Cette année, mon groupe de lecture a choisi de découvrir la littérature lusitanienne. Pour notre première rencontre, nous avons eu la présentation par notre amie Catherine d’un des derniers ouvrages de José Saramago (1922-2010), Le Voyage de l’éléphant (2008). Je restitue ici les notes que j'ai prises en les complétant parfois.
On retiendra d’abord que le grand critique Eduardo Lourenço considère que la vie de José Saramago est « un véritable miracle ». En effet, né à Ribatejo, en 1922, au sein d’une modeste famille d’origine paysanne, il apprend très jeune le métier d’ajusteur, pratique ensuite le journalisme et la traduction, bien avant de devenir l’écrivain autodidacte qui connaît un succès tardif et obtient finalement le Prix Nobel de Littérature en 1998. Ce sont ses humbles origines, jamais reniées, qui irrigueront son œuvre et sa pensée. Il le dira en effet dans son discours du Nobel : « L’homme le plus sage que j’ai connu durant toute ma vie ne savait ni lire ni écrire. A quatre heures du matin […], il quittait sa couche et partait aux champs. Il emmenait avec lui une demi-douzaine de porcs dont le produit de l’élevage servait à nourrir sa femme et lui-même. Ainsi vivaient de ce peu de choses mes grands-parents maternels : de l’élevage des cochons qui, après le sevrage, étaient vendus aux voisins du village. Azinhaga, c’est le nom du village dans la province de Ribatejo. Mes grands-parents s’appelaient Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et l’autre. » Toute son œuvre sera consacrée à son intérêt pour les anonymes, les opprimés et c’est bien l’humanité qui constitue la toile de fond de ses romans.
Auteur d’une œuvre variée (poésie, essais, journaux, théâtre, contes et nouvelles, une vingtaine de romans) et controversée, notamment après la publication de L’Evangile selon Jésus-Christ (1991), en 1992, Saramago choisira l’exil à Lanzarote avec son épouse. Il obtiendra le Nobel de Littérature en 1998, « pour avoir, grâce à ses paraboles soutenues par l’imagination, la compassion et l’ironie, rendu sans cesse à nouveau tangible une réalité fuyante dans une œuvre aux profondeurs insoupçonnées et au service de la sagesse ».
De José Saramago, on ne retient souvent que la radicalité stylistique dont il convient de parler. "L’écrivain possède en effet une écriture particulière : qu’ils soient direct ou indirect, les styles ne sont pas séparés, les phrases sont longues et explicatives, toutes les pensées sont décortiquées et analysées, et mêlés à tous ces commentaires, les dialogues de ses personnages, dont seules les virgules permettent de saisir qui est le locuteur. Le discours direct est ainsi rendu très simplement : une virgule puis une capitale initiale. Sous sa plume, pas de deux-points, ni de point-virgule, non plus que guillemets ou parenthèses. En guise de ponctuation, seulement des points et des virgules. Auxquels s’ajoutent les capitales de début de phrase (la capitale initiale peut être considérée comme un signe de ponctuation). Lesdites capitales ne servent qu’à cela, chez Saramago, et les noms propres en sont dépourvus, y compris dieu !
Ce choix particulier permet de resserrer la narration, en y fondant le dialogues et les citations. Nous pourrions dire que cette ponctuation, qui repose entièrement sur la virgule (le point, vrai point final, n’intervenant que pour conclure les phrases), sans fioriture, se rapproche de la ponctuation sobre du XVIIe siècle, celle d’un La Fontaine, par exemple, dans les éditions originales (dans les éditions actuelles, celle-ci est « modernisée », c’est-à-dire très augmentée, ainsi que l’orthographe). Enfin l’usage de la capitale est réduit à sa plus simple expression : marquer les commencements, les « têtes » de phrase, d’où le nom de « capitale », comme lors du Moyen Age (où l’on parlait aussi de versale)." Certes, il faut un petit temps d’adaptation pour entrer dans la lecture du roman, mais, très vite, cela ne pose plus de difficultés.
La trame du Voyage de l’éléphant (roman, conte ou fable) est la suivante : en 1551, le roi de Portugal João III offre à l’archiduc Maximilien d’Autriche, gendre de Charles Quint, un éléphant d’Asie, Salomon, qui vit depuis 2 ans à Belem avec son cornac Subhro. De Lisbonne à Vienne, en passant par les plateaux de la Castille, la Méditerranée, Gênes et la route des Alpes, Salomon, objet d'absurdes stratégies, traverse l’Europe au gré des caprices royaux, des querelles militaires et des intérêts ecclésiastiques, soulevant sur son passage l'enthousiasme des villageois émerveillés. Le roman trouvera son origine dans un voyage que fit l’auteur à Salzbourg. Il y découvrit dans un café de petites sculptures en bois retraçant l’itinéraire de l’éléphant. Ce fut le déclic qui lui donna l’envie d’écrire un livre sur ce périple invraisemblable.
L’ouvrage présente de nombreux aspects, le premier étant politique. En effet, c’est le roi du Portugal qui prend l’initiative de ce cadeau cocasse et poétique à Maximilien d’Autriche. C’est ainsi que l’éléphant acquiert une importance diplomatique. Il s’agit ensuite d’un voyage initiatique du mois d’août 1551 à janvier 1552. La caravane est affrontée à d’innombrables difficultés, causées par un espace géographique accidenté, les besoins élémentaires de l’éléphant, la dispersion du cortège, le passage des frontières, la promiscuité entre tous le membres de l’aventure, les aléas climatiques et le hasard des rencontres. Un véritable roman de formation !
Ce voyage permet cependant aux différents protagonistes de faire l’expérience de l’altérité. Il y a d’abord la stupéfaction et parfois la peur des habitants des villages traversés, lesquels n’ont jamais vu ni éléphant ni cornac. Subhro (c’est son nom), qui se dit « plus ou moins chrétien » par peur de l’Inquisition, permettra à certains de découvrir le panthéon hindouiste. Quant au commandant de la caravane, son attitude vis-à-vis du cornac se modifiera tout au long du parcours, et il connaîtra la tristesse lors de leur séparation. Lors de l’arrivée à Vienne, l’archiduc lui-même sera reconnaissant envers le cornac et lui tendra la main quand ils se quitteront.
Quelques mots sur ce pachyderme Salomon au destin singulier. Il apparaît comme l’alter ego de Subhro (qui signifie « blanc » en bengali), le cornac, les deux ne formant qu’un. L’éléphant est l’élément moteur de la caravane, qui est contrainte de suivre le rythme d’un animal qui boit 300 litres d’eau et dévore 300 kilos de matière végétale par jour, sans oublier la sieste quotidienne de deux heures. Salomon est un personnage à part entière, à qui l’auteur prête des sentiments humains. Doté d’une âme, il fait montre de courage, de force, d’une résistance innée, allant même jusqu’à se poser des questions métaphysiques. Il subira la loi éternelle de la vie : triomphe et oubli. Il mourra deux ans après son arrivée à Vienne. « En plus d’avoir écorché salomon, on lui coupa les pattes de devant afin qu’après les indispensables opérations de nettoyage et de tannage, elles pussent servir de réceptacles à l’entrée du palais pour les cannes, bâtons, parapluies et ombrelles estivales. »
Avec le sort tragique de cet éléphant, l’ouvrage soulève aussi le thème de la destinée humaine, annoncé dans l’exergue : « Nous arrivons toujours à l’endroit où nous sommes attendus. » (Le livre des itinéraires). Tout ce long voyage n’est-il pas le symbole de notre passage sur la terre ? Vers la fin du récit, Subhro, qui se décrit comme « une sorte de parasite » de salomon, « un pou perdu dans la soie de [s]es lombes, » un « parasite, un appendice », lui dit : « La vie des hommes est courte, comparée à celle des éléphants, c’est de notoriété publique ». La mort de l’éléphant est bien le signe que la mort est toujours au bout du chemin. C’est d’ailleurs la triste fin du pachyderme qui a incité Saramago à écrire son histoire.
Dans ce livre on sera encore sensible à la thématique de l’identité qui se manifeste à travers le changement des noms des deux principaux protagonistes. Salomon devient soliman et subhro est affligé du prénom de fritz par l’archiduc. : « C’est un nom facile à retenir, de plus il y a déjà une quantité considérable de fritz en autriche, tu seras un de plus, mais le seul avec un éléphant, Si votre altesse le permet, je préférerais garder mon nom de toujours, » Subhro, pourtant, s’interroge sur sa propre identité : « je ne suis pas né pour être cornac, en vérité aucun homme ne naît pour être cornac, quand bien même aucune autre porte ne s’ouvrirait pour lui de toute son existence ». Il s’oppose ainsi à la fatalité du sort des humbles.
Un des intérêts majeurs de ce livre surprenant est donc qu’il propose une critique ironique de la société. En premier lieu, il fustige le fonctionnement du pouvoir et la pesanteur de l’administration. Il ridiculise notamment des attitudes figées et un langage codifié. Il en va ainsi de la lettre que le roi du Portugal dicte à son secrétaire pêro de alcáçova carneiro, « une lettre qu’il ne parvint pas à bien formuler ni à la première tentative, ni à la deuxième, ni à la troisième, » Il met en exergue le ridicule honneur des soldats portugais et espagnols ou des Autrichiens « qui se croient supérieurs aux autres, c’est un péché généralisé ». La noblesse aussi est malmenée par l’auteur. Songeons au roi du Portugal, contraint de monter sur une échelle pour observer le pachyderme, qu’il observe avec irritation et répugnance. João III est par ailleurs dans l’ignorance de l’identité de Soliman, le sultan ottoman ! Quant au couple de l’archiduc Maximilien et de son épouse Marie d’Autriche, ils semblent surtout préoccupés de procréer des rejetons. Ils en eurent seize !
En plein avènement du protestantisme, le clergé catholique n’est pas épargné. Le lecteur sourit devant la remarque de l’archevêque de Valladolid qui trouve que c’est « un beau gâchis » de couvrir l’éléphant avec un magnifique tissu qui aurait pu faire un dais magnifique. Il assistera à l’exorcisme de l’éléphant qui enverra valser le prêtre ; devant la basilique de Padoue, il sourira au pseudo-miracle qui voit le gros animal s’agenouiller pour atténuer la prédication protestante (C’est l’époque du concile de Trente qui initie la Contre-Réforme). Les allusions à la Bible sont d’ailleurs très nombreuses et souvent utilisées avec humour sinon ironie.
Avec cet ouvrage, tout rempli de clins d’œil au lecteur, on découvre donc une critique globale de la société et des hommes. C’est encore au travers de nombreux personnages anonymes que l’auteur fait ressortir les défauts et faiblesses humaines, comme l’égoïsme, l’ambition et la bêtise. Ainsi on rira lorsque Subhro négociera les poils de l’éléphant, efficaces, dira-t-il, contre l’alopécie.
Dans ce roman, Saramago utilise une base historique limitée qu’il métamorphose grâce à son imagination débridée. Dans une intervention du narrateur, on trouve cette explication : « L’on a du mal à comprendre pourquoi l’archiduc maximilien avait décidé de faire le voyage de retour à cette période de l’année, mais l’histoire a consigné ce fait incontestable et documenté, avalisé par les historiens et confirmé par le romancier à qui il faudra pardonner certaines libertés au nom, non seulement de son droit à inventer, mais aussi de la nécessité de combler certaines lacunes afin de ne pas perdre complètement la sainte cohérence du récit. […] En vérité je vous dirai, en vérité je vous le dis, il vaut mieux être romancier, inventeur de fictions, menteurs. » On pense au « mentir-vrai », cher à Aragon.
Cependant, dans ce livre drolatique comme dans la majorité de ses œuvres, Saramago demeure fidèle à ses origines en s’intéressant aux anonymes. Ce qui l’intéresse, c’est la petite Histoire, quand il s’agit de « désenterrer les hommes vivants », de rendre hommage aux « vies perdues », de racheter les vies humbles. « le cornac subhro, ou blanc, s’apprête à être le deuxième ou le troisième personnage de cette histoire, le premier étant par primauté naturelle et du fait de son rôle essentiel l’éléphant salomon, et ensuite, le disputant en qualités, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt à cause de ceci, tantôt de cela, ledit subhro et l’archiduc. »
On notera que le narrateur du roman est omniscient et que l’emploi de la première personne du pluriel permet au lecteur de collaborer à l’histoire et à la liberté de ton d’un narrateur qui exploite aussi bien le clin d’œil que la raillerie corrosive. Dans une langue souvent empreinte d’oralité, Saramago multiplie les registres de langue, pratique le décalage et les ruptures de ton, maniant aussi les proverbes et le registre du conte populaire. Si l’on accepte la définition propre à Saramago, selon lequel tout roman comporte une histoire d’amour (?), Le voyage de l’éléphant appartiendrait plutôt au genre du conte, voire à celui de la fable. Quel que soit le choix que l’on fait, n retiendra surtout que la subversion morale, philosophique et éthique qui se dégage de l’œuvre permet un recentrage sur les valeurs humaines défendues par l’auteur.
J’ai aimé cette approche de la littérature lusitanienne par le biais de cet auteur, humaniste et rebelle. Selon Maria Graciete Besse, « son œuvre est, de toute évidence, un remarquable instrument d’exploration du réel et d’analyse de la société qui aiguise notre sens critique et nous aide à mieux comprendre le monde qui nous entoure, car si « la littérature ne permet pas de marcher, […] elle permet au moins de respirer » (Barthes). C’est cette respiration profonde du monde que nous offre la fiction de José Saramago, faite de lucidité, de colère et de sérénité, mais également empreinte de générosité et de confiance dans un monde plus humain. »