Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
17 octobre 2022 1 17 /10 /octobre /2022 16:51

 

Cette année, mon groupe de lecture a choisi de découvrir la littérature lusitanienne. Pour notre première rencontre, nous avons eu la présentation par notre amie Catherine d’un des derniers ouvrages de José Saramago (1922-2010), Le Voyage de l’éléphant (2008). Je restitue ici les notes que j'ai prises en les complétant parfois.

On retiendra d’abord que le grand critique Eduardo Lourenço considère que la vie de José Saramago est « un véritable miracle ». En effet, né à Ribatejo, en 1922, au sein d’une modeste famille d’origine paysanne, il apprend très jeune le métier d’ajusteur, pratique ensuite le journalisme et la traduction, bien avant de devenir l’écrivain autodidacte qui connaît un succès tardif et obtient finalement le Prix Nobel de Littérature en 1998. Ce sont ses humbles origines, jamais reniées, qui irrigueront son œuvre et sa pensée. Il le dira en effet dans son discours du Nobel : « L’homme le plus sage que j’ai connu durant toute ma vie ne savait ni lire ni écrire. A quatre heures du matin […], il quittait sa couche et partait aux champs. Il emmenait avec lui une demi-douzaine de porcs dont le produit de l’élevage servait à nourrir sa femme et lui-même. Ainsi vivaient de ce peu de choses mes grands-parents maternels : de l’élevage des cochons qui, après le sevrage, étaient vendus aux voisins du village. Azinhaga, c’est le nom du village dans la province de Ribatejo. Mes grands-parents s’appelaient Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et l’autre. » Toute son œuvre sera consacrée à son intérêt pour les anonymes, les opprimés et c’est bien l’humanité qui constitue la toile de fond de ses romans.

Auteur d’une œuvre variée (poésie, essais, journaux, théâtre, contes et nouvelles, une vingtaine de romans) et controversée, notamment après la publication de L’Evangile selon Jésus-Christ (1991), en 1992, Saramago choisira l’exil à Lanzarote avec son épouse. Il obtiendra le Nobel de Littérature en 1998, « pour avoir, grâce à ses paraboles soutenues par l’imagination, la compassion et l’ironie, rendu sans cesse à nouveau tangible une réalité fuyante dans une œuvre aux profondeurs insoupçonnées et au service de la sagesse ».

De José Saramago, on ne retient souvent que la radicalité stylistique dont il convient de parler. "L’écrivain possède en effet une écriture particulière : qu’ils soient direct ou indirect, les styles ne sont pas séparés, les phrases sont longues et explicatives, toutes les pensées sont décortiquées et analysées, et mêlés à tous ces commentaires, les dialogues de ses personnages, dont seules les virgules permettent de saisir qui est le locuteur. Le discours direct est ainsi rendu très simplement : une virgule puis une capitale initiale. Sous sa plume, pas de deux-points, ni de point-virgule, non plus que guillemets ou parenthèses. En guise de ponctuation, seulement des points et des virgules. Auxquels s’ajoutent les capitales de début de phrase (la capitale initiale peut être considérée comme un signe de ponctuation). Lesdites capitales ne servent qu’à cela, chez Saramago, et les noms propres en sont dépourvus, y compris dieu !

Ce choix particulier permet de resserrer la narration, en y fondant le dialogues et les citations. Nous pourrions dire que cette ponctuation, qui repose entièrement sur la virgule (le point, vrai point final, n’intervenant que pour conclure les phrases), sans fioriture, se rapproche de la ponctuation sobre du XVIIe siècle, celle d’un La Fontaine, par exemple, dans les éditions originales (dans les éditions actuelles, celle-ci est « modernisée », c’est-à-dire très augmentée, ainsi que l’orthographe). Enfin l’usage de la capitale est réduit à sa plus simple expression : marquer les commencements, les « têtes » de phrase, d’où le nom de « capitale », comme lors du Moyen Age (où l’on parlait aussi de versale)." Certes, il faut un petit temps d’adaptation pour entrer dans la lecture du roman, mais, très vite, cela ne pose plus de difficultés.

La trame du Voyage de l’éléphant (roman, conte ou fable) est la suivante : en 1551, le roi de Portugal João III offre à l’archiduc Maximilien d’Autriche, gendre de Charles Quint, un éléphant d’Asie, Salomon, qui vit depuis 2 ans à Belem avec son cornac Subhro. De Lisbonne à Vienne, en passant par les plateaux de la Castille, la Méditerranée, Gênes et la route des Alpes, Salomon, objet d'absurdes stratégies, traverse l’Europe au gré des caprices royaux, des querelles militaires et des intérêts ecclésiastiques, soulevant sur son passage l'enthousiasme des villageois émerveillés. Le roman trouvera son origine dans un voyage que fit l’auteur à Salzbourg. Il y découvrit dans un café de petites sculptures en bois retraçant l’itinéraire de l’éléphant. Ce fut le déclic qui lui donna l’envie d’écrire un livre sur ce périple invraisemblable.

L’ouvrage présente de nombreux aspects, le premier étant politique. En effet, c’est le roi du Portugal qui prend l’initiative de ce cadeau cocasse et poétique à Maximilien d’Autriche. C’est ainsi que l’éléphant acquiert une importance diplomatique. Il s’agit ensuite d’un voyage initiatique du mois d’août 1551 à janvier 1552. La caravane est affrontée à d’innombrables difficultés, causées par un espace géographique accidenté, les besoins élémentaires de l’éléphant, la dispersion du cortège, le passage des frontières, la promiscuité entre tous le membres de l’aventure, les aléas climatiques et le hasard des rencontres. Un véritable roman de formation !

Ce voyage permet cependant aux différents protagonistes de faire l’expérience de l’altérité. Il y a d’abord la stupéfaction et parfois la peur des habitants des villages traversés, lesquels n’ont jamais vu ni éléphant ni cornac. Subhro (c’est son nom), qui se dit « plus ou moins chrétien » par peur de l’Inquisition, permettra à certains de découvrir le panthéon hindouiste. Quant au commandant de la caravane, son attitude vis-à-vis du cornac se modifiera tout au long du parcours, et il connaîtra la tristesse lors de leur séparation. Lors de l’arrivée à Vienne, l’archiduc lui-même sera reconnaissant envers le cornac et lui tendra la main quand ils se quitteront.

Quelques mots sur ce pachyderme Salomon au destin singulier. Il apparaît comme l’alter ego de Subhro (qui signifie « blanc » en bengali), le cornac, les deux ne formant qu’un. L’éléphant est l’élément moteur de la caravane, qui est contrainte de suivre le rythme d’un animal qui boit 300 litres d’eau et dévore 300 kilos de matière végétale par jour, sans oublier la sieste quotidienne de deux heures. Salomon est un personnage à part entière, à qui l’auteur prête des sentiments humains. Doté d’une âme, il fait montre de courage, de force, d’une résistance innée, allant même jusqu’à se poser des questions métaphysiques. Il subira la loi éternelle de la vie : triomphe et oubli. Il mourra deux ans après son arrivée à Vienne. « En plus d’avoir écorché salomon, on lui coupa les pattes de devant afin qu’après les indispensables opérations de nettoyage et de tannage, elles pussent servir de réceptacles à l’entrée du palais pour les cannes, bâtons, parapluies et ombrelles estivales. »

Avec le sort tragique de cet éléphant, l’ouvrage soulève aussi le thème de la destinée humaine, annoncé dans l’exergue : « Nous arrivons toujours à l’endroit où nous sommes attendus. » (Le livre des itinéraires). Tout ce long voyage n’est-il pas le symbole de notre passage sur la terre ? Vers la fin du récit, Subhro, qui se décrit comme « une sorte de parasite » de salomon, « un pou perdu dans la soie de [s]es lombes, » un « parasite, un appendice », lui dit : « La vie des hommes est courte, comparée à celle des éléphants, c’est de notoriété publique ». La mort de l’éléphant est bien le signe que la mort est toujours au bout du chemin. C’est d’ailleurs la triste fin du pachyderme qui a incité Saramago à écrire son histoire.

Dans ce livre on sera encore sensible à la thématique de l’identité qui se manifeste à travers le changement des noms des deux principaux protagonistes. Salomon devient soliman et subhro est affligé du prénom de fritz par l’archiduc. : « C’est un nom facile à retenir, de plus il y a déjà une quantité considérable de fritz en autriche, tu seras un de plus, mais le seul avec un éléphant, Si votre altesse le permet, je préférerais garder mon nom de toujours, » Subhro, pourtant, s’interroge sur sa propre identité : « je ne suis pas né pour être cornac, en vérité aucun homme ne naît pour être cornac, quand bien même aucune autre porte ne s’ouvrirait pour lui de toute son existence ». Il s’oppose ainsi à la fatalité du sort des humbles.

Un des intérêts majeurs de ce livre surprenant est donc qu’il propose une critique ironique de la société. En premier lieu, il fustige le fonctionnement du pouvoir et la pesanteur de l’administration. Il ridiculise notamment des attitudes figées et un langage codifié. Il en va ainsi de la lettre que le roi du Portugal dicte à son secrétaire pêro de alcáçova carneiro, « une lettre qu’il ne parvint pas à bien formuler ni à la première tentative, ni à la deuxième, ni à la troisième, » Il met en exergue le ridicule honneur des soldats portugais et espagnols ou des Autrichiens « qui se croient supérieurs aux autres, c’est un péché généralisé ». La noblesse aussi est malmenée par l’auteur. Songeons au roi du Portugal, contraint de monter sur une échelle pour observer le pachyderme, qu’il observe avec irritation et répugnance. João III est par ailleurs dans l’ignorance de l’identité de Soliman, le sultan ottoman ! Quant au couple de l’archiduc Maximilien et de son épouse Marie d’Autriche, ils semblent surtout préoccupés de procréer des rejetons. Ils en eurent seize !

En plein avènement du protestantisme, le clergé catholique n’est pas épargné. Le lecteur sourit devant la remarque de l’archevêque de Valladolid qui trouve que c’est « un beau gâchis » de couvrir l’éléphant avec un magnifique tissu qui aurait pu faire un dais magnifique. Il assistera à l’exorcisme de l’éléphant qui enverra valser le prêtre ; devant la basilique de Padoue, il sourira au pseudo-miracle qui voit le gros animal s’agenouiller pour atténuer la prédication protestante (C’est l’époque du concile de Trente qui initie la Contre-Réforme). Les allusions à la Bible sont d’ailleurs très nombreuses et souvent utilisées avec humour sinon ironie.

Avec cet ouvrage, tout rempli de clins d’œil au lecteur, on découvre donc une critique globale de la société et des hommes. C’est encore au travers de nombreux personnages anonymes que l’auteur fait ressortir les défauts et faiblesses humaines, comme l’égoïsme, l’ambition et la bêtise. Ainsi on rira lorsque Subhro négociera les poils de l’éléphant, efficaces, dira-t-il, contre l’alopécie.

Dans ce roman, Saramago utilise une base historique limitée qu’il métamorphose grâce à son imagination débridée. Dans une intervention du narrateur, on trouve cette explication : « L’on a du mal à comprendre pourquoi l’archiduc maximilien avait décidé de faire le voyage de retour à cette période de l’année, mais l’histoire a consigné ce fait incontestable et documenté, avalisé par les historiens et confirmé par le romancier à qui il faudra pardonner certaines libertés au nom, non seulement de son droit à inventer, mais aussi de la nécessité de combler certaines lacunes afin de ne pas perdre complètement la sainte cohérence du récit. […] En vérité je vous dirai, en vérité je vous le dis, il vaut mieux être romancier, inventeur de fictions, menteurs. »  On pense au « mentir-vrai », cher à Aragon.

Cependant, dans ce livre drolatique comme dans la majorité de ses œuvres, Saramago demeure fidèle à ses origines en s’intéressant aux anonymes. Ce qui l’intéresse, c’est la petite Histoire, quand il s’agit de « désenterrer les hommes vivants », de rendre hommage aux « vies perdues », de racheter les vies humbles. « le cornac subhro, ou blanc, s’apprête à être le deuxième ou le troisième personnage de cette histoire, le premier étant par primauté naturelle et du fait de son rôle essentiel l’éléphant salomon, et ensuite, le disputant en qualités, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt à cause de ceci, tantôt de cela, ledit subhro et l’archiduc. »

On notera que le narrateur du roman est omniscient et que l’emploi de la première personne du pluriel permet au lecteur de collaborer à l’histoire et à la liberté de ton d’un narrateur qui exploite aussi bien le clin d’œil que la raillerie corrosive. Dans une langue souvent empreinte d’oralité, Saramago multiplie les registres de langue, pratique le décalage et les ruptures de ton, maniant aussi les proverbes et le registre du conte populaire. Si l’on accepte la définition propre à Saramago, selon lequel tout roman comporte une histoire d’amour (?), Le voyage de l’éléphant appartiendrait plutôt au genre du conte, voire à celui de la fable. Quel que soit le choix que l’on fait, n retiendra surtout que la subversion morale, philosophique et éthique qui se dégage de l’œuvre permet un recentrage sur les valeurs humaines défendues par l’auteur.

J’ai aimé cette approche de la littérature lusitanienne par le biais de cet auteur, humaniste et rebelle. Selon Maria Graciete Besse, « son œuvre est, de toute évidence, un remarquable instrument d’exploration du réel et d’analyse de la société qui aiguise notre sens critique et nous aide à mieux comprendre le monde qui nous entoure, car si « la littérature ne permet pas de marcher, […] elle permet au moins de respirer » (Barthes). C’est cette respiration profonde du monde que nous offre la fiction de José Saramago, faite de lucidité, de colère et de sérénité, mais également empreinte de générosité et de confiance dans un monde plus humain. »

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
11 avril 2022 1 11 /04 /avril /2022 16:38

La nuit tombée est un petit livre d’un peu plus de cent pages d’où émane une grande émotion. Avec ce bref récit, Antoine Choplin raconte l’histoire de Gouri, un voyageur à moto, qui a quitté Kiev et traverse la campagne ukrainienne pour se rendre à Pripiat, une ville désormais interdite depuis l’explosion du réacteur de Tchernobyl le 26 avril 1986. Deux ans après la catastrophe, il a une mission toute simple (qu’on ne dévoilera pas) à accomplir pour sa fille Ksenia qui a été irradiée.

Au début de son périple, Gouri revoit la forêt avec « ses odeurs, ses bruissements, ses sols tendres », les villages « gris et dispersés, sans traits singuliers », les enfants « qui jouent sur les bas-côtés », « les vieillards assis, adossés à des palissades et qui profitent des dernières heures du jour ». Au fur et à mesure qu’il avance, « il n’y a pas le moindre véhicule en vue ». Il rencontre un pompiste qui lui recommande de faire attention dans « la zone », dont certains ne reviennent pas. A Volodarka, où il est venu une fois avec un « volontaire » Sergueï, il s’arrête devant une épicerie, non loin d’un troupeau de vaches. Une gamine lui dit qu’il « ne faut pas boire leur lait […] qu’il est contaminé » et que d’autres « en boivent tous les jours » mais « tout ça, c’est des balivernes ». Après Marianovka et Bober, Gouri découvre des maisons abandonnées : « Par flashs, il peut néanmoins apercevoir des intérieurs tapissés et encore proprets, des décorations murales, quelques meubles. »

Tirant sa remorque brinquebalante, Gouri arrive à Chevtchenko, du nom du plus grand poète romantique de langue ukrainienne, Taras Chevtchenko (1814-1861). Mais pour ce village « personne n’est foutu de te dire ce qu’il en est exactement. » Il va faire halte chez Iakov et Vera, à « la fin du village, côté nord » Sur le mur d’une maison, il lit : « nous reviendrons bientôt. » Dans le jour « qui tombe vite », Vera son hôtesse, « au visage buriné au césium de la campagne », lui apprend que « tout le monde est parti ». En buvant de la vodka, elle évoque Piotr, « le gamin aux chats », que sa mère Raïssa a abandonné après la mort d’Alexeï, l’un des premiers à mourir durant l’été 1986. Le garçon est souvent recueilli chez Vera et habite chez deux vieux, Leonti et Svetlana, seuls autres habitants du village avec Kouzma, « un jeune gars » qui n’est « pas un mauvais bougre ».

Au cours de la conversation Vera et Gouri vont évoquer Tereza, la femme de Gouri, tellement inquiète depuis la maladie de Ksenia, la « petite championne d’échecs » qui disputait des parties sur les marchés. Les retrouvailles avec Iakov, le mari de Vera, sont éprouvantes : « Le visage est méconnaissable. Il a perdu ses cheveux et la peau du crâne est diaphane, laissant voir en plusieurs endroits l’épaisse saillie des veines. L’un de ses yeux est presque fermé, comme celui d’un boxeur après un combat. Les joues sont creuses, les lèvres curieusement retroussées, les mâchoires crispées. » Ils évoquent les « liquidateurs », Pavel, Stepan, Ivan, et Grigori qui était « allé plusieurs fois sur le toit » avec Iakov. Certains sont restés dans la « zone », d’autres seraient devenus fous tandis que l’on apprend que Gouri est parti à Kiev où on lui a proposé un travail d’écrivain public.

Iakov, sur la demande Gouri, raconte comment ils ont été enrôlés afin de « faire leur devoir de citoyen » avec une « double solde pour le boulot » ! Pas de dosimètre pour chacun mais gants et bottes « fournis gracieusement » ! Il raconte la tuerie des chats, l’année de labeur sur le toit de la centrale de l’été à l’été, les arbres « qui se mettaient à rougeoyer », l’ordre stupéfiant « d’enterrer un champ ». « Enterrer la terre, évacuer les gens… Des fois je me suis demandé si on allait pas nous demander de les enterrer eux aussi, avec le reste. » Et Iakov d’évoquer encore la folie des dosimètres, les taches violacées des flaques de césium, la pluie noire, la vieille femme, qui voulait enterrer sa machine à coudre et sortie manu militari de sa maison.

A table avec Leonti, Svetlana et Piotr un autre voisin, ils évoqueront la maison que le vieil homme essaie de reconstruire dans la zone contaminée. Et ils y emmèneront la Joliette, leur vache, dont ils comptent bien boire le lait. Et quand Kouzma survient, il explique à Gouri ce qu’est devenue Pripiat avec « cette sorte de jus qui suinte de partout […] quelque chose de bien vivant et c’est ça qui te colle la trouille. » Une ville où le diable aurait « installé ses quartiers », « un monde qui continue » sans les hommes. Il raconte aussi comment, à Ouziv, sous les yeux de son père et de lui-même, de « gros engins avec leurs énormes pelles dentées » ont fait disparaître la maison familiale dans une énorme excavation : « Ils t’attrapent la baraque au niveau des fondations et ils te ramassent ça ni plus ni moins que comme une merde de chien ». Dans son souvenir subsiste, dans le fond de la pelle vide, la petite tour Eiffel offerte par Vassili, un ami du père de Kouzma. Et enterrés avec la maison, les cadavres de deux chevaux morts.

Ensuite Vera, s’accompagnant à l’accordéon, chantera des chansons « plutôt gaies et entraînantes », dont une plus mélancolique « évoquant les jours heureux et désormais envolés d’une vieille paysanne parvenue au crépuscule de sa vie ». Et Iakov récitera un poème de Gouri, appris par cœur, et qu’il se récitait avec deux amis quand ils étaient au camp près de la centrale :

Il y a eu la vie ici

Il faudra le raconter à ceux qui reviendront

Les enfants enlaçaient les arbres

Et les femmes de grands paniers de fruits

On marchait sur les routes

On avait à faire

Au soir

Les liqueurs gonflaient les sangs

Et les colères insignifiantes

On moquait les torses bombés

Et l’oreille rouge des amoureux

On trouvait du bonheur au coin des cabanes

Il y a eu la vie ici

Il faudra le raconter

Et s’en souvenir nous autres en allés

Gouri prendra la relève avec un second poème :

La bête n’a pas d’odeur

Et ses griffes muettes griffent l’inconnu de nos ventres

D’entre ses mâchoires de guivre

Jaillissent des hurlements

Des venins de silence

Qui s’élancent vers les étoiles

Et ouvrent des plaies dans le noir des nuits

Nous voilà pareils à la ramure des arbres

Dignes et ne bruissant qu’à peine

Transpercés pourtant de mille épées

A la secrète incandescence

Et Gouri d’expliquer que, depuis l’explosion, il a écrit un poème chaque jour. A la question du pourquoi, il répond : « Il faudrait demander ça aux gars du Titanic [les musiciens qui ont continué à jouer alors que sombrait le navire]. Peut-être que ça leur viendrait de parler de désespoir. Ou d’élégance. Ou je ne sais quoi d’autre. » Et il reprendra : « et même si ça me dépasse, c’est comme ça. Quelques mots chaque jour, oui un poème si on veut, comme un petit crachat de ma salive à moi dans le grand feu. Et ce sera comme ça tous les jours que Dieu me donnera. »

La fin du livre s’achève avec le retour à Pripiat, la ville du Dies irae, d’où Gouri s’en revient avec ce qu’il était venu chercher dans son appartement. Ici, sur les lieux où marchèrent « des pas insouciants, parmi les allées tranquilles, emplies d’odeurs », les mots se bousculent pour dire la ville défigurée :

C’est un drôle de sang qui a bondi par les allées de chez nous/à l’encontre des roses et des haleines fraîches de femmes/ C’est un sable assassin qui pour toujours grimpe aux écorces/et avance comme une langue jusqu’aux portes des maisons

Alors qu’ils vont quitter la ville du vide, de la peur et de la solitude, livrée aux corbeaux, les mots naissent encore dans la tête de Gouri :

Le gouffre tend ses lèvres

Vers le sommet des solitudes

Et ce n’est pas une affaire d’homme

 

Sauf à emprunter à la vigueur du vent

lui qui chahute la chevelure des filles

même sachant qu’il n’a nulle part où revenir

Sur la route du retour, faisant halte de nouveau chez Vera et Iakov, Gouri « l’écrivain de Kiev » accèdera au souhait du vieil homme : « écrire quelque chose de gentil pour elle [Vera] qu’elle pourra lire quand je serai passé et que ça lui fera du bien de le lire ». Et lui dire « comme on s’aimait bien tous les deux ». Après son départ, Gouri croise Piotr. Le dernier geste qu’il verra de lui, c’est le violent lancer d’un caillou vers les arbres.

Alors que la guerre en Ukraine fait rage depuis le 24 février, j’ai été très émue par ce livre qui explique, avec des mots d’une simplicité extrême, le martyre déjà subi par ce pays avec l’explosion de la centrale de Tchernobyl en 1986. Le deuxième poème de Gouri, je l’ai lu comme une métaphore de ce que vivent actuellement les Ukrainiens, « transpercés de mille épées/à la secrète incandescence » à cause de l’invasion russe. J’ai éprouvé aussi une secrète compassion pour ces jeunes soldats russes, apparemment ignorants de la catastrophe nucléaire, qui ont pénétré dans la « forêt rouge » près de la centrale et en sont ressortis sûrement irradiés.

La nuit tombée, c’est bien celle qui vient d’envahir tragiquement l’Ukraine pour une nouvelle fois.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
1 janvier 2022 6 01 /01 /janvier /2022 16:08

J’ai achevé en beauté mon année littéraire avec la lecture de Chevreuse de Patrick Modiano, « un roman policier proustien » selon certains critiques. Lors de la remise du Nobel de Littérature en 2014, on se souvient de ce qu’avait dit le secrétaire perpétuel de l'Académie suédoise, Peter Englund, à la télévision publique suédoise SVT : « Modiano est le Marcel Proust de notre tempsIl s'inscrit dans la tradition de Marcel Proust, mais il le fait vraiment à sa manière. Ce n'est pas quelqu'un qui croque dans une madeleine et tout revient à sa mémoire. » L’auteur de 69 ans avait été choisi pour « cet art de la mémoire avec lequel il a fait surgir les destinées les plus insaisissables et découvrir le monde vécu sous l'Occupation de la France par l'Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale ». C’est en ces termes que l'Académie suédoise justifiait son choix dans un communiqué en français. 

Dès les premiers textes de Modiano, on décèle en effet l’influence de Marcel Proust, notamment dans La Place de l'Etoile. Dans son article (paru dans la revue bilingue « Marcel Proust aujourd'hui » n°3, 2005, pp 11-32), « Pastiches de Proust : La Place de l’étoile de Patrick Modiano », Annelies Schulte Nordholt écrit : « Par le pastiche, Modiano paie son tribut au grand maître mais en même temps, il tente de l’exorciser. Par le biais de son protagoniste Shlemilovitch, Modiano s’assimile à Proust comme le Juif snob d’abord, comme le Juif de la diaspora ensuite, pour découvrir que les deux positions sont devenues intenables aujourd’hui. Ainsi, il ouvre la voie vers un rapport plus harmonieux avec Proust. Dans les nombreux romans qui suivront, on ne retrouvera ni le style ni la position de Proust, mais la thématique proustienne du temps, de la mémoire et de l’oubli persistera à occuper une place prépondérante. » Et François Busnel de préciser à propos de Chevreuse : « Peut-être Modiano n’a-t-il jamais été aussi proche de Proust : non pour le phrasé, mais dans cette façon si particulière de raconter – de retrouver – son temps perdu. »

Dans toute l’œuvre de Patrice Modiano, on suit un auteur en quête d’un passé flou, et particulièrement de son enfance et de son adolescence, qui n’a de cesse de se raccrocher à des bribes de souvenirs. Tels Proust et Virginia Woolf qui ont montré comment l’inconscient « ignore le temps », l’auteur superpose différents moments ou époques, « comme s’il y avait dans le temps des séries différentes et parallèles ». Cette approche se retrouve dans Chevreuse où le personnage principal, Jean Bosmans (déjà présent dans L’Horizon), se remémore trois périodes de sa vie : « Mais si quinze ans lui semblaient à l’époque une période trop longue pour que les souvenirs d’enfance ne soient pas définitivement brouillés, que pouvait-il dire aujourd’hui ? Près de cinquante ans s’étaient écoulés depuis ce trajet en voiture avec Camille et Martine Hayward à travers la vallée de Chevreuse jusqu’à la maison de la rue du Docteur-Kurzenne. Oui, près de cinquante ans depuis le premier après-midi qu’il avait passé avec Kim dans le salon de l’appartement d’Auteuil, et où il avait croisé le docteur Rouveix – c’était bien lui -, cet après-midi d’un printemps précoce dont il aurait bien voulu savoir l’année exacte. Printemps de soixante-quatre ou de soixante-cinq ? (p. 53). Comme dans La Recherche, trois périodes de vie s’entremêlent (enfance, adolescence, âge adulte) et Bosmans cherche avec peine à s’y retrouver. On lit ailleurs : « Il était impossible à Bosmans, après plus de cinquante ans, d’établir la chronologie précise de ces deux événements du passé : la traversée de la vallée de Chevreuse qu’il avait faite en voiture avec Camille et Martine Hayward et qui s’était achevée devant la maison de la rue du Docteur-Kurzenne, et la visite de l’hôtel Chatham où Camille et lui s’étaient retrouvés dans le bureau de Guy Vincent. » (p.73).

Dans un article « Modiano, émule de Proust », Anne-Marie Baron, appelle ce palimpseste du temps « le mille-feuilles du temps vécu » et précise : « Là où Proust guette les sensations fugitives qui lui restitueront les délices du bonheur familial perdu, Modiano cherche à combler le vide d’un passé sans affection par une recherche des moindres traces de l’amour perdu ou plutôt jamais connu. Il est en quête perpétuelle de souvenirs profondément enfouis et à peine perceptibles, comme « un rai de lumière que l’on distingue à peine sous une porte close et qui vous signale la présence de quelqu’un. » Ce passé intime, cette « vie privée », Modiano tente désespérément de la revivre par une écriture blanche et répétitive, simple et raffinée, qui n’a pas son pareil pour explorer comme à tâtons les couches différentes du passé, selon les temps des verbes, les coïncidences de dates, le fouillis des souvenirs retrouvés par hasard. » Bosmans se souvient de ses leçons de philosophie : « Son professeur de philosophie lui avait confié jadis que les différentes périodes d’une vie – enfance, adolescence, âge mûr, vieillesse – correspondent aussi à plusieurs morts successives. De même pour les éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible : quelques images d’une période de sa vie qu’il voyait défiler en accéléré avant qu’elles ne disparaissent définitivement dans l’oubli. (p. 14). Car ce qui obsède Modiano, c’est cette mer de l’oubli qui recouvre tout.

« Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation », tel est l’incipit de ce roman « climatique » (François Busnel) aux multiples connotations. Ainsi, dans la vallée de Chevreuse, est situé le château de Breteuil (1600), de style Louis XIII, en brique et en pierre. Les Breteuil ont leur avenue à Paris, et certains ancêtres ont été ministre, secrétaire d’État ou grand commis sous l’Ancien Régime. On sait que Henri, le grand-père de l’actuel propriétaire, servit de modèle à Marcel Proust pour le marquis Hannibal de Bréauté-Consalvi, surnommé  « Babal » dans La Recherche. Par ailleurs, Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui avait épousé en premières noces M. de Luynes, apparaît deux fois dans Du côté de Guermantes et une fois dans Sodome et Gomorrhe. On lit encore : « Il y avait bien la duchesse de Chevreuse, qui figurait dans les Mémoires du cardinal de Retz, longtemps l’un de ses livres de chevet. » (P. 15). Proust (qui préférait les Mémoires de Saint-Simon quant à lui) n’est donc pas absent de ce paysage rêvé par Modiano. Rêvé et réaliste en même temps puisque l’auteur y vécut réellement dans son enfance solitaire. On sait encore qu’Auteuil, lieu de prédilection dans l’œuvre de Modiano, fut avant 1900 un endroit privilégié pour la famille Proust au 96, rue de la Fontaine d’Auteuil. Le titre, bref et euphonique, est particulièrement bien choisi et possède un grand pouvoir de séduction.

Chez Proust, la mémoire involontaire se révèle à la faveur d’événements anodins : la dégustation d’une madeleine trempée dans du tilleul, la sensation d’une serviette rêche contre la joue du Narrateur, le choc d’une petite cuiller contre un verre, le heurt du pied contre un pavé mal équarri. Chez Modiano, ce sont souvent de menus objets qui déclenchent le souvenir : un vieil exemplaire à jaquette blanche de la Pléiade des Mémoires du cardinal de Retz, un briquet parfumé en argent à longue flamme, un agenda de cuir vert, des pilules roses, une boussole, une montre à multiples cadrans. Les deux derniers objets apparaissent particulièrement symboliques : Bosmans a besoin d’une boussole pour retrouver les traces de son passé et la montre à multiples cadrans témoigne de la superposition des temps. Il y a chez Modiano une épaisseur du temps où la mémoire est enfouie : « J’ai toujours pensé que le passé, ou le temps qui s’écoule, est une masse d’oubli où ressurgissent quelques petites bribes. Ce qui occupe la mémoire, c’est un nuage d’oubli. Evidemment, il y a de temps en temps des petites bribes, des éclats qui remontent à la surface mais la principale matière, c’est quand même l’oubli. » Ces éclats de souvenirs peuvent être des objets, la sonorité d’un nom ou des lieux précis. Même s’il se tient à la lisière de la réalité et du rêve, même s’il est une sorte de « somnambule », son exigence de précision n’en est pas moins grande : « Les lieux que j’évoque, je les ai connus. La vallée de Chevreuse, un village pas très loin de Paris, un appartement vers la porte d’Auteuil mais avec la distance des années, cela devient comme une espèce de pays complètement onirique.

Dans les similitudes avec La Recherche, on notera encore la grande importance accordée aux femmes. Si l’on n’oublie pas Gilberte, Oriane ou Albertine, il en va de même de certains personnages féminins de Modiano qui réapparaissent au fil des livres, ainsi en est-il, si je ne fais pas erreur, de Martine Hayward. Celle-ci conduit la voiture vers l’auberge du Moulin-Vert-de-Cœur et ce sont bien les femmes qui conduisent l’intrigue. Camille Lucas prévient Bosmans du danger qui le menace, Martine Hayward et Rose-Marie Krawell reviennent régulièrement à travers les différentes époques.

J’ai beaucoup aimé la pudeur avec laquelle des possibilités amoureuses sont évoquées. Ainsi en va-t-il de la relation avec la jeune Kim, qui se passe toujours dans une atmosphère sereine et éclairée par la lumière printanière du dehors ; quand Bosmans quitte la jeune fille, il a envie de les attendre, elle et l’enfant qu’elle va chercher au jardin d’enfants : « C’était l’heure bleue » écrit-il. Avec Camille Lucas, Bosmans et elle se comprennent sans parler :  ils possèdent tous deux « une grande aptitude au silence ».  Et il pensera : « Décidément, elle pratiquait l’art de se taire presque aussi bien que lui. Mais cela ne les empêchait pas de se comprendre à demi-mot. » (p. 101). Dans une interview, Modiano fait l’éloge du silence : « J’ai toujours été attiré par le fait de supprimer beaucoup de choses dans ce que j’écrivais, pour faire des espèces de trous de silence. Certains écrivains ont un style baroque Moi, ma pente naturelle est de supprimer beaucoup de choses, de faire des ellipses. En littérature, il faut qu’il y ait des trouées de silence. Quand il y a trop de choses, le lecteur risque d’être étouffé. Il faut lui laisser un espace. C’est lui-même qui achève le livre en fait. »

Modiano possède donc au plus haut degré l’art de l’ellipse amoureuse, notamment lors de la visite de l’hôtel désaffecté du Moulin-de-Vert-de-Cœur par Bosmans et Martine Hayward. Quel beau passage mélancolique que celui-là : « Elle s’était rapprochée de lui et elle posa la tête sur son épaule. Elle lui chuchota à l’oreille : « Si vous saviez toute la tristesse de ma vie… ». Puis elle l’entraîna sur le divan, un divan large et bas comme ceux du salon de l’appartement d’Auteuil. » (p. 109). Comment ne pas penser Proust et à son « faire cattleya » euphémisé ?

C’est à la faveur du souvenir d’une chanson de Serge Latour, « Douce dame », et de la perte dans un train de son exemplaire favori des Mémoires du cardinal de Retz (Pour Proust, ce sont les Mémoires de Saint-Simon) que Bosmans va se remémorer le temps où il avait été confié par ses parents à des femmes inconnues dans une maison de la rue du Docteur-Kurzenne, au 38, fréquentée par un monde interlope, des gens « peu recommandables ». A l’occasion d’un voyage en voiture dans la vallée de Chevreuse avec deux femmes, Camille, dite « Tête de mort » et Martine Hayward, Bosmans va tirer un fil qui le conduira dans un mystérieux appartement à Auteuil et dans l’hôtel Chatham, louche ou pas, qui le sait ? Un fil qui le fera remonter à un souvenir d’enfance, peut-être le point nodal de toute son œuvre et qu’il a sans doute cherché à mettre au jour à travers tous ses livres. « Il paraît que tu aurais été le témoin de quelque chose, il y a quinze ans, dans cette maison de la rue du Docteur-Kurzenne ».  (p. 115). « Il revoyait un autre mur, lisse et blanc, celui de la chambre à la lucarne. « Qu’est-ce que tu fais là, mon garçon ? » lui avait dit le policier. Et lui, il savait à quel endroit précis on avait creusé le grand trou et entrepris les travaux de maçonnerie, mais on ne pensait pas à écouter le témoignage des enfants, en ce temps-là. » (P.121). Voici ce qu’écrit Nelly Kapriélan dans Les Inrockuptibles : « « Avec Chevreuse, Patrick Modiano a peut-être dévoilé le plus directement au cœur d’un roman les secrets qui l’ont poussé à écrire à 25 ans, la matrice de son écriture, ouvrant la porte à  la naissance de l’œuvre à venir. »

Car l’enfance, comme pour Proust, est au cœur du travail d’écriture de celui qui, avec son frère Rudy, fut délaissé par ses parents et confié pendant deux ans à une amie de leur mère à Jouy-en-Josas, à des inconnus ou à des pensionnats de 1956 à 1960. Les deux frères y rencontrèrent des gens bizarres qui représentaient comme une menace latente. Modiano a aussi évoqué un appartement à Auteuil ou un hôtel interlope de Pigalle. Dans le roman, Jean Bosmans, son double, tente de les retrouver. C’est « une spirale sans fin qui retourne à son point d’attache, l’enfance, qui a servi de matrice à son œuvre ». A l’instar de l’auteur de La Recherche, toujours dans l’attente du baiser de maman, Modiano souffre du syndrome de l’abandon et il est en quête du moindre signe d’amour. A cet égard, dans l’appartement d’Auteuil, ce petit garçon qu’on ne voit jamais, confié à la jeune Kim, et dont le père est toujours absent, ne serait-il pas un avatar de l’auteur en proie à l’abandon ? La vallée de Chevreuse, c’est bien celle de son enfance et de son adolescence bouleversée.

L’ironie, très présente chez Proust, n’est pas non plus absente du dernier opus de Modiano. Ainsi, Jean Bosmans, guidé dans on enquête sur son passé, propose à lui-même (et au lecteur) un schéma avec des flèches « pour se guider dans un labyrinthe » :

Camille Lucas dite                                                     Michel de Gama

« Tête de mort »                                                         - Guy Vincent –

                                                                                    hôtel Chatham

 

Martine Hayward                                                        Maison de la rue du

Auberge du Moulin-                                                    Docteur-Kurzenne

De-Vert-de-Cœur                                                                                                                

(près de Chevreuse)                                                                                                                                                                                                                                                          

René-Marco Hériford                                                                                                          

(Appartement d’Auteuil)                                                                              Rose-Marie Krawell

AUTEUIL 15.28                                                                                                     

(« le réseau » )                                                                                                                                               

J’ai déjà évoqué la boussole, donnée par un des hommes « peu recommandables » à Bosmans. Elle ne pourra le guider dans son errance rétrospective puisqu’il la perdra.   

Bien évidemment, la parenté avec Proust s’opère encore avec la magie des noms. Comme le Narrateur va du côté de chez Swann au côté de Guermantes, Jean Bosmans ne cesse de circuler à pied d’Auteuil à l’hôtel Chatham, en train ou en voiture de la maison du Docteur-Kurzenne à la vallée de Chevreuse. Il traverse des zones interlopes, entre Saint-Lazare et les pentes de Montmartre et de menus jalons, recomposant une époque, qui font surgir une atmosphère : un 45-tours de Polydor, le restaurant Wimpy des Champs-Élysées, les bières sans faux col, l’ascenseur grillagé avec sa banquette de velours rouge d’un immeuble du XVIe arrondissement. Toutes allées et venues qui le ramènent dans sa mémoire.  Jean Bosmans le confirme : « Et puis, la topographie vous aide aussi à réveiller les souvenirs lointains. »

Quelques comparaisons, en lien avec la mémoire, jalonnent le texte, qui ont pu me faire penser à Proust : « Un détail en ramenait parfois d’autres dans sa mémoire, agglutinés au premier,  comme le courant ramène des paquets d’algues en décomposition. » Et surtout cette image qui nous ramène immanquablement aux « petits morceaux de papier » japonais de Proust, qui deviennent fleurs, maisons, personnages, dépliant dans l’eau pour faire surgir le passé : « Mais un autre souvenir de cette époque remontait au grand jour, comme les fleurs étranges qui apparaissent à la surface des eaux dormantes. » (p. 118).

Un autre passage m’a fait aussi songer au « bal des têtes » dans Le Temps retrouvé, quand le Narrateur découvre que le temps a passé et qu’il ne reconnaît pas ceux qu’il a côtoyés autrefois. « […] certaines impressions qu’il avait eues, et il les retrouvait intactes et aussi fortes, comme si le temps était aboli. A cette époque, il n’avait cessé de marcher à travers Paris dans une lumière qui donnait aux personnes qu’il croisait et aux rues une très vive phosphorescence. Puis, peu à peu, en vieillissant, il avait remarqué que la lumière s’était appauvrie ; elle rendait désormais aux gens et aux choses leurs vrais aspects et leurs vraies couleurs – les couleurs ternes de la vie courante. Il se disait que son attention de spectateur nocturne avait faibli elle aussi. Mais peut-être qu’après tant d’années ce monde et ces rues avaient changé au point de ne plus rien évoquer pour lui. » Tout comme le Narrateur, ayant perdu toutes ses illusions et dont les yeux de dessillent devant le passage du temps, Jean Bosmans se retrouve face à une réalité nue. Serait-ce la caractéristique de la vieillesse ?

Je voudrais quand même dire quelques mots sur cette œuvre, qualifiée par certains de « roman policier proustien ». Ce n’est certes pas un motif proustien quoique certains passages de La Recherche présentent un personnage en épiant un autre : que l’on songe à Swann surveillant Odette, ou encore au Narrateur observant de loin Melle Vinteuil et son amie, ou scrutant à travers un œil-de-bœuf les ébats masochistes du baron de Charlus. Ici, on comprend que Bosmans enfant a surpris des allées et venues mystérieuses dans la maison de la rue du Docteur-Kurzenne où il était hébergé et qu’il est dépositaire d’un secret qu’un quatuor malveillant (Michel de Gama, Guy Vincent, René-Marco Hériford, Philippe Hayward) voudrait lui arracher. Bien que Martine Hayward lui ait dit : « Ce sont des naïfs et des imbéciles. Ils croient que tu vas leur indiquer où se trouve l’île au trésor », tout au long du livre, Bosmans sent planer sur lui une menace diffuse. Il n’y échappera qu’au prix d’une course poursuite dans Paris au cours de laquelle il sème Michel de Gama. Ensuite, il quitte Paris pour le Midi où il se sent à l’abri.

De nombreux éléments concourent à créer une atmosphère étrange. Il y a par exemple ce numéro de téléphone qui n’a plus cours, AUTEUIL 15.28, dont Camille Lucas lui avait indiqué qu’il était l’ancien numéro de l’appartement d’Auteuil.  C’est en fait le numéro d’un mystérieux « réseau » qui fonctionna sans doute à la fin de l’Occupation. Quand Bosmans l’appelle, on entend des voix d’hommes et de femmes qui se répondent les unes aux autres : « Cavalier bleu appelle Alcibiade. 133, avenue de Wagram, 3ème étage. Paul retrouvera Henri ce soir chez Louis du Fiacre, Jacqueline et Sylvie vous attendent aux Marronniers, 27, rue de Chazelles… Des voix lointaines, souvent étouffées par des grésillements et qui lui semblaient des voix d’outre-tombe. » (P. 34). Ce téléphone, qui fait parler des voix disparues, m’a fait penser, d’une certaine manière, au théâtrophone, si cher à Proust.

Il y a bien sûr aussi tout ce monde interlope et cosmopolite qui se retrouve rue du Docteur-Kurzenne et dans l’appartement d’Auteuil, ce monde que Modiano n’a cessé de traquer tout au long de ses livres, ce monde qui fut celui de son père absent. Ces silhouettes fantomatiques, dont on ne sait si elles ont vraiment existé, contribuent à créer cette atmosphère inquiétante et onirique. Bosmans l’insomniaque l’avoue : « […] il avait pris l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler, tandis qu’il poursuivait son chemin d’un pas ferme, sans dévier d’un centimètre, car il savait bien que cela aurait rompu un équilibre précaire. A plusieurs reprises, on l’avait traité de « somnambule », et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas si différent d’eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. » (p. 49). Cette frange indécidable entre rêve et réalité se lit encore dans le personnage du docteur Rouveix qui vient dans l’appartement d’Auteuil faire des piqûres à un enfant qu’on ne voit jamais. Serait-ce le même médecin que Bosmans rencontre sur la plage de Pampelonne ? S’il se nomme désormais Robbes, il semble avoir bien connu Camille Lucas autrefois : « Non, il n’était pas très prudent de se baigner à Pampelonne et de revoir le docteur Robbes. Ni Camille d’ailleurs. » (p. 135).

Pour conforter encore s’il en était besoin cette atmosphère de roman policier, Bosmans, qui creuse dans son passé en archéologue inquiet, imagine des « titres de romans qui traduisaient son état d’esprit ». Titres de « polars » auxquels Modiano a peut-être pensé pour Chevreuse : « - Le Retour des fantômesLes Mystères de l’hôtel Chatham La Maison hantée de la rue du Docteur-KurzenneAuteuil 15.28Les Rendez-vous de Saint-Lazare Le Bureau de Guy Vincent La Vie secrète de René-Marco Heriford » (Pp. 75-76). Mais Chevreuse est tellement plus évocateur et poétique !

La dernière parenté entre Chevreuse et Proust, c’est que ce livre, tout comme La Recherche, est le récit de la naissance d’un écrivain. Fuyant Paris et ses menaces latentes pour le Midi, Bosmans a emporté « dans son sac de voyage un bloc de papier à lettres. Au début d’un après-midi de grande chaleur, il était assis à l’une des tables du café, sur la petite place, à l’ombre, et il écrivit une première phrase qui serait peut-être celle d’un roman. » (p. 130). Ce sera en effet le seul moyen pour le personnage de ne plus avoir peur de ses poursuivants : « Au fil des pages, il les faisait glisser dans un monde parallèle où il n’avait plus rien à craindre d’eux. Il n’avait été qu’un spectateur nocturne qui finissait par écrire tout ce qu’il avait vu, deviné ou imaginé autour de lui. » (p. 136). Modiano le précise lui-même : « Je voulais traduire ce qui se passe chez quelqu’un qui écrit et qui s’inspire de personnages qu’il a peut-être côtoyés dans le passé. Tous ces gens qui l’inquiétaient ou qui lui faisaient peur dans son enfance, un écrivain les neutralise en se servant d’eux pour les mettre dans un roman. » Bosmans envisagera d’appeler son livre Le Noir de l’été, la luminosité du Midi ayant pour but de faire fuir la noirceur de son existence parisienne.

Dans ce roman, la dette de Patrick Modiano à l’égard de Proust est clairement revendiquée. Quand Bosmans se définit comme « un amnésique qui retrouve un peu de mémoire », ne lit-on pas à la page 130 : « Mais ces personnes qui ont besoin de votre témoignage n’ont pas les mêmes raisons que vous de partir à la recherche du temps perdu. » Dans ce roman fluide et sobre, sans aucun effet, qui baigne dans une atmosphère parfois inquiétante, parfois lumineuse et tremblée, Modiano, plus que jamais maître de son écriture, renoue avec un passé douloureux et démontre comment la littérature peut l’exorciser et le magnifier. Du grand art ! Et je souscris absolument à ce que dit Nelly Kapriélan : « Après, Patrick Modiano, c’est comme Proust. Quand on aime son univers, on aime ses livres. »

 

 

 

« 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
15 avril 2021 4 15 /04 /avril /2021 10:52

Vue de Delft, Johannes Vermeer

C’est un poème que j’ai écrit le lundi 19 avril 2010, après avoir lu la mort de Bergotte :

 

« Au Jeu de Paume »

 

Un pan de mur jaune

Avec un auvent,

Vermeer le peignit

Il y a longtemps

 

C’est au Jeu de Paume

Et je suis devant

Le tableau flamand

 

Delft dort dans l’ombre

Et le sable est rose

Rouges sont les toits

Bleues sont les tourelles

Bleus les personnages

Dessous les nuages

Et les coques noires

Dessus l’eau miroir

 

C’est au Jeu de Paume

Bergotte est devant

Le tableau flamand

 

Le pan de mur jaune

Est un papillon

Aux couleurs saumon

 

Crise d’urémie

En pleine agonie

Et tout étourdi

Voilà qu’il se dit

J’ai raté ma vie

 

J’aurais dû écrire

Mieux mes mots polir

Et puis les jaunir

Comme de la cire

Et rendre précieuse

La phrase menteuse

 

Perfection du mur

Que l’art transfigure

Chinoisante épure

Un matériau pur

Dit son imposture

 

C’est au Jeu de Paume

Un pan de mur jaune

Un autre royaume  

Le mur de Vermeer

Qu’y-a-t-il derrière

La mort un mystère

   

Dans Sodome et Gomorrhe, au cours d’une conversation entre le baron de Charlus et le Narrateur, le premier en proie à son « idée fixe » s’écrie : « C’est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! Je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères. » On sait que « l’homme de goût » était Oscar Wilde, dont Marco Vargas Llosa, le grand écrivain péruvien, commente ainsi la phrase : « Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu'une bonne partie des êtres en chair et en os que j'ai connus. »

Pour ma part, j’avais été très impressionnée en lisant, dans La Prisonnière, la mort de Bergotte, ce personnage qui incarne le type même du romancier. Sans doute inspiré à Proust par Anatole France et Paul Bourget, cet écrivain admiré du Narrateur, alors qu’il est en proie à une violente crise d’urémie, se lève et quitte son domicile pour aller admirer la Vue de Delft de Vermeer. En regardant le « petit pan de mur jaune », il s'écroule mort.

On sait qu’en 1902, Marcel Proust avait fait un voyage aux Pays-Bas. Durant sa visite au Mauritshuis, il avait été frappé par la Vue de Delft de Johannes Vermeer. Ce dernier était ainsi devenu le peintre préféré de Proust. Mais c’est l’ « Exposition hollandaise de tableaux anciens et modernes », du 21 avril au 31 mai 1921 et prolongée jusqu’au 12 juin, dans la salle du Jeu de Paume, qui inspira Proust pour cette scène de La Recherche abondamment commentée. Y étaient exposées trois œuvres essentielles du « sphinx de Delft » : La jeune fille à la perle, La laitière et la Vue de Delft. Après avoir lu le compte rendu qu’en fit Jean-Louis Vaudoyer dans L’Opinion, Proust lui écrivit en date du 1er mai 1921 : « Depuis que j’ai vu au musée de La Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde. Dans Du côté de chez Swann, je n’ai pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Vermeer. Je n’osais espérer que vous rendiez une telle justice à ce maître inouï. »  Un matin, entre le 18 et le 21 mai, Proust, « sans s’être couché la nuit précédente » et qui se définit alors comme « le mort que je suis », vit enfin l’exposition au bras de Vaudoyer. Dans le texte, Proust reprend la présence du critique et son éloge de la Vue de Delft. Quelques-unes des phrases du passage ont été les dernières écrites par Proust agonisant. A travers les « étourdissements » de Bergotte, Proust revit ses propres angoisses d’asthmatique.

C’est un passage capital qui permet à Proust d’exprimer son esthétique du roman en se servant de l’esthétique picturale. A travers le personnage de Bergotte, il fustige un art factice dont il rejette « la sécheresse et l’inutilité », pour établir un lien entre la couleur « précieuse » du petit pan de mur et le style d’écrivain. Tant il est vrai que, pour le peintre comme pour l’écrivain, tout le style est dans la vision. Enfin, dans ce célébrissime extrait, l’art apparaît bien comme un « anti-destin » : « de sorte que l’idée Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance. » Et quelle émotion devant « ses livres disposés trois par trois » qui, « comme des anges […] semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection » !

Lecture du passage par François Bon :

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=video&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjasreB_v_vAhUqA2MBHb72DhoQtwIwA3oECAYQAw&url=https%3A%2F%2Fwww.youtube.com%2Fwatch%3Fv%3DJ8RdnK39mXo&usg=AOvVaw2XtPQ1wt-H2-osLqhhIjvP

 

Partager cet article
Repost0
16 janvier 2021 6 16 /01 /janvier /2021 18:40

Lire le dernier opus d’Enrique Vila-Matas, c’est pénétrer dans un territoire mouvant, tout en clair-obscur (le terme revient souvent), où l’on ne sait plus bien qui est qui, qui est réel ou ne l’est pas, et où le thème de la disparition court en filigrane. Placé sous les auspices de Raymond Queneau, le pape de l’OuLiPo, Ouvroir de littérature potentielle, le roman raconte l’affrontement et la complicité de deux frères autour de la littérature. Vila-Matas parviendra-t-il à nous éclairer, il se le demande avec la citation placée en exergue : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? », extraite de Chêne et Chien, roman autobiographique en vers de Queneau.

Originaires de Cadaquès, Rainer Schneider Reus et Simon Rainer Reus ont choisi tous les deux l’écriture. Il y a vingt ans, le premier a quitté l’Espagne pour les Etats-Unis où il est devenu célèbre avec des « romans rapides » sous le nom de Rainer Bros ou Grand Bros, tout en choisissant l’anonymat, comme Thomas Pynchon, le célèbre écrivain américain. Le second est demeuré dans la maison paternelle (sur le point de s'effondrer) à Cadaquès où il vit chichement comme « fournisseur de citations littéraires, expert dans l’anticipation de phrases et, bien sûr, de traductions : traducteur préalable vétéran ». Tout comme Théo van Gogh aidait financièrement son frère Vincent, Rainer finance deux fois par an Simon, qui lui envoie de manière cryptée des citations pour ses livres. Une grande partie du succès de Rainer est fondé sur le « travail remarquable concernant » les phrases fournies par son frère, qui constituent la « structure intellectuelle de son œuvre ». Simon, qui se dénomme « hokusaï », est en quelque sorte le ghost writer de son frère, son « nègre » - s’il est encore permis d’user de ce terme. Sans doute Bros est-il aussi accompagné dans l’écriture par sa femme Dorothy à laquelle il est fait allusion sporadiquement et que Simon rencontre peut-être à la fin, mais rien n’est moins sûr.

Les deux frères ennemis sont liés par la complicité, l’affrontement et la dépendance, Simon se définissant comme l’ « esclave préféré d’un auteur distant ». Rainer se plaît en effet à l’humilier en lui attribuant en en-tête de ses courriers le titre de « subordonné, der Gefühle (assistant en allemand), de gratte-papier, de simplet, de théoricien cryptique… ». Il lui dit encore : « Pour ce qui est d’avoir un avenir, tu n’en as pas », tandis que Simon est d’accord avec leur tante Victoria pour qui l’écrivain américain n’est qu’« une honteuse imitation de Salinger ». Rainer est d’ailleurs considéré par la jeune génération américaine comme un écrivain commercial qui fait de l’argent. Et si Rainer est un alcoolique invétéré, ainsi que nous le verrons lors de la rencontre à Barcelone, Simon est un « abstème opiniâtre ». Enfin, quand la « monstruosité » est le propre de Rainer, Simon lui-même se qualifie de « monstre ».

Les deux frères communiquent peu et ne se sont pas vus depuis vingt ans. C’est alors que Rainer reprend contact avec Simon et lui donne rendez-vous à Barcelone, non loin de la maison de leur tante Victoria, l’autre intellectuelle de la famille qui a travaillé avec le professeur Souriau, connu pour son travail sur les « existences moindres ». Ce philosophe y développe le thème des « vies mineures, de l’ombre, entre la vie éternelle et le climat de précarité et d’horreur propre à la condition humaine », définition d’une vie qui pourrait correspondre à celle que mène Simon.

Alors que le même Simon - dans la brume de l'écriture - cherche à poursuivre la phrase « J’ai laissé le soleil m’éclairer… », (ce qui m’a fait penser au personnage de Joseph Grand dans La Peste, cherchant indéfiniment la phrase parfaite), les deux frères vont s’affronter sur leurs conceptions respectives de la littérature. Il existe en effet « une tension entre ne pas savoir s’il fallait incarner le rejet de l’écriture et y renoncer ou avoir foi en la littérature, mettre partout de la joie et continuer à écrire ». Ecrire de la fiction, n’est-ce pas une autre façon de penser qui s’oppose au réalisme ? Si Rainer affirme vouloir désormais écrire une non-fiction, pour son frère, « un récalcitrant annotateur des choses étrangères, un maniaque des citations », « vivre, c’était construire des fictions », et il devient alors « le dernier survivant de la littérature ». Selon lui, « n’importe quelle version narrative d’une histoire réelle est toujours une forme de fiction. A partir du moment où l’on ordonne le monde avec ses mots, sa nature se modifie… » La fin du roman nous révèlera cependant que les deux frères sont l’avers et le revers d'un Janus bi-frons, l’écrivain, tiraillé entre des pulsions contraires : le « Et alors ? » d’un Rainer qui affirme que « par ailleurs son œuvre le fait suer » et un Simon qui trouve son bonheur de vivre dans l’écriture de fictions.                                                                                                                                          

Lors de cette rencontre improbable, on apprend que Rainer l’écrivain caché, a servi de nègre à Pynchon, autre auteur caché. Vila-Matas orchestre ici avec brio le thème de la disparition qui court tout au long de l’œuvre : « Une double immersion pour se cacher vraiment et à fond. Une cachette ingénieuse : un écrivain caché (contenant, par ailleurs, d’autres écrivains cachés, au bas mot Dorothy et moi), tapi dans un autre écrivain de plus grande renommée mondiale encore, non moins caché. Le plan était bien conçu. A savoir qui allait le rencontrer là-bas : dissimulé en Amérique à l’endroit exact où s’était déjà caché un autre écrivain. » (p. 220) Orchestration d'une mise en abyme impressionnante !

Surgit ici l’aspiration à « l’art de disparaître » et « de parler littérature d’en dehors du monde réel, depuis un espace illimité, libéré d’une certaine manière de tant d’attaches du monde terrestre », « depuis le clair-obscur de cette matinée éternelle ». » Alors que Rainer s’est moqué de Simon en lui proposant d’écrire sa vie, celui-ci rêve de le faire lui-même « mais avec toujours la distance nécessaire, laissant en arrière dans le monde des possibilités la tragédie et pénétrant plus à fond dans un climat froid, spectral ». Il s’agirait donc d’écrire « à condition de nous libérer du corps, de nous transformer en seulement pure narration et pensée ». (pp. 226-227). Un écrivain qui serait pur esprit ?

Rainer, quant à lui, finit par lui avouer qu’il aurait aimé écrire comme Flaubert l’a fait dans Un cœur simple ». Balançant « entre le mépris et le renoncement afférent à l’écriture, ou la foi injustifiée et la joie afférente », sa joie, « en définitive » serait « de pouvoir continuer et ainsi finir par se livrer, même si c’était de manière suicidaire ou désespérée, à sa passion pour accéder à une idée de l’infini et écrire à partir d’elle ».  Les deux frères sont donc bien un même personnage, l’écrivain schizophrénique, écartelé entre des pulsions contraires : le « Et alors ? » et le bonheur d’écrire.

« Cette brume insensée », qui enveloppe tout le roman, recouvre aussi la disparition d’autres personnages. On pense au Père des deux frères qui, en dépit de sa mort, accompagne Simon, tel un « spectre familier » alors que l’obscurité est tombée sur Cadaquès. Son fils évoque « sa propre et fantomatique énergie, née de l’absence », une idée reprise à la fin du roman : « Sacré concept : énergie née de l’absence ! » Siboney, l’infirmière de son Père, disparaît aussi au début du roman, après avoir révélé à Simon sa solitude. Son amie Gemma lui ayant appris que, depuis qu’elle n’est plus là, « le temps passait plus lentement pour elle », Simon se dit que  « l’énergie provenant de son absence se faisait sentir partout. » L’expert en citations l’affirme : « Parce que prendre de la distance vis-à-vis des choses – ce qui pour moi revient à prendre de la distance vis-à-vis de la tragédie, ce qui, à son tour, est la même chose qu’être maître dans l’art de ne pas se laisser voir – s’apprend avec le temps. N’est-ce pas Bansky ? » Une leçon que pourrait retenir bien des écrivains fascinés par les médias.  N’oublions pas que l’ombre de Georges Perec plane  sur ce roman, lui qui a écrit La Disparition (disparition de la lettre E) et W. ou un souvenir d’enfance (disparition de son père lors de la Shoah). On ne peut que penser aussi à Romain Gary et à son double littéraire Paul Pavlovich, lauréat du Goncourt avec La vie devant soi. On sait que Gary fut dévoré par ce double, ce qui le mena peut-être au suicide.

En ce qui concerne l’art de citer, on se référera au chapitre 15, exact milieu d’un roman qui en compte 31. On peut y lire notamment Perec s’inspirant d’Aragon : « C’est que l’introduction de la pensée d’un autre, d’une pensée déjà formulée dans ce que j’écris, prend ici, non plus valeur de reflet, mais d’acte conscient, de démarche décidée, pour aller au-delà de ce point d’où je pars, qui était le point d’arrivée d’un autre. » (pp. 110-111). Pour un écrivain, citer c’est donc se situer dans une continuité et profiter d’une expérience littéraire passée. Perec lui-même fut un grand « artiste citeur » : « Dans son inquiétant Un homme qui dort, il avait eu recours à plus d’une dizaine d’auteurs, parmi lesquels se détachaient Kafka et Melville. « Il vivait des citations », en vint à dire Harry Mathews de Perec qui fut son meilleur ami. […] une activité nécessaire, par ailleurs, pleine de bon sens, puisqu’il semblait stupide de jeter par-dessus bord les grandes trouvailles du passé, le vaste patrimoine de nos visions impromptues, de nos intuitions. Il était encore plus stupide de ne pas savoir s’approprier tout ce qui pouvait nous intéresser le plus dans le vaste patrimoine que l’histoire de la littérature met à notre disposition. » Perec pourrait donc être l’inspirateur du personnage de Simon.

Le roman, riche en citations, est révélateur de l’immense culture de Vila-Matas qui nous promène dans toute la littérature occidentale, de Platon à Salman Rushdie, en passant par Shakespeare et les grands poètes européens. Culture cinématographique aussi avec Nicholas Ray ou Hitchcok, picturale avec Monet et Dali dont l’ombre plane sur Cadaquès, architecturale avec Gaudi. On remarquera que la dernière allusion est faite à Jorge Luis Borges, tant il est vrai que le roman est labyrinthique comme les œuvres de l’écrivain argentin.

Un tel roman, émaillé de nombreuses citations, pourra faire peur à plus d’un. Il me semble pourtant qu'il est à lire comme un jeu, cher aux OuLiPiens. S’il s’enracine dans une géographie et un temps réaliste, Barcelone en octobre 1917, en proie aux démons de l’indépendance, il fourmille de détails fantaisistes : la visite hallucinogène chez le quincaillier Ferragut, la rencontre inopinée avec un lapin sorti d’un terrier (Alice n’est pas loin !) lors du voyage avec le peintre Vergès vers Barcelone, la cachette improbable de Rainer fuyant tante Victoria à New-York, ou encore la comparaison des nuages avec des mocassins blancs qu’on retrouve aux pieds d’un personnage. Erudition folle et fantaisie débridée donc !

Cette brume insensée est un roman inclassable qui peut sembler difficile d’accès. Mais quand on accepte d’accompagner Simon, l’expert en citations, de Cadaquès à Barcelone, on errera avec lui "au coeur des ténèbres", parmi les ombres des grands auteurs, on réfléchira sur les raisons d’écrire, on s’interrogera sur l’identité et sur la mort. Dans cette vertigineuse mise en abyme, on se dira qu’il reste bien des auteurs à découvrir et on remerciera Vila-Matas de sa surprenante leçon de littérature.

                                                                                                                     

Partager cet article
Repost0
8 août 2020 6 08 /08 /août /2020 16:13

 

Oncle maternel de Javier Cercas, par sa mère Blanca Mena, Manuel Mena avait 19 ans. Sur une photo qui a longtemps trôné dans la maison natale d’Ibahernando, il est figé pour l’éternité, sanglé dans son uniforme de phalangiste, « corps d’enfant dans un costume d’homme », supplétif fervent du franquisme, mort au combat pendant la bataille de l’Ebre, « la plus grande bataille de l’histoire d’Espagne », tombé au champ d’honneur d’une cause douteuse, le 21 septembre 1938. Depuis son enfance, l’écrivain espagnol Javier Cercas vit avec le souvenir de Manuel Mena, héros officiel de sa famille qui entretient le culte, aïeul statufié en jeune officier, « […] parfait symbole funèbre et violent de toutes les erreurs et les responsabilités et la culpabilité et la honte et la misère et la mort et les défaites et l’horreur et la saleté et les larmes et le sacrifice et la passion et le ­déshonneur de mes ancêtres ». L’oncle paternel de sa mère cristallise ainsi la dérive mortifère d’une époque que le temps et la défaite ont condamnée.

 

Que faire de cet héritage encombrant, accablant ? S’en détourner, le cacher ou l’affronter au grand jour ? Tout homme possède deux héritages, un bon et un mauvais, déclare Cercas sur France-Culture. Que fait-il de ce dernier ? Javier Cercas tournait autour de ce dilemme avec ses romans précédents, Les Soldats de Salamine, Anatomie d’un instant, L’Imposteur… Au chapitre 3, David Trueba, l’ami réalisateur  de Cercas, qui a adapté au cinéma Les Soldats de Salamine, lui dit : « Tu as inventé un héros républicain pour cacher que le héros de ta famille était franquiste » et encore : « Tu as caché une réalité moche derrière une jolie fiction. » (Mais les choses ne sont pas si simples puisqu’on apprendra par ailleurs que le grand-père de Cercas, Paco, fervent phalangiste, avait toujours tu qu’il avait sauvé un républicain de la mort.) On notera que, dès la troisième phrase, parlant de son oncle, Cercas induit une forme de doute sur la personnalité de son oncle que l’enquête va s’attacher à résoudre : « C’était un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-il été au début de la guerre […]  Toute l’histoire de Manuel Mena se cache dans l’écart entre la première et la troisième proposition ; ce qui s’est passé pendant ses deux années sous l’uniforme franquiste, objet de l’enquête menée par Javier Cercas, et qui comblera le blanc que suggère ce « du moins ». Cette tournure résume, peut-être, l’objectif — s’il y en a un — de cette trilogie espagnole : interroger sans cesse un pays arc-bouté sur ses certitudes. Le livre est donc marqué au sceau de la complexité, la complexité étant d’ailleurs le propre du roman. « Savoir, ne pas juger, comprendre, c’est à ça qu’on s’emploie, nous, les écrivains » lit-on page 179.

 

Cercas alignait donc des livres remarquables, œuvres d’un grand écrivain, sur l’histoire violente de son pays, avec, en lui, toujours le spectre de ce fantôme, et ce qu’il charriait d’indicible : Manuel Mena ou comment s’en débarrasser. Cercas explique que pour lui, l’homme de gauche, entendre le nom de son oncle le faisait rougir de honte. Et pourtant, ce personnage était « le point aveugle » autour duquel son œuvre ne  cessait de tourner.

Au début de ce roman sans fiction (non fiction novel), qu’il se décide à entreprendre, Cercas écrit : « Le plus curieux, même si j’ai toujours entendu parler de lui, c’est que je ne connais pas le personnage, je suis incapable de me le représenter, je ne le vois pas… » (p. 52). En 2015, alors qu’il a déjà effectué deux ou trois ans de recherches sur Manuel Mena, il écrit à la page 162 : « Pourtant je ne voyais toujours pas Manuel Mena » qui demeure « une silhouette floue et lointaine ». Dans le chapitre 15, après avoir lu les notes de la main de son oncle, il a la révélation qu’il « connaît » enfin cet oncle  légendaire : « Et alors, je le vis. » (p. 248). Le roman n’est pas affabulation, remplissage des vides, des silences, de ce que le romancier ignore par des sentiments prêtés au personnage, mais quête de la vérité et pour le narrateur qui apprend, accepte et voit enfin Manuel Mena, acceptation de ce qu’il est, de son héritage, de l’ombre comme de la lumière : « Plus tard, je me dis qu’au fond je n’avais pas honte d’eux, mais que j’avais honte d’avoir eu honte d’eux. »

Toutes les questions posées dans les premières pages trouveront leurs réponses dans le superbe dernier chapitre. « Je ne devais pas écrire sur lui » lit-on au chapitre 1, et au chapitre 15, le narrateur dit enfin à sa mère : « Je devrais peut-être écrire un livre sur Manuel Mena. » (p. 305) L’ouvrage est donc l’histoire de cette quête, racontée comme un work in progress, qui détaille toutes les étapes de ce travail de mémoire.

 

La composition de l’ouvrage est rendue particulièrement complexe par la présence de deux narrateurs. Ceci est capital pour la compréhension de ce livre en train de se faire. Italo Calvino disait : « Il y a des romans où raconter le processus d’écriture est presque une obligation morale. » C’est bien le cas ici ! Dans une interview, Cercas affirme que « la forme, c’est tout », en prenant comme exemple Madame Bovary. Cercas va trouver sa forme tardivement et comprendre qu’en parlant de sa propre histoire, de ses origines familiales à Ibahernando, il atteint à l’universel. Tolstoï le disait : « Raconte ton village, tu raconteras le monde. »

Composé de quinze chapitres d’inégale longueur, ce récit de guerre, documenté autant sur le parcours de Manuel Mena que sur la chute de la République et les affrontements entre franquistes et républicains, alterne avec celui de l'enquête, des questions qu'elle soulève ; avec l'histoire de ce livre que l'auteur espagnol a tant tardé à écrire ; avec les réflexions sur la relation Histoire-fiction, sur l'image de la guerre, des guerres, quand on y mêle ou pas politique, héroïsme et morale ; sur la mémoire, et ce que serait l'immortalité. Tout ce qui fait que Manuel Mena  n'est « pas un vainqueur même s'il avait lutté dans le camp des vainqueurs. »

Le livre présente de multiples intérêts. On notera en premier lieu la description précise de la société rurale du village d’Ibahernando, d’où sont originaires Mena et Cercas, « un village encore au Moyen Age ». Un critique écrit que ce nom, c’est comme le début d’un romancero espagnol, épique, jusque dans l’inversion du sujet, « S’en allait Hernando…». C’est aussi l’hivernage : hibernando. Il s’agit bien de sortir la vie d’un jeune homme, Manuel Mena, du long hiver de l’oubli. On y découvre les origines de la famille de l’écrivain, d’humbles agriculteurs devenus de petits notables, qui se sont pris pour des « patriciens imaginaires ». On perçoit à travers le portrait des multiples personnages comment a pu germer la Guerre d’Espagne, la volonté de changement se heurtant aux résistances conservatrices. A travers le récit des témoins que Cercas interroge, on pénètre l’horreur de cette guerre civile qui multiplia les assassinats et les exactions.

 

Avec cette œuvre, Cercas se fait aussi un prodigieux peintre de batailles. Reconstituant le bref parcours militaire de son jeune oncle, engagé dans le 1er tabor des tirailleurs d’Ifni, sa formation, retrouvant ses quelques écrits, il le suit à travers les grandes batailles auxquelles il a participé : Teruel, « une horreur de douze heures », Lérida, « une attaque démente », la poche de Biesla, « un carnage » et enfin la bataille de l’Ebre, « la plus grande bataille de l’histoire d’Espagne », où Mena trouve la mort. Les récits en sont aussi précis que terrifiants.

Passionnantes encore sont les étapes de l’enquête avec les témoignages successifs de ceux qui ont connu Mena et qui lui « redonner[ont] provisoirement vie ». La mère de Cercas, qui avait tant admiré ce jeune oncle, les camarades de classe qui l’avaient connu, les victimes de la Phalange. Chez l’un d’entre eux, Manolo Amarilla, sera proposée une explication de la tragédie. Alejandro Cercas, cousin de l’auteur, y rappelle sa jeunesse, quand il ne comprenait pas que les vieux socialistes aient pu « faire se retourner contre [eux] ceux qui, objectivement n’étaient pas supposés être contre [eux] » Leurs ennemis de classe, ce n’était pas les petits paysans mais bien les aristocrates habitant Madrid. Les petits exploitants se sont alliés avec «  les riches contre les pauvres, plus pauvres qu’eux ». Manolo poursuit en précisant qu’en fait le conflit ne résidait pas « entre riches et pauvres mais entre ceux qui pouvaient manger et ceux qui ne pouvaient pas manger », et aussi entre les partisans de l’ordre et ceux qui brûlaient les oliveraies ou intimidaient les villageois.

Alejandro explique qu’il est agacé par ceux qui disent que « ça a été une tragédie et que les deux camps avaient raison ». Pour lui, c’est faux : « C’était un coup d’Etat militaire contre une démocratie, soutenu par l’oligarchie et l’Eglise. D’accord, cette démocratie était tout sauf parfaite […] mais ça restait une démocratie ; la raison politique était donc du côté des républicains. » Il n’accepte pas non plus « l’interprétation sectaire ou religieuse ou puérile » qui veut que tous les républicains étaient des anges et tous les franquistes des monstres » (p. 198). Il explique qu’il comprend comment sa famille, celle de Javier Cercas, a pu être franquiste : ils avaient le dernier mot au village, ils aimaient l’ordre et craignaient qu’on ne terrorise les gens : « Ils sont partis à la guerre parce qu’ils ont senti que c’était leur devoir, parce que c’était pour eux la seule issue. » Mais ils n’en ont tiré aucun profit : « Les autres ont fait leur beurre, ils ont tout raflé, mais pas eux. » La tragédie ne  naît-elle pas d’une « situation d’extrême nécessité qui fait s’opposer ceux qui n’ont rien à manger et ceux qui ont de quoi manger » ? « Si eux gagnent, ils nous tuent ; si nous, on gagne, on doit les tuer. Voilà la situation impossible à laquelle les responsables du pays ont conduit ces pauvres gens. » (p. 200). Plus tard, Alejandro et Javier Cercas reconnaîtront que leur famille s’est trompée de camp : « Leur camp aurait dû être celui de la République » (p. 205). Quant à Ibahernando, où il y avait de la vie avant la guerre, le franquisme l’a transformé « en un désert ». Et Cercas de penser : « C’est ce qu’il y a de plus triste dans le destin de Manuel Mena. Non seulement il est mort pour une mauvaise cause, mais en plus il est mort en se battant pour des intérêts qui n’étaient pas les siens. Ni les siens ni ceux de sa famille. […] Il est mort pour rien. » (p. 206).

Le chapitre 15 met un terme à l’enquête et, par son lyrisme et son développement sur la vie éternelle des ancêtres, c’est un des plus beaux du livre. Le scénario de l'enquête change, se muant en une lumineuse réflexion philosophique sur l'héroïsme, la mémoire, l'héritage. Jusqu'à cette superbe scène finale où la vieille mère de l'auteur gravit un escalier poussiéreux pour découvrir l'endroit exact, à Bot, où s'est éteint son oncle des décennies plus tôt. Au cœur du texte, une question lancinante : une vie brève mais glorieuse vaut-elle mieux qu'une existence longue, heureuse, mais médiocre ? » Relisant L’Odyssée, Cercas  se rend compte qu’Ulysse est l’exact contraire d’Achille. Celui-ci est l’homme d’une mort glorieuse, au faite de sa jeunesses, beauté et courage et accède à l’immortalité ; celui-là revient chez lui pour vivre une vie longue et heureuse avec Pénélope, même si au bout du chemin, c’est la vieillesse. A la fin du chant XI de L’Odyssée, il tombe sur la scène où Ulysse lui rend visite dans l’Hadès et le félicite d’avoir été le plus grand des héros qui vainquit la mort grâce à sa belle mort. Ce à quoi Achille répond qu’il aimerait mieux être le domestique d’un paysan plutôt que de régner « parmi ces ombres consumées » (pp. 290-291). Cercas se dit que le Manuel Mena désenchanté et taciturne, qu’il découvre au terme de son enquête, aurait peut-être aussi préféré être le serf d’un serf au lieu d’être un héros mort et que « la mort seule est indéniable ». Et en guise de réponse, Cercas démontre qu'écrire est la plus belle façon de lutter contre la mort.

Les nombreuses références littéraires de l’œuvre sont un bel hommage à la littérature. Quelques livres, lus et relus par Cercas, accompagnent l’épopée de Manuel Mena. Ce ne sont pas des références, pas seulement des lectures : des éclaireurs plutôt, presque des protagonistes, au même titre que David Trueba, son ami réalisateur. L’allusion au Désert des Tartares, de Dino Buzzati, permet à Cercas de comparer Blanca Mena au lieutenant Drogo dont toute la vie se consume dans l’attente des Tartares (p. 15 et 172). La maladie et la vieillesse empêcheront le héros de Buzatti de réaliser son rêve mais, tout comme Mena, qui fut assoiffé aussi « de gloire et de batailles » (p. 123),  il comprendra que la mort est la seule réalité. C’est dans la maison où est mort Mena que Cercas pense de nouveau à Drogo : « C’était cela la véritable bataille, celle qu’il avait depuis toujours attendue sans le savoir. » Cependant, alors que Drogo est mort sans combattre, Mena « a pu donner toute sa mesure sur un champ de bataille » (p. 298).

 « Il est glorieux de mourir pour la patrie », une nouvelle de Danilo Kiš (dans le recueil Encyclopédie des morts), est quant à elle, racontée par David Trueba (pp. 136-138). On est en Europe, à une époque indéfinie, et le héros est le comte Esterházy, mort à l’âge de Mena. Ayant participé à une insurrection populaire, il est condamné à mort. Sa mère vient le voir en prison et son fils lui dit qu’il est prêt à mourir. Elle lui annonce qu’elle va demander sa grâce à l’empereur et que, si elle réussit, elle se vêtira de blanc le jour de l’exécution pour lui signifier qu’il est sauvé. Le jeune comte veut à tout prix conserver son honneur et son courage mais, le jour de l’exécution, ses forces semblent l’abandonner. Or, il se reprend et arbore l’allure noble de sa famille en voyant sa mère vêtue de blanc, croyant que le pardon va arriver. Il meurt donc avec dignité… Cercas est l’écrivain de la complexité des faits, de l’ambiguïté qu’on cherche à lever, mais surtout pas en enjolivant, en préférant la légende. C’est patent dans la lecture que Trueba fait de la nouvelle, « magnifique » par son ambiguïté ». L’auteur dit qu’il y a deux interprétations possibles. L’une est héroïque, celle des vaincus : le jeune comte est mort en homme courageux, conscient qu’il allait mourir. La seconde est l’interprétation des vainqueurs : selon celle-ci, il ne s’agit que d’une mise en scène de la mère. En fait, c’est l’attitude de la mère qui est ambiguë. On peut penser, d’une part, qu’elle veut faire croire à son fils que l’empereur l’a gracié parce qu’elle l’aime et qu’elle veut qu’il meure apaisé sans connaître l’agonie des derniers instants. D’autre part, il est possible qu’elle agisse ainsi pour qu’il soit à la hauteur de son nom et de sa lignée et ne s’effondre pas. Elle veut pour lui une kalos thanatos. Une belle mort comme celle d’Achille ou de Mena « en supposant qu’il soit un jeune homme noble et pur ». La fin de la nouvelle dit : « L’histoire est écrite par les vainqueurs » et  « Le peuple tisse les légendes. Les littérateurs affabulent. Seule la mort est indéniable. » (pp-.144-146).

Et il y a surtout ces vieilles et belles éditions de l’Iliade et de l’Odyssée, que Cercas a trouvées par hasard dans un recoin de la maison de sa mère, lors de son premier voyage avec David Trueba, sans savoir à qui elles appartenaient. Il n’a cessé de les lire pendant ses années d’enquête. C’est l’Achille glorieux, mort pour la patrie, que Cercas croyait que sa mère avait toujours voulu qu’il soit. Les allusions à la kalos thanatos ponctuent le livre : pages 21, 59, 208, pp. 290-292, et surtout dans le dernier chapitre à la page 304. On y apprendra que Blanca Mena voulait surtout que son fils ne ressemble pas à Achille mais bien plutôt à Ulysse, revenu en Ithaque vieillir auprès de Pénélope.

On trouve encore des références à d’autres écrivains. Ainsi, aux pages 48 et 49, quand Cercas explique à Trueba qu’il ne veut pas refaire le même livre, son ami lui répond que « tous les romans de Kafka sont plus ou moins pareils, ceux de Faulkner aussi ». Quant à Hannah Arendt, elle est convoquée plusieurs fois. Page 55, Trueba et Cercas reconnaissent que la philosophe a raison et que Cercas ne doit pas « se sentir coupable mais responsable ». A la fin (pp. 134 et 310), Cercas pense que prendre en charge l’histoire de Mena et celle de sa famille, c’est la seule façon de se rendre responsable des deux ».

Les écrivains ont besoin des livres pour aller vers la mémoire, vers leurs propres livres. Le Cubain Reinaldo Arenas, persécuté à La Havane, avait enterré l’Iliade dans un parc. Il la déterra avant d’être mis en prison, où elle ne quittait plus sa paillasse. C’est du moins ce qu’il écrit dans Avant la nuit.

Dans une interview, Cercas dit encore à Pierre Assouline : « La première obligation de l’écrivain, c’est de se créer une tradition littéraire, en faire une lecture intéressée, s’y inscrire et voir ce qu’il peut y faire. Le philosophe Eugenio d’Ors disait que ce qui n’est pas tradition est plagiat. Picasso dit que l’originalité, ce n’est pas ressembler à personne mais ressembler à tout le monde. Pendant mes études, j’ai beaucoup lu la littérature, le théâtre et la poésie de l’âge d’or espagnol, les Gongora, Lope de Vega, Quevedo et les autres. Cervantès les avait lus et les a transformés. Il avait également avalé Pétrarque. Je crois qu’il ne suffit pas de tuer le père : il faut dévorer les maîtres en cannibale, mais en y ajoutant de la sauce piquante. Après seulement on peut écrire ce qu’ils n’ont pas écrit, tout en sachant que sans eux on n’y serait pas arrivés. Sans les Vies imaginaires de Marcel Schwob, Borges n’aurait pas été ce qu’il fut. Il ne suffit pas de dévorer : il faut ensuite rendre hommage comme on ferait une déclaration de soumission. »

« Ma chance, c’est qu’outre Cervantès et les écrivains du post-modernisme américain (Robert Coover, Donald Bartheme) qui étaient des expérimentateurs, ma langue natale m’a permis d’avaler tous les grands latino-américains. Mais ils ont tous fait ça. L’incipit de Cent ans de solitude est une phrase qu’on trouve presque mot à mot au milieu de Pedro Paramo de Juan Rulfo que tous admirent. Une imprégnation légitime. La tête de Cervantès était saturée de littérature. La littérature relève du cannibalisme. »

Outre les références littéraires, on notera aussi les références picturales qui viennent illustrer ou contredire l’idéalisation de la guerre, présente dès l’épigraphe d’Horace. Après la visite au Tondeur, un témoin dont le père a été assassiné par les franquistes, David Trueba explique qu'on a cru longtemps que la guerre est utile pour régler les problèmes et que, si elle est terrible, elle permet de montrer son héroïsme. Même les grands artistes le croyaient. En témoigne Vélasquez avec La Reddition de Bréda « et ce beau monde si courtois, si digne dans la défaite et si magnanime dans la victoire […] Même, les chevaux ont l’air intelligent et généreux ». Avec Les Désastres de la guerre de Goya, on sait qu’on est plus près de la vérité mais cela « fait peu de temps qu’on sait ça ».  Goya peint la guerre telle qu’elle est et Vélasquez telle qu’on aimerait qu’elle soit. Et Mena était sans doute plus proche de Vélasquez que de Goya ! (p. 135-136).

Ce livre aux multiples facettes m’a passionnée. Outre le fait d’y apprendre beaucoup de choses sur la Guerre d’Espagne, j’en ai apprécié la démarche biographique et autobiographique. D’une enquête personnelle sur une mémoire familiale déshonorante, Javier Cercas nous amène à des considérations métaphysiques universelles sur l’héritage et la responsabilité. Tout à la fois ouvrage politique et réflexion morale, étude sociologique et enquête historique, c’est aussi un work in progress qui nous explique comment et pourquoi se crée un livre et c’est ainsi un superbe hommage à la littérature.

 

Partager cet article
Repost0
7 août 2020 5 07 /08 /août /2020 16:39

 

« J’attendais un langage, un souffle, un événement qui m’auraient arraché à ce cercle désenchanté. » A la quarantaine, le narrateur de L’Ange incliné, roman de Pierre Mari (2008), professeur d’université, est à ce moment crucial de sa vie où il remet tout en question. Le monde de la faculté lui apparaît vain, rempli de compromission, d’arrivisme, de lâcheté, de petitesse. L’image du couple de ses parents est gravement altérée, sa sœur aimée Claire est reléguée dans une clinique psychiatrique  et sa relation avec Laure, une universitaire comme lui, s’essouffle.

C’est lors d’un voyage en train que cet homme désabusé va faire la rencontre d’Anna Sylvain-Graziani, qui vient d’avoir vingt-quatre ans. « Nous avons parlé tout de suite », précise le narrateur. Un grave problème technique interrompant momentanément le voyage, le rapprochement se précise : « Je sentais son souffle, son haleine à chaque mot – je sentais surtout, tandis qu’une mèche de cheveux effleurait ma joue, qu’elle improvisait avec moi, accueillante, aux aguets, les moyens de m’abandonner cette frange d’espace qui relevait intimement d’elle – et déjà je participais un peu de sa vie. » Pour lui, soudainement et irrémédiablement, « il était impensable de ne pas descendre avec elle à Sémezanges ». Et c’est ainsi que s’opère la rencontre qui bouleverse sa vie.

Disponible désormais à tout ce qui peut arriver, le narrateur va déambuler avec la jeune femme dans cette ville qu’il avait connue autrefois. Dans une petite église, il retrouvera un groupe sculpté de deux anges, découvert quand il était enfant, au sortir d’une grave maladie,  et il a envie de confier cette pensée : « Cet ange, je pense souvent à lui, comme à quelqu’un qui aurait encore des révélations à me faire. » Quant à Anna, elle évoque le souvenir d’un homme que l’apparition d’un ange avait enjoint à se mettre à peindre. Elle est aussi marquée par « une phrase un peu solennelle : « Ma jeunesse fut encadrée par ces deux anges sévères et incorruptibles », qu’elle se répète souvent, sans savoir d’où elle est extraite. Les deux amoureux s’interrogent sur l’attitude des deux anges : y aurait-il « une différence de hiérarchie entre eux » ? L’un des deux n’aurait-il pas « le secret de cette scène et pas l’autre » ? Enfin, l’ange qui s’incline n’aurait-il pas « compris quelque chose » ? C’est ici une scène emblématique qui donne son titre au roman, L’Ange incliné. Elle met aussi en relief la communion d’esprit et de cœur instantanée entre les deux personnages.

Pendant ces trois jours hors du temps, le narrateur et Anna se conforment à une inscription, à l’entrée du palais des glaces : « Ne raisonnez pas, déplacez-vous avec votre cœur, de toute façon vous atteindrez la sortie.  » En haut d’un petit escalier délabré où Anna l’a entraîné, le narrateur ne cesse de se répéter cette phrase : « Je la connais depuis hier. » Et de préciser : « Elle se refermait maintenant sur nous comme une formule. Aucune autre, dans ce petit espace éperdu qui avait tout d’une destination, n’aurait pu concentrer plus simplement, plus intensément, le trouble du temps. Hier, aujourd’hui, maintenant, elle : j’avais envie de dire ces mots tout haut, à n’en plus finir. » Mais cette parenthèse enchantée doit se terminer – Anna a un autre homme dans sa vie -  et les amants se séparent. Anna lui fait une promesse : « J’aurais tellement voulu rester avec toi. Mais je ne t’abandonne pas Je te garde. Et pas dans un recoin secret. Bien visible, que tout le monde te voie. Au beau milieu. Tu m’entends ? Au. Beau. Milieu. Avec une majuscule à chaque mot. »

Ensuite, le narrateur et Anna se reverront par intermittence, mais toujours avec la même intensité. Entre messages écrits et échanges téléphoniques, il n’y aura plus que « ce délire d’attente », comblé par les rencontres de quelques jours. Ce quatrain, inscrit au fronton d’une maison et recopié par Anna, pourrait synthétiser la magie de ce qu’ils vivent et qui sera toujours entre parenthèses :

Quand nous sommes ensemble

Je vois se refermer sur nous

Les grandes portes d’un rêve

Où la vie n’aurait encore rien écrit       

Si les premiers chapitres de ce roman, racontant les démêlés du narrateur avec ses collègues universitaires, m’ont un peu ennuyée, j’ai beaucoup aimé les quatre suivants. Pierre Mari fait évoluer ses deux personnages dans un univers de montagne, en Engadine je crois, à l’unisson des deux amants. Ainsi, Anna dira : « Décidément Maloja est le plus beau nom de ce voyage – c’est un voyage à lui tout seul. […] J’ai envie de vivre Maloja comme un souvenir. » Le narrateur et Anna sont aussi très sensibles à la beauté des lieux où ils se promènent et qui, d’une certaine manière, les renvoie à leur amour. Je pense notamment à ce Passage des Mondes, le bien nommé, où ils se donnent rendez-vous.

Le personnage d’Anna est très attachant et éminemment poétique. Elle a le don de prononcer des phrases surprenantes et inventives et son regard sur les choses n’est jamais banal. Ainsi, lors de leur première rencontre : « Tu n’aurais pas eu envie de photographier notre train ? » Ou bien, quand le narrateur lui déclare : « Aide-moi à continuer s’il te plaît », elle répond : « Ferme les yeux, oublie que je suis là. Pense que tu m’écris une lettre. » Evoquant l’arc électrique qui a retardé leur train, elle explique : « Je ne savais pas ce que c’était, un arc électrique, je n’avais jamais entendu cette expression. Je suis un peu ignare. […] Quand tu m’as raccompagnée, que je suis rentrée chez moi, j’ai tout de suite regardé « arc électrique » dans le dictionnaire. J’ai relu plusieurs fois la définition. Ce matin encore, en me levant. Et tout à l’heure aussi. C’est mon poème avec toi. » Ou encore : « Je te remercie d’exister, de veiller sur moi. De me raconter ma vie. C’est comme si tes mots me réalisaient. Je viens de décider : « j’aurai vingt-quatre ans pour toujours. Et je danse. Tu danses avec moi ? » Avec elle, et à jamais pour le narrateur, la vie devient surprise.

Si Anna exprime son amour de manière souvent métaphorique ou détournée, le narrateur le fait avec un lyrisme, très émouvant. On peut lire : « Je ne voyais plus comment j’allais m’arracher à elle » ou bien : « Avec toi, j’invente des choses qui me font découvrir que j’avais des pensées. » Déchiré entre égarement, angoisse et amour, le narrateur s’adresse passionnément à la femme aimée : « Anna, être séparé de toi, entendre ta voix sans pouvoir te toucher, ce n’est pas possible, c’est insensé. J’aspire tellement à toi. A marcher, à parler, à te voir rêver chaque rue de ta ville. A savourer avec toi une immense étendue de temps. Et que personne ne s’en mêle, que rien ne vienne en travers. Juste nous deux – nous deux renouvelés à chaque instant, comme dans le train, nous deux à profusion. Livrés au génie bienveillant. » Anna devient l’unique.

Au terme de cette histoire, si les amants se séparent, une étincelle a surgi dans l’existence du narrateur, qui lui permet de « continuer ». Grâce à la rencontre avec Anna, il peut dire, après sa démission de l’université : « Au fond, tu sais, tout est très simple. Je n’étais pas dans mon chemin. Je suis parti. Et j’ai envie de continuer. » Avec elle, il a découvert tout de ce que l’amour offre « de libre, d’imprévu et d’inépuisable » : ce sont les termes qui concluent le roman.

En lisant ce livre, j’ai souvent pensé à L’Amour fou d’André Breton, qui est le récit fragmenté de sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme. N’y lit-on pas, à l’adresse de sa propre fille : « Je vous souhaite d’être follement aimée » ? C’est bien cette « communication des cœurs », chère à l’auteur de Nadja, que l’on retrouve dans L’Ange incliné. A la différence que ce roman n’exalte pas l’amour charnel, ainsi que le fait Breton. Mais comme chez le surréaliste, le roman de Pierre Mari fait aussi la part belle à l’inattendu : « La surprise doit être recherchée pour elle-même, inconditionnellement. » Et c'est ce qu'Anna propose sans cesse au narrateur qui se reprend à vivre.

J’ai aimé ce roman, dont le commentaire pourrait être cette phrase de L’Amour fou : « Je te réinventerai pour moi comme j'ai le désir de voir se recréer perpétuellement la poésie et la vie. »

 

 

 

Partager cet article
Repost0
3 juin 2020 3 03 /06 /juin /2020 17:16

Quelle extraordinaire capacité d’observation, d’invention, de création chez Edna O’Brien qui, à presque 90 ans, a imaginé avec son dernier roman Girl (2019) le personnage de Maryam, une jeune Nigériane enlevée par Boko Haram en 2014 ! Pour créer ce magnifique personnage, l’écrivain irlandais n’a pas ménagé sa peine, voyageant au Nigéria, rencontrant de jeunes victimes, des psychiatres, des religieux, des soignants, tous ceux qui ont été les témoins de ces crimes perpétrés contre les femmes. Edna O’Brien explique qu’elle a fait table rase de sa géographie personnelle pour pénétrer l’horreur du sort réservé à ces jeunes écolières.

S’attachant à mettre en relief « le drame secret des jeunes captives », elle a fondu en un seul témoignage tous ceux qu’elle avait recueillis, donnant ainsi au personnage une étonnante réalité : « Mon unique méthode était de faire entendre leur imagination et leur voix par le truchement d’une seule fille, particulièrement visionnaire. » Et celle qui a fait de son œuvre entière un plaidoyer contre les injustices faites aux femmes a trouvé avec la jeune Maryam un porte-parole particulièrement émouvant. En exergue au roman, on peut lire : « Pour les mères et les filles du Nord-Est du Nigéria. » Et le grand écrivain J-M Coetzee d’écrire : « Par un extraordinaire acte d'imagination, nous voici transportés dans l'univers intérieur d'une jeune fille violée et réduite en esclavage par les djihadistes nigérians. Elle leur échappe et, avec acharnement et ténacité, entreprend de reconstruire sa vie brisée. Girl est un livre courageux sur une âme courageuse. »

C’est ainsi que le lecteur va suivre pendant plus de deux cents pages l’odyssée tragique de Maryam, « emmenée en trombe » à travers la forêt, lors de sa « première nuit d’effroi ». D’emblée le ton est donné avec l’incipit : « J’ETAIS UNE FILLE AUTREFOIS, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier. » Nous la suivrons pas à pas, jour après jour, dans cet enfer, fermé par de  « grands remparts d’argile, surmontés de rouleaux de barbelés », avec sa petite mosquée « au minaret brillant en aluminium » et son « drapeau noir », claquant à son mât. Sous un grand arbre au centre de l’enceinte, « avec un branche robuste en saillie », elle sera contrainte d’apprendre les sourates dans une langue étrangère et d’adorer un dieu qui n’est pas le sien.

C’est là qu’avec ses compagnes, elles vont se revêtir de l’uniforme qui fera d’elle « des nonnes endeuillées », tandis que leurs vêtements sont brûlés. Puis ce sera l’embrigadement, les discours violents de l’émir aux « nouvelles filles d’Allah » contre tout ce qui a été leur passé, les sévices à la chaîne contre elles, devenues « COMME LE BETAIL DANS SON ENCLOS » : « Nous étions trop jeunes pour savoir ce qui s’était passé, ou lui donner un nom. »

Au sein de cette horreur sans nom (« Il n’y avait rien à dire, jamais rien à se dire les unes aux autres »), Maryam va rencontrer le petit John-John, capturé lui aussi, et devenir l’amie de Buki. Mais sans cesse il lui faudra subir les viols successifs, se méfier des espions, ne pas penser à s’enfuir, craindre d’être vendue comme épouse « à des hommes riches en Arabie ». Elle assistera avec épouvante à la lapidation de l’épouse adultère de l’émir en chef, un « carnage implacable ».

 

Puis, Maryam est donnée en mariage à Mahmoud, un homme doux et rêveur, qui s’était engagé pour que sa mère « ne meure pas de faim ». Après un combat, il reviendra blessé à la jambe et, apprenant que la jeune femme est enceinte, lui  donnera l’argent reçu après ses raids. Maryam met au monde une fille : « Cris de consternation : «  Ce n’est pas un mâle. » » A la faveur d’une intervention de l’armée nigériane, la jeune accouchée fuit dans la forêt accompagnée de Buki. Avec Babby – à qui elle a dit : « Je ne suis pas assez grande pour être ta mère » -  elles survivront un temps dans la forêt entre « crapahutage, les épines, la faim et [de] brefs éclats de colère », suivis de réconciliation, avant que Burki ne meure, mordue à la jambe par un serpent.

 

Maryam sera recueillie par des femmes Madara, des épouses de pasteurs qui soigneront sa fièvre, mais elle devra les quitter : « Le bruit avait couru qu’on cachait l’épouse d’un insurgé et son enfant. » Après de multiples tergiversations à un poste frontière et un affrontement verbal avec le commandant du lieu (qui marmonne « quelque chose de pourri au royaume de Danemark »), Maryam est conduite en ville où elle est soignée : « La femme en face de moi qui me dit combien je suis vaillante et résiliente. Je suis une survivante. »

 

Mais son chemin de croix n’est pas terminé : elle demande quand viendra sa mère, doit raconter au médecin ce qu’elle a vécu, le Jour Noir, et ressasse l’horreur. Quand elle revoit sa mère, celle-ci lui apprend la mort de son père et perçoit le regard révulsé de l’entourage sur son enfant. Puis arrive le jour où elle est reçue dans la résidence du Président : « Notre pays tiendra de nouveau la tête haute » et Maryam n’a qu’une envie, c’est « de parler, de dire : « Monsieur, vous n’êtes qu’à quelques pas de moi, mais à des années-lumière d’elles, dans leur cruelle captivité. Vous n’y étiez pas. Vous ne pouvez pas savoir ce qui nous a été fait. Vous vivez du pouvoir, et nous de l’impuissance. » Ce jour-là, elle retrouve Rebeka, la fille qui avait eu le courage de sauter hors du camion le soir de l’enlèvement. La jeune fille lui raconte qu’elle a dû quitter son village pour ne pas compromettre sa famille. Recueillie par une Américaine, elle habite désormais dans un foyer avec d’autres filles déplacées mais vit dans la peur que les djihadistes ne la prennent. Elle prédit à Maryam qu’elle sera elle aussi rejetée.

 

Sa mère apprend alors à sa fille que Youssouf son frère a été tué à la machette par les Jas Boys (djihadistes issus d’une scission d’avec Boko Haram) : « Youssouf était parti, je restais. Elle m’en veut. » Quant au bébé : « Babby nous rapprochera », ai-je dit au bout d’un moment. Il ne manquait plus que ça. Son visage s’était pétrifié, la bouche crispée. J’ai pensé aux bénitiers des églises, avec la petite fente pour y tremper le doigt. Je ne peux plus plonger le doigt dans le cœur de ma mère, plus jamais. »

 

Après un long voyage avec un Anglais et Esaü, un homme qui recherche désespérément sa femme, le chauffeur dépose Maryam et sa mère dans leur village. Elle y découvre l’Oncle venu habiter là après la mort de son père. Préoccupée du sort de Babby, elle interroge sa mère qui lui répond qu’elle est chez sa tante et qu’elle la reverra bientôt. Alors qu’elle pleure dans sa chambre, sa mère lui dit : « On n’a pas le pouvoir de changer les choses […] – Pourquoi pas ? – Parce qu’on est des femmes. » Et sa mère lui laisse entendre que Babby grandira : « Elle ne sera pas toujours une enfant… Quand elle sera grande, elle sera des leurs. »

 

La fête du retour au bercail est « un fiasco ». Maryma y rencontre Abigaïl, une amie du primaire, qui lui apprend que les anciens du village souhaitent – et l’Oncle au premier chef – qu’elle parte. Ce jour-là, seul le pasteur Reuben, qui a baptisé Maryam, lui montre de la compassion et l’invite à venir « partager son fardeau ». Après avoir cru trouver de l’aide pour retrouver Babby auprès de Chumi, une amie de sa mère, Maryam découvre une lettre anonyme avec cette injonction : « PETIT JESUS T’ORDONNE D’ABANDONNER CET ENFANT. » « La terre tourne. Tout le sommet d’une colline s’est élevé dans le ciel. Mes yeux saignent. On mène à l’abattoir des troupeaux d’agneaux blottis les uns contre les autres. Ils bêlent, bêlent leurs derniers souffles. »

 

Enfermée dans la maison par l’Oncle, Maryam apprend par Tatie et les cousines que « Babby est partie. Babby n’est plus ». Elles lui racontent les détails de la mort et lui disent que c’est impossible d’aller sur sa tombe, car elle est enterrée « loin de [leur] région afin de bannir le mal qui rôde ».  Et Maryam se sent entrer « dans la noirceur ». Par la suite, tandis qu’elle continue de rêver à Babby, sa mère fait venir la sorcière car elle considère qu’elle est « encore possédée ». C’est d’abord  « à cause de [son] lait maudit que l’enfant [lui] a été retirée ». Enfin, Maryam et sa mère apprennent par le pasteur Reuben et la sœur Angelina que Babby n’est pas morte, et qu’elle est retenue par un « malfrat » du nom de Lucky, à qui Tatie a confié le soin de la tuer. Voulant mériter le nom de Mère, Maryam parviendra à enlever Babby. Elles trouveront refuge momentanément dans un couvent puis dans un camp de réfugiés. Enfin, la sœur Angelina proposera à Maryam un poste d’institutrice dans un village reculé.  Parvenue à bon port, la jeune fille y trouve enfin la sécurité : « Tout était calme. En cet instant d’espoir et de bonheur sans mélange, il m’a semblé que ces rayons inondaient les dimensions les plus noires du pays lui-même. »

 

J’ai aimé ce personnage de fille courageuse qui, en dépit de toutes les horreurs, trouve à travers la présence de son enfant le courage, la persévérance de continuer à vivre. C’est un personnage que l’on n’oublie pas ! Le grand art d’Edna O’Brien réside dans le fait de lui avoir créé un langage bien à elle, à la fois réaliste, parfois puéril, et tellement poétique.     C’est l’âme des griots sous l’arbre à palabres, ce sont les danses et les chants d’Afrique qui irriguent cette langue et lui donnent tout son sel : la chanson de Mary, chantée par Buki, la fable des bêtes que lui contait son maître, Uban da dansa, les chansons en anglais qu’elle chantait au dancing, les souvenirs historiques des bergers qui accueillent Maryam.

 

Les personnages secondaires ne sont pas non plus négligés, qui ont aussi un espace pour raconter leurs drames et leurs tragédies : John-John enlevé par les djihadistes, qui s’était enfui et avait été retrouvé par eux tandis que sa grand-mère mourait dans le champ voisin ; Buki, dont le père avait essayé de la sauver sous les yeux  des habitants d’un village, entassés dans une fosse, sur laquelle les djihadistes avaient ensuite paradé à cheval ; la femme Madara et sa belle histoire d’amour et d’enfants ; le commandant du poste frontière, amateur de Charles Dickens ; Esaü, le passager du taxi qui élevait des colombes et qui recherchait désespérément sa femme Binta ; la grande femme qui travaillait dans la confection et racontait ses « afflictions ». Je n’aurais garde d’oublier le récit des rêves de Maryam, ceux qui l’aident à survivre, ceux qui la rendent nostalgique, et les textes bibliques lus dans le couvent, l’histoire de Noémi et de Ruth la Moabite, sa belle-fille. Et puis il y a cette merveilleuse calligraphie avec les mots entrelacés, Dawa Waaa, qui inaugure la dernière partie lorsque Maryam retrouve Babby, et qui fait de ce roman une superbe histoire de mère et d’enfant.

 

Dans la lignée de la trilogie romanesque d’Edna O’Brien, The Country Girls (1960), The Lonely Girl (1960) et Girls in Their Married Bliss (1964), ouvrages interdits en Irlande et parfois même brûlés, Girl est un livre magistral. Avec les années, l’irréductible Irlandaise n’a rien perdu de sa combativité et elle demeure cet ardent défenseur des femmes qu’elle fut toujours. C’est un roman terrible et bouleversant, comme un baume sur la souffrance indicible de ces jeunes filles qui ont trouvé en Edna O’Brien une porte-parole passionnée. Et la citation d’Euripide en exergue est bien la métaphore de ce splendide roman : « Voici le linge pour bander vos blessures », ainsi que le dit Hécube aux filles souillées de Troie dans Les Troyennes.

Photo UNICEF Nigéria

 

Partager cet article
Repost0
10 février 2020 1 10 /02 /février /2020 18:28

Jeudi 6 février 2020, au matin, je « surfais » sur la toile afin de voir comment mon blog (ex-libris.over-blog.com) y était référencé. Et voilà que dans une rubrique consacrée au livre de Pascale de Trazegnies, intitulé Ô orchidées, j’aperçois une phrase qui fait tilt à mon oreille : « Comment naquit l’orchidée ». En cliquant sur le lien, je tombe sur Google Books et découvre que l’auteur, dans son dernier chapitre, « Coda : au commencement des temps » (pp. 248-250), y évoque deux légendes se rapportant à la naissance de la fleur.

La première raconte l’histoire d’Orchis, fils d’une nymphe et d’un satyre, qui devient l’amant d’une prêtresse de Bacchus, un acte interdit. Il est « tué, dépecé, ses attributs jetés en terre » ou bien, abandonné dans la forêt, il est attaqué par des bêtes sauvages. Toujours est-il que ses attributs ou son sang donne naissance à des orchidées.

L’autre histoire, « Comment naquit l’orchidée », est celle que j’avais écrite en mai 2009 et publiée de nouveau sur mon blog le 31 mai 2011. http://ex-libris.over-blog.com/article-comment-naquit-l-orchidee-74692695.html J’avais imaginé une version vietnamienne de la naissance de l’orchidée, sans d’ailleurs avoir jamais eu connaissance de ce lien entre l’orchidée et le thème de la renaissance. Mon Dictionnaire de la mythologie ne mentionne pas Orchis, ni le Dictionnaire encyclopédique Larousse que je possède.

J'ai ainsi découvert par hasard que ma petite légende se retrouve résumée et citée en compagnie de textes d’écrivains célèbres consacrés à l’orchidée et qu’elle clôture le livre de Pascale de Trazegnies. Quelle surprise de me retrouver ainsi dans ce très bel herbier littéraire, illustrée par Djohr, et publié aux éditions Flammarion !

Le 11 juillet 2019, sur Radio CFM, dans l’émission L’esprit rock, l’auteur répondait aux questions de Rémy Torroella et expliquait comment elle en était venue à écrire ce livre. En quête d’une habitation en Occitanie, cette Française d’adoption, issue d’une des plus anciennes familles aristocratiques de Belgique, découvre un jour « une fleur isolée, bizarre, étrange, rouge » et s’étonne que des orchidées poussent ainsi en France en liberté. Se prenant de passion pour l’orchidée, elle se met donc en quête de ce que les écrivains ont pu écrire sur cette fleur éminemment sexuelle. Courbet n’aurait-il pas pu la prendre pour peindre L’origine du monde ? Certains artistes la comparent à un sexe femelle comme Pierre Louys, d’autres à un sexe mâle. C’est le cas de Bernard Buffet qui aimait à les représenter. Et tous les termes qui la décrivent sont érotiques. Quant à son double bulbe, il rappelle une paire de testicules, d’où le nom latin orchis.

« On sera frappé par l’aspect passionnel du rapport que les écrivains entretiennent » avec cette fleur protéiforme, parfois semblable à un visage, qui apparaît monstrueuse à certains. Il y a ceux qui l’adorent, particulièrement les Symbolistes et les Décadents. Oscar Wilde ne la portait-il pas à sa boutonnière ? Et il écrivait : « C’était une adorable fleur tachetée, aussi perverse que les sept péchés capitaux. »(p. 112) A la fin du XIXème siècle, en effet, règne « l’orchidophilie » : on allait la quérir au bout du monde, jusqu’en Amazonie, on la rapportait par bateau, on la cultivait en serre en espérant qu’elle survive. Puis, cette fleur très chère devient une fleur « bourgeoise » et il y a ceux qui la détestent, comme les Surréalistes. Ainsi on lit chez Desnos : « L’orchidée et la pensée/ N’ont pas ombre de cervelle […] (p. 142) Pascale de Trazegnies, qui est aussi musicienne (elle a été la chanteuse du groupe Cos), évoque encore les chansons qui parlent de l’orchidée : « Blue orchid » des White stripes (p. 104), ou encore « Les orchidées » de Bertrand Belin : « […] Les orchidées, nouvelles venues,/ Seront des blasons à nos cœurs déçus. » (p. 196)

Ce très joli livre est illustré par Djohr. L’artiste s’est inspirée de Fleurs des serres et des jardins de l’Europe de Van Houtte, un ouvrage de botanique daté de 1845-1855. Sur un dessin de base « classique », elle a apporté sa touche personnelle. Ainsi, pour Jean Cocteau (p. 83), l’orchidée évoque la danseuse Loïe Fuller : « Elle manœuvre avec des perches des flots de voile souple, et sombre, active, invisible, comme le frelon dans la fleur, brasse autour d’elle une innombrable orchidée de lumière et d’étoffe, qui s’enroule, qui monte, qui s’évase […] » Djohr a donc, sur un fond beige constellé d’une petite étoile noire, ajouté un léger voile rouge à la fleur blanc et jaune, évocatrice de la danseuse et c’est une vraie réussite. Ses dessins possèdent la précision du botaniste et la fantaisie inventive de l’artiste.

C’est donc un livre à feuilleter, à butiner. Et l’on pense à Darwin (pp. 15-16) qui avait observé l’éperon très long de l’Etoile-de-Madagascar, pour ensuite découvrir le papillon à longue trompe « comme créé pour aider à la fécondation de cette orchidée ». Pour le scientifique anglais, « le plus grand spécimen de l’adaptation, c’est l’orchidée ». J’ai beaucoup aimé retrouver dans ce livre l’expression « faire cattleya » que Swann emploie pour évoquer métaphoriquement la possession physique d’Odette de Crécy. Ayant étudié L’Ecume des jours avec mes élèves, je ne me souvenais plus de la récurrence des orchidées dans le roman et de Chloé se parfumant « à l’essence d’orchidée bidistillée ». (p. 103)

Ainsi, des poètes chinois à Mahmoud Darwich, en passant par Léo Ferré ou Clarice Lispector (que j’ai découverte il y a deux ans), de Confucius à Rainer Maria Rilke en passant par George Sand, Ô orchidées nous entraîne dans un fabuleux voyage au pays de cette fleur « indicible », à la fois commune et très rare, « à l’image même de la vie » selon Jean-Marie Pelt. Et je ne suis pas mécontente de faire partie de ce voyage… Je crois bien que, désormais, je ne regarderai plus de la même façon nos orchidées que mon mari arrose avec attention – sinon amour - chaque semaine.

Mes orchidées (Photo ex-libris.over-blog.com)

 

Radio CFM, Entretien de Rémy Torroella avec Pascale de Trazegnies, le 11/07/2019

https://pascaledetrazegnies.com/photos/

http://www.lacauselitteraire.fr/pascale-de-trazegnies

https://www.babelio.com/livres/Trazegnies--orchidees-/1085310

 

 

Partager cet article
Repost0
2 janvier 2020 4 02 /01 /janvier /2020 16:48

Il y a quelques années, en voyage à Malte avec ma fille, dans l’oratoire de la co-cathédrale Saint-Jean, j’avais vu deux œuvres du Caravage : le Saint Jérôme solitaire écrivant la Vulgate, dont le torse nu se détache sur la lumière rouge d’un drapé et d’un chapeau de cardinal. « La solitude est un rectangle peint », ainsi que la décrit Yannick Haenel dans son œuvre La solitude Caravage. J’avais été fascinée par La décollation de Jean-Baptiste qui lui fait face, dans un des plus grands formats que le peintre ait jamais utilisé, 316x520. Dans le sang qui coule du cou du supplicié, on y lit la signature unique d’un peintre qui ne signait pas ses toiles. Enfin, dans l’île d’Ortygie à Syracuse, avant que les portes de l’église Santa Lucia alla Badia ne se referment, j’avais entrevu le grand mur ocre, ombré de noir et troué d’une arcade, qui domine Les Funérailles de sainte Lucie, dans une étonnante composition. Des toiles qui m’avaient incitée à lire La course à l’abîme de Dominique Fernandez, une biographie du peintre lombard, très fortement centrée sur son homosexualité. Et voilà qu’une amie vient de me prêter La solitude Caravage de Yannick Haenel, un ouvrage qui me laisse une impression profonde, tant il nous fait approcher avec acuité et émotion le mystère de ce peintre.

Saint Jérôme écrivant

Il s’agit tout à la fois d’une biographie du Caravage à travers l’analyse chronologique de ses toiles et d’une autobiographie spirituelle de l’écrivain. Celui-ci raconte comment, à l’âge de quinze ans, pensionnaire au Prytanée militaire, il découvre dans une bibliothèque poussiéreuse le visage d’une jeune femme aux sourcils froncés, corsetée dans une tunique légère, saisie dans l’accomplissement d’un mouvement qu’on n’identifie pas puisque la reproduction du tableau est tronquée. « A son oreille, une adorable perle était fixée par un nœud de velours noir dont la boucle formait un papillon. […] cette perle, ce papillon noir me plaisaient à ce point qu’ils jouèrent un rôle crucial dans ma vie. Je peux dire qu’ils veillèrent ensemble sur mon désir ; ils en étaient l’image – ils en devinrent même la clef. » Après une quinzaine d’années pendant lesquelles cette « première femme » ne cesse de le hanter, Yannick Haenel découvre en 1997 au Palazzo Barberini, à Rome, que ce visage est celui d’une héroïne biblique, la Judith du tableau du Caravage, Giuditta che taglia la testa a Oloferne (1599), Judith décapitant Holopherne. Et il explique que « la main de Judith [l’] a initié à la peinture », le conduisant alors vers toutes les autres mains des tableaux du Caravage. Dans la nuit qui suit cette rencontre, il se met à feuilleter des livres sur Le Caravage et il explique : « en écrivant ce livre, je ne fais qu’essayer de revenir à ce feu qui en vous tombant dessus d’une manière imprévisible vous accorde l’acuité qui rencontre la peinture. »

Judith décapitant Holopherne

J’aime que cette quête du Caravage par l’écrivain se focalise autour d’un infime détail, la perle à l’oreille de Judith : « […] en poussant  dans ma vie comme une graine, [elle] m’avait ouvert à la peinture : celle du Caravage, celle de tous les peintres. » Dans cette perle il lui fallait trouver « un monde caché où le trésor scintille ». Le hasard fait que Yannick Haenel, lors d’une exposition « Dentro Caravaggio » à Milan, se retrouve devant la Madeleine pénitente, dont la joue porte une larme. « Le bel éclat roux et les modulations vertes et brunes des vêtements m’enchantèrent d’emblée » écrit-il. Et voilà que quinze années après la découverte de la boucle d’oreille en perle de Judith, « surmontée d’un ruban en formes d’aile de papillon noir », il la retrouve dans les bijoux abandonnés au sol de la Madeleine pénitente et symbolisant sa conversion vers la vie spirituelle. Cette « amitié entre les œuvres » - ainsi qu’il nomme ce système d’échos picturaux - se poursuivra avec Salomé avec la tête de Jean-Baptiste. La fille d’Hérodiade se détourne devant le chef décapité du Précurseur et porte aussi les mêmes boucles d’oreille. « Que la perle abandonnée par Madeleine passe à l’oreille de Judith, qui ensuite en fera cadeau à Salomé, cela m’émeut » souligne l’écrivain. Certes, « cette pensée qui l’entraîne vers elles n’a rien de raisonnable » et pourtant elles lui permettent d’accéder à « la merveille » qui est au cœur intime de l’art du peintre. Et de nous offrir ce très beau passage sur La Madeleine pénitente : « Je regarde le tremblement nacré d’une femme dont la larme si discrète, en écho à la perle jetée à terre, s’écoule sur sa joue. Je pense alors que la nacre réfléchit plus encore que l’amour, et que le reflet qui se loge en toute larme est le premier miroir en lequel, malgré notre aveuglement, nous avons trouvé réfléchie la figure du monde et celle de nos corps stupéfaits. Oui, dans une larme qui coule, comme à la joue de Madeleine, je découvre le monde devenu perle."

La Vocation de saint Matthieu

Cette quête de la perle par Yannick Haenel invite donc le lecteur à une plongée dans les tableaux du Caravage, qui se révèle une fantastique initiation à sa peinture. Pensionnaire à la Villa Médicis en 2008, il découvre dans la chapelle Contarelli de Saint-Louis-des-Français les trois tableaux consacrés à la vie de saint Matthieu, sa vocation, son inspiration, son martyre. L’occasion pour l’écrivain de commencer à aborder la violence du peintre : « il y a avait un fauve là-dedans, un fauve contenu dans les coloris, une violence qui déchirait la lumière et les ténèbres, dont l’affrontement d’un tableau à l’autre se révélait le grand sujet de ce drame […] » Dans ce « jeu violent des contrastes », l’auteur interroge le mouvement du bras du Christ qui appelle le futur apôtre dans La Vocation de saint Matthieu mais aussi le spectateur et l’écrivain lui-même. Dans Le Martyre de saint Matthieu, il découvre un personnage qui semble se détourner d’une scène qui l’effraie et qui a le visage du peintre. Remarquant que ce dernier et le visage du Christ dans La Vocation de saint Matthieu se font face, il souligne que cet appel du Christ à Matthieu s’adresse aussi au Caravage. En se détournant, ce dernier exprime son impossibilité de s’abandonner au Christ, car il est trop « tourmenté par le péché ». Cette visite à Saint-Louis-des-Français fut capitale pour l’écrivain qui se sent aussi « désigné » : « […] si j’avais été désigné, c’était moins par le Christ que par Le Caravage, par sa peinture, afin d’approfondir l’aventure de ma vie sous son signe. »

Dans le chapitre intitulé « La vie du Caravage », Yannick Haenel cite le grand penseur franciscain Jean Duns Scot : « Etre une personne, c’est connaître la dernière des solitudes. » Et c’est particulièrement le cas du Caravage, ce peintre qui ne vécut que trente-neuf années et peignit une soixantaine de tableaux avec « un succès aussi fulgurant que sa vie fut malheureuse ». Protégé par les plus grands, préférant la vie de la rue et des bouges, il mourut « pauvre, malade, absolument seul comme un misérable […] » Caractérisé essentiellement par son tempérament querelleur et ombrageux, marqué par le crime commis à Rome, jalousé par les peintres contemporains et des biographes envieux, il connut le purgatoire avant d’être redécouvert par Courbet, Manet et surtout Roberto Longhi qui le ramena à la lumière.

L’écrivain reconnaît donc la difficulté de pénétrer l’intimité du Caravage. Comment découvrir « ce lieu vibrant qui en chacun de nous s’accorde à une vérité singulière et qui, chez Le Caravage, prend figure indomptable et peut-être apaisée, [ce] point de solitude » ? Selon lui il s’agit d’ « un espace déchirant, difficile à supporter, où nous sommes libres et seuls, indemnes – c’est-à-dire non damnés -, où l’enfer n’a pas de prise sur nous. ». On retrouve cette notion de l’indemne dans la lecture que fait Haenel d’un Jean-Baptiste à la fontaine tardif. Dans ce tableau, il lit « la simplicité de l’indemne » du Caravage et commente : « elle étincelle comme la goutte d’eau qui désaltère un enfant », comme si le peintre, au crépuscule de sa vie, rejouait « la scène enfantine de la fontaine mariale », édifiée autrefois par son oncle dans la perspective de la Contre-Réforme. De même, évoquant l’apprentissage « lombard » du peintre, Haenel explique que le peinture est cet art unique qui fait « apparaître ce qu’on ne voit pas ». Et j’aime beaucoup le lien de fraternité que l’auteur établit entre le peintre et lui-même, l’écrivain : « Faire parler la solitude du Caravage implique qu’on en cherche l’inflexion dans la nôtre, dans le lieu où nous aussi nous sommes seuls, absolument uniques, c’est-à-dire dans nos phrases. »

Tête de Méduse

Pour écrire cette vie de roman, Yannick Haenel part en quête de tous les tableaux du Caravage, lit toutes les monographies qui lui sont consacrées et recherche « une écriture qui sache faire entendre la vie et l’œuvre les deux à la fois, et le point fou qui les accroche […] comme une perle s’attache amoureusement au lobe d’une oreille ». Reprenant ce que l’on sait de la biographie du peintre, il s’arrête cependant sur un événement qui a peu retenu l’attention des biographes : la peste de Milan qui, en 1576, fit 17 000 victimes, et notamment le père, le grand-père et un oncle du peintre. L’écrivain suggère que ce fut sûrement une expérience capitale pour cet enfant de six ans qui, adulte, peindra « des corps tout bordés de maladie ». Et il devine dans les toiles du peintre « le spectre de la défiguration », que l’on peut lire par exemple dans La tête de Méduse ou dans la balafre infligée au visage du Caravage lors d’une rixe. Et de s’interroger sur « le noir qui creuse [ses] toiles ». Il s’agit d’un « noir animal », constitué d’os de bœuf bouillis que l’écrivain perçoit comme étant « insondable » et qui trouverait son origine dans la peste de l’enfance. Et si Le Caravage a les yeux rouges, c’est bien parce qu’à travers le « noir originel », il ne fait que regarder la mort en face.

Bien loin de s’appesantir sur les frasques et les rixes du Caravage, Yannick Haenel imagine surtout le temps consacré à la peinture. C’est dans ce lieu, dans la solitude du face à face avec la toile, que se situe le plus important. C’est là que « le véritable combat mené par le peintre se déroule en cet espace obscur et absolu […] c’est en peignant que Le Caravage rejoint son feu ». Et de conclure : « Voilà : la vérité, ce n’est pas de mener une vie de liberté, c’est d’être libre dans son art. »

L’ouvrage contient de passionnantes remarques sur les toiles du peintre. Du Jeune garçon pelant un fruit, Haenel fait un tableau fondateur. Ne serait-ce pas le « portrait du peintre en sacrificateur » avec ce couteau qui « dresse sa pointe vers le cœur du jeune homme » ? L’écrivain décèle un autre autoportrait dans le Garçon mordu par un lézard, dont la chair épanouie est une invite à une sexualité provocatrice. Et qui a dit que Le Caravage ne connaissait pas la nature ? La Corbeille, cet « éclair libre » qui « déborde de son support », est un absolu démenti à cette assertion.

Corbeille de fruits

Selon l’écrivain, c’est avec Le Martyre de saint Matthieu que la violence devient la matière même de la peinture du peintre. Elle explose avec le corps nu du bourreau qui s’apprête à achever le saint de son épée et avec le cri de l’enfant de chœur à droite, qui rappelle que l’innocence a déserté ce monde. Haenel insiste très justement sur l’importance du corps chez le peintre. Qu’il s’agisse du pied de l’enfant Jésus appuyant sur celui de Marie dans La Madone des palefreniers ou du postérieur de drap ocre du bourreau dans La Crucifixion de saint Pierre, tous ces détails font sens et il y aurait mille choses à écrire sur eux ! Et commentant La Conversion de saint Paul, Haenel écrit : « Le coup de force du Caravage réside là, dans son désir d’exposer l’irruption de la vérité à un corps et une âme depuis la pesanteur la plus concrète. Les corps sont lourds, ils tombent, le monde est fait de jambes et de flancs. »

La Madone des Palefreniers

L’auteur nous apprend aussi que Le Caravage a peint trois fois saint François d’Assise, ce qui peut sembler surprenant de la part d’ « un peintre, débauché, querelleur et bientôt assassin ». Sans doute est-ce par l’intermédiaire de la Contre-Réforme, et peut-être par Philippe Néri, qu’il fut conduit à François, ce pratiquant de la simplicité évangélique. Certains critiques ne vont-ils pas jusqu’à voir dans les portraits du saint des autoportraits ? Selon Haenel, il faudrait y lire un « transfert [qui] relève d’un rapport brûlant » avec le sacré, sa violence étant proche de la jouissance mystique.

Avec Le Sacrifice d’Isaac, la bouche ouverte du fils d’Abraham est la continuation du cri de l’enfant du Martyre de saint Matthieu. Pour le peintre, ce serait le cri de l’humanité, « il troue les corps et les destine à fixer l’horreur : la solitude réside dans la bouche », commente l’écrivain. Le jeune modèle du Sacrifice d’Isaac est le même qui pose pour L’Amour vainqueur, un tableau que son commanditaire dissimula derrière un rideau tant il était provocateur. Le rival du Caravage, Baglione, lui répliqua avec L’Amour sacré et l’Amour profane dont le peintre se moqua à son tour. Il inaugura alors une période de frasques qui le conduisirent en prison puis le contraignirent à la fuite, avant un retour à Rome et de nouvelles blessures à la gorge et à l’oreille gauche.

Un emportement qui invite Haenel à établir un parallèle entre Le Caravage et Cézanne, qui copia La Mise au tombeau du peintre lombard. Il parle de ce « quelque chose d’hostile, d’agressif, d’incoercible », commun sans doute aux deux artistes. La comparaison se poursuit avec le portrait de Cézanne par Georges Bataille. Ce dernier voit en lui « une sorte de royauté assyrienne, barbare et blessée » qui pourrait être celle d’un Caravage tout autant irascible : « Le Caravage en Holopherne ? » Mais « il est tout autant Judith empressée de liquider le roi ». Eclairantes remarques qui établissent des liens entre les peintres à des siècles de distance.

Sainte Catherine d'Alexandrie

En décembre 2017, au cours d’une visite à Milan dans l’exposition « Dentro Caravaggio », Yannick Haenel part en quête de sa Judith. Etonné de ne pas la trouver, il découvre un tableau qui provoque en lui « un coup de foudre », aussi puissant que celui éprouvé pour Judith. Il s’agit de sainte Catherine d’Alexandrie, « dont le regard impérieux […] nous défie, comme si elle continuait à répondre à ses accusateurs, comme si elle opposait à son supplice la noblesse de son dédain ». Il reconnaît en elle la « sœur chrétienne » de Judith. C’est le prétexte à de belles pages sur l’admiration de l’écrivain pour les saintes : « Et puis les saintes, je les aime parce que leur feu est extrême. » Puis  la vision de La Conversion de Marie-Madeleine, « le moment où son cœur s’élargit », le subjugue, avec, notamment, « le petit carré blanc » dans le miroir, « la trace du miracle, la brèche étincelante par laquelle le monde s’ouvre ». En lisant les explications de l’exposition, il découvre alors que c’est le même modèle qui a posé pour sainte Catherine, Marie-Madeleine et Judith. Pour lui, c’est une révélation qui s’accompagne de reconnaissance : « De Judith à Catherine, et de Catherine à Madeleine, c’est tout un parcours qui s’écrivait à mon intention en lettres de feu. Ce feu est ma chance. La peinture s’ouvre ainsi dans ma vie […] ». Image de « la vie du désir », Judith, sous les traits de Fillide Melandroni, la courtisane et modèle, « anime en secret tout ce qu’[il] écri[t] ».

Le 28 mai 1606, le duel tragique avec Ranuccio Tomassoni inaugure l’exil hors de Rome du Caravage, une fuite qui le mènera de Naples à Malte en passant par la Sicile. A Naples, où il est célèbre, il peint un retable monumental, Les Sept Œuvres de miséricorde, un condensé de sa virtuosité picturale, dans laquelle il exprime les préceptes de la charité évangélique. On doutera qu’il le fait pour expier son crime puisque qu’en tuant, Le Caravage a « rejoint son destin » et il bataille alors entre ténèbres et lumière. Après son crime, le peintre crée des toiles qui racontent « l’histoire du salut », mais ce n’est pas pour obtenir un « petit pardon ». Par-delà le bien et le mal, il se retrouve dans « le noir […], le lieu où notre esprit se cherche ». Il sait qu’il « est seul avec son crime comme il l’est avec la peinture ».

La Flagellation du Christ

Dans le chapitre « Les bourreaux », Haenel réfléchit sur les deux Flagellation du Christ, peintes alors que le peintre a trente-six ans et n’a plus que trois ans à vivre. Il s’arrête, fasciné, sur le corps irradiant de blancheur du Christ autour de qui s’agitent trois bourreaux : « le Royaume vous apparaît ainsi, comme un corps lumineux. » Et de s’interroger si Le Caravage est du côté du Christ ou de celui des bourreaux, qui seront de plus en plus nombreux dans sa peinture. A la fin, ne s’identifiera-t-il pas dans la tête tranchée de Goliath ? Car le bourreau, c’est la violence qui « dévoile à quel point le monde est mal fait » et qui « exhibe crûment ce que la société refoule ». Et devant la Flagellation de Naples, l’auteur reconnaît qu’il n’avait jamais vu le Christ avant de se trouver devant cette toile et d’en être saisi. Quant à l’autre Flagellation, celle de Rouen, un détail le retient, un « bout d’étoffe rouge », au bas de ses hanches : « Ce bout d’étoffe qui tient tout seul au bas du Christ et se déplie vers l’invisible, après le tableau, là où convergent les regards, c’est le royaume. » Et Yannick Haenel de revenir  cette thématique de l’indemne, déjà évoquée : « Quand je pense à l’indemne, quand il m’arrive d’y mêler mon corps – quand ma vie échappe à l’enfer auquel nos vies sont assignées -, une expérience s’ouvre à ce qui est non damné. Une telle faveur, c’est le morceau de draperie rouge. »

Après les neuf mois passés à Naples, le peintre embarque pour Malte où il peindra quatre tableaux. Le Portrait d’Alof de Wignacourt, « debout et en armure », accompagné de son page, est le seul portrait en pied connu du Caravage. Il y reconnaît son suzerain puisqu’il sera nommé chevalier de l’Ordre de Saint-Jean. Le Saint Jérôme fait la démonstration de son art avec ce rouge qui enveloppe le saint : « l’écriture, c’est du rouge qui s’allume à la place d’une chandelle éteinte. » L’Amour endormi surprend avec ce retour d’un sujet mythologique ; peut-être renvoie-t-il à une sculpture de Michel-Ange dont on a perdu la trace. Quant à La Décollation de Jean-Baptiste, c’est un tableau qui a toujours obsédé l’auteur et qu’il avoue rédiger ce livre « pour arriver jusqu’à lui » : « Le visage de Judith est le départ : et le sang de Jean-Baptiste est l’arrivée. » On comprend que toute l’œuvre, « avancée nocturne vers la solitude du Caravage », est en réalité « un voyage intérieur » et c’est ce qui fait l’originalité et la particularité de ce beau livre.

La Décollation de Jean-Baptiste

Peu de temps après avoir réalisé cette œuvre magistrale qu’est La Décollation de Jean-Baptiste, Le Caravage est rattrapé par ses vieux démons, en se battant sans doute avec d’autres chevaliers. Emprisonné au Fort Sant’Angelo, il s’en évade assez mystérieusement, peut-être aidé par les Sforza Colonna qui l’ont toujours protégé. Celui qui est désormais « expulsé et retranché [de l’Ordre de Saint-Jean] comme un membre pourri et fétide », aborde à Syracuse. C’est là qu’il se cache et qu’il peint L’Enterrement de sainte Lucie et La résurrection de Lazare, une nouvelle manière encore dans son art : « on dirait qu’ils émanent d’un monde impartageable qui parviendrait soudainement à sortir de terre, comme le ferait un miracle sombre. »Et comment fit-il pour peindre ces œuvres majeures dans des conditions précaires, « sans matériel, sans rien » ? « L’inhumation, l’exhumation : peut-on aller plus loin ? La terre se peint ici comme l’horizon de la vie humaine. »

Les Funérailles de sainte Lucie

Ainsi pour Yannick Haenel, il semble que de toile en toile, le parcours du Caravage le « rapproche du Christ ». Dans La Résurrection de Lazare, alors que tous regardent vers Lazare, un seul homme est tourné vers le Christ. C’est Le Caravage qui « s’est peint là » et « cet homme au visage de feu » cherche à obtenir quelque chose : « une bénédiction ? Un pardon ? » On ne sait… Et cet espace « brûlant et rouge  qui le sépare encore du Christ », c’est aussi le nôtre, avec ou non « la possibilité du salut ». Pour Yannick Haenel, Le Caravage est le peintre qui fait « l’expérience de l’abandon », peint les ténèbres de la mort du Christ ressuscité et les saisit dans le noir de sa peinture. Le noir devient alors « la couleur de Dieu ».

David avec la tête de Goliath

En 1609, après le refuge en Sicile, Le Caravage qui aspire toujours à rentrer en grâce à Rome, repart à Naples. Il y est agressé violemment et défiguré, sans doute par des sbires des chevaliers de Saint-Jean. Il peint encore et toujours et notamment le célèbre David avec la tête de Goliath, qui est un autoportrait. Après sa dernière toile, Le Martyre de sainte Ursule, « une étrange féérie triste qui brille dans le noir », il embarque sur une felouque pour se rendre à Rome. Dans ses bagages, quelques objets personnels et des toiles roulés, une Madeleine et deux Jean-Baptiste. A Palo où il fait escale, il est arrêté par des gardes pontificaux et emprisonné peu de temps. Quand il est  libéré, plus d’embarcation ni de tableaux. Désespéré, il cherche alors à rallier Porto Ercole, lieu de l’escale de la felouque, en traversant des lieux marécageux. Atteint par une fièvre maligne, il meurt dans la solitude.

L’avant-dernier chapitre est consacré à La Décollation de Jean-Baptiste, dans la flaque de sang duquel le peintre a écrit son nom « à travers une syncope de lettres ». Par ce moyen, en devenant Jean-Baptiste, l’écrivain explique que le peintre se lave du péché et qu’il « est reçu dans l’histoire du salut ». Dans le dernier chapitre (54), Yannick Haenel rappelle que son  parcours initiatique à la peinture du Caravage a duré trente-cinq ans et qu’il s’est déroulé entre deux décapitations : celle d’Holopherne et celle du Baptiste. Et il précise : « Toutes ces histoires de décapitation ne tournent-elles pas autour de la vérité ? Quelqu’un a dit : « Le problème de la vérité est ce qui sépare la tête et le corps. » Cette phrase, en un sens, résume en un éclair toute mon aventure avec Le Caravage. »

C’est peu de dire que cet ouvrage m’a passionnée. J’en ai aimé l’analyse picturale, fine, précise et profonde. Mais j’ai surtout été impressionnée par l’aventure spirituelle de l’écrivain, dont la vie intérieure et l’écriture ont été irriguées par les tableaux de ce peintre hors normes. La passion d’une vie d’artiste, la relation intime entre peinture et littérature, « comme si Judith avait détaché ses boucles d’oreilles et les avait déposées dans la paume de ma main ».

Mon article sur La Course à l'abîme de Dominique Fernandez :

http://ex-libris.over-blog.com/2015/08/un-bijou-baroque-la-course-a-l-abime-de-dominique-fernandez.html

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche