Lundi 08 avril 2013, sur France 5, j’ai regardé Le temps du silence (2010), un téléfilm du réalisateur Franck Apprederis. Il s’agit d’une adaptation de l’œuvre de Jorge Semprun, L’Ecriture ou la Vie (1994), à laquelle l’écrivain a participé pour le scénario et les dialogues. Il précisera lui-même son projet en ces termes : « C’est délibérément un film autobiographique. Mais c’est aussi la tentative de dépasser l’autobiographie, la singularité de l’expérience. Il y a dans l’écriture de ce film, du moins potentiellement, la volonté de partager une expérience, une mémoire, qu’on a vécues seul mais dans la fraternité de tant de solitudes semblables. » Ce téléfilm avait été diffusé sur France 3 le 11 juin 2011, au lendemain de la mort de l’auteur espagnol, le 07 juin 2011.

L’interprète du rôle de Manuel en est un jeune sociétaire de la Comédie Française, Loïc Corbery, qui a expliqué après la diffusion son émotion lors du tournage du téléfilm : « Dans les allées fantomatiques de Buchenwald, avec, sur la veste de mon costume, mon triangle de tissu rouge de prisonnier politique et mon pantalon de toile, le numéro de détention de Jorge Semprun […] est une sensation difficile à raconter. » Il explique par ailleurs que le rôle a été pour lui « un cadeau merveilleux […] un challenge énorme ».

Force est de constater qu’il ne démérite pas dans ce défi, même si l’adaptation qui joue sur la couleur, le noir et le blanc, qui s’efforce de réinventer la vie des camps, qui propose de beaux portraits de femmes (notamment Sarah Biasini dans le rôle de Louise ou Anne Loiret dans celui d’Isabelle) ne m’a pas semblé très convaincante. Trop lisse peut-être, trop illustrative sans doute. Mettre en images ce qui n’a pu que difficilement être mis en mots par ceux qui ont vécu l’horreur me semble un défi impossible.

Car c’est bien là le propos de l’écrivain espagnol dans L’Ecriture ou la Vie, cet ouvrage qu’il n’écrira qu’en 1987, après y avoir longtemps travaillé. Un récit autobiographique qui rend compte de la difficulté de vivre- de survivre- et d’écrire après son internement à Buchenwald, de 1943 à 1945, là où, dit-il, il apprendra ce que c’est que « vivre sa mort ». En témoigne ce dialogue entre Manuel et l’une des femmes qu’il rencontre après la guerre : - « La mort ne vient pas après mais pendant. » - « Pendant quoi ? »- « Pendant la vie ! »
A ceux qui lui conseillent d’écrire pour « mettre en ordre [sa] mémoire, pour oublier justement », il répond : « Si je continue à écrire, c’est la fin. » L’écriture en effet le replonge dans l’horreur, l’asphyxie comme l’eau de « la baignoire de la villa de la Gestapo à Auxerre ». C’est Lorène (Barbara Cabrita), celle qui ne sait rien de son passé, qui le fait revenir à la vie, « c’est-à-dire dans l’oubli ». Avec Laurence (Audrey Marney), dont le fiancé est mort à la guerre, l’amour est une impasse.

Jorge Semprun l’a toujours affirmé : « Je ne suis pas un survivant […] je ne parlerai jamais comme quelqu’un qui a survécu à la mort de ses camarades. Je ne suis qu’un vivant, c’est tout ! » A ce propos, on sera sensible à l’évocation du très beau poème d’Aragon, « Chanson pour oublier Dachau », dont une quinzaine de vers se retrouve dans le livre de Semprun. Dans le téléfilm, on assiste à la discussion entre Manuel, le peintre Boris Taslizky (Philippe Le Dem) et Aragon (Frédéric Van Den Driessche) et aux réflexions sur le poème du Nouveau Crève-Cœur (1948) qui en a découlé. Si je me souviens bien, il me semble que le peintre ou l’écrivain dit que ce poème, mieux que de la prose, a su dire l’indicible. Je voudrais donc faire quelques remarques sur ce poème qu’on ne peut lire sans une profonde émotion.
« Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs
Il n’y aura pas à courir les pieds nus dans la neige
Il ne faudra pas se tenir les poings sur les hanches
jusqu’au matin
Ni marquer le pas le genou plié devant un
gymnasiarque dément
Les femmes de quatre-vingt-trois ans
les cardiaques ceux qui justement
Ont la fièvre ou des douleurs articulaires
ou Je ne sais pas moi les tuberculeux
N’écouteront pas les pas dans l’ombre qui
s’approchent
Regardant leurs doigts déjà qui s’en vont en fumée
Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs
Ton corps
Ton corps n’est plus le chien qui rôde et qui ramasse
Dans l’ordure ce qui peut lui faire un repas
Ton corps n’est plus le chien qui saute sous le fouet
Ton corps n’est plus cette dérive aux eaux d’Europe
Ton corps n’est plus cette stagnation cette rancoeur
Ton corps n’est plus la promiscuité des autres
N’est plus sa propre puanteur
Homme ou femme tu dors dans des linges lavés
Quand tes yeux sont fermés quelles sont les images
Qui repassent au fond de leur obscur écrin
Quelle chasse est ouverte et quel monstre marin
Fuit devant les harpons d’un souvenir sauvage
Quand tes yeux sont fermés revois-tu revoit-on
Mourir aurait été si doux à l’instant même
Dans l’épouvante où l’équilibre est stratagème
Le cadavre debout dans l’ombre du wagon
Quand tes yeux sont fermés quel charançon les
ronge
Quand tes yeux sont fermés les loups font-ils le beau
Quand tes yeux sont fermés ainsi que des tombeaux
Sur des morts sans suaire en l’absence des songes
Tes yeux
Homme ou femme retour d’enfer
Familiers d’autres crépuscules
Le goût de soufre aux lèvres gâtant le pain frais
Les réflexes démesurés à la quiétude villageoise de
la vie
Comparant tout sans le vouloir à la torture
Déshabitués de tout
Hommes et femmes inhabiles à ce semblant de bonheur revenu
Les mains timides aux têtes d’enfants
Le cœur étonné de battre
Leurs yeux
Derrière leurs yeux pourtant cette histoire
Cette conscience de l’abîme
Et l’abîme
Où c’est trop d’une fois pour l’homme être tombé
Il y a dans ce monde nouveau tant de gens
Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur
Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens
Pour qui toute douceur est désormais étrange
Il y a dans ce monde ancien et nouveau tant de gens
Que leurs propres enfants ne pourront pas
comprendre
Oh vous qui passez
Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs
Tout comme Semprun, Aragon se tient ici du côté de la vie. Les morts, dans une métaphore classique, sont comparés à des dormeurs que les vivants ne doivent pas réveiller. Le poème, circulaire, commence par « Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs » pour se terminer par une apostrophe aux vivants en marche : « Oh vous qui passez/ Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs ». On notera l’emploi du futur de certitude et l’impératif de défense, que viennent renforcer la négation et le pronom indéfini du premier vers. Une occurrence du premier vers se retrouve de plus à la fin de la première partie qui décrit les scènes du quotidien.
Entre ces vers qui isolent les morts du monde des vivants, Aragon reconstitue en effet le rituel atroce des camps. Le champ lexical du corps est au service de la vision de ces rassemblements inhumains sous le froid et la neige pendant des heures, pour la satisfaction du sadisme d’ « un gymnasiarque dément ». Celui de la maladie souligne l’horreur de ces traitements infligés à des gens déjà affaiblis, la menace de la mort dans les crématoires étant matérialisée par les « pas dans l’ombre qui/ s’approchent » et les « doigts déjà qui s’en vont en fumée ». Quelques vers suffisent à exprimer avec force la lente déchéance des corps promis aux crématoires et la déshumanisation des êtres.
Dans une deuxième partie, le poète s’adresse à une victime en particulier, donnant ainsi plus de force à ce qui fut une extermination de masse mais où chaque mort fut particulière. On notera l’anaphore de « Ton corps », insistant sur cette méthode de destruction des corps par l’humiliation, le rabaissement à l’état animal, la promiscuité dégradante. Tout un vocabulaire péjoratif, allié à un procédé d’accumulation et au démonstratif, vient de plus en souligner l’horreur (« l’ordure », « le fouet », « cette dérive », « cette stagnation », « cette rancœur », « la promiscuité », « puanteur »).
On notera cependant que ces évocations de l'enfer se font par le biais de la forme négative totale, particulièrement insistante (« ne… pas », « ne…plus »), indiquant que ces épreuves sont définitivement terminées. Réveiller les dormeurs (et donc écrire ?) serait contraindre les survivants à revivre l’abjection. Mais en sont-ils véritablement libérés ?
En effet, usant de la forme interrogative, le poète s’interroge sur les visions que le survivant (« Homme ou femme ») a gardée en mémoire, maintenant qu’il repose « dans des linges lavés ». Métonymiquement, les yeux succèdent au corps. L’anaphore, « Quand tes yeux sont fermés », souligne combien les nuits des victimes sont hantées de cauchemars et qu’elles n’ont pas droit à la beauté des « songes ». On est happé ici par la force des images venues sous la plume du poète. Elles évoquent une chasse à l’homme, le monstre « marin » du nazisme poursuivi sans fin par le « souvenir sauvage », et la mort debout dans les wagons, « dans l’épouvante où l’équilibre est stratagème ». La mémoire devient ainsi insecte rongeur, « charançon » mortifère, qui fait revivre la parade bottée et cravachée des officiers nazis, devenus « loups » pour l’homme et faisant « le beau ». C’est là, pour celui qui reste, que « Mourir aurait été si doux » et que ses yeux fermés ne voient plus que les « morts sans suaire ».
Ce thème du regard est aussi très présent chez Jorge Semprun. N’évoque-t-il pas « son regard de fou, dévasté » ? Ne saisit-il pas celui « dilaté d’horreur d’un jeune soldat américain fixé sur l’amoncellement des cadavres qui s’entassaient à l’entrée des bâtiments des fours ? » Comment vivre après quand « les yeux ont vu ça » ? Chez Aragon, le questionnement angoissé se poursuit quand, « de retour d’enfer », il faut réapprendre à vivre, en ayant éternellement en tête « d’autres crépuscules », toujours à la bouche « le goût de soufre », « les réflexes démesurés à la quiétude villageoise ». Tout un lexique de l’inaptitude (« inhabiles », « timides », « étonné de tout ») indique que désormais les survivants (Hommes et femmes ») sont « Déshabitués de tout ». De tout ce qui fait la saveur de la vie elle-même (« le pain frais », les « têtes d’enfants », le cœur qui bat ), rien ne leur semble plus normal : ce n’est qu’un « semblant de bonheur revenu ».
La dernière partie du poème dit la blessure irrémédiable d’avoir connu le gouffre, cette béance déshumanisée qui demeure « derrière leurs yeux » (double occurrence du mot) et le mot « abîme » est ici employé deux fois. La chute dans cette abjection est de « trop » et il n’est aucun moyen de l’oublier. L’anaphore, « Il y a dans ce monde ancien… nouveau… ancien et nouveau », souligne la solennité de ce qui est ici affirmé. De nouveau, l’emploi du futur et de la forme négative conforte cette idée d’un fait irrémédiable, ce que révèlent l’emploi des adverbes de temps (« plus jamais », « désormais »). La répétition du superlatif insiste sur le nombre des victimes, (« tant de gens… tant et tant de gens ») qui se retrouvent désormais dans un au-delà du monde où la douceur n’est plus « naturelle » mais est devenue « étrange », tout comme eux sont devenus des étrangers. Il ne sert à rien de parler ni d’écrire puisque « leurs propres enfants ne pourront pas/ comprendre ». Et pourtant, les derniers vers, « Oh vous qui passez/ Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs », s’ils désignent bien les morts, mai[…] les désigne[nt] aux vivants et les désigne[nt] comme morts ». Entre l’écriture ou la vie, dans un premier temps, Semprun choisira aussi la vie. Il savait en outre, ainsi qu’il l’a écrit, que « le vrai problème, ce ne sera pas de raconter mais d’être entendu ».
Ce téléfilm m’aura ainsi permis de découvrir ce poème poignant d’Aragon, résistant communiste comme Semprun, qui, s’il ne connut pas les camps, sut les dire avec justesse et vérité grâce aux mots du poète.
Sources :
L’Ecriture ou la Vie, wikipedia.org
Ecrire après Auschwitz : mémoires croisées France/ Allemagne