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21 septembre 2022 3 21 /09 /septembre /2022 14:12

Tête de vieille Bretonne (Alice Bailly, 1872-1938)

Quel âge avait-on quand on la voyait, je ne sais plus. Mais, dans ma mémoire, sa silhouette inquiétante surgit toujours avec la même intensité, saturée d’angoisse.

C’était pendant l’été breton, quand le temps est doux, parfois très chaud, rafraîchi par les brises de l’après-midi. Mon frère, ma sœur et moi passions nos vacances en famille, près de la rivière d’Auray, dans la maison de nos grands-parents. Nous aimions cette maisonnette, tout en granite, avec un toit de chaume, l’ancienne laiterie de la ferme voisine, que les fermiers en sabots longeaient vers le soir en ramenant leurs vaches pour la traite. Dans l’unique pièce du bas ornée d’une cheminée monumentale, surmontée d’un vieux panier aux fleurs séchées, on cuisait des saucisses, on jouait au cadavre exquis, on regardait les matches de tennis à la télévision avec notre grand-mère. Assis à une table de bois, notre grand-père, qui marchait avec difficulté, nous tournait le dos, plongé dans des lectures ou des écritures. L’orange du soleil couchant pénétrait horizontalement par la fenêtre rectangulaire que mes grands-parents avaient fait percer à l’ouest pour trouer la pénombre des lieux. Je n’oublierai pas cette odeur d’humidité et de feu de bois que transpiraient les vieux murs de la maison : elle demeure à jamais la senteur des vacances.

 

Souvent après les parties de tennis acharnées avec notre grand-mère, nous aimions à nous plonger dans la lecture. Non loin de la cheminée, sur trois petites tablettes de bois, s’étageaient de vieux livres attachés pour toujours à cet endroit. A cause de l’humidité, leurs pages en étaient gondolées, tachetées, s’effritant parfois sous nos doigts. Il y avait là de vieux opuscules historiques sur les monuments du Morbihan, des romans de la comtesse de Ségur dans leur reliure passée rouge et or, des livres de poche oubliés par les uns et les autres au cours des années. Au milieu de ce bric-à-brac livresque, se détachait la couverture noire et douce au toucher du Guide de la Bretagne mystérieuse, dont l’auteur portait un nom merveilleusement bretonnant, Le Scouëzec Gwenc'Hlan. Sa forme rectangulaire étroite, qui me faisait penser à un cercueil miniature, présentait de hauts caractères dorés et le dessin d’un dolmen se détachant sur un fond vert. Profondément enfoncé dans le canapé jaune, éclairé par une petite fenêtre carrée, parmi les coussins multicolores, réalisés au crochet par mon arrière-grand-mère, je me plongeais avec des frissons dans les légendes bretonnes, distillées tout au long d’anecdotes autour de lieux, de monuments, organisés par ordre alphabétique. Les vieilles illustrations en noir et blanc contribuaient à me faire rêver sur la matière de Bretagne. Coutumes, pardons, sources miraculeuses, rochers des fées, Merlin et le roi Arthur valsaient dans ma tête comme des korrigans dansant sur la lande. Et dans ma chambre obscure, tandis que j’entendais une fouine courir sous le toit de chaume, je frissonnais sous mes draps. Je m’imaginais, apeuré, rencontrant dans l’épouvante les lavandières de la nuit ou la chouette effraie annonciatrice de la mort.

Plage Saint-Pierre (Locqmariaquer)

Le jour éclatant revenait, avec les hennissements du cheval des voisins, dissipant les peurs de la nuit. L’après-midi, très vite après le déjeuner, nos parents nous embarquaient pour la plage de Saint-Pierre dans une vieille Passat blanche au museau allongé.  Cette plage était alors encore sauvage avec un parking où l’on craignait souvent de s’ensabler. C’était une anse à l’arrondi calme, bordée de dunes, qui partait en pente douce jusqu’à la mer. Non loin, on apercevait un étang et le petit bois de la pointe Er Hourel. On pouvait y saisir l’élégante silhouette filiforme des échasses et des spatules blanches. Une promenade très matinale donnait l’occasion d’y entrevoir la fuite preste d’une hermine. On aimait cet endroit retiré où le général de Boissieu, le gendre du général de Gaulle, amateur de tranquillité, avait acquis une maison.

 

Le Chat noir du rond-point (désormais à la mairie)

Pour nous, enfants, aller sur cette plage était toujours une petite aventure. On partait dans l’impatience de découvrir, au milieu du rond-point de Locmariaquer et de Saint-Philibert, le Chat noir, une petite sculpture en granit, créée par un certain Emile Germain, qui avait une longue histoire. Certains disaient que le propriétaire du café qui se trouvait là l’avait placé sur le toit de sa maison. D’autres racontaient qu’en 1960 il avait été subtilisé par des Américains en garnison à Kerneveste pour être emporté aux Etats-Unis. Persévérant, le cafetier l’avait remplacé et le félin de pierre avait commencé une nouvelle vie faite de déguisements et de travestissements. Chaque nuit en effet, des mains inconnues le repeignaient ou l’affublaient d’hermines noires, de rayures bariolées, de déguisements de toutes sortes. Ainsi, c’était à chaque fois la surprise de voir de quelle couleur serait le chat, toujours objet de convoitise. Ne fut-il pas de nouveau volé et retrouvé à Auray, et même en Belgique raconte-t-on ? On se perdait en conjectures, on s’amusait à imaginer sous quel jour nouveau et insolite il nous apparaîtrait.

Tête de vieille Bretonne (Jean Boucher)

Ensuite la route était rectiligne jusqu’à un feu rouge – dont l’arrêt nous rendait impatients - puis nous obliquions à droite vers Saint-Pierre-Lopérec. Petit hameau autrefois agricole, avec sa fontaine dans le bas du village, il alignait ses anciennes fermes où l’on cultivait maïs, choux, betteraves et pommes de terre. On sentait qu’on arrivait à la plage et, dans la voiture, notre excitation augmentait. C’est alors que, dans le virage, elle surgissait sur la gauche, dans son long sarrau gris, qui lui faisait comme un suaire. Elle, la grande et vieille femme au visage émacié et sévère, aux cheveux en désordre, blanchis tels des ossements de seiche. Rigide, dans une immobilité de statue, son squelette saillant sous sa peau, elle nous fixait sans ciller et son regard de ténèbres semblait sonder jusqu’au fond de la voiture. Notre père donnait un coup de volant pour l’éviter tandis que, pétrifiés d’horreur et de surprise, nous poussions tous un cri étranglé. Elle disparaissait aussi vite qu’elle était apparue, comme si elle s’évanouissait dans les souffles de l’air chaud de l’après-midi. Le cœur battant, de retour à la réalité, nous entendions notre père murmurer : « Elle est folle, cette paysanne, je finirai par l’écraser ! » Puis nous arrivions à la plage :  l’insouciance de l’enfance, le murmure bleu de la mer, le ricanement des mouettes effaçaient le temps suspendu de cette rencontre qui se reproduisait de manière irrégulière mais suffisamment souvent pour qu’elle m’ait impressionné durablement.

L'Ankou

On raconte qu’en Bretagne, près des calvaires, les vivants rencontrent parfois les morts. Le Guide noir de la Bretagne mystérieuse m’avait aussi appris la légende de l’Ankou qui, armé de sa faux dont le fer est monté à l’envers, vient emporter sur sa charrette grinçante ceux qui ont le malheur de croiser son chemin. Enfant, j’ai toujours beaucoup cauchemardé, et maintenant quand je fais de mauvais rêves, c’est sous la forme grise de la dame de Saint-Pierre que m’apparaît la Mort. Il y a peu, j’ai rencontré un ami dont les parents possédaient une maison de vacances à Saint-Pierre. Au cours de la conversation, il m’a confié que, comme moi, il est hanté par le souvenir de la grande femme du hameau. Et j’ai repensé à la phrase du Guide noir, que l’on se murmurait à bas bruit au XIX° siècle : « Hirisien e hran, éma en Ankeu arnan » qui signifie : « Je frissonne, l’Ankou est sur moi ». Mais, bien sûr, tout cela n’est que légende !

 

 

 

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