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30 juin 2016 4 30 /06 /juin /2016 15:03
Trinacria, l'emblème de la Sicile (Photo ex-libris.over-blog.com, mai 2013)

Trinacria, l'emblème de la Sicile (Photo ex-libris.over-blog.com, mai 2013)

Pour faire suite à un deuxième voyage récent dans la Sicile baroque du 11 au 18 mai 2016, j'ai écrit ces vers, sorte de pot-pourri ou bric-à-brac de mes souvenirs siciliens.

 

Trinacria, Sicile, la Gorgone triade,

Ile des tremblements, soubresauts d’Encelade,

Exhalant son haleine lorsque l’Etna parade.

Mer de tous les dangers en Charybde et Scylla,

Terre des voyageurs où Ulysse accosta,

Et du grand Polyphème l’unique œil aveugla.

Sicile aux verts printemps, aux étés-siroccos,

Concave et puis convexe, piazza del duomo,

Agathe de Catane, aux beaux seins tenaillés,

Lucie de Syracuse, vierge violentée

Femmes douces et saintes, toujours martyrisées.

Sicile des Sicanes qui fut grecque et romaine,

Amphithéâtre où vinrent Euripide, Platon,

Sacrifiant à Zeus sur l’autel de Hiéron,

Edifiant son temple au poète Apollon.

Carrière des Tyrans, au creux des latomies,

Quand les soupirs venaient à l’oreille de Denys,

Qu’Aréthuse la nymphe coulait à Ortygie.

Sicile tant baroque, aux palais ouvragés,

Aux balcons arrondis, aux assises sculptées

De putti, de sirènes, de monstres inventés.

Sicile, îlot artiste, sensible et violente,

Empédocle mourant dans la fournaise ardente,

Archimède, savant à l’invention brillante,

Pirandello, Nobel, maître de la nouvelle,

Quasimodo, poète, secret et naturel,

Lampedusa le prince, romancier éternel

D’un monde qui s’en va, qui meurt dans la chaleur

D’un palais délabré et, à sa dernière heure,

Voit la femme voilée au charme ensorceleur.

Sicile, sous le joug de Rome et des Vandales,

Des Normands, de Byzance, du pouvoir impérial,

Victime séculaire d’un combat inégal,

Aux vêpres siciliennes au risque du va-tout,

Massacrant les Français du roi Charles d’Anjou

Et relevant le chef, le foulard rouge au cou.

Sicile des marchés, fontaines, mosaïques,

Aux multiples clochers, charrettes, céramiques,

Vives marionnettes des légendes épiques.

 

Sicile, beau jardin, où les bougainvillées

Sont soleils rougeoyants près des verts caroubiers,

Je voudrais m’endormir sous tes vieux oliviers.

 

 

 

 

Marionnette sicilienne à Taormine (Photo ex-libris.over-blog.com, mai 2013)

Marionnette sicilienne à Taormine (Photo ex-libris.over-blog.com, mai 2013)

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15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 13:14

Cinéma

 

 

 

J'ai la nostalgie des fourrures et je sais que, par les temps qui courent, cela n'est pas de mise. Brigitte Bardot et ses bébés-phoques, tous ceux qui sont plus attachés à défendre l'animal que l'homme, sont passés par là. Et  pourtant, chaque fois qu'il m'est donné d'avoir sous les yeux ou de caresser quelque pan de fourrure noire, c'est la silhouette de ma grand-mère paternelle, que j'aperçois se tenir au seuil des lointains dimanches de mon adolescence.

Nous habitions dans une ville portuaire du Nord de la France, là où le vent chasse le sable sur une digue rose pour en faire des congères blondes. Une ville où la mer est grise et où le beffroi s'arc-boute dans la tempête.

Le dimanche, nous allions souvent déjeuner chez mes grands-parents pour y manger immuablement un saumon à la chair douceâtre et des tartelettes dont la confiture de pommes débordait au-dessous des losanges de pâte. Assis avec mes cousins à la petite table, nous attendions avec impatience la fin du repas, tandis que nos parents et nos grands-parents évoquaient des histoires de grandes personnes, émaillées de phrases en anglais, afin que nous ne comprenions pas ce dont il retournait.

Nous avions hâte en effet que cette station assise sur les inconfortables chaises Louis XV prenne fin car l'après-midi était toujours riche de surprises. Après avoir pris le café sur le petit guéridon d'acajou, sous les yeux du groupe de musiciens en porcelaine de Saxe, figés dans un éternel XVIII° siècle à la Watteau, mes parents nous abandonnaient à nos grands-parents.

Il nous fallait alors aviser. Que ferions-nous ? Irions-nous en Belgique, dont la frontière n'était qu'à quelques six kilomètres, nous promener à Méli-Park, le parc d'attraction habité de tous les personnages de contes de fées ? Nous y mangions des gaufres dont je n'ai plus jamais retrouvé le délicat goût sucré. Aurions-nous le courage de monter en haut du phare voir les grands bateaux entrer de toute leur stature blanche dans le port ?

Il y avait encore une autre éventualité et celle-là avait ma préférence. « Si l'on allait au cinéma », disait ma grand-mère, en me regardant d'un air de  connivence. Mon grand-père prenait à chaque fois un air hésitant puis il acquiesçait de bonne grâce car il nous adorait et ne refusait jamais rien à son épouse.

Pendant qu'il se coiffait de son chapeau et enfilait son grand manteau bleu marine qui cachait sa vieille écharpe de lainage à carreaux gris et blanc, ma grand-mère se plaçait devant la glace qui surplombait la cheminée. Elle disposait avec difficulté son petit chapeau plat à fine voilette noire, ombrageant encore son profond regard si mélancolique, et mon grand-père l'aidait galamment à revêtir sa pelisse de fourrrure sombre, où elle disparaissait  toute. J'aimais à penser que c'était un pelage de loup ou de grand félin qu'elle portait là sur son dos, lui conférant ainsi une aura animale et sauvage. Puis elle mettait ses gants de fine peau grise à tout-petits boutons, si bien qu'on ne voyait plus que la tache claire de son visage. Elle s'emparait enfin avec empressement de son sac en cuir rigide à fermoir doré, qu'elle avait coutume de toujours tenir bien droit sur ses genoux. Quant à nous, nous ouvrions encore une fois le bocal de bonbons en verre biseauté, pour en dévorer avec gloutonnerie, en façon de viatique, un dernier caramel Sutti, au délicat papier bleu et blanc.

L'équipée commençait dans la vieille Citroën noire dans laquelle notre quatuor de cousins s'engouffrait bruyamment à l'arrière. Ma grand-mère, gênée par son imposante fourrure, s'asseyait avec difficulté à côté de son mari, qui faisait démarrer le moteur dans des pétarades insensées. Je n'oublierai jamais les fous-rires suscités par les violents coups de frein de mon grand-père, sursauts qui nous projetaient sur le dosseret de devant, telles des marionnettes. Quant à ma grand-mère, elle plongeait régulièrement en avant sous la boîte à gants en poussant de petits cris qui redoublaient nos rires mais laissaient de marbre notre chauffeur de grand-père, à l'impassibilité olympienne. Je m'étonne encore qu'elle ne se soit jamais blessée et c'est à l'épaisse fourrure de son manteau que j'attribue cette invulnérabilité.

Arrivés au cinéma Rex, c'était toujours le même cérémonial. L'attente impatiente et bavarde à la caisse, la délivrance tant attendue des billets bicolores, pliés et dentelés, par un homme-tronc à lunettes, derrière la vitre embuée et salie de son petit guichet, l'entrée à pas comptés dans la salle aux gros fauteuils ronds et profonds. Mes grands-parents se plaçaient chacun à une extrémité de la rangée sur laquelle nous avions jeté notre dévolu et, moi, je m'asseyais toujours à côté de mon aïeule. Avant que la séance ne commence et que ne s'ouvre avec une lenteur cérémonieuse le lourd rideau d'un rouge éteint qui dévoilerait l'immense écran tout blanc, je respirais avec ivresse l'odeur ténue de poussière et de transpiration qui faisait comme un halo invisible.

La lumière jaunâtre des petites appliques tarabiscotées sur les hauts murs recouverts d'une moquette vieillotte s'amuissait lentement ; le noir tombait sur nous comme un capuchon que l'on rabat ; mon coeur se mettait à battre la breloque. Le court-métrage, quel qu'en soit le thème, me faisait plonger dans une sorte d'état léthargique et magique, que le petit bonhomme de Jean Mineur Publicité, avec sa serpe et tous les zéros de son numéro de téléphone, rompait à peine. A l'entr'acte, dans un état quasi somnambulique, je regardais l'ouvreuse distribuer à chacun d'entre nous les esquimaux que mes cousins et mon frère réclamaient à nos grands-parents qui, bon princes, ne leur refusaient jamais. Je demeurais dans un silence religieux ; mes compagnons de spectacle riaient et plaisantaient en suçotant leur bâton glacé. " La voilà encore transformée en statue de sel", disait invariablement mon grand-père.

Quand de nouveau l'obscurité se faisait et que le long métrage commençait, il me semblait que j'étais soudain projetée hors de moi-même. Peplum ou western, comédie ou drame, tout m'était à profit et j'enfourchais la machine à rêves. C'est ainsi que, pelotonnée contre la fourrure douce de ma grand-mère, l'ai vu la boudeuse Scarlett mourir d'amour pour Ashley. J'ai pleuré contre elle lorsque la fine silhouette d'Anna Karénine disparaît dans la fumée mortifère de la locomotive. J'ai assourdi mes cris dans la toison souple quand Messala approche dangereusement son char aux roues piégées de celui de Ben-Hur. Je me suis cramponnée à son pelage lorsque les trapézistes du Fou du cirque, avec Danny Kay, s'envolent sous le chapiteau, tels de libres oiseaux... Merveilleux dimanches inoubliés qui m'ont donné pour jamais le goût des salles obscures.

Et voilà pourquoi, quand il m'arrive de caresser une trop rare fourrure noire, me revient au coeur, teintée de rêves, cette présence toute emmitouflée de ma grand-mère, dans l'obscurité cinématographique d'un dimanche d'antan.

 

 

Photo : Spectres du Cinéma 

 

 

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2 mai 2009 6 02 /05 /mai /2009 17:52



la-cloche.jpg


Pour la dernière fois, nous passons sous le portail qui ne fut jamais fermé pendant quarante-trois ans. La petite porte de verre au crochet de fer est ouverte sur la boîte à lettres béante où le courrier ne tombe plus .

Le gros loquet noir de la porte de la cave est cadenassé par une chaîne. Un des carreaux qui surplombent la porte de bois est cassé, rectangle sombre ouvert sur l'obscurité de la cave. Des noix sont tombées du noyer, poussé anarchiquement sur le jardin que nous appelions « Babylone », et nos pas déchirent les cerneaux froissés sous les feuilles mortes salies par la pluie.

Coincé par un pieu de bois fiché en terre, une grande dalle de pierre grise se dresse, portail de la mort dressé contre la roche du coteau. A qui, à quoi servira-t-elle ?

La clenche de la porte rouge syrien de l'atelier s'abaisse. Tuyau vert lové dans l'attente de l'eau qui n'y coulera plus, vieux bidon plastifié, craquelé, vide de désherbant, râteau aux dents rouges, petite masse lourde au manche mal équarri, vieille bêche poussiéreuse adossés au mur de ciment, lame de fer d'une petite raclette encore neuve luisant par terre, brouette à la roue lourde. Où sont les roses fanées, les dahlias défaits et les ramures coupées de la haie?

Sous le vieil if au ligneux tronc noué, les baies rouges forment un tapis collant et poisseux. Gymkhana entre elles jusqu'à la porte et raclement de nos semelles sur le racloir de métal. Nos pieds s'acharnent sur le vieux paillasson détrempé, dessin vert d'entrelacs qui s'enfonce dans la terre. - Les enfants, essuyez-vous les pieds ! Attention à ces petites baies, c'est du poison !

Nous ouvrons la porte, toujours cette petite béance vers le haut qui laisse apparaître le joint de métal rosé. Combien de mains se sont appuyées sur le montant pour bien fermer le verrou ?

Sol de l'entrée mosaïque de carrelage rouge et blanc où l'on voyait des traces de la terre des vignes, de la boue du chemin vicinal et du sable de la Loire. L'emplacement de la longue traite picarde aux petites poignées de cuivre rondes, qui brillaient comme autant de petits soleils, dessine un rectangle étroit et long contre le mur marron, aux nuances de café au lait et de carton d'emballage. Le portemanteau lance dans le vide ses patères nues : où est le chapeau de grand-père et la parka verte de Bonne ?

Au salon nos pas résonnent dans le vide sur le parquet Versailles. Sur la cheminée de marbre blanc, la Diane immaculée aux seins dressés et au croissant de lune évanoui ne nous regarde plus de ses yeux mythologiques. A sa place, une sorte d'objet en porcelaine blanc et rond, madrépore inidentifiable apporté- déjà- par ceux qui, demain, seront les propriétaires. Dans le renfoncement, sur la porte-vitrail illuminée par la moitié d'un soleil d'or (comme j'en aimais la lumière ravivée au soleil descendant !), les deux hérons marchent toujours avec élégance dans les roseaux : l'un saisit un poisson dans le bec tandis que l'autre lève la patte et que voltige un papillon. Dans le renfoncement, une grande glace prétentieuse et chantournée s'est déjà installée.

On monte à l'escabeau pour décrocher les hauts rideaux beiges. Ils s'écrasent par terre avec un bruit d'évanouissement tournoyant et mou. Ils ne s'ouvriront ni ne se refermeront plus sur la verdure mouvante du jardin et sur le reflet déformé des vitres de la serre. Dessus le mur blanc, un chemin de petits clous noirs raconte que s'agrippaient là les taches roses des fleurs d'un bougainvillée rapporté de Grèce. Le serpent de la suspension tarabiscotée de verre rouge et jaune se tortille tristement. La grande maie est vide et le ronronnement de la vieille chaudière s'est tu. Nous ne verrons plus pendre les haricots du grand catalpa avant la floraison et les poteaux du volley-ball ont disparu il y a longtemps déjà.

Dans la serre au sud, plus de roucoulements ni de battements d'ailes. Sur la vieille étagère de ferraille à trois étages, les tourterelles ne couveront plus leurs petits œufs fragiles. Au-dessus, le compteur électrique est un jeu de cubes abandonné et les chiffres en sont désormais immobiles. Le petit bassin  à la margelle ronde et bombé n'est plus qu'un creux gris qui attend sans espoir le retour de la fontaine verte et jaillissante du cyca qui explose.

Dans ce qui fut le billard, deux copies de dessins japonais vieillots surplombent la cheminée qui ne réchauffe plus rien. Des voilages d'un blanc grisâtre s'accrochent encore à la haute fenêtre donnant sur la haie entourant le devant de la maison.

Dans ce qui fut une salle à manger où l'on aimait rire, une petite lampe en fer forgé noir et à l'abat-jour rouge, tente encore de s'accrocher sous les rayonnages de bois désertés.

A l'étage, dans ce qui fut la chambre des grands-parents, les fleurs du papier peint sont encore d'un vert, d'un rose et d'un jaune étonnamment vivants. Je crois reconnaître l'odeur ténue de la poudre de riz qui s'exhale des placards jumeaux entr'ouverts.

Dans la grande chambre d'amis, la haute glace au tain mangé reflète une fenêtre vide. Jamais plus celle-ci ne s'ouvrira sur un matin brumeux d'où s'élèvent les voix étouffées des vendangeurs.

Les rideaux gris tombent sur le sol de la petite chambre au sud. Un étroit set de table de coton blanc, frangé et armorié, gît sous le lavabo. Un trou dans le ventre du plâtre laisse apparaître un gros tuyau de fonte rougie.

A l'un des coins de ce qui fut une autre chambre au nord, le plafond s'effrite et se fissure. Solitaire et méprisée, une applique dorée a été laissée sur le mur.

Dans les autres pièces, les rideaux gris, les rideaux bleus, sont de vains tissus abandonnés et informes qui ne calfeutreront plus ni nos rêves ni nos cauchemars.

Nous empruntons pour une fois ultime, la cage d'escalier ronde aux murs  enduits de gros coups de pinceau et dont on disait le rose « provençal » ! Durant vingt-deux ans combien de fois avons-nous monté ces cinquante-deux ou cinquante-cinq marches, je ne sais plus. Avec des paniers à provision, avec des enfants gigotant et criant dans les bras, avec une femme au pied plâtré sur le dos...

Vestiges du double crochet de fer qui retenait le longiligne fusil de fantasia au-dessus de la porte donnant sur la grande pièce au plafond lambrissé; des crochets oubliés dans le placard de la cuisine, tapissé de petits carreaux blancs et rose, qui permettait de suspendre les pichets colorés sur la barre à pots, lazurée de vert pâle.

Lumière blafarde de l'oeil-de-bœuf de ce qui fut notre chambre, tapissée d'abord de carreaux verts et blancs cachés dans le placard, puis d'une toile de jute beige à mi-hauteur. Nous y fûmes heureux...

Demeurent encore madrier et poulie de la chambre des enfants et qui transportèrent sous le toit  nos gros meubles. Anxiété quand le vaisselier Louis XV oscillait doucement entre ciel et terre, étrange oiseau de bois planant dans les airs. Sous nos pieds craque le parquet aux larges lames rustiques, sous lequel pendant des mois avait gratté inlassablement le hamster fugueur des enfants, devenu monstrueux parce qu'il avait dévoré les noix du grenier.

Après un dernier regard vers la tour carrée du château de Marguerite d'Anjou, nous retraversons à pas ralentis la grande pièce et le couloir aux murs jaunis. De retour de notre voyage de noces, nous y avions trouvé une rose rouge en signe de bienvenue. Mouches mortes à terre, carreaux ternis et rongés, froid qui vous serre...

Nous redescendons l'escalier à spirale où la cloche de vache, que nous avions attachée en guise de sonnette, ne tintera plus. Au premier étage, sur le papier crépi du mur, est encore collée la reproduction  bleue et blanche d'une peinture, représentant une femme, au chignon à la romaine, copie de peintures de Pompéi peut-être...

Il nous faut encore relever le compteur électrique à droite au bout de l'allée de tilleuls. A genoux dans les feuilles et la terre meuble et mouillée : lourdeur de la plaque de fer losangée, légèreté de la feuille blanche de polystyrène  et du sac de jute effrangé. Chiffres minuscules, ici, plus de lumière ! Mehr Licht !

Où sont les fleurs que l'on cueillait ? Même la dernière rose de l'automne s'est fanée.

Lentement, au pas, la voiture roule, corbillard qui emporte les rideaux en vrac, la brouette en équilibre, le serpent vert du tuyau. Ils serviront ailleurs, pour d'autres. Vie durable des objets passant de main en main, des maisons qui vont de propriétaire en propriétaire...

Je me rappelle le premier soir où je suis arrivée en ce jardin : il faisait doux  et le lendemain commençaient les vendanges. J'avais dix-neuf ans. J'en pars aujourd'hui et n'y reviendrai plus. J'ai eu cinquante-huit ans hier.


 
Novembre  2007                                                                                                                                              

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23 avril 2009 4 23 /04 /avril /2009 17:07



portrait-de-madame-adelaide-et-de-madame-victoire-portrait-.jpg 
Portrait de Madame Adélaïde et de Madame Victoire.

 

L'affreux fourgon mortuaire, couleur de prune blette écrasée, venait de disparaître au fond de l'allée Sainte-Catherine, emportant vers un cimetière pluvieux et éventé d'une ville du Nord, le corps parcheminé de notre grand-tante. A un an de distance, elle suivait dans la mort sa sœur de deux ans son aînée.

Durant la cérémonie religieuse, on avait évoqué l'histoire commune de ces deux sœurs d'une fratrie nombreuse, qui ne s'étaient jamais quittées ni mariées. J'avais lu quelques vers de Pierre Emmanuel et leur vie m'avait semblait contenue toute dans ces quelques mots :

[...] Tout est bleu là-haut.

Après la nuit viendra l'étoile.

Parfois souffrir est un caillou. 

En effet, quelles joies avaient-elles connues ces deux femmes nées avant la Grande Guerre, qui s'étaient « consacrées » à leurs parents, à qui on n'avait jamais accordé le droit d'avoir une vie amoureuse ? Dans toutes les familles bourgeoises, il a existé de ces « vestales » dont la race tend à s'éteindre, sacrifiées sur l'autel de la famille et maintenues sous la tutelle du père et des frères pendant toute leur vie.

Au décès de leurs parents, elles étaient restées un temps dans la grande maison familiale. Elles avaient eu une vie étale et sans aspérités qui se partageait entre l'entretien du parc de la propriété et l'église. Les fleurs qu'elles faisaient pousser dans les plates-bandes du jardin étaient destinées à orner l'église pour la messe dominicale en de délicates compositions. Les reposoirs qu'elles créaient pour la Fête-Dieu étaient de véritables œuvres d'art, mais qui s'en souciait? Les kermesses paroissiales étaient le temps fort de chaque année ; elles rosissaient de plaisir lorsqu'on les félicitait pour les nappes  et les mouchoirs finement brodés pendant les soirées d'hiver interminables, où elles avaient fatigué leur yeux bleu porcelaine à la lueur pâle des lampes.

Leur fortune, dont elle n'avait pas la jouissance directe, était demeurée dans l'indivision familiale. Les autres héritiers ayant eu un besoin impérieux d'argent, on les avait « déménagées » à cet âge où tout déplacement est un arrachement et un déracinement. Elles avaient été sommées de quitter la belle maison des Marronniers et avaient obéi sans mot dire mais c'était comme si on leur avait piétiné le cœur. Elles n'entendraient plus les abeilles bourdonner dans la vigne vierge et le râteau du jardinier zen racler le gravier avant l'arrivée des visiteurs.

Elles ne possédaient pas la signature des carnets de chèques et n'avaient eu qu'à se taire et à obtempérer. L'argent de la vente de la maison familiale était allé renflouer des estaminets enfumés où venaient s'abrutir des marins en bordée dans un port embrumé de la mer du Nord. Au début de chaque mois, elles recevaient  comme un cadeau toujours le même chèque qui leur permettait de vivre chichement mais elles ne se plaignaient pas. Elles ne savaient pas que les dunes bordées d'oyats dont elles étaient les propriétaires étaient devenues des terrains à construire, que les co-héritiers attendaient de vendre afin d'en obtenir le prix fort.

Elles avaient été transplantées dans un appartement sur les bord de la Loire. Le grand jardin d'autrefois était devenu petite terrasse, d'où elles regardaient l'eau couler vers la mer. Les mouettes criardes leur rappelaient les plages grises de la mer du Nord où elles étaient nées, mais elles sentaient qu'on les avait déjà laissées sur le bord de la route.

Je pense à elles deux et une impression douloureuse et étrange m'étreint car elles furent toujours pour moi éminemment poétiques. Quand je les voyais arriver l'une derrière l'autre dans le salon de mes beaux-parents, je songeais immanquablement aux filles de Louis XV, portraiturées par Nattier avec des rubans de satin et des petits bichons frisés.
L'aînée surtout possédait cette amabilité et cette élégance aristocratiques des grandes duchesses russes, portée à son comble la dernière fois que je la vis. Elle avait quatre-vingt-quinze ans et, rien ne la retenant plus à l'existence, elle ne s'alimentait plus. Le visage tourné vers la lueur blafarde de la fenêtre, elle était recroquevillée sur son lit d'hôpital dans sa longue chemise de linon blanc brodée, et caressait d'une façon mécanique son collier de perles. Elle avait eu un ultime geste de courtoisie en repoussant d'un geste malhabile ses cheveux, tout en s'excusant de nous recevoir alors qu'elle était décoiffée ! Je lui avais caressé la main et elle avait sursauté en sentant la froideur de mes doigts : « Comme tu as les mains glacées ! » m'avait-elle lancé avec effroi, elle qui ne parlait plus. Peut-être avait-elle cru que j'étais la Faucheuse et je m'en veux de lui avoir causé cette peur ultime.

Tout comme Louis XV qui avait affublé ses filles de surnoms familiers peu agréables, tels Coche ou Chiffe, nous les avions toujours connues sous les appellations de Mimi et Nénette, alors qu'elles portaient chacune un des beaux prénoms de la reine martyre Marie-Antoinette. Ces « petits noms » les renvoyaient inéluctablement à un statut d'éternelles petites filles. Et c'est bien ce qu'elles étaient restées, vivant dans un état d'ingénuité et d'innocence perpétuelles.

Leur principal passe-temps était de tricoter de leurs doigts délicats et agiles des carrés de laine pour les bébés qu'elles auraient voulu avoir et qui étaient ceux de femmes qui n'en voulaient pas ! Elles se plaisaient encore à confectionner de naïves poupées dont les grands yeux de tissu bleus ou verts regardaient comme elles-mêmes le monde avec surprise et étonnement. Jusqu'à la fin de leur vie, elles avaient aimé avec passion jouer aux dominos, aux dames et au scrabble. Assises à leur fragile petite table de bridge aux jambes grêles, recouverte d'un napperon aux broderies éteintes, elles poussaient des cris de contentement extasié lorsqu'elles trouvaient un mot particulièrement long. Elles s'applaudissaient mutuellement d'un bravo sonore où persistait à pointer la pesante intonation de l'accent du nord de la France qui ne les avait jamais quittées. Elles prenaient de graves airs offusqués lorsque l'une d'elle se risquait à un mot grivois, puis elles se mettaient à rire à gorge déployée.

Régulièrement, chaque été, leur sœur un peu plus âgée, qui avait retrouvé un statut de demoiselle semblable au leur à cause d'un veuvage précoce, venait passer un mois chez elles. Leur trio sororal se retrouvait dans la même petite chambre, recréant ainsi le cocon familial de leur enfance, quand elles s'endormaient en se tenant par la main, sous le regard absent de leur nurse anglaise.

Elles étaient assez différentes l'une de l'autre. L'aînée avait un caractère bien trempé et elle aurait été une maîtresse de maison parfaite. Elle était d'une intelligence pragmatique et pleine de finesse. La seconde n'était pas une intellectuelle mais elle aimait versifier et nous aimions écouter ses poèmes, qu'elle nous lisait avec application.

J'aime l'oiseau qui chante,

J'aime du papillon

La caresse inconstante

Aux épis du sillon.

Si sa sœur était de caractère égal, elle prenait plus facilement la mouche. Elle parlait parfois indéfiniment de menus choses et de pacotilles et son frère la traitait de « babelore », qui signifie "bavarde" en flamand. On la voyait alors rougir, se lever d'un bond et quitter la pièce sans un mot, de sa démarche faussement martiale, dans un sursaut de dignité qui faisait rire tout le monde.

Dans leur cœur, nulle méchanceté, aucune animosité, mais toujours, jusqu'au bout, j'en suis sûre, le fol espoir qu'elles se marieraient ! Menées de lieux en lieux de plus en plus rétrécis, jusqu'à cette maison de retraite au nom prétentieux d'Aliénor d'Aquitaine, qui sentait le désinfectant et l'urine, je ne les ai jamais entendu se plaindre.

J'ai souvent imaginé leurs songes et leurs aspirations. Je voudrais être certaine que maintenant, dans un jardin qui ressemble à celui où elles cueillaient des fleurs pour les reposoirs, après presque « cent ans de solitude », quelqu'un, enfin, les aime de l'amour dont elles rêvèrent toute leur vie.

 

 

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