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15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 10:01

Aussi loin que je remonte dans mon passé, j’ai toujours eu les chevaux pour compagnons et je ne peux imaginer une vie sans eux. Comment pourrais-je oublier la maison normande de briques rouges de mon enfance et sa modeste écurie, installée dans les communs ? C’était le bonheur chaque matin quand apparaissait, au-dessus du battant bas de  la porte vachère, la tête racée et fière de mon cheval Kairouan, attendant sa ration d’avoine. J’aimais aussi le moment de le seller avant de partir en balade. J’avais en effet hérité de la petite selle d’armes de mon grand-père paternel que j’entretenais avec amour. Elle m’inscrivait dans une lignée, celle des amants du cheval, des êtres au caractère passionné certes mais ombrageux bien souvent. Les longues promenades avec Kairouan sur les bords de l’Eure ou dans les bois de Bord-Louviers demeurent parmi mes plus beaux souvenirs.

Plus tard, au gré des différentes maisons que j’ai habitées, je n’ai eu de cesse d’avoir un ou deux chevaux. Il était impensable qu’en me levant je ne puisse apercevoir dans la prairie avoisinante les gambades d’un selle français ou entendre le hennissement matinal d’une petite jument arabe. Assez vite d’ailleurs, je n’ai plus aimé que les juments. Vous me direz que c’est étonnant car leur réputation n’est pas des meilleures. On les dit lunatiques, caractérielles, dominantes, jamais contentes : de vraies pestes en somme ! Peut-être me ressemblent-elles trop. Ne serait-ce pas pour cela que je les aime tant ? Oui, je crois bien que la jument est mon miroir.

Et si vous voulez me prêter l’oreille, j’aimerais vous raconter une étrange histoire qui m’est arrivée avec une jument. Je l’avais achetée à un éleveur qui avait fait faillite et avait été contraint, la mort dans l’âme, de vendre ses chevaux. Il m’avait dit avec mélancolie : « Vous verrez, cette jument, c’est une espèce d’homme ! » Et comme avec un homme, cela avait été une véritable rencontre amoureuse. Lisle des Etangs – c’était son nom - était d’un bai brun profond, avec une puissante crinière noire et son ardeur répondait à la mienne ; elle était vive mais docile, aux aguets mais courageuse. Lors de nos longues et chaudes promenades estivales parmi les clos-masures, sous les ramures rousses et automnales des hêtres et des chênes, au printemps, quand les pommiers étaient en fleurs, j’ai passé avec elle des heures de sérénité intense, dans une communion inexprimable. Quand je repense à ces moments, je me rappelle les vers de Tristan Corbière : « J’ai la tête dans ta crinière/ Mes deux bras te font un collier… » Comme avec celui qu’on aime, avec elle j’étais transportée hors du monde.

Et puis, au hasard d’un déménagement, j’ai dû me séparer de cette jument bien-aimée. Lorsqu’elle est montée dans le van du club d’équitation qui l’avait achetée, j’ai éprouvé un véritable arrachement et son dernier regard de reproche m’a laissée dévastée. Dans les temps qui ont suivi, je n’ai cessé de penser à elle et j’éprouvais un vif sentiment de jalousie pour tous ces inconnus qui devaient la monter, sans vraiment la connaître. Je rêvais souvent d’elle, je la voyais rétive et couchant les oreilles, refusant le cavalier et le jetant à terre. J’en ressentais une jouissance malsaine, me persuadant ainsi qu’elle ne m’avait pas oubliée. Son souvenir était devenu obsessionnel.

Or, il y a quelque temps, par un bel après-midi de fin d’été, circulant en voiture dans un coin que je connaissais peu, du côté d’Harcanville, je me suis arrêtée près d’une pâture où caracolaient des chevaux. Je ne résiste jamais à l’appel des chevaux. Ceux-là sont venus auprès de moi, ils ont passé la tête au-dessus de la clôture, ils se sont laissé caresser. Et tandis que je passais ma main dans leur crinière flottante, que je flattais leurs naseaux humides et plongeais mon regard dans leurs yeux émouvants, j’ai été lentement la proie d’un étrange vertige. Mon cœur s’est mis à palpiter, mes mains sont devenues moites, une suée morbide a mouillé mon front, une mystérieuse angoisse s’est instillée en moi. Je me suis maladroitement appuyée contre les pieux de la barrière avant de m’effondrer sur l’herbe : j’ai cru que j’allais mourir. Les têtes des chevaux au-dessus de moi se sont rapprochées, confondues et fondues en une seule : dans une sorte d’état comateux, j’ai aperçu la tête inoubliable de Lisle des Etangs flotter comme dans un halo tel que l’on en voit en mandorle dans les « noirs » d’Odilon Redon. Mais la jument n’était pas parmi ces chevaux !

J’ignore combien de temps a duré ce malaise : je me suis retrouvée dans ma voiture, le cœur au bord des lèvres et l’esprit bouleversé. Que m’était-il arrivé aux abords de cette prairie pour que je m’évanouisse ainsi ? En me regardant avec appréhension dans le rétroviseur, j’ai vu un visage blafard, halluciné et je ne me suis pas reconnue. Pendant plusieurs semaines, j’ai été hantée par cet incident et l’image de ma jument Lisle des Etangs – en suspension dans l’air -  ne m’a pas quittée.

Et puis il y a eu ce jour noir dans la salle d’attente du médecin où, feuilletant un exemplaire du Courrier Cauchois en date du mois de mai, je suis tombée sur un article qui m’a fait battre le cœur. J’ai eu de la peine à déchiffrer les mots suivants : « La jument Lisle des Etangs, âgée de 18 ans, ne s’est pas remise de sa chute dans une "bétoire". Elle laisse un grand vide dans le cœur de sa propriétaire. » Il y était encore précisé que l’accident avait eu lieu dans les environs d’Harcanville. Sous ces lignes, dont les lettres dansaient follement sous mes yeux, il y avait la photo horrible de ma jument, dont seules la tête et les deux jambes antérieures dépassaient du trou tragique. J’ai soudain froissé violemment le journal dans mes mains, l’ai abandonné sur la table devant les yeux étonnés des autres patients et j’ai quitté précipitamment le cabinet médical.

Je suis rentrée chez moi dans un état d’agitation extrême mêlé au sentiment d’une solitude infinie. Puis c’est la colère qui m’a envahie toute : comment sa propriétaire avait-elle pu laisser Lisle des Etangs dans ce pré humide et meuble ? Pourquoi ne l’avait-elle pas rentrée à l’écurie après les pluies torrentielles, ces méchantes « vouéchies » d’un mois de mai pourri ? Après, il avait été bien tard pour pleurer sa « précieuse », partie ainsi qu’elle le disait dans l’article au « paradis des chevaux ». J’avais horreur de cette sensiblerie alors que lui avait manqué la plus élémentaire prévoyance et que son attitude était, selon moi, de la non-assistance à jument en danger. Je me disais qu’avec moi, un tel accident ne serait jamais arrivé et j’ai haï cette femme inconnue.

Je me posais mille questions sans réponse : pourquoi les secours n’étaient-ils pas parvenus à la sauver ? Qui les avait appelés ? Les images obsédantes de ma jument s’enfonçant inéluctablement dans la prairie mouillée tourbillonnaient sans fin dans ma tête et je ressentais sa terrible angoisse. Combien de temps ce lent naufrage avait-il duré ? L’article expliquait qu’après bien des essais infructueux, on avait fini par l’extraire de ce trou mortifère. La mort cependant avait eu raison du courage et de la résistance de la jument.

Vivant depuis longtemps en Pays de Caux, certes, je connaissais les marnières, creusées autrefois pour extraire la marne nécessaire à l’amendement des terres, et auxquelles on accédait par des puits. Des bétoires, « bétoures » ou « boitouts », en revanche, on m’avait dit qu’elles avaient une origine naturelle et qu’elles résultaient de la dégradation physique et chimique de la craie, causée par les eaux pluviales. C’est à propos de ces cavités inquiétantes et soudaines que circulaient des histoires de disparitions mystérieuses, comme Maupassant aurait pu en raconter. Mais pour moi, c’était surtout un amoureux des chevaux, cet écrivain qui avait su décrire avec tant de compassion la mort lente du pauvre Coco, le vieux cheval inutile, attaché à son piquet, et que le garçon de ferme Zidore laisse mourir de faim ? Dans ma pauvre tête sens dessus dessous, soudainement, les deux bêtes n’en firent plus qu’une et je souffris avec elles les affres de leur long martyre.

Un très long temps passa avant que je n’apprivoise le souvenir de la mort de Lisle des Etangs, ma compagne des jours heureux. Mais chaque fois que je passe devant un pré où s’ébrouent des chevaux, telle une ombre glisse sur moi le souvenir de cet après-midi d’automne, près d’Harcanville, où j’avais pressenti – le mot est-il juste puisqu’elle était déjà morte ? –  et revécu la disparition de ma jument.

Nouvelle librement inspirée de faits réels qui m’ont été racontés.

 

 

 

 

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commentaires

S
J'ai lu avec intensité votre nouvelle comme un témoignage authentique, le vôtre. J'entendais votre voix, écho blessé de votre confidence.
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C
Merci, Suzâme, de votre fidélité. Cette histoire m'a été racontée par une de mes nièces, cavalière passionnée. C'est étrange et fascinant

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