine de cette œuvre, j’ai aimé le dialogue que Bente Hoppe instaure ainsi entre peinture et poésie :

qui n’a jamais

un beau jour de printemps

pensé être

dans le seul vrai

 

qui n’a jamais

un jour de grand soleil

cédé

à la tentation de l’absolu

 

qui n’a jamais

oublié de chercher

bien plus loin

un autre essentiel

d’instants d’éternité

et

de grâce

Chapelle du château de la Giraudière

Notre deuxième étape nous a conduits à Blaison-Gohier, dans la chapelle du château de la Giraudière, que l’on aperçoit, esseulée, en bas d’une grande pelouse. Si l’ancien château du XVII° siècle a été transformé en 1866, la chapelle a été aménagée dans une ancienne tour médiévale et bénite seulement en 1884. Dédiée à sainte Anne, la mère de la Vierge Marie, elle présente une toile représentant la première enseignant la seconde avec un livre qu’elle tient dans la main gauche.

L'Education de la Vierge et une partie de l'installation de Vincent Chudeau

C’est cette Education de la Vierge qui a inspiré Vincent Chudeau pour une « installation », riche et complexe. Cet artiste, qui fut professeur d’Arts plastiques dans le lycée privé Saint-Louis de Saumur où j’ai enseigné moi-même, a été sensible au thème de la transmission de la connaissance et du partage de celle-ci. Sur l’autel, il a placé nombre d’ouvrages savants, témoignant d’une quête du savoir au XIX° siècle. Sur le cerclage du poutrage de la chapelle, il a inscrit les mots d’un abécédaire, noms étranges d’animaux aquatiques disparus, noms de demi-dieux, tel Bellerophon…

Les animaux marins de Vincent Chudeau

Vincent Chudeau a encore évoqué la Loire proche par une vidéo montrant des images du fleuve en crue, qui diffuse une lumière bleutée sur les tomettes et deux des pierres tombales de la chapelle. Au mur sont accrochées des illustrations d’animaux marins, transposées en négatifs et insérées dans les photographies de détails de la chapelle soulignant le passage du temps. Avec ce procédé il a aussi reproduit la main de sainte Anne sur le livre, que l’on peut voir sur la toile, motif  qui est ici au cœur de son travail artistique.

Les mains de sainte Anne et de Marie sur la toile et sur le négatif créé par Vincent Chudeau

Lorsque l’artiste a entamé son travail, la restauration de la chapelle était en cours. Lors de la remise en place des dalles funéraires, il a eu l’heureuse surprise d’y découvrir des gouttes ou des larmes gravées, subtil écho à sa réflexion sur l’eau et sur le temps. Certes l’ensemble surprend au premier abord, puis, peu à peu, grâce aux explications éclairées de la jeune guide, on est séduit par la manière dont Vincent Chudeau a animé ce lieu. L’art et la manière dont il a associé nature, science et spiritualité laisse le visiteur rêveur et admiratif.

Le prieuré de Saint-Rémy-la-Varenne

Ensuite, quittant le paysage de vignobles pour celui de la Loire, par de jolies petites routes fleuries nous avons atteint le prieuré de Saint-Rémy-la-Varenne. Ce remarquable ensemble, qui va du XII° au XVII°, a bénéficié de travaux communaux de remise en valeur en 1988. La salle capitulaire y a été restaurée après de nombreux aléas, et présente sur son tympan une fresque représentant la Crucifixion.

La Crucifixion de la salle capitulaire de Saint-Rémy-la-Varenne

C’est cette fresque qui a présidé à la réalisation des peintures de Michel Hénocq, présent par un hasard heureux lors de notre visite. Il nous a expliqué que c’est bien la représentation de la mort de Jésus, homme et Dieu, qui a guidé son pinceau. Se référant aux danses macabres qu’il avait admirées autrefois sur les murs des petites églises des Côtes d’Armor, en deux grandes toiles en vis-à-vis, il a fait danser hommes et squelettes de son imaginaire pictural intime. Dans la mort qui tout égalise, au milieu de gibets, d’incendies, de cimetières s’agitent et se démènent des personnages de toutes conditions et de toutes époques. On pourra aussi y reconnaître un chevalier faisant songer au Saint Georges terrassant le dragon, de Paolo Ucello, un évêque, peut-être réminiscence L’Innocent X de Francis Bacon, des souvenirs de Goya ou encore des personnages monstrueux rappelant ceux de Jérôme Bosch. Et implacable, sur la toile de gauche, tourne la roue du supplice ou du Temps. Accompagnant ces deux grandes toiles, on verra aussi une peinture plus ancienne de La Tentation de saint Antoine, et autres squelettes ou diablotins.

 Danse macabre de Michel Hénocq sur le mur de droite

Michel Hénocq, tout en admirant les commentaires passionnants de la jeune guide, a souligné que ces toiles peuvent être vues comme la synthèse de tout son travail d’artiste, marqué par l’inconscient collectif et la dérision. Pour ma part, en regardant ses toiles, au trait ferme et torturé, aux personnages grimaçants de damnés, je n’ai pu m’empêcher de penser aux carnavals flamands de James Ensor, ce peintre belge au pinceau expressionniste et fantastique.

Danse macabre de Michel Hénocq sur le mur de gauche

Continuant notre périple, nous avons gagné la voûte protectrice de la petite église de Saint-Pierre-en-Vaux, dressée dans son superbe isolement. Bordée par un charmant cimetière campagnard, cet édifice dont la façade date du XI°, doit sa renaissance à l’archiviste André Sarazin (que je connus autrefois) et à son association, Chapelles et Calvaires.

Eglise de Saint-Pierre-en Vaux

Connue sous le vocable de saint Pierre, cette église évoque surtout saint Barnabé, devenu le saint patron des villageois. Le 11 juin, on y vient en effet en pèlerinage à son intention. Un vitrail très lumineux, réalisé par l’atelier Théophile, le représente et orne encore le dessus de la porte d’entrée.

Vitrail de saint Barnabé réalisé par l'atelier Théophile

Dans le chœur, on peut admirer un retable en tuffeau très sobre, entouré des statues de saint Pierre et de saint François de Sales. Remarquable encore est le retable latéral de la Vierge, édifié en 1639, sculpté d’une seule pièce avec la chaire.

Le retable de l'église Saint-Pierre-en-Vaux

Nous avons passé du temps à écouter les explications architecturales du guide, faute d’œuvres artistiques à contempler.  En effet, les toiles de l’artiste Francky Criquet avaient été enlevées suite à une polémique suscitée par les paroissiens de Saint-Georges-des-Sept-Voies, certaines œuvres les ayant choqués.  J’ignore tout de ce désaccord et ne peux qu’imaginer la déception de l’artiste qui avait réalisé une création inspirée par ce lieu. Le jeune guide nous a dit qu’il avait suivi le catéchisme en cet endroit précis. Ne dit-il pas à propos de son travail : « Simplement, j’ai retrouvé dans ce projet une folie caressante de souvenirs de mon enfance » ? Toujours est-il que l’association Art et Chapelles a toujours précisé que Francky Criquet avait bien respecté le cahier des charges…

La nef de la chapelle du Bon Pasteur à Saint-Hilaire-Saint-Florent

Il était déjà tard et ce samedi-là, nous n’avons pas terminé le parcours. Le lendemain, je me suis rendue seule à l’ancienne chapelle du Bon Pasteur à Saint-Hilaire-Saint-Florent, plus connue sous le nom de la Sénatorerie. Vestige d’une des plus grandes abbayes bénédictines angevines, celle de Saint-Florent, qui rayonna jusqu’au XVIII° siècle, ce haut lieu fut victime du système de la création des sénatoreries par Bonaparte. Une grande partie des bâtiments fut alors rasée. Ne subsisteront que la crypte et le narthex, transformé en chapelle par la congrégation du Bon Pasteur au XIX° siècle.

Chapiteaux de la nef

On peut y admirer la très belle voûte d’ogive de la nef, retombant sur des chapiteaux au décor sculpté foisonnant et fabuleux. On y pénètre par un arc triomphal, orné de palmettes et de rinceaux. Rosaces et vitraux, datant de la restauration du XIX° siècle, diffusent une douce lumière. J’ai un beau souvenir d’un mariage familial dans ce lieu inspiré !

Saint Florent par Jean Robinet

L’artiste Jean Robinet n’est bien sûr pas resté indifférent à l’histoire mouvementée de cette abbaye. Il propose ici une « installation » historico-géographique, rappelant la vie, les pérégrinations et les miracles du saint. S’inspirant des vitraux de l’ancienne abbatiale de Saint-Florent-le-Vieil et de l’église voisine de Saint-Barthélémy, Jean Robinet a créé un « chemin de vie », en insistant sur les lieux de passage du saint. Son œuvre est d’ailleurs réalisée à partir du fonds IGN autorisé.

Rosace de la nef de la chapelle du Bon Pasteur

L’ensemble est clair, tout en couleurs primaires qui se détachent sur le tuffeau. C’est un peu comme le rêve lumineux de l’abbaye disparue. Associant passé et présent, l’artiste propose une sorte de livre d’images légendaire et instructif. J’avoue cependant que je préfère la superbe tapisserie de saint Hilaire et de saint Florent que j’avais admirée il y a quelques années dans la salle Saint-Jean à Saumur.

Oeuvre de Chantal Verdier-Sablé (Photo du site Art et Chapelles)

Pour achever ce parcours, je voulais me rendre à l’ermitage Saint-Jean à Chênehutte-les-Tuffeaux en bordure de Loire. Le guide m’en a un peu dissuadée, ayant appris par d’autres visiteurs que l’accès en était malaisé à cause d’une foire à la brocante. J’ai donc regretté de ne pas voir les tapisseries de porcelaine de Chantal Verdier-Sablé, sûrement sublimées par ce bel endroit que j’avais déjà visité avec un ami, ancien maire de la commune.

L'ermitage Saint-Jean (Photo du site de la commune)

C’est encore et toujours André Sarazin qui a permis la restauration de cet ancien ermitage, afin de conserver la mémoire de la vie érémitique en Anjou. L’existence d’une chapelle romane y est attestée dès le XII° siècle. Si elle fut d’abord dépendante des moines de Saint-Florent-le-Vieil, elle devint ermitage au XV° siècle sous la seigneurie de Trèves. A cette époque, le lieu est composé d’une grande chapelle, de la maison des ermites, d’une aumônerie ou maison des pèlerins, et d’un enclos. Après destruction et reconstruction diverses, l’ermitage tombe en déshérence à la Révolution.

Le chœur de la chapelle présente les vestiges de peintures murales du XV° siècle représentant le Christ et les anges porteurs de la Passion. On y a posé des tomettes anciennes, l’atelier Théophile y a créé des vitraux dans les tons verts et c’est un de nos amis, le sculpteur François d’Orglandes, qui a réalisé la table d’autel en tuffeau. C’est un endroit tout empreint de sérénité et de spiritualité que j’aime beaucoup.

Au terme de ces parcours toujours stimulants et enrichissants, on ne peut que remercier les organisateurs d’Art et Chapelles de permettre l’association du  « patrimoine d’hier et [d]es artistes d’aujourd’hui ».

 

Sources :

Livret d'accompagnement Art et Chapelles en Anjou

Photos : ex-libris.over-blog.com

 

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3 mars 2017 5 03 /03 /mars /2017 16:42

 

Samedi 29 octobre 2016, au musée du Luxembourg, j’ai vu avec ma fille l’exposition Henri Fantin-Latour, à fleur de peau. Etait-ce à cause des vacances de la Toussaint mais nous n’étions que trois à suivre la visite guidée que nous avions retenue à midi ? Un privilège donc pour découvrir ce peintre dont ma mémoire n’avait retenu que les merveilleux bouquets.

Laure Dalon, la co-commissaire de l’exposition, explique que depuis l’exposition de 1982 au Grand Palais, peu d’études ont été réalisées sur ce peintre « plus intrigant et complexe qu’on ne l’imagine ». Ce sont de récentes découvertes dans le fonds Fantin-Latour de Grenoble qui ont permis de porter un regard nouveau sur l’artiste. Le choix a été fait d’un parcours chronologique qui permet de comprendre pourquoi, dans les années 1864-1872, Fantin-Latour s’oriente vers natures mortes et portraits. Il évite aussi la monotonie d’un classement par genre ou par thème.

Le conférencier qui nous a guidées a bien insisté sur l’originalité de cet artiste qui ne fut jamais inféodé à aucune chapelle. Gustave Courbet, dont il fréquentera brièvement l’atelier, l’encouragera d’ailleurs dans la voie de l’indépendance. Les grands tableaux de groupe qui contribuèrent à sa célébrité expriment bien cette volonté de se démarquer. En effet dans L’Hommage à Delacroix (1864), devant le portrait de Delacroix, au milieu des célébrités du temps, de son ami Whistler à Baudelaire en passant par Edouard Manet, portraiturés en costumes noirs, l’artiste est le seul, à se représenter en blanc, une palette à la main. S’il apparaît sur la toile avec six artistes et trois critiques, dont certains qualifiés de réalistes, il ne manquera pas de préciser : « Comme peintres, nous procédons du mouvement imprimé par M. Courbet et nous ne croyons nullement en le reconnaissant, détruire notre originalité personnelle. » Tablette à l’appui, le conférencier nous a montré l’influence des peintres hollandais dans l’organisation de ce tableau de groupe.

Il en va de même en ce qui concerne Un atelier aux Batignolles (1870), réalisé en hommage à Manet. Sur cette grande toile, où Manet voisine avec Zola, Renoir, Monet ou Frédéric Bazille (qui mourra peu de temps après lors de la guerre de 70), Fantin-Latour ne se représente pas. Il manifeste ainsi encore une fois son indépendance vis-à-vis du mouvement impressionniste, ce qui ne veut nullement dire qu’il ne s’inscrit pas dans la modernité. Il demeure définitivement un peintre solitaire à une époque où les aventures artistiques se vivent en groupe. Ce qui n’empêche pas Manet de lui rendre hommage en reconnaissant qu’ « un homme qui a retenu l’attention de Baudelaire, de Huysmans, de Proust et de Claudel ne doit pas être un suiveur ».

Enfin, le portrait de groupe intitulé Un coin de table (1872) témoigne encore du compagnonnage de Fantin-Latour avec les artistes de son temps. Ce qui devait être un hommage à Baudelaire s’est transformé en un tableau des poètes de son époque. Célébrissime toile sur laquelle, les amants maudits Verlaine et Rimbaud sont isolés du reste du groupe, constitué par les Parnassiens. Cela m’a amusée de voir cette toile qui sert d’affiche pour Les Journées du Livre et du Vin à Saumur. La belle nature morte au premier plan présente en effet une carafe de vin et un livre ouvert entre les mains d’Ernest d’Hervilly.

Outre l’intérêt de ces grandes toiles qui permettent de situer le peintre dans la vie artistique de son époque, j’ai beaucoup aimé tous les portraits familiaux réalisés par Fantin-Latour. Au début de sa carrière, les membres de sa famille lui servent alors de sujets et objets d’étude. L’exposition débute en effet par les portraits de ses sœurs, Nathalie et Marie. La toile intitulée Les Deux Sœurs (1859) nous montre Nathalie de face, une brune au visage sévère, en train de piquer l’aiguille sur son métier à tapisser, tandis que Marie, de profil, a les yeux baissé vers son livre. La Liseuse montre encore le fin profil droit de cette dernière en train de lire seule. Une mélancolie austère se dégage du premier tableau, à mi-chemin entre le portrait et la scène de genre. Et le conférencier nous dira que, peu de temps après sa réalisation, Nathalie sera internée… Dans des camaïeux de noir et de brun, les personnages sont saisis enfermés dans leur monde intérieur. Et Ernest Hoschedé d’écrire en 1882 : « Les portraits de Fantin ne se décrivent pas, il faut les voir. Leur simplicité semble détonner auprès du clinquant et du tapage des voisins en général, et tout à coup, on ne voit plus qu’eux, ils vous fascinent, c’est la vie même exprimée avec un art personnel et exquis. »

Deux autres femmes ont servi de modèles à Fantin-Latour : le peintre Victoria Dubourg, qui devint sa femme en 1876, et sa sœur Charlotte, professeur d’allemand. Le conférencier nous a fait remarquer la différence de traitement entre ces deux figures féminines. La première apparaît toujours marquée par une certaine tristesse alors que Charlotte, souvent flattée par la lumière, semble plus émancipée. Ainsi dans le portrait de groupe, La Famille Dubourg, qui les représente avec leurs parents, si Victoria est debout et respectueuse derrière ses parents assis, sa sœur, chapeautée et vêtue d’une cape, s’apprête à partir. Le conférencier a insisté sur sa main droite dégantée, symbole de liberté et d’affirmation de soi.

Cette symbolique se retrouve dans La Lecture, qui présente de nouveau les deux sœurs. Victoria, aux bandeaux bien sages, de trois-quarts face, et dont la veste gris perle se détache sur un fond noir, lit, la tête incliné et avec sérieux ; Charlotte, de face, sur un fond brun clair, regarde le visiteur avec détermination et franchise. On notera le bleu éclatant du ruban de sa chevelure plus libre, le rouge éclatant de sa jupe sur laquelle repose sa main gauche, elle aussi dégantée ! Les deux femmes sont séparées par un bouquet de fleurs. De là à imaginer une intrigue entre le peintre et sa belle-sœur, il n’y a qu’un pas que l’interprétation personnelle de chacun permet de franchir.

Ce qui est passionnant encore dans cette exposition, ce sont les nombreux autoportraits, qui révèlent les différents visages de cet artiste tourmenté. Entre 1856 et 1861, introverti et solitaire, il est son propre sujet d’étude. Il écrira qu’un artiste est « un modèle toujours prêt, [qui] offre tous les avantages : il est exact, soumis, on le connaît avant de le peindre ». L’autoportrait de 1861 le montre le cheveu en bataille, regardant d’un air sombre le spectateur, en proie aux doutes et à la violence de la jeunesse. On sait en effet que sa personnalité solitaire, sa volonté d’être lui-même, entraînèrent des difficultés à se faire reconnaître. Il s’en consolait ainsi lui-même : « J’ai une certaine consolation à me savoir dans mon coin faisant de la peinture pour moi en dehors de tout le monde sans que personne ne la voie. » C’est ainsi que le critique d’art Roger Marx se demande si ce n’est pas « cette souveraine indépendance [qui] vaut à M. Fantin-Latour d’être systématiquement écarté des jurys et […] interdit à ses œuvres l’accès du musée du Luxembourg ».

Fleurs d'été et fruits

On ne saurait bien évidemment passer ici sous silence les merveilleux tableaux de fleurs du peintre. Avec plus de cinq cents peintures, Fantin-Latour est unique au XIX° dans cet art de la nature morte, qui lui assura l’aisance financière, lui procura un champ immense d’expérimentation et lui permit « de retranscrire sa vision d’esthète solitaire face à la nature ». Il est en cela l’héritier de Chardin, notamment dans la toile intitulée Roses où une brassée de roses voisine avec un pichet de verre bleu aux reflets chatoyants.

C’est le succès de ses natures mortes en Angleterre, grâce à ses marchands, les Edwards, qui conduira le peintre à augmenter sa production. A la fin des années 1870, il s’installe l’été dans sa maison de Buré, dans l’Orne, et y peint par dizaines ces toiles inspirées des fleurs fraîches cueillies dans son jardin. En 1879 il écrit : « Que faites-vous en ce moment ? Moi je fais des fleurs, il faut profiter du moment, et cette année, je les trouve encore plus belles que jamais. »

Mais comment choisir parmi ces toiles pleines de naturel, Chrysantèmes annuels, Capucines doubles, ou encore Branches de lys ? Ma préférence va sans doute aux toiles qui me rappellent les peintres hollandais : je pense notamment la Nature morte dite « de fiançailles », offerte en 1869 à Victoria Dubourg et qu’il épousera sept ans plus tard : élégance du verre de vin rouge, du vase aux motifs bleus, et couleurs subtiles du bouquet. J’aime beaucoup aussi Fleurs d’été et fruits dont j’admire la finesse extrême des quartiers d’orange, la délicatesse de la porcelaine du sucrier et l’infinie légèreté des fleurs dans le vase. Ces toiles ne sont-elles pas le reflet du bonheur extrême que Fantin-Latour éprouva à les peindre ? Il le reconnaissait lui-même : « Je suis si heureux avec mes natures mortes dans mon atelier, bien seul. »

Cette exposition recèle encore bien des surprises puisqu’elle montre l’évolution du peintre réaliste vers le symbolisme, après un passage par la lithographie. Un symbolisme vaporeux teinté d’un érotisme diffus à découvrir dans La Tentation de saint Antoine ou dans La Nuit. Dans ces toiles, que certains critiques qualifièrent de romantiques, l’artiste rend hommage à la beauté du corps féminin.

Cette admiration de la femme se manifeste encore de manière très surprenante à travers le fonds de photographies de nu (près de 1400 tirages) que Victoria sa veuve légua à la Ville de Grenoble en 1921. On pense que ces clichés, dont les auteurs ne sont pas authentifiés, permettaient à cet artiste pudique et misanthrope de se passer de modèles vivants. Il n’en demeure pas moins que ce fonds photographique, longtemps méconnu, contribue à conforter le mystère de cet artiste au parcours atypique et solitaire, qui fit toute sa vie « bande à part ».

La Lecture

 

 

Sources :

Henri Fantin-Latour, A fleur de peau, Beaux-Arts Editions

Fantin-Latour, 1836-1904, Journal de l’artiste, L’album de l’exposition

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24 novembre 2016 4 24 /11 /novembre /2016 19:01
Saskia en Flore (1634)

Saskia en Flore (1634)

 

 

Il y a bien longtemps j’avais vu La Ronde de nuit de Rembrandt au Rijksmuseum d’Amsterdam. Ce tumulte mouvementé de soldats éclairés par la lumière jaune du personnage central m’avait laissé une impression durable. C’est en 1638 que le peintre avait été choisi avec cinq autres pour réaliser les portraits de groupe des milices d’Amsterdam, après l’entrée de Marie de Médicis dans la ville. Il avait ainsi obtenu la commande de la milice du capitaine Cocq, entouré de son lieutenant et de ses seize hommes. Alors qu’il achevait le tableau, il avait perdu sa femme et modèle adorée, Saskia. La conjonction dramatique de ces deux événements était aussi demeurée dans ma mémoire.

Aussi, le vendredi 28 octobre 2016, soucieuse de retrouver l’émotion de mon adolescence, me suis-je rendue au musée Jacquemart André pour découvrir l’exposition intitulée Rembrandt intime. Celle-ci est organisée autour des trois tableaux de l’artiste possédés par ce merveilleux musée et qui représentent différents moments de sa carrière. Le Repas des pèlerins d’Emmaüs (1629) correspond aux débuts à Leyde entre 1625 et 1631 ; Le Portrait de la princesse Amalia van Solms (1632) renvoie à la période de la gloire du peintre à Amsterdam, de 1632 à 1642 ; enfin le Portrait du docteur Arnold Tholinx (1656) annonce la liberté de son style tardif. Ces trois toiles constituent les jalons d’un « parcours intime, centré sur les portraits et l’œuvre graphique, dans lesquels le peintre sonde l’âme humaine ». Déambuler à travers les 21 toiles et les 32 œuvres graphiques exposées permet d’approcher le processus créatif de Rembrandt et son évolution vers la maturité de son art.

Dans ma mémoire flottaient aussi les vers très sombres que Baudelaire consacra à l’artiste dans le poème  « Les phares » :

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

Et d’un grand crucifix décoré seulement,

Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,

Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Certes, j’ai retrouvé cette atmosphère ténébreuse dans les dessins à la pointe sèche, notamment le Christ en croix ou les trois croix, dont les différentes épreuves montrent une dramatisation croissante. Mais, dans l’ensemble, les toiles retenues dans cette exposition m’ont plutôt laissé une impression méditative, non dénuée d’une certaine sérénité.

Des deux toiles représentant Le Repas des pèlerins d’Emmaüs, c’est celle de 1629 qui m’a le plus touchée. De petite taille ((37,4 x 42, 3), elle impressionne par son atmosphère dramatique et mystique. La silhouette du Christ avec son profil sémite reconnaissable et son buste penché en arrière, s’y détache en contre-jour. Comme l’écrit si bien Elie Faure, « il n’avait pas besoin de mettre un nimbe autour de la tête du Christ assis à la table d’un paysan ». La source de lumière émane en effet de derrière lui, conférant une grande force à celui qui est ressuscité, en même temps qu’elle le dématérialise. Face à la figure divine, le pèlerin attablé, aux traits frustes, au regard étonné, aux mains relevées par la surprise, est figé dans la stupéfaction et l’incrédulité. Dans l’ombre, au premier plan, l’autre pèlerin agenouillé se prosterne dans une attitude d’adoration. Dans l’arrière-plan de la cuisine, la servante, éclairée de la même manière que le Christ, dans un mouvement parallèle au sien, continue de vaquer à ses humbles occupations. Rembrandt semble signifier ici trois attitudes à l’égard de la Révélation. De l’indifférence de la servante à la vénération de l’homme à genoux, en passant par l’incrédulité du pèlerin attablé, ce sont là trois attitudes humaines face au mystère de la Résurrection. Se fondant sur les jeux de lumière, Max Milner écrit que Rembrandt « met en lumière le doute et enfouit la foi dans l’ombre ». En regard de ce tableau-ci, l’autre Repas des pèlerins d’Emmaüs de 1648 me semble être d’une représentation plus classique et beaucoup moins puissante.

De la deuxième période de l’exposition, j’ai retenu le portrait de Saskia en Flore (1634), merveilleuse expression de l’amour du peintre. On sait que la première femme de l’artiste était son modèle préféré et cette toile exprime le bonheur de leurs trop courtes années de mariage, de 1634 à 1642.  Et encore Elie Faure de souligner : «Nous savons qu’il fut marié, et heureux de l’être, qu’il aima sa femme Saskia de tous ses sens, peut-être de tout son cœur, la couvrit de bijoux, la peignit nue, habillée, coiffée… »  Rembrandt sublime ici son épouse en la représentant sous la forme de la déesse antique des fleurs, Flore. Le corps de profil, la tête couronnée de fleurs inclinée vers nous, un sceptre fleuri dans la main droite, le bras et la main gauche reposant sur un ventre arrondi plein de promesses, Saskia esquisse un demi-sourire. Le mouvement de sa chatoyante robe verte, le tombé de ses larges manches aux riches détails orientaux, la cascade fleurie de l’arrière-plan, la perle nacrée à l’oreille gauche, tout concourt à créer une impression d’opulence, de fécondité, empreinte d’une grande sérénité. François Legrand écrit que, après la mort de Saskia, c’est peut-être ce portrait que l’on retourna contre le mur, « comme le voulait alors la coutume dans les foyers endeuillés des Provinces-Unies ».

Dans la troisième partie, j’ai aimé la profondeur et la palette chromatique de la Jeune fille à sa fenêtre (1651) qui décline le blanc, le rouge, l’ocre et les roux sur un fond noir. On pense que ce personnage féminin à la superbe robe rouge et au chemisier largement échancré est Hendrickje Stoffels, la servante qui accompagna le peintre vieillissant à la fin de sa vie. Dans son attitude pensive, la chair du jeune modèle est ici quasiment palpable tandis que son regard profond vous fixe avec pénétration. Le pinceau mûr et puissant de l’artiste y exalte une jeunesse rêveuse et radieuse : la sensualité y est irradiante. Elie Faure analyse en ces termes cette qualité d' « humanité » dont il dit qu’elle est « réellement formidable, [qu’] elle est fatale comme la plainte, l’amour, l’échange continu, indifférent et dramatique entre tout ce qui naît et tout ce qui meurt.  […] il (Rembrandt) est avec nous, puisqu’il est nous-mêmes. Il est là quand le berceau s’éclaire. Il est là quand la jeune fille nous apparaît penchée à la fenêtre, avec ses yeux qui ne savent pas et une perle entre les seins […] »

Dans cette exposition, je n’aurais garde d’oublier les nombreux autoportraits, dont l’exceptionnel et unique autoportrait en pied : Portrait de l’artiste en costume oriental (1631-1633). On sait que Rembrandt se peignit une quarantaine de fois et qu’il réalisa de lui une trentaine de portraits gravés, sans compter des dessins. Entreprise picturale unique au XVIIème siècle, qui témoigne de l’insistance du peintre à saisir sur ses propres traits le passage du temps et les cicatrices des années. La peinture devient ici moyen privilégié de connaissance et d’approfondissement personnel. C’est qu’Elie Faure (toujours lui !) décrit admirablement bien : « Jeune et riche, il faisait de lui-même des portraits brillants où l’aigrette d’un turban, la plume d’un béret de velours, les gants, les chaînes d’or, la bouche spirituelle et la moustache frisée montraient sa satisfaction de lui-même… Il ne sentait alors que peu de choses et il croyait tout savoir. Vieux et pauvre, il avait la tête entourée d’un linge, le cou et les mains nus, un habit usé aux épaules, seulement le doute, la douleur, l’effroi devant le mystère de vivre, la certitude désenchantée de la vanité de l’action, tout cela flottait au devant des yeux inquiets, de la bouche triste, du front plissé… Et maintenant qu’il sentait tout, il croyait ne rien savoir… »

Enfin dessins et gravures de Rembrandt composent une autre partie passionnante de l’exposition. Ils sont l’expression extrêmement variée, dans les styles et les sujets, d’une approche complémentaire de sa pratique picturale. Ainsi j’ai beaucoup aimé les dessins à la plume et à l’encre brune qui témoignent de l’extrême attention de l’artiste à rendre compte de la vivacité, de la variété et de la fugacité de la vie. A cet égard, La Marchande de crêpes (vers 1635) illustre la vie du petit peuple d’Amsterdam. Le réalisme éclate dans l’attitude voûtée de la marchande qui tient sa crêpière et qui regarde le jeune garçon en train de fouiller profondément dans sa poche pour trouver un sou. A l’arrière-plan un autre se régale déjà ! Cette justesse du trait, Elie Faure la commente ainsi : « Quand il eut suivi le lien moral qui unit les formes entre elles, quand il eut bien regardé comment une femme tient un enfant à qui elle donne le sein, comment elle l’habille, comment un petit fait ses premiers pas, comment deux têtes s’inclinent l’une vers l’autre pour la confidence ou l’aveu, et tous les gestes essentiels que personne ne regarde, il recréa du dedans au dehors, et sans avoir l’air de s’en apercevoir, les grandes harmonies formelles. Le vrai mystère de la vie, c’est qu’un geste est beau dès qu’il est juste, et qu’à une vérité fonctionnelle profonde, une continuité profonde de mouvements et de volumes répond toujours. »

L’intérêt de cette belle exposition est de retracer l’itinéraire du « hibou d’Amsterdam », de nous faire entrer dans le mystère d’une existence qui va de la gloire à la douleur et à la solitude. A cette occasion, j’ai aimé relire les textes d’Elie Faure, le grand historien d’art qui disait  que « chez Rembrandt […] la substance même des âmes, avec le geste, passe dans la matière sans arrêt. »

 

 

Sources :

Histoire de l'art, Elie Faure, pp. 92-113

 

 

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10 novembre 2015 2 10 /11 /novembre /2015 16:01

Gabrielle Yolande Claude Martine de Polastron, duchesse de Polignac, huile sur toile (1782)

 

Grâce à ma grand’mère maternelle qui me l’avait fait aimer, j’ai un penchant secret pour la reine Marie-Antoinette. L’exposition (de 159 œuvres) consacrée à Elisabeth Louise Vigée Le Brun que j’ai vue dimanche 1er novembre 2015 au Grand Palais  m’a ainsi donné l’occasion de revoir les beaux portraits qu’elle fit de la reine qui lui avait accordé sa faveur et avait fait d’elle sa portraitiste attitrée. Le premier portrait que la jeune femme fit de la jeune souveraine plut à celle-ci qui l’envoya à sa mère, Marie-Thérèse. L’impératrice d’Autriche en fut enchantée : « Votre grand portrait fait mes délices » lui affirma-telle.

Lors de l’exposition sur Marie-Antoinette à Orsay, j’avais déjà pu admirer le grand tableau (1787) où  elle pose avec ses trois enfants, dont l’avant-dernier, le dauphin, montre le berceau vide. Ce fut la plus importante commande royale pour l’artiste qui, sur les conseils de David, peindra une sorte de Sainte Famille : « Voilà votre tableau, lui aurait-il dit […], la Vierge sera la reine, l’enfant Jésus le dauphin, et le saint Jean la princesse. » Les rouges y sont somptueux et, dans le fond, le serre-bijoux de la reine signifie que ses enfants sont ses seuls trésors.

Par ailleurs, la grande habileté de Mme Vigée Le Brun fut d’idéaliser Marie-Antoinette qui avait hérité du physique un peu lourd des Habsbourg. Un des grands atouts de la reine était cependant l’éclat de son teint que l’artiste sut rendre dans les deux portraits célèbres à la rose qui la montrent dans la même attitude. On sait que le portrait, dit « en gaulle », fit scandale au salon de 1783. Il n’était en effet guère convenable qu’une reine de France fût représentée en « chemise ». Mme Vigée Le Brun remplacera cette toile par une autre version où la reine, dans la même attitude, coiffée d’un turban à plumes, porte une robe de soie bleue ornée de dentelle. Ma préférence va au premier tableau, d’autant plus que Marie-Antoinette y porte un chapeau de paille que l’on retrouvera dans les portraits de la comtesse du Barry (vers 1782) et de Mme de Polignac (1782). Ce couvre-chef simple et sans artifice, dont le ruban s’orne parfois de fleurs des champs, confère un très grand charme aux modèles qui le portent.

Marie-Antoinette en chemise ou en gaulle, vers 1783

Mais si j’ai aimé cette exposition, c’est aussi parce qu’elle m’a fait découvrir le parcours extraordinaire d’une femme artiste (1755-1842) qui aura connu nombre de régimes politiques et aura survécu aux horreurs de la Terreur. Cette première rétrospective française consacrée à Mme Vigée Le Brun rend justice à une femme qui porta l’art du portrait à son point d’orgue. La déambulation dans l’exposition, à la fois thématique et chronologique, est ainsi parfaitement lisible.

Fille d’un pastelliste renommé qui la forma, Louis Vigée, épouse de Jean Baptiste Pierre Le Brun qui abandonna la peinture pour se consacrer au marché de l’art, le peintre reconnaissait n’avoir « eu de bonheur qu’en peinture ». On peut voir le très beau portrait de sa mère, née Jeanne Maissin, « en sultane », qu’elle peignit à seulement quinze ans et qui contribua à ses premiers succès. Avec le mantelet de soie blanche, on découvre déjà la maîtrise dans le travail des reflets et, avec l’écharpe de fourrure, l’art de traiter les matières.

Persuadée très jeune de son talent, Elisabethe Vigée Le Brun sut s’imposer dans un milieu masculin, allant jusqu’à pratiquer la peinture d’histoire qui était alors considérée comme le degré suprême de la peinture. C’est ainsi que son morceau de réception à l’Académie royale de peinture et de sculpture s’intitule La Paix ramenant l’Abondance (1783), une œuvre non dénuée d’influence rubénienne.

En possession d’une grande technique acquise dans de nombreux ateliers et étudiée dans les collections royales, conseillée par Joseph Vernet et François Doyen, Elisabeth Vigée Le Brun eut la chance d’évoluer dans un milieu favorable qui lui permit d’installer et de parfaire sa réputation au sein de la haute aristocratie. Grâce à la faveur de la reine, son admission en 1783 au sein de l’Académie royale de peinture lui accorda la consécration.

Jeanne Julie Louise Le Brun se regardant dans un miroir, 1787

L’artiste sut admirablement peindre l’amour maternel. J’ai été charmée par le portrait (1787) de sa fille unique, Jeanne Julie Louise se regardant dans un miroir. Coiffée d’un grand fichu de coton blanc d’où émergent quelques courtes mèches auburn, vêtue  d’une robe de satin vert qu’éclaire un grand foulard blanc croisé, celle qu’on appelait « Brunette » se regarde avec attention dans une glace à l’encadrement de bois décoré de fleurs. Les yeux sont pensifs et la bouche mutine. L’artiste peindra plusieurs fois sa fille qui vivait en symbiose avec elle.

Le Portrait de l’artiste avec sa fille dit « La Tendresse maternelle » (1786) révèle encore cet amour exclusif de Mme Vigée Le Brun pour sa fille. L’attitude des deux personnages y est délicate, l’enfant étant lové entre les bras de sa mère qui sourit à demi. Dans l’esprit des Vierges à l’Enfant de la Renaissance italienne, ce tableau séduit par la grâce de la pose, le camaïeu de bleu et de blanc, la soie dorée de la jupe, le plissé de la robe de la petite fille. Xavier Salmon, commissaire de l’exposition, précise : « Pour le Mercure de France, rien ne pouvait surpasser l’expression de l’amour et de la complaisance maternelle. »

Portrait de l'artiste avec sa fille, dit "La Tendresse maternelle", 1786

Mais lors de son exil en Russie, la mère et la fille se brouillèrent, « Brunette » ayant épousé un soupirant qui ne plaisait pas à sa mère. Jeanne ne reverra sa mère que lorsqu’elle reviendra à Paris pour mourir entre ses bras.

Cette expression tendre de l’amour maternel sera excellemment représentée dans une autre toile de 1787, que j’ai beaucoup aimée : le portrait de la marquise de Pezay et de la marquise de Rougé, toutes deux veuves, accompagnées des deux garçons de celle-ci. Madame de Pezay a la main gauche posée délicatement sur l’épaule de son amie tandis qu’elle montre de la main droite les deux enfants, qui se tiennent serrés contre leur mère dans des attitudes empreintes d’affection. Les reflets mauves de la soie de la robe de la marquise de Pezay sont absolument merveilleux.

Un des intérêts de l’exposition est encore de nous faire connaître les autres femmes peintres de cette époque. On y rencontre notamment celle qui fut une rivale d’Elisabeth Vigée Le Brun : Adélaïde Labille-Guiard, dont l’art était plus réaliste. Un autoportrait de sa main (1785) la représente peignant assise à son chevalet dans son atelier, tandis que deux de ses élèves se tiennent, attentives et admiratives, debout derrière son fauteuil. Les destins des deux femmes ne se ressembleront pas : l’une partira en exil et l’autre trouvera la célébrité en peignant les grandes figures de la Révolution.

J’ai été étonnée de voir ainsi comment, à l’aube de la Révolution, les femmes artistes étaient relativement nombreuses à vouloir faire concurrence aux hommes : Anne Vallayer-Coster, Gabrielle Capet, Marie-Guilhelmine de Laville Leroux, Adèle Romanée ou Romany, Marie-Victoire Lemoine. Et parmi les plus connues, Rosalba Carriera, pastelliste italienne de renom, Angelica Kauffmann, qui fut l’objet d’une angelicamania… La tourmente révolutionnaire et l’Empire se chargeront, hélas, de renvoyer les femmes dans leurs foyers.

Familière de la reine, fréquentant la haute aristocratie, Mme Vigée Le Brun fut contrainte à l’exil. Dans la nuit du 5 au 6 octobre 1789, accompagnée de sa fille et de sa gouvernante, elle monta dans une diligence pour un périple qui devait durer une douzaine d’années. Précédée de sa célébrité, elle continua à pratiquer l’art du portrait auprès d’une clientèle européenne privilégiée. En Italie, de Rome à Naples, sans oublier Venise et Turin, l’artiste répondra notamment aux demandes de lady Hamilton qu’elle peindra en bacchante dansant devant le Vésuve ou en Sybille de Cumes. Dans ce dernier portrait, on retrouve ce fameux regard perdu qui est une des marques de fabrique de l’artiste. Elle représentera aussi les enfants de Marie-Caroline, la sœur de Marie-Antoinette, ou encore Isabella Teotochi Marini, la maîtresse de Vivant Denon. Un portrait tout en rondeurs, celles de boucles brunes de la jeune femme, de sa bouche sensuelle, de son sein blanc qui se devine sous la légère mousseline.

Lady Hamilton en Sibylle de Cumes, 1792

Après un passage à Milan, emportant avec elle comme preuve de son talent la toile roulée de Lady Hamilton en Sibylle, Mme Vigée Le Brun se rendit à Vienne. A l’automne 1792, elle y retrouva le comte de Vaudreuil, désormais retiré près de Schönbrunn avec les Polignac. Il était de ses amis proches et avait été l’un des convives à un célèbre « souper grec » parisien organisé par ses soins et dont elle avait lancé la mode. Son séjour y fut très assombri par l’annonce des massacres de septembre, des exécutions en janvier et en octobre 1793 des souverains français et par son divorce en date du 3 juin 1794.

Elle y fréquente les émigrés français, assiste aux concerts où l’on joue Haydn, rencontre le peintre de bataille Francesco Casanova et portraiture ses modèles féminins en déesses mythologiques. Ainsi j’ai retenu la grande toile (221x159cm) qui représente l’épouse du prince Nikolaus II Esterházy en Ariane à Naxos, datée de 1793. Malheureuse en amour, la princesse, appuyée contre le rocher et drapée dans une grande cape de velours rouge, ne semble guère éplorée de voir la nef de son pseudo Thésée disparaître à l’horizon !

J’ai aimé encore un charmant pastel de profil d’un jeune héritier Polignac, dont les cheveux  bruns bouclés recouvrent une veste bleue éclairée par une cravate blanche.

Auguste Jules Armand Marie de Polignac, 1793-1794

La dernière étape de ce long périple sera Saint-Pétersbourg où la voyageuse parvient au moment des nuits blanches. Très vite, Catherine II, soucieuse de rencontrer la « célèbre Madame Le Brun », lui commande le double portrait de ses petites-filles. Elle les représentera vêtues « à la grecque », déplaisant ainsi à la tsarine qui la contraindra à retoucher leur costume.

Dans cette Russie qu’elle apprend à aimer, Mme Vigée Le Brun réalise de très nombreux portraits des aristocrates russes. J’ai par exemple en mémoire le beau portrait de face de Varvara Ivanovna Ladomirskaïa. Cette fille naturelle de la comtesse Stroganova, aux longs yeux noirs étirés vers les tempes, pose dans une tunique à l’antique dont le rouge profond répond au rouge de son collier de corail et du ruban qui retient ses longs cheveux noirs. Utilisant pour ses modèles des attitudes qui ont fait son succès autrefois, le peintre les magnifie dans des robes au plissé sublime qui exalte leurs formes avec une élégance subtile. Reprenant une expression de la princesse Dolgorouki, le peintre dira de cette ville qu’il lui semblait que « le bon goût [eût] sauté à pieds joints de Paris à Pétersbourg ».

Le mariage de sa fille avec Gaetano Nigri, un beau ténébreux secrétaire du comte Tchernitchev, entérine une rupture dramatique entre les deux femmes. De plus, son époux lui reprochant de se complaire en exil, la portraitiste se décide à rejoindre la France en 1801. Elle y sera reçue avec enthousiasme par son mari, son frère Etienne l’écrivain, sa belle-sœur et leur fille. Une pétition signée par 255 personnalités a permis en effet qu’elle soit rayée de la liste des émigrés. Elle retrouve aussi ses anciens amis et gravite dans l’entourage de Madame Tallien et de Joséphine Bonaparte.

Cependant, nostalgique de l’Ancien Régime, « c’était tellement mieux avant », dira-t-elle, elle se tient plutôt à l’écart des nouveaux maîtres et se rend en Angleterre où elle continue à peindre l’aristocratie. En Suisse, elle découvre l’art de représenter les paysages et fait le portrait de Mme de Staël en Corinne au cap Misène (1807-1809). Dans un décor de montagnes surmontées d’un temple, l’écrivain, le regard perdu, joue de la cithare.

Par la suite, retirée à Louveciennes, attristée par la disparition de sa fille unique, morte d’une maladie honteuse, Elisabeth Vigée le Brun s’adonne encore pleinement à son art, se spécialisant dans le paysage peint au pastel. Elle ne néglige pas pour autant le portrait, réalisant ainsi le magnifique tableau du jeune comte Tolstoï, drapé dans un manteau noir que vient réveiller le rouge d’une écharpe de velours et le blanc de son col. Le visage à la chevelure en mouvement, tout empreint de détermination et de noblesse, la main droite qui tient le couvre-chef, tout montre qu’en dépit de l’âge, l’artiste n’a nullement perdu la main.

Parmi toutes ces admirables toiles, je n’aurai garde d’oublier les autoportraits que l’artiste réalisa. Ils sont présentés au début de l’exposition et celui que je préfère est le portrait où on la voit exécutant un portrait de la reine Marie-Antoinette (1790). L’économie des couleurs (noir, blanc, rouge, brun), le drapé vivant de la ceinture de soie rouge sur le noir profond de la robe, la transparence du bonnet noué et de la collerette de dentelle, la douceur du visage esquissant un sourire et qui nous regarde, le mouvement des mains qui tiennent et le pinceau et la palette, condensent la tranquille assurance et l’art plein de sérénité de celle qui ne douta jamais de son talent. Le Portrait dit « aux rubans cerise »(1782), qui la montre encore proche de l’extrême jeunesse, affiche des rouges cerise, hérités sans doute de son voyage aux Pays-Bas.

L'artiste exécutant un portrait de Marie-Antoinette, 1790

Les deux pastels, Autoportrait de l’artiste en costume de voyage (1790) et Autoportrait de profil (1801) m’ont aussi beaucoup séduite. Tous ces autoportraits témoignent d’un art consommé de « la brillante mise en scène de soi », ainsi que le dit Stéphane Guégan.

J’ai vraiment beaucoup aimé cette exposition qui permet un voyage passionnant dans l’histoire avec cette impressionnante galerie de portraits. De Marie-Antoinette à Caroline Murat en passant par le « gros duc Philippe » d’Orléans, Charles Alexandre Calonne ou encore le peintre Joseph Vernet, Madame Vigée Le Brun a représenté tous ceux qui vécurent la fin de l’Ancien régime et les débuts d’un nouveau monde. Et on ne peut qu’admirer la ténacité et la volonté de cette artiste qui, en dépit de tous les aléas, mena sa carrière avec passion et conserva sa foi en la vie et en l’art. N’écrit-elle pas dans ses Souvenirs : « Peindre et vivre n’a jamais été qu’un seul et même mot pour moi » ?

 

Sources :

Les cartouches des tableaux et panneaux explicatifs de l’exposition

L’album de l’exposition du Grand Palais, Elisabeth Louise Vigée Le Brun, Xavier Salmon, Geneviève Haroche-Bouzinac, M

 

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11 février 2015 3 11 /02 /février /2015 14:28

 

 Madeleine dans le désert 1845

La Madeleine au désert, 1845, Eugène Delacroix,

Musée Delacroix

 

Samedi 31 janvier 2015, j’étais avec ma fille dans le joli musée Delacroix, rue de Fürstenberg. C’était l’avant-dernier jour pour visiter l’exposition consacrée au voyage de Delacroix au Maroc, Objets dans la peinture, souvenir du Maroc, et les amoureux du peintre de la couleur y étaient nombreux.

Eugène Delacroix découvrit le Maroc lorsqu’il accompagna de janvier à juillet 1832  le comte de Mornay lors d’une mission diplomatique auprès du sultan Abd er-Rahman. Suite à l’occupation de l’Algérie en 1830, Louis-Philippe souhaitait en effet régler la question des frontières entre les deux pays. Tandis que se déroulaient les négociations, le peintre découvrait l’Orient avec émerveillement : « C’est un lieu fait pour les peintres… le beau y abonde… le beau court les rues… Je suis dans ce moment comme un homme qui rêve. »

Emerveillé et fasciné, le peintre consignera ses impressions dans de petits carnets, ses « calepins ». Notes et croquis – parfois repris à l’aquarelle -  y voisinent dans le désordre sans aucun souci de composition, témoignant de son ardeur à retenir le maximum de choses. « Tout ce que je pourrai faire, dira-t-il, ne sera que bien peu de choses en comparaison de ce qu’il y a à faire ici. »

delacroix chevaux se battant ds une écurie

Chevaux se battant dans une écurie, Eugène Delacroix

On sait pourtant que ce voyage, qui lui enseigna la lumière, fut à l’origine de quatre-vingts tableaux, dont certains parmi ses plus beaux : Femmes d’Alger et La Noce juive au Louvre,  ou encore Le Sultan du Maroc ou Fantasia marocaine, exposés dans le musée Delacroix. Dans cette exposition, pour ma part, j’ai particulièrement été impressionnée par la toile intitulée Chevaux arabes se battant dans une écurie, située dans l’atelier. Le peintre aurait été témoin d’une scène similaire à Tanger et il la restitue avec force et mouvement. La lumière venue de la fenêtre de l’écurie exalte le blanc de la robe du cheval mordu à l’encolure et vient répondre au blanc du burnous d’un Arabe qui lève les bras dans l’affolement de la scène. La grande expressivité du Combat du Giaour et du Pacha témoigne encore de la fascination de Delacroix pour le cheval arabe.

The Sultan of Morocco and his Entourage musée des BA de Di

Le Sultan du Maroc, entouré de sa garde et de ses principaux officiers, Eugène Delacroix

On comprend ainsi combien le peintre fut particulièrement sensible à la beauté et à l’élégance du pur-sang arabe présent dans nombre de toiles. La noblesse de ce cheval se retrouve encore dans l’attitude de la monture du sultan dans le tableau Le Sultan Mulay Abd al-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers. Les nombreuses études et croquis du harnachement du cheval, souvent rehaussés de rouge, révèlent aussi cette admiration.

delacroix objets

Cuirs et faïences (Photo The Museum Channel)

Originale et émouvante, cette exposition présente un fonds du musée constitué par une centaine d’objets marocains que le peintre avait rapportés de son périple. On sait que ces faïences, vêtements, coffres et autres instruments de musique furent les compagnons du peintre de 1832 à 1863 et on en retrouve des traces dans les tableaux postérieurs. Venant compléter les notes et les croquis réalisés sur le moment par Delacroix, ils contribuèrent à nourrir son œuvre, tout en favorisant une remémoration poétique où précision et imagination se mêlèrent.

Ces objets de l’artisanat marocain contribuent à rendre vivante cette exposition. Coffres peints, cuirs colorés, plats et pichets aux éclatantes couleurs, panneaux de bois, fusils de fantasia, élégants caftans, autant d’objets qui fournissent un écho concret à ce voyage qu’on pourrait qualifier d’initiatique. Ils m’ont aussi personnellement rappelé une histoire familiale où l’Afrique du Nord est présente.

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L'atelier du Musée Delacroix

(Photo ex-libris.over-blog.com, samedi 31 janvier 2015)

Au cours de cette visite, ce qui m’a pourtant fascinée, c’est l’étrange tableau intitulé La Madeleine au désert, complètement étranger à l’exposition. Placé sur un chevalet, dans l’angle de l’atelier dominant le jardin que le peintre affectionnait, il attire invinciblement le regard. Déjà, lors de son exposition au Salon de 1845, la toile avait intrigué et passionné. Delacroix la chérissait particulièrement puisqu’il la présenta à l’Exposition Universelle de 1855.

Si on se réfère au titre, Madeleine dans le désert, on ne peut qu’être surpris car de désert, il n’y en a point ! Dans un cadre resserré, le visage à la carnation blafarde, aux yeux mi-clos, dans l'esquisse d'un demi-sourire, de celle qui aima le Christ, remplit quasiment tout l’espace, ne laissant apparaître dans le coin droit qu’un ciel bleuté d'orage sur un  rocher sombre et austère.

Madeleine_dans_le_desert-1845.jpg

Dominique de Font-Réaulx, conservateur du musée, souligne toute l’ambiguïté de cette tête extatique : appartient-elle à une religieuse ou à une amoureuse ? Dans cette toile est sans doute enclos le mystère du personnage de Marie-Madeleine qui fascina des générations d’artistes. Sa légende, véhiculée par les Evangiles apocryphes, raconte qu’elle était certes attachée au Christ mais qu’elle en était aussi sans doute secrètement amoureuse. Aux frontières de l’amour sacré et de l’amour humain, ce symbole de l’extrême féminité est souvent représenté les cheveux dénoués, dans des poses alanguies, baignant de parfum les pieds du Christ, et cela jusqu’au bas de la Croix.

Baudelaire, dès 1845, avait fait remarquer cette ambivalence du personnage. Dans ses Curiosités esthétiques, il disait combien il était subjugué par « cette fameuse tête de la Madeleine renversée, au sourire bizarre et mystérieux, et si surnaturellement belle qu’on ne sait si elle est auréolée par la mort, ou embellie par les pâmoisons de l’amour divin ». La Madeleine de Delacroix, à la lourde chevelure auburn, est-elle en proie à la « petite mort » de l’ivresse amoureuse ou mystique ou est-elle déjà déjà touchée par l’aile de la mort ? Les coloris, tout en beige et rose, ne se décomposent-ils pas en mauve et même en vert, sur un cou où l’on se demande si le souffle de la vie y palpite encore ?

On ne peut ainsi manquer d’établir ici un parallèle entre cette Madeleine et les grandes saintes mystiques pour qui l’extase en Dieu s’accompagna de souffrances. C’est notamment le cas de sainte Thérèse d’Avila qui écrivait : « Je brûlais, dit-elle, je me voyais mourir du désir de voir Dieu et je ne savais où trouver la vie si ce n'est dans la mort... Mon cœur à chaque instant était près d'éclater et il me semblait que l'on m'arrachait l'âme. » L’art de Delacroix réside ainsi dans cette subtile alliance entre Eros et Thanatos : « Je meurs de ne pas mourir. Je vis sans vivre en moi », disait encore sainte Thérèse.

L’énigme de ce visage absent au monde, dont on dit qu’il fut le tableau préféré de Baudelaire, n’en finit pas d’interroger les amateurs d’art. Et l’on ne peut que souscrire à ce commentaire inspiré du poète à propos du peintre : « Nul ne peut imaginer, à moins de la mort, ce que l’artiste a mis de poésie intime, mystérieuse, romantique, dans cette simple tête. »

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      Delacroix, Autoportrait au gilet vert, 1837

 

 

 

Sources :

Présentation de La Madeleine dans le désert par Dominique de Font-Réaulx, conservateur du Musée Delacroix link

Catalogue de l'exposition : Delacroix, Objets dans la peinture, souvenir du Maroc, Louvre Editions, Le Passage

Lien vers mon poème sur Marie-Madeleine : link

 

 

 

 

 


 

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25 novembre 2014 2 25 /11 /novembre /2014 17:18

Affiche-Sade

 

Ce week-end, de passage à Paris, je suis allée en compagnie de ma fille voir l’exposition consacrée à Alphonse-Donatien-François, le « divin marquis » de Sade, au musée d’Orsay. Une exposition conçue par Annie Le Brun, une des grandes spécialistes de l’œuvre de Sade depuis 1986, et qui, sans nul doute, fera date.

Ayant rédigé le texte d’introduction pour le catalogue de L’ange du bizarre à la demande de Guy Cogeval (président du musée d’Orsay), l’écrivain a eu l’idée de lui parler d’un projet qu’elle avait envisagé pour le musée du Louvre avec Henri Loyrette. Ayant obtenu l’accord de Guy Cogeval, en collaboration avec Laurence des Cars (spécialiste de l’art du XIX° siècle), ils ont repensé le projet initial autour de cette question  précise : comment le XIX° siècle s’est-il fait le conducteur de la pensée de Sade qu’il tenait pour maudite ? Une entreprise opportune en cette année qui correspond au bicentenaire de la mort de l’auteur de Justine (1740-1814).

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Le rouleau du manuscrit des Cent vingt Journées de Sodome

C’est en relisant Les Cent vingt journées de Sodome (1785) qu’Annie Le Brun, commissaire de l’exposition, en a trouvé  le titre : « Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde ? » écrit Sade dans la « Huitième journée ». « Attaquer le soleil » est donc un titre particulièrement révélateur de « l’ampleur et du côté non mesurable de l’influence de Sade » précise la commissaire de l'exposition.

Ponctué de citations de « l’esprit le plus libre qui ait jamais existé » (dixit Apollinaire), et d’auteurs qui lui répondent, le parcours de l’exposition présente des œuvres (plus de 500 me semble-t-il) appartenant au fonds du musée d’Orsay. Tableaux, gravures, sculptures, objets, photos et vidéos sont placés dans une semi-pénombre, sur un fond noir ; ils s’offrent au regard du visiteur tout au long d’une huitaine de salles présentant les multiples aspects d’un aristocrate révolté et révolutionnaire.

Dans un « Entretien avec Philippe-Jean Catinchi » (in Le Magazine littéraire de novembre 2014), Annie Le Brun explique le paradoxe d’un XIX° siècle qui enferme l’œuvre de Sade dans l’Enfer des bibliothèques tout en étant fasciné par sa pensée.  L’influence souterraine de celle-ci va en effet « susciter, accomplir et radicaliser les grands bouleversements plastiques du XIX° siècle ». En effet, pour qui sait le discerner, les œuvres de Lamartine, Hugo, Balzac, Verlaine portent les traces d’une lecture de Sade et Baudelaire n’écrit-il pas dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe : « Nous sommes tous nés marquis pour le mal » ? L’on sait que la tentation de saint Antoine, magistralement mise en mots par Flaubert, est un des thèmes qui fera florès en ce siècle, d’Odilon Redon à Cézanne. Et sur Huysmans (A Rebours), Mirbeau (Le Jardin des Supplices), Barbey d’Aurevilly (Le bonheur dans le crime), l’empreinte de Sade paraît évidente.

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La mort de Sardanapale, Delacroix

Selon Annie Le Brun, Delacroix, qui était proche de Baudelaire, a sûrement lu Sade et Ingres, reprend à sa manière les thèmes de toute une imagerie licencieuse véhiculée depuis le XVIII° siècle. Tous ces artistes, de Rodin à Degas en passant par Géricault et Gustave Moreau, s’appliquent à « faire sortir le désir et la violence de leurs représentations codées à l’intérieur des codes historiques, mythologiques et religieux qui jusqu’alors les contenaient à tous les sens du terme ».

L’exposition nous montre aussi que c’est par l’entremise d’Apollinaire et des surréalistes que Sade est devenu le porte-parole de la liberté créatrice. C’est en effet Apollinaire qui préface et publie Œuvres du marquis de Sade, Pages choisies, en 1909, permettant ainsi l’émergence au XX° siècle du plus célèbre des embastillés. « Le temps est aux instincts brutaux/ Pareil à l’amour et à la guerre » dit l’auteur des Onze mille verges à Lou, sa maîtresse, en février 1915. C’est le même qui aurait donné comme premier titre aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, Le bordel philosophique, écho à La philosophie dans le boudoir (1795).

Dans un monde où la sexualité devient toute puissante, le marquis est dès lors revendiqué comme le grand ancêtre de toutes les avant-gardes. Pour les surréalistes, Sade devient ce « soleil noir », ce « point de l’esprit » d’où, selon André Breton, « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement » (Second manifeste du surréalisme, 1929).

Dans l’entre-deux guerres, le critique Maurice Heine révèle de nombreux inédits de l’écrivain et il prépare une édition de ses Œuvres complètes. Sa mort en 1940 l’empêchera de la réaliser. Le projet sera mené à son terme par Gilbert Lély. En 1947, Jean-Jacques Pauvert est le premier à publier Sade officiellement. Puis le comte Xavier de Sade ouvre ses archives aux chercheurs et le fonds familial du château de Condé-en-Brie, épargné par la guerre, permet la découverte de nombreuses lettres manuscrites et d’une partie de l’œuvre théâtrale. Annie Le Brun et Jean-Jacques Pauvert, décédé cette année, mettront en place la nouvelle collection chronologique.

C’est la postérité artistique d’un auteur qui pose « la question de l’irreprésentable lié au désir » que donne donc à comprendre cette passionnant exposition. Annie Le Brun en présente ainsi le propos : « Il s’agissait donc moins de rechercher tel ou tel thème sadien que d’essayer de révéler comment Sade ayant dit ce qu’on ne veut pas voir va inciter à montrer ce qu’on ne sait pas encore dire ».

L’exposition débute par des vidéos présentant des extraits de films choisis par Guy Cogeval. On voit ainsi comment de Bunũel (L’Age d’or, 1930) à Benoît Jacquot (Sade, 2000), en passant par Salò ou les 120 Journées de Sodome, 1975), le Septième art s’est emparé des thèmes sadiens. Livrée au bon plaisir des cinéastes, l’œuvre subit de nombreux avatars plus ou moins convaincants. Jacques Zimmer dit en effet la difficulté de mettre en images ces « forteresses de l’imaginaire » : « Comment restituer un texte d’une terrifiante crudité ? Comment illustrer à l’aune du réalisme des fantasmes extrêmes relevant d’un espace imaginaire ? »

Scène de guerre au Ma 1865

Scène de guerre au Moyen-Age, Edgar Degas

C’est dans le sillage d’un tableau de jeunesse de Degas, auquel Annie Le Brun a tout de suite pensé, Scène de guerre au Moyen-Age, que se place l’ensemble des œuvres exposées. Cette toile aux tonalités grises et bleutées, sur laquelle éclate le jaune du justaucorps d'un chasseur, représente des hommes à cheval qui tirent à l’arc sur des femmes nues, livrées à leur violence. Si le tableau a un titre historique, il est clair que « le prétexte historique ouvre sur tout autre chose, c’est-à-dire sur une scène de chasse aux femmes » ; l’on ne peut que penser ici au célèbre film, Les chasses du comte Zaroff (1932).

Acteur et victime de la Révolution française, le marquis de Sade en a en effet vu les horreurs et compris comment cet événement capital a permis l’explosion des pulsions meurtrières de l’être humain. Certes, il invite lui-même à libérer les passions dans le but de satisfaire un plaisir férocement individualiste, mais ces instincts primaires, poussés à l’excès, finissent par devenir inhumains. Ainsi, la machine du docteur Guillotin est en bonne place dans une toile de Pierre Demachy, mettant en scène un spectacle de mise à mort banalisé : Révolution française : une exécution capitale place de la Révolution, vers 1793.

Sade, proclamant haut et fort, dans La Philosophie dans le boudoir, que Dieu est mort, l’homme n’est plus alors qu’un animal comme les autres et toute sa pensée est le fruit de ce constat. Dès lors, forces destructrices et forces créatrices s’expriment et sont toutes deux à prendre en compte. En 1783, dans une lettre à sa femme, il se définit ainsi : « impérieux, colérique, emporté, extrême en tout, d’un dérèglement d’imagination sur les mœurs qui de la vie n’a eu son pareil, athée jusqu’au fanatisme." Et d’ajouter : « Tuez-moi ou prenez-moi comme cela ; car je ne changerai pas. »

Cézanne la femme étranglée

La Femme étranglée, Paul Cézanne

En très grand nombre sont ici les toiles qui mettent en scène cette libération des passions destructrices. On trouve plusieurs incarnations d’une violence féminine extrême à travers le personnage de Médée furieuse (1838), s'apprêtant à tuer ses enfants, de Delacroix, de Judith, l’héroïne de l’Ancien Testament, décapitant Holopherne. C’est d’ailleurs la superbe toile, Judith et Holopherne (1927), sur un fond d’un rouge violent, du symboliste Frantz von Stuck, qui sert d’affiche pour l’exposition.

L'Apparition Gustave moreau

L'Apparition, Gustave Moreau

J’ai été particulièrement impressionnées par l’accumulation de ces tableaux dont la violence de l’un répond à l’horreur de l’autre : l’inquiétant David tenant la tête de Goliath (vers 1620) par Aubin Vouet, plusieurs toiles hallucinées de Goya, Les Cannibales (1800-1808), L’Exécution (1808-1812), d’âpres peintures de Paul Cézanne, La Femme étranglée (1875-1876) et L’Enlèvement (1867), entre horreur et volupté, L’Apparition (1876) de Gustave Moreau, les contrastes tranchés et horrifiques de La Guerre ou la chevauchée de la discorde 1894) du Douanier Rousseau, la blancheur cadavérique d’Orphée dépecé par les Ménades (1914) de Félix Vallotton, le trait noir et fulgurant de L’Enlèvement des Sabines (1962) de Picasso. Tous ces tableaux témoignent d’une cruauté non pas nouvelle mais que Sade a donné à reconsidérer autrement et que l’on a appelée « sadisme ». « La cruauté, bien loin d’être un vice, est le premier sentiment qu’imprime en nous la nature », écrit-il.

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La Femme à cheval, Alfred Kubin

Dans cette impressionnante galerie qui exprime les instincts humains les plus terribles, le symboliste Alfred Kubin occupe une place privilégiée. Ses crayons et encres sur papiers, tout en blancheur et en noirceur, dessinent des femmes prédatrices et insensibles, créatrices d’une beauté étrange et bizarre. Ainsi, Le Massacre (vers 1900) donne à voir une femme nue et  armée d’un sabre qui s’apprête à décapiter un homme à la tête renversée, dont il ne reste que le tronc. Quant à La Femme à cheval (1900-1901), c’est une fière amazone, au visage fermé et de profil, assise sur un gigantesque cheval blanc à bascule, dont les jambes se prolongent par des lames acérées qui découpent un amoncellement de corps masculins.

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La Guerre, Henri Rousseau dit le Douanier Rousseau

Annie Le Brun explique par ailleurs qu’elle a découvert en Sade « un nouveau lieu mental, où se déroulait ce que n’on n’avait jamais imaginé ailleurs, telle l’inexpugnable forteresse des désirs qui est au cœur de l’homme ». L’exposition nous dévoile ainsi les fantasmes des artistes : des huiles cauchemardesques de Johann Heinrich Füssli, comme celle de Céladon et Amélie (1801), des dessins érotiques de Rodin (il en réalisa plus de 10 000), d’André Masson ou de Picasso, donnent libre cours à l'expression crue des désirs inassouvis les plus  inavouables. Ainsi, Frantz von Stuck, avec Le Péché (1899), propose une allégorie du vice, à travers le personnage d’une femme rousse et nue, allongée et enlacée par un sombre serpent noueux. Odilon Redon, pour sa part, illustre la tentation de saint Antoine avec un  de ses « noirs » célèbres, A Gustave Faubert : six dessins pour la tentation de saint Antoine (1889). On y voit le martyre par flagellation d’Ammonaria, une jeune Egyptienne, attachée à une colonne. Pulsions primitives et sauvages déclinées encore par Aubrey Beardsley ou Félicien Rops.

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Dessin pour la Tentation de saint Antoine, Odilon Redon

Chez le peintre belge, l’athéisme se conjugue au blasphème pour illustrer un Sade écrivant : « L’idée de Dieu est, je l’avoue, le seul tort que je ne puisse pardonner à l’homme. » Le crayon sur papier, L’Amante du Christ (1888) ou l’aquatinte au rouge éclatant, intitulée Le Calvaire (1882) témoignent d’un monde où éclate le vide de la présence de Dieu.

La salle 6 est consacrée au « désir comme principe d’excès » et son accès n’est certes pas tout public. Comportant de nombreuses illustrations de l’œuvre, elle propose une mise en images réaliste et crue de cette phrase extraite de l’Histoire de Juliette (1797) : « Livre-toi, Juliette, livre-toi sans crainte à l’impétuosité  de tes goûts, à la savante irrégularité de tes caprices, à la fougue ardente de tes désirs ; échauffe-moi de leurs écarts, enivre-moi de tes plaisirs." Le phallus est ici érigé dans sa toute puissance, notamment avec une eau-forte de Dominique Vivant-Denon, Phallus phénoménal (1793), et on y voit nombre de petites éditions illustrées de l’œuvre sadienne, à ne pas mettre certes entre toutes les mains.

Cette salle a aussi été l’occasion pour moi de découvrir Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), un architecte qui dessina des architectures fantasmées, des labyrinthes érotiques, des portraits bizarres, tel celui intitulé Et nous aussi nous serons mères (1794) où une religieuse dévoile ses seins derrière un voile blanc des plus suggestif.

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La Femme chancelante, Max Ernst

J’ai été intéressée par les œuvres surréalistes présentées et illustrant cet « infracassable joyau de nuit » qu’était Sade pour André Breton : des photos de Man Ray, celle de l’inquiétante poupée de Hans Bellmer, sans bras et sans tête, aux rougeurs maladives, intitulée Les jeux de la poupée (1949). Fascinée surtout par les œuvres de Max Ernst, « le cerveau le plus magnifiquement hanté qui soit » selon André Breton, comme La Femme chancelante (1923), une femme, aux cheveux hérissés, en équilibre précaire sur une mystérieuse machine, dont le corps penche vers la gauche du tableau, dans un décor de colonnes grecques. Cette femme-machine, cette femme-objet, c’est celle que l’on retrouve dans ses romans-collages, représentés ici par les illustrations d’Une semaine de bonté ou les Sept Eléments capitaux (1934). On y voit de curieux personnages à tête de volatiles, dominant de leur crête et de leur queue empanachée des femmes abandonnées à leur bon vouloir.

La dernière salle est placée sous le signe du volcan, métaphore de la puissance souterraine de Sade, dont la lave noire, depuis le XVIII° siècle, n’a cessé de fertiliser la création artistique. La toile du Québécois Jean Benoît, Hommage au marquis de Sade (1959), en est l’expression la plus marquante. Au-dessus d’un volcan en pleine éruption, où l’on devine les jambes ouvertes d’une femme, plane un aigle aux yeux flamboyants, dont la silhouette puissante aux ailes déployées se détache sur le mur de pierre d’une forteresse qui s’écroule.

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Portrait imaginaire de D. A. F. de Sade, Man Ray

Cette bastille qui s’effondre, c’est encore celle que peint Man Ray dans le Portrait imaginaire de D. A. F. de Sade (1938).  Souligné par les deux dernières lignes de son testament et sculpté dans la pierre, éclairé par un œil cerné monstrueux, le profil monumental de l’écrivain est tourné vers la Bastille en flammes, sous laquelle hommes et chevaux baignent dans une mare de sang. Au terme de cette exposition troublante, et qui ne va pas sans créer un certain malaise, on est bien loin du Portrait supposé du marquis de Sade (1760-1762) par Charles van Loo, découvert au début du parcours de la visite, montrant le profil fin et aristocratique en médaillon du jeune marquis à vingt ans ! En l’espace de cinquante années, dont une vingtaine en prison, par la puissance de son œuvre, ce « maître du scandale » aura désembastillé le désir.

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      Portrait supposé du marquis de Sade, Charles van Loo

 

 

 


Sources :

Les cartouches de l’exposition

Le guide de l’exposition : Sade, Attaquer le soleil

Beaux-Arts éditions, Sade, Attaquer le soleil, Musée d’Orsay

Le Magazine littéraire, novembre 2014, « Le dossier : Que faire de Sade ? », pages 64 à 97

 

 

 

 

 


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21 septembre 2014 7 21 /09 /septembre /2014 17:09

 

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Le père Francesco, libraire de l'abbaye de Kergonan

(Photo Thierry Creux, Ouest-France)

 

Vendredi 22 août 2014, je me suis rendue à l’abbaye bénédictine Sainte-Anne de Kergonan à Plouharnel, qui proposait une exposition inédite et passionnante. Intitulée Sur les traces d’un patrimoine vivant : sept siècles d’écrits à Kergonan, elle présentait 90 pièces uniques : parchemins des XII° et XIII° siècles, incunables (premiers livres imprimés au XV° siècle), bibles polyglottes, coutumiers de Bretagne, cartes anciennes, belles reliures, parchemins enluminés, documents hagiographiques.

Initiée par Madeleine Juberay, la directrice de la Maison du Tourisme de Plouharnel, cette exposition est originale à plus d’un titre. Ayant un statut particulier, les fonds patrimoniaux des abbayes sont en effet difficilement compulsables. Et le père Francesco de préciser : « Jamais le monastère n’avait jusque-là envisagé ou projeter de donner à voir les plus belles pièces de sa bibliothèque. » Le choix des documents à exposer a été difficile à cet égard ! Par ailleurs, à l’ère du tout-numérique, si elle est paradoxale, l’exposition témoigne cependant de l’intérêt majeur que conserve le livre ; l’afflux des visiteurs des cinq continents en est le témoignage vivant.

Dans son discours d’accueil, lors de l’inauguration de l’exposition, Dom Philippe Piron, le prieur de l’abbaye, a souligné le rapport privilégié du moine avec le livre : « Le moine est l’ami du livre. Il est un chercheur de Dieu et pour accomplir cette vocation, l’Ecriture sainte est omniprésente dans la vie du moine. » Et le proverbe de l’abbé André Moisan prend ici toute sa force : « Homme de livre, homme libre ! »

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Dom Philippe Piron, prieur de l'abbaye Sainte-Anne de Kergonan et le père Francesco, libraire

(Photo Thierry Creux, Ouest-France)

J’ai particulièrement été intéressée par les documents et les informations en lien avec la Bible. La « Bible de Gutenberg », dite encore « Bible à quarante-deux lignes » sera en effet le premier livre imprimé en Europe au moyen de caractères mobiles. Les premières pages de cet ouvrage comportent deux colonnes de 40 lignes par page, parfois 41. Pour économiser du papier, Gutenberg décida d'imprimer 42 lignes par page, puis de diminuer la taille des caractères. Réalisée à Mayence entre 1452 et 1455 sous la responsabilité de Johannes Gutenberg et de ses associés, Johann Fust et Pierre Schoeffer, elle se présente en deux volumes in-folio : le premier et une partie du second tome comportent l’Ancien Testament et le second volume renferme aussi le Nouveau Testament. Une partie des exemplaires a été imprimée sur parchemin (vélin), une autre sur du papier importé d'Italie.

Reproduisant le texte de la Vulgate (la Bible latine traduite par saint Jérôme), elle est composée de 324 et 319 feuillets. Sur les 180 exemplaires imprimés, 49 seulement ont été conservés, dont 12 en Allemagne, 9 aux USA, 5 en France et 1 en Suisse sur vélin parfait. Les plus beaux exemplaires valent plus de 20 Millions d’euros. Les vitrines exposent une Bible latine de 1520, une Bible hébraïque de 1534. Un Nouveau Testament, daté de 1541, propose une nouvelle traduction latine par Erasme. Différente de la Vulgate, elle serait plus fidèle à l’original grec.

J’ai découvert là les bibles polyglottes, qui sont écrites ou imprimées en plusieurs langues. Ainsi les Hexaples d’Origène d’Alexandrie sont très célèbres. Disposées en six colonnes parallèles, elles comparent le texte hébreu avec les versions anciennes, en hébreu, en grec, en araméen, en syriaque et en latin et portent l’art typographique à un rare point d’excellence. Datée de 1520, la Polyglotte d’Alcalà présente l’Ancien Testament sur trois colonnes, en hébreu, en latin et en grec (plus une version araméenne du Pentateuque) et le Nouveau Testament en grec et en latin. La Polyglotte d’Anvers (1568), dite « Bible royale », imprimée par Christophe Plantin, fut patronnée par Philippe II d’Espagne. La Polyglotte de Paris (1629-1645), qui ajoute l’arabe et le syriaque pour l’Ancien Testament et l’hébreu samaritain pour le Pentateuque, sera complétée par la dernière grande Polyglotte, la Polyglotte de Londres avec une version persane.

De nombreux livres sont exposés qui renvoient à l’exégèse biblique. Ainsi, on trouve De unica Magdalena (1519) de John Fisher, traitant de la querelle de la Madeleine ou des trois Maries. Il s’agissait de savoir si la tradition liturgique occidentale était dans le vrai, qui faisait de Marie de Béthanie (Jn 11 et 12), 1-8), de Marie de Magdala dont le Christ avait expulsé sept démons et de la pécheresse de Luc (7, 36-50), un seul et même personnage. Grégoire le Grand soutenait qu’il ne s’agissait que d’une seule femme et s’opposait de ce fait à Lefèvre d’Etaples, adepte de la critique historique. Dans une Disceptatio, il se prononça en effet pour l’existence de trois femmes différentes. L’affaire se développa entre 1517 et 1519.

La Règle de saint Benoît est bien sûr évoquée dans l’exposition. Benoît de Nursie (480-547) est le fondateur de l'ordre des Bénédictins (529) et il a largement inspiré le monachisme occidental ultérieur. Il est considéré comme le patriarche des moines d'Occident, à cause de sa Règle, établie en 540, qui eut un impact majeur sur le monachisme occidental et sur la civilisation européenne médiévale. Les grands commentaires sur la Règle commencèrent dès le XIII° siècle. Le plus ancien document de la Règle du fondateur est d’ailleurs conservé au monastère. Un ouvrage de 1681 rappelle la Règle de 1510-1563 ; la Vie de saint Benoît (1611) est racontée par Andrea Vaccario ; Règle, Traditions et explications (1685) de Rancé développe les aspects de la Règle. Celle-ci fut en effet soumise à des variations qui se manifestèrent dès le IX° siècle. De Marmoutier (540) et Cluny (910) jusqu’à la congrégation de Saint-Vannes-et-Saint-Hydulphe (1604) et celle de Saint-Maur (1621), en passant par les Célestins ou Bénédictins blancs (1264) et les Olivétains (1348), les formes en furent nombreuses.

Un ouvrage évoque encore la querelle entre Mabillon et Rancé sur les études monastiques. On connaît la formule monastique « Ora et labora » et la congrégation de Saint-Maur dut ainsi réagir à la controverse ouverte par l'abbé de La Trappe, Rancé, sur la place que doivent tenir les études par rapport au travail manuel dans la vie monastique. Rancé remet en valeur le silence et le travail manuel, si possible pénible, et nie l'intérêt des études scientifiques dans un monastère. Mabillon répondra à ce dernier par un Traité des études monastiques (1691).

D’autres livres rappellent le rayonnement de l’ordre bénédictin : Annales de l’ordre de Lucques (1739) par Dom J. Mabillon, L’année bénédictine de Jacques de Blémur (1667), l’Apologie de la Mission de Saint-Maur (1702) par Dom Thierry Ruinart ou encore l’Office liturgique de Saint-Benoît (1707).

J’ai admiré aussi les premiers livres imprimés au XVI° siècle : Consolation de la philosophie (Boèce), Le Livre de la Femme forte (1501), Coustumier de Bretagne (1502), Sermons de Carême (1511). J’ai été séduite par la variété de certains documents du XVII° siècle. En effet, parmi les livres religieux (Missel de Saint-Malo, 1609, Vie de saint Basile le Grand et saint Grégoire de Naziance par Godefroy Hermant, 1679, Sermons du sanctoral de Vincent Ferrier, 1539, Exercices pour se préparer à bien mourir, 1660), figurent notamment un ouvrage d’alchimie, Traicté du feu et du sel par Blaise Vigenère (1622) ou un magnifique Armorial de Bretagne (1649) recensant 250 familles.

Au cours de cette exposition on balaie du regard toute l’histoire du catholicisme en Europe. Ce sont les Règles de la Compagnie de Jésus (1582), constitution des Jésuites rédigée par Ignace de Loyola ou l’Histoire des papes en deux tomes par Alfonso Chacon (1677). On y voit une superbe gravure de la bataille de Lépante (1751). Des saints célèbres sont évoqués, tel saint Philippe Néri (1515-1595), à travers Vie de saint Philippe Néri par Giacomo Rica (1713). Fondateur de la congrégation de l’Oratoire, il est le saint le plus populaire de la réforme catholique. Celui que l’on appelait familièrement Don Pippo mais qui était en même temps un Socrate romain n’était nullement dénué d’humour. Le jour où on lui amena une jeune fille pieuse qui se mourait d’une maladie mystérieuse, il déclara sans ambages: « Qu’on la marie ! » Et il était aussi celui qui affirmait : « Mon Jésus, ne te fie pas à moi ! »

De très beaux ouvrages, antérieurs pour certains au concile de Trente (1542), soulignent l’importance de la liturgie : Livres liturgiques (1533), Processional de Gand (1620), Missel de Rennes (1533), Cérémonial de l’Eglise de Rome (1582). Outre une vitrine consacrée à saint Louis en l’honneur du huitième anniversaire de sa naissance en 1214, d’autres livres ont retenu mon attention et ma curiosité. Certains surprenants comme cette Doctrine chrétienne en moyen breton (1713) par Diego de Lesdema, traduite par un jésuite espagnol, un autre de musique non liturgique : Le Maistre des novices dans l’art de chanter (1744). Entre art militaire (De re militari, 1534) et Histoire des ordres monastiques (1715), l’exposition fait la part belle à de somptueuses planches gravées, telles celles qui représentent les différents habits du religieux ou les figures de la Bible (en 207 planches) dans Figures de la Bible, daté de 1728. On n’oubliera pas non plus le Bullaire des papes (1572), depuis saint Léon le Grand, de Laerzio Cherubini.

On sait qu’une bulle (pontificale, papale ou apostolique) est un document scellé (du latin bulla, le sceau) par lequel le pape pose un acte juridique important, tel qu’une définition dogmatique ou la convocation d’un concile. Au VI° siècle, la chancellerie papale commence à authentifier ses documents d’un sceau de plomb pour les documents ordinaires, d’une « bulla » d’or ou d’argent pour ceux qui sont de la plus haute importance. Des cordelettes de soie ou de chanvre insérées dans le sceau tenaient le document fermé. Au XII° siècle, sur le sceau étaient frappées, d’un côté, les effigies de Pierre et Paul et, de l’autre, le nom du pape régnant. La bulle est désignée par les premiers mots de son texte.

En manière d’achèvement, l’exposition propose deux siècles de reliure (de 1553 à 1789) et on ne peut qu’être admiratif devant le travail de ceux qui ont permis aux livres de traverser les siècles. Qu’elles soient sur ais de bois, en veau estampé, en parchemin rigide ou parchemin souple, « à la fanfare » avec arabesques, feuillages et griffons, ou encore en basane (peau de mouton) avec encadrement, on se dit qu’une belle reliure ne peut que multiplier le plaisir de la lecture. De beaux livres avec une reliure à la « Du Seuil » sont ici présentés.

Augustin Du Seuil (1673-1746) est un relieur célèbre du XVIII° siècle. Il est à l’origine d’une reliure qui présente les caractéristiques suivantes : une reliure en basane brune ou rouge ; un encadrement extérieur de deux ou trois filets sur les plats, très proches des bords ; un encadrement intérieur similaire sur les plats, avec un fleuron aux quatre coins ; un dos à nerfs apparents avec des décors de fleurs. L’ensemble est tout en délicatesse et en élégance. Un Office de la Semaine sainte (1698), un Bréviaire de Paris (1720), une Vie des saints de Bretagne (1724) pour un classique de l’hagiographie bretonne par un mauriste, un Office de nuit et des laudes (1760), une Vie du cardinal d’Amboise par Louis Le Gendre (1726), un Almanach de Bretagne (1765) en sont de superbes spécimens. Est exposé aussi un Almanach de Bretagne de 1789, un des derniers ouvrages imprimés avec privilège du Roi. On découvre enfin une page d’un bréviaire ayant appartenu à saint Yves de Tréguier, des pages d’un antiphonaire du XV° siècle, un manuscrit du XII° siècle, un parchemin latin du XV° avec des lettrines ornées.

Cette belle exposition m’a ainsi permis d’approcher la richesse et la profondeur de la lecture monastique. Associant la lecture à caractère spirituel à une réflexion méditative sur les textes, le livre devient ainsi le moyen d’entrer en dialogue avec Dieu et de se mettre à son écoute. Il est alors le lieu privilégié de cette lectio divina à laquelle doit tendre tout moine.

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      La Bible de Gutenberg vers 1455

 

Sources :

Cartouches de l'exposition

Article de Ouest-France, 20 juillet 2014. "Plouharnel : l'abbaye de Kergonan expose ses trésors littéraires"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

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15 septembre 2014 1 15 /09 /septembre /2014 13:43

 

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 Le Dimanche, Henri Le Sidaner

 

 

Lundi 8 septembre 2014, j’étais au musée des beaux-Arts de Dunkerque pour une exposition que m’avait recommandée mon frère : Henri Le Sidaner, Années de  jeunesse. J’avais déjà entendu parler de ce peintre post-impressionniste mais j’ignorais qu’il avait passé une partie de sa jeunesse à Dunkerque dont je suis moi-même originaire. Tout comme moi, par ailleurs, il fréquenta le lycée privé Notre-Dame des Dunes qui n’en possède, à ma connaissance, aucun souvenir.

L’exposition présente une bonne vingtaine des toiles de l’artiste qui s’échelonnent de 1878 à 1914 et dont certaines sont inédites. Proposée par Yann Farinaux-Le Sidaner, arrière-petit-fils du peintre, elle s’inscrit dans plusieurs manifestations consacrées en 2014  à son grand-père dont lui-même est devenu le spécialiste : Henri Le Sidaner, Voyages d’études, à Etaples ; Henri Le Sidaner et ses amitiés artistiques, au Touquet-Paris-Plage ; Henri Le Sidaner et la douceur de vivre, à Cambrai.

Les toiles rassemblées au MBA de Dunkerque appartiennent essentiellement aux deux premières « manières » de sa vie (le réalisme sentimental et le symbolisme). Elles se clôturent avec Le Dimanche, une grande huile sur toile, particulièrement bien mise en valeur. Elle correspond ainsi au couronnement de sa période symboliste.

L’exposition débute avec une vitrine qui présente des photos de la famille Le Sidaner, composée de six enfants qui s’adonnaient tous aux arts. Jean-Marie le père modèle et dessine ; Amélie la mère enseigne le piano ; Jean-Paul le frère aîné peint aussi comme Henri ; quant aux quatre sœurs, Marguerite, Marie, Marthe et Louise, elles pratiquent la musique et leurs silhouettes apparaîtront dans les tableaux de l’artiste. Une petite toile représente Curepipe à l’île Maurice où Henri Le Sidaner est né en 1862. Son père, inspecteur de bateaux, quittera cet endroit idyllique dix ans plus tard et s’installera à Dunkerque où il devient courtier maritime.

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Curepipe à l'île Maurice où naquit Henri Le Sidaner

Des premiers essais picturaux de l’artiste ne demeurent qu'un dessin, intitulé Un Philosophe, et l’Autoportrait au crayon, daté de 1878, que décrit ainsi son ami Constant Moreel : « … d’un teint de créole, tout frisé avec de grands yeux francs et lumineux, il était aux yeux de tous un artiste. » 

Souhaitant préparer l’Ecole des Beaux-Arts, Henri Le Sidaner quitte Dunkerque en 1880 et s’inscrit dans l’atelier du peintre Cabanel. Entré en janvier 1884 aux Beaux-Arts, il découvre Manet, Puvis de Chavannes, Jules Breton, Eugène Boudin, Courbet, tout en devenant l’ami d’Eugène Carrière et Aristide Maillol. Mais quand son père disparaît dans un naufrage en 1880, les finances du jeune homme ne lui permettent plus de continuer ses études. Il revient alors à Dunkerque chez sa sœur Marie, au 22 de la rue Faulconnier. Deux toiles aux couleurs éclatantes rappellent cette période au cours de laquelle il contribua à décorer l’appartement de sa sœur : Nature morte, homard et pintade et Raie, rougets et moules.

P1290090Nature morte, homard et pintade et Nature morte, Raie, rougets et moules

Plusieurs toiles, datées de 1884, aux tonalités plus sombres, évoquant la mer et les bateaux de pêche, témoignent aussi de cette époque : Marine, temps gris, Dunkerque, Retour de pêche, Dunkerque ou encore Voiliers au clair de lune. Elles rappellent la proximité de l’artiste avec le monde maritime et notamment les nombreux matelots qui fréquentaient la cuisine familiale. « Mon souvenir de Dunkerque reste ineffaçable », dira-t-il. Selon Camille Mauclair, « le Nord n’inspirait rien que de grave à cet artiste de trente ans dont l’existence avait débuté dans le soleil d’une île paradisiaque ».

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La Maison sur la digue, Malo-les-Bains, Retour de pêche, Dunkerque et Voiliers au clair de lune, Dunkerque

Contraint de solliciter une aide de la municipalité afin de poursuivre ses études artistiques, Le Sidaner obtient une bourse de 1200 francs annuels et s’en retourne dans la capitale. Après une année infertile, il quitte de nouveau les Beaux-Arts et rejoint la communauté des peintres d’Etaples. « Parti faire une cure d’air et de nature », il souligne : « J’ai le souvenir le plus émouvant du jour et de l’heure où je subis l’impression inoubliable de mon arrivée à Etaples, de ce bain dans l’air et la lumière. Tout cela est encore en moi. » On ressent cette puissance de la lumière devant la toile L’Eglise Saint-Michel à Etaples (1885), œuvre qu’il offrira à la Ville de Dunkerque en remerciement de sa bourse. Il en ira de même pour Cour de ferme, Petite-Synthe (1886). Heureux de cette nature paisible qui entoure le petit port d’Etaples, il évoque « cette campagne où [il se] laissai[t] aller au cours des ruisseaux dont les rives enchantent [s]a fantaisie ».

P1290089Cour de ferme, Petite-Synthe

Après une participation modeste en 1887 au Salon, Le Sidaner propose l’année suivante un tableau d’un format plus ambitieux, intitulé La Promenade des orphelines. Au cours de sa réalisation, il écrira : « Les orphelines commencent à sortir des nuages. Je travaille doucement, voulant arriver au bout avec l’impression d’une chose très voulue. » Peint aux alentours de l’hospice de Berck, cette toile représente des jeunes filles accompagnées de religieuses en cornette, en contrebas desquelles on devine la mer. Les teintes en sont harmonieuses, douces et bleutées, et la primauté y est accordée à la figure humaine. Ce tableau est considéré comme la première réussite majeure du peintre.

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La Promenade des orphelines

Henri Le Sidaner vivra neuf années à Etaples, tout en revenant chaque début de printemps à Paris pour présenter une œuvre au Salon. Bien qu’il soit agnostique, il n’est pas indifférent aux signes de piété et réalise des sujets religieux. Gabriel Mourey le décrira comme « une sorte de mystique qui n’a pas la foi ».

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Fillette devant l'estuaire, Etaples et Le Pont d'Asnières

Pourtant, et suivant ainsi les impressionnistes, ce qu’il aime surtout, c’est peindre sur le motif dans la campagne. On peut ainsi admirer plusieurs toiles de cette inspiration en plein air : Fillette devant l’estuaire, Etaples (vers 1892) ou Le Pont d’Asnières (1892). La Ducasse. Le Festival du marais, Aubry (1891) ou Le Garde-champêtre, Aubry rappellent encore cette période où le peintre payait souvent ses dettes au moyen de ses toiles. Cette première manière du peintre (1880-1893) est qualifiée de « réalisme sentimental » et Camille Mauclair la définit avec ces mots : « Une sorte de réalisme mêlé de mysticité confuse et  de mélancolie. »

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En 1891, Le Sidaner bénéficie d’une bourse de voyage octroyée par le jury du Salon. Elle sera pour lui l’occasion de découvrir l’Europe, d’Amsterdam à Florence en passant par Bruxelles, Leyde, Venise et Padoue. La Lagune, Venise (1892), qui saisit les reflets de la lumière sur le monde flottant, témoigne admirablement de cette période nomade. Dans une lettre à ses amis Henri et Marie Duhem, le peintre écrira : « … vous sentirez une fois ici combien il est profitable de se nourrir de tels chefs-d’œuvre. » Bruges, la « Venise du Nord », le marquera aussi de façon durable, insufflant dorénavant à sa peinture silence et mystère.

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La Lagune, Venise

De retour de ce périple enrichissant, Le Sidaner rencontre le mouvement symboliste à travers l’exposition parisienne Rose-Croix. Camille Mauclair, toujours lui, explique : « Il cherchait depuis quelque temps l’expression traduite par une technique spéciale de l’enveloppe des choses la suggestion de leur sentiment plutôt que leur représentation elle-même. »

Après avoir créé à Etaples avec son ami Eugène Chigot une société des Amis des Arts, il a en effet quitté la petite ville pour Paris. Une vitrine de l’exposition remémore cette période symboliste (1894-1899) où il devient le voisin et l’ami du musicien Gabriel Fauré. Des photos d’Eugène Chigot y voisinent avec celles de Camille Navarre qui deviendra sa femme et de leur fils Louis, à 18 mois. On y voit la Maison près de la mer, qu’il peignit sur la couverture du livret de Gabriel Fauré, pour Les sept filles d’Orlamonde de Maurice Maeterlinck. On peut y déchiffrer la partition du « Dimanche », une chanson de Max Elskamp, mise en musique toujours par Fauré. Elle inspirera Le Sidaner pour sa toile Le Dimanche.

C’est l’époque où les marchands d’art commencent à prêter attention à l’artiste et Mancini lui offre en 1897 sa première exposition qui rassemble trente-quatre de ses toiles. Le public est alors séduit par ce peintre qui sait si bien traduire l’atmosphère fluide et légère des bords de mer et des rivières. Matinée, Montreuil-Bellay (1896) en est une belle illustration qui présente la paisible figure féminine de la sœur du peintre, assise sur une longue barque glissant sur le Thouet.

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Matinée, Montreui-Bellay

Le Dimanche (1898) portera à son point d’excellence ce coup de pinceau symboliste. Dans la lumière matinale se tient un groupe de jeunes filles, des Grâces ou des Muses, dans un jardin fleuri. En 1901, Mourey le commentera en ces termes : « Elles sont un chœur blanc de rêves indécis, de figures neigeuses aux yeux naïfs qui, du sommet de ce promontoire, contemplent la vie. » A travers ces « figures élyséennes, ces cloches lointaines », Camille Lemonnier, pour sa part, soulignera « une musique adorable et un tableau éblouissant de calme, de lumière et de joie ».

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C’est bien le séjour à Bruges, si marquant pour le peintre, qui inaugurera sa nouvelle manière. Les deux toiles, Maison dans la dune, Fort-Philippe (1904) et La Fenêtre sur la rivière, Montreuil-Bellay (1914) en sont les témoins. L’intimisme sera ainsi la marque de cette période qui va de 1900 à 1914. Entre réalisme et idéalisme, l’artiste cherche désormais à « exprimer la poésie latente des choses dans une vision sentimentale des êtres et de la nature ». Roger Marx  sera sensible à cette évolution : « Il ne nous souvient pas que, depuis Cazin ou Maeterlinck, peintre ou écrivain ait suggéré avec une acuité aussi intense la sensation de paix, du silence et du mystère. »

Pour clôturer la visite de cette exposition, j’ai regardé le film consacré à Gerberoy en Beauvaisis, « la plus petite ville de France ».  Le Sidaner s’y installa avec les siens, en restaura une des maisons où il créa un magnifique jardin. Il dira : « Je songerai sans doute encore le dernier jour où je disparaîtrai à la plus humble demeure de Gerberoy, où les doigts malhabiles viennent accrocher sur les volets de la fenêtre l’unique tige fleurie qu’une grappe de roses aura alourdie et qui, peut-être, apportera avec elle, comme en un mystère, l’éveil de la grâce que toute la nature contient en son éblouissement. »

Illustré par de nombreux tableaux empreints de silence et de mystère, ce téléfilm a parfait ma connaissance de ce peintre post-impressionniste qui demeura à l’écart des formes picturales avant-gardistes pour demeurer essentiellement un peintre de l’intime.

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La Digue de Malo-les-Bains

J’ai beaucoup aimé cette "petite" exposition. La toile, La Digue de Malo-les-Bains (qui sert d’affiche pour l’exposition) m’a remémoré cette digue où je suis née au 62, digue de mer, dans la villa Les Algues. La Fenêtre sur la rivière, Montreuil-Bellay me rappelle cette belle petite ville de l’Anjou dont je suis la voisine et où j’aime à me promener. Et quel plus bel hommage à ce peintre que de dire que sa peinture est « proustienne » ? Cité dans La Recherche par le Narrateur, n’est-il pas préféré  à Elstir par les Cambremer qui en font le rival de Monet ?

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 La Fenêtre sur la rivière, Montreuil-Bellay

Sources :

  • Cartouches de l’exposition
  • Henri Le Sidaner, Années de jeunesse, 17-mai-28 septembre 2014, MBA, Dunkerque, Fiche d’information
  • Agenda Musées/ Dunkerque, juillet-septembre 2014
  • Site Henri Le Sidaner : www.lesidaner.com

Photos :

ex-libris.over-blog.com

 


 

 


 

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22 juin 2014 7 22 /06 /juin /2014 17:56

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      Des visages et des corps, exposition de Isabelle Bercée di Puglia,

salle de la Sénatorerie, Saint-Hilaire-Saint-Florent

(Photo ex-libris.over-blog.com, dimanche 22 juin 2014)

 

La salle de la Sénatorerie à Saint-Hilaire-Saint-Florent, ancienne église abbatiale de l’abbaye du même nom (1128-1203) est un lieu harmonieux et serein qui se prête particulièrement aux événements artistiques. Du 20 au 24 juin 2014, elle accueille une centaine de dessins et de toiles de l’artiste, Isabelle Bercée di Puglia. Ce matin, lors de ma visite de cette exposition, intitulée Des visages et des corps, j’ai eu la chance d’être guidée par un de ses amis, décorateur, qui m’a parlé avec élan de cette artiste au pinceau plein de force et de poésie. Je le remercie ici de m'avoir autorisée à prendre quelques photos.

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C’est vers l’âge de seize ans que Isabelle Bercée di Puglia découvre la sanguine et le fusain, porte ouverte à une passion de la peinture qui s’empare d’elle pour ne plus la quitter. Après des études dans une grande école de maquillage à Los Angeles, sa vie professionnelle se consacre à la scène entre Hollywood et Londres. Revenue en France en 2006, elle s’adonne désormais tout entière à son art. Du Salon d’Automne au Grand Palais (2010) à la galerie d’art L’Arrivage à Troyes en passant par Le Carrousel du Louvre (2013), son œuvre s’expose dans toute sa diversité.

Cette exposition m’a tout d’abord séduite par la variété des techniques utilisées par l’artiste : stylo Bic, encre de Chine, pierre noire, pastel, acrylique, sanguine… Celle-ci sont employées seules ou de manière mixte. Certains thèmes sont parfois traités à l’encre de Chine pour être ensuite retravaillés à l’acrylique. Le trait est vif et nerveux, très typique d’un expressionnisme qui rapproche le peintre du Klimt des dessins ou de Egon Schiele, à qui elle fait parfois penser.

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Dans la première salle, Isabelle Bercée di Puglia, qui fut aussi danseuse en son temps, propose une série de dessins dans lesquels elle saisit avec dynamisme et précision l’éphémère du mouvement du danseur. Une autre série de dessins de visages féminins nous rappelle à propos qu’elle pratiqua au plus haut degré l’art du maquillage. Nous découvrons aussi sa fascination pour le personnage mystérieux de l’ange, qu’elle décline à l’encre et au pastel. Toujours dans cette salle, quelques toiles consacrées au loup inaugurent le début d’une série qui révèle sa passion pour cet animal légendaire et libre.

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Sous l’imposant narthex de la Sénatorerie, des huiles en grand nombre et de tailles diverses célèbrent la femme, la maternité (très belle Piéta), le couple. Ici, le pinceau se fait plus romantique, plus onirique et j’ai parfois pensé à Gustave Moreau. Un petit portrait, au trait fin et délicat, d’une femme de profil m’a évoqué le Portrait d’Isabelle d’Este de Léonard.

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Dans un petit retrait, on peut voir encore quelques toiles en cours d’achèvement, ébauches pour des œuvres futures aux dimensions plus importantes. En hommage à Saumur sans doute, une petite toile surprenante représente le château en ombre chinoise, dans une atmosphère sombre. Celle-ci est renforcée par la présence d’un rapace en vol dans le coin droit d'un tableau, tout empreint de romantisme noir.

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Au milieu de ces œuvres, marquées par l’onirisme mais aussi la spiritualité, l’artiste a placé une toile dévolue à sainte Thérèse d’Avila, la grande mystique. Réalisée sur parchemin, elle préfigure une série de toiles qui seront réalisées sur le même support.

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L’ange, la danseuse, la mère, la femme amoureuse, autant d’avatars féminins que le peintre fait naître de son corps, de son cerveau et de son cœur. Les trois C sont d’ailleurs le titre d’une série présentée dans la première salle.

Au carrefour de plusieurs influences, le romantisme, le symbolisme, l’expressionnisme, Isabelle Bercée di Puglia nous livre avec ce bel ensemble une œuvre très personnelle. La précision du trait, toujours dynamique et juste, s’y allie à une harmonie de couleurs au service d’une rêverie sur la femme et d’une méditation sur le "Château intérieur".

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Photos : ex-libris.over-blog.com

 

 

 


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