Ce poème de Jules Laforgue (1860-1887) appartient à ses Premiers poèmes, qui furent publiés de manière posthume en 1903, sous le titre Œuvres complètes-Poésies. Avant la parution de ses célèbres Complaintes en 1885, s’il n’avait quasiment rien publié, il avait déjà beaucoup écrit. Mais il renonça à faire paraître ses premiers textes (qu’il appelait de manière amusée ses « poèmes philo »), quand il sut qu’il avait trouvé avec les Complaintes un mode d’expression original, plus conforme à son être profond.
Ce poème, d'une facture des plus classiques, a néanmoins le mérite de nous donner à voir la vie du jeune bohème "décadent" qui fréquentait les Hydropathes dans les cafés de la rive droite. Transparaît aussi son goût pour la peinture, qu'il acquit auprès de Charles Ephrussi, critique d'art et grand collectionneur devant l'Eternel, dont il devint le secrétaire. Il remplira d'ailleurs sa (courte) vie durant des carnets de notes sur les tableaux qu'il admirait. Point aussi déjà, notamment avec l'allusion à Baudelaire et à Schopenhauer, cet ennui dont il fut la proie, et qu'incarnera plus tard son double dérisoire, l'infortuné prince Hamlet de ses Moralités légendaires (1887).
Epicuréisme
Je suis heureux gratis !- Il est bon ici-bas
De faire, s’il se peut, son paradis, en cas
Que celui de là-haut soit une balançoire,
Comme il est, après tout, bien permis de le croire.
S’il en est un, tant mieux ! Ce n’est qu’au paradis
Que l’on pourrait aller, vivant comme je vis.
Je ne suis pas obèse, et je vais à merveille ;
Je ne quitte mon lit que lorsque je m’éveille ;
Je déjeune et je sors. Je parcours sans façon
Dessins, livres, journaux, autour de l’Odéon.
Puis je passe la Seine, en flânant, je regarde
Près d’un chien quelque aveugle à la voix nasillarde.
Je m’arrête, et je trouve un plaisir tout nouveau,
Contre l’angle d’une arche, à voir se briser l’eau,
A suivre en ses détours, balayé dans l’espace,
Le panache fumeux d’un remorqueur qui passe.
Et puis j’ai des jardins, comme le Luxembourg,
Où, si le cœur m’en dit, je m’en vais faire un tour.
Je possède un musée unique dans le monde,
Où je puis promener mon humeur vagabonde
De Memling à Rubens, de Phidias à Watteau,
Un musée où l’on trouve et du piètre et du beau,
Des naïfs, des mignards, des païens, des mystiques,
Et des bras renaissance à des torses antiques !
A la bibliothèque ensuite je me rends.
- C’est la plus belle au monde ! –Asseyons-nous. Je prends
Sainte-Beuve et Théo, Banville et Baudelaire,
Leconte, Heine, enfin, qu’aux plus grands je préfère.
« Ce bouffon de génie », a dit Schopenhauer,
Qui sanglote et sourit, mais d’un sourire amer !
Puis je reflâne encore devant chaque vitrine.
Bientôt la nuit descend ; tout Paris s’illumine ;
Et mon bonheur, enfin, est complet, si je vais
M’asseoir à ton parterre, ô Théâtre-Français.
Jules Laforgues, in Premiers Poèmes
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Eglantine : Nourritures du corps, nourritures de l’esprit