Pour la dernière fois, nous passons sous le portail qui ne fut jamais fermé pendant quarante-trois ans. La petite porte de verre au crochet de fer est ouverte sur la boîte à lettres béante où le courrier ne tombe plus .
Le gros loquet noir de la porte de la cave est cadenassé par une chaîne. Un des carreaux qui surplombent la porte de bois est cassé, rectangle sombre ouvert sur l'obscurité de la cave. Des noix sont tombées du noyer, poussé anarchiquement sur le jardin que nous appelions « Babylone », et nos pas déchirent les cerneaux froissés sous les feuilles mortes salies par la pluie.
Coincé par un pieu de bois fiché en terre, une grande dalle de pierre grise se dresse, portail de la mort dressé contre la roche du coteau. A qui, à quoi servira-t-elle ?
La clenche de la porte rouge syrien de l'atelier s'abaisse. Tuyau vert lové dans l'attente de l'eau qui n'y coulera plus, vieux bidon plastifié, craquelé, vide de désherbant, râteau aux dents rouges, petite masse lourde au manche mal équarri, vieille bêche poussiéreuse adossés au mur de ciment, lame de fer d'une petite raclette encore neuve luisant par terre, brouette à la roue lourde. Où sont les roses fanées, les dahlias défaits et les ramures coupées de la haie?
Sous le vieil if au ligneux tronc noué, les baies rouges forment un tapis collant et poisseux. Gymkhana entre elles jusqu'à la porte et raclement de nos semelles sur le racloir de métal. Nos pieds s'acharnent sur le vieux paillasson détrempé, dessin vert d'entrelacs qui s'enfonce dans la terre. - Les enfants, essuyez-vous les pieds ! Attention à ces petites baies, c'est du poison !
Nous ouvrons la porte, toujours cette petite béance vers le haut qui laisse apparaître le joint de métal rosé. Combien de mains se sont appuyées sur le montant pour bien fermer le verrou ?
Sol de l'entrée mosaïque de carrelage rouge et blanc où l'on voyait des traces de la terre des vignes, de la boue du chemin vicinal et du sable de la Loire. L'emplacement de la longue traite picarde aux petites poignées de cuivre rondes, qui brillaient comme autant de petits soleils, dessine un rectangle étroit et long contre le mur marron, aux nuances de café au lait et de carton d'emballage. Le portemanteau lance dans le vide ses patères nues : où est le chapeau de grand-père et la parka verte de Bonne ?
Au salon nos pas résonnent dans le vide sur le parquet Versailles. Sur la cheminée de marbre blanc, la Diane immaculée aux seins dressés et au croissant de lune évanoui ne nous regarde plus de ses yeux mythologiques. A sa place, une sorte d'objet en porcelaine blanc et rond, madrépore inidentifiable apporté- déjà- par ceux qui, demain, seront les propriétaires. Dans le renfoncement, sur la porte-vitrail illuminée par la moitié d'un soleil d'or (comme j'en aimais la lumière ravivée au soleil descendant !), les deux hérons marchent toujours avec élégance dans les roseaux : l'un saisit un poisson dans le bec tandis que l'autre lève la patte et que voltige un papillon. Dans le renfoncement, une grande glace prétentieuse et chantournée s'est déjà installée.
On monte à l'escabeau pour décrocher les hauts rideaux beiges. Ils s'écrasent par terre avec un bruit d'évanouissement tournoyant et mou. Ils ne s'ouvriront ni ne se refermeront plus sur la verdure mouvante du jardin et sur le reflet déformé des vitres de la serre. Dessus le mur blanc, un chemin de petits clous noirs raconte que s'agrippaient là les taches roses des fleurs d'un bougainvillée rapporté de Grèce. Le serpent de la suspension tarabiscotée de verre rouge et jaune se tortille tristement. La grande maie est vide et le ronronnement de la vieille chaudière s'est tu. Nous ne verrons plus pendre les haricots du grand catalpa avant la floraison et les poteaux du volley-ball ont disparu il y a longtemps déjà.
Dans la serre au sud, plus de roucoulements ni de battements d'ailes. Sur la vieille étagère de ferraille à trois étages, les tourterelles ne couveront plus leurs petits œufs fragiles. Au-dessus, le compteur électrique est un jeu de cubes abandonné et les chiffres en sont désormais immobiles. Le petit bassin à la margelle ronde et bombé n'est plus qu'un creux gris qui attend sans espoir le retour de la fontaine verte et jaillissante du cyca qui explose.
Dans ce qui fut le billard, deux copies de dessins japonais vieillots surplombent la cheminée qui ne réchauffe plus rien. Des voilages d'un blanc grisâtre s'accrochent encore à la haute fenêtre donnant sur la haie entourant le devant de la maison.
Dans ce qui fut une salle à manger où l'on aimait rire, une petite lampe en fer forgé noir et à l'abat-jour rouge, tente encore de s'accrocher sous les rayonnages de bois désertés.
A l'étage, dans ce qui fut la chambre des grands-parents, les fleurs du papier peint sont encore d'un vert, d'un rose et d'un jaune étonnamment vivants. Je crois reconnaître l'odeur ténue de la poudre de riz qui s'exhale des placards jumeaux entr'ouverts.
Dans la grande chambre d'amis, la haute glace au tain mangé reflète une fenêtre vide. Jamais plus celle-ci ne s'ouvrira sur un matin brumeux d'où s'élèvent les voix étouffées des vendangeurs.
Les rideaux gris tombent sur le sol de la petite chambre au sud. Un étroit set de table de coton blanc, frangé et armorié, gît sous le lavabo. Un trou dans le ventre du plâtre laisse apparaître un gros tuyau de fonte rougie.
A l'un des coins de ce qui fut une autre chambre au nord, le plafond s'effrite et se fissure. Solitaire et méprisée, une applique dorée a été laissée sur le mur.
Dans les autres pièces, les rideaux gris, les rideaux bleus, sont de vains tissus abandonnés et informes qui ne calfeutreront plus ni nos rêves ni nos cauchemars.
Nous empruntons pour une fois ultime, la cage d'escalier ronde aux murs enduits de gros coups de pinceau et dont on disait le rose « provençal » ! Durant vingt-deux ans combien de fois avons-nous monté ces cinquante-deux ou cinquante-cinq marches, je ne sais plus. Avec des paniers à provision, avec des enfants gigotant et criant dans les bras, avec une femme au pied plâtré sur le dos...
Vestiges du double crochet de fer qui retenait le longiligne fusil de fantasia au-dessus de la porte donnant sur la grande pièce au plafond lambrissé; des crochets oubliés dans le placard de la cuisine, tapissé de petits carreaux blancs et rose, qui permettait de suspendre les pichets colorés sur la barre à pots, lazurée de vert pâle.
Lumière blafarde de l'oeil-de-bœuf de ce qui fut notre chambre, tapissée d'abord de carreaux verts et blancs cachés dans le placard, puis d'une toile de jute beige à mi-hauteur. Nous y fûmes heureux...
Demeurent encore madrier et poulie de la chambre des enfants et qui transportèrent sous le toit nos gros meubles. Anxiété quand le vaisselier Louis XV oscillait doucement entre ciel et terre, étrange oiseau de bois planant dans les airs. Sous nos pieds craque le parquet aux larges lames rustiques, sous lequel pendant des mois avait gratté inlassablement le hamster fugueur des enfants, devenu monstrueux parce qu'il avait dévoré les noix du grenier.
Après un dernier regard vers la tour carrée du château de Marguerite d'Anjou, nous retraversons à pas ralentis la grande pièce et le couloir aux murs jaunis. De retour de notre voyage de noces, nous y avions trouvé une rose rouge en signe de bienvenue. Mouches mortes à terre, carreaux ternis et rongés, froid qui vous serre...
Nous redescendons l'escalier à spirale où la cloche de vache, que nous avions attachée en guise de sonnette, ne tintera plus. Au premier étage, sur le papier crépi du mur, est encore collée la reproduction bleue et blanche d'une peinture, représentant une femme, au chignon à la romaine, copie de peintures de Pompéi peut-être...
Il nous faut encore relever le compteur électrique à droite au bout de l'allée de tilleuls. A genoux dans les feuilles et la terre meuble et mouillée : lourdeur de la plaque de fer losangée, légèreté de la feuille blanche de polystyrène et du sac de jute effrangé. Chiffres minuscules, ici, plus de lumière ! Mehr Licht !
Où sont les fleurs que l'on cueillait ? Même la dernière rose de l'automne s'est fanée.
Lentement, au pas, la voiture roule, corbillard qui emporte les rideaux en vrac, la brouette en équilibre, le serpent vert du tuyau. Ils serviront ailleurs, pour d'autres. Vie durable des objets passant de main en main, des maisons qui vont de propriétaire en propriétaire...
Je me rappelle le premier soir où je suis arrivée en ce jardin : il faisait doux et le lendemain commençaient les vendanges. J'avais dix-neuf ans. J'en pars aujourd'hui et n'y reviendrai plus. J'ai eu cinquante-huit ans hier.
Novembre 2007