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1 mai 2018 2 01 /05 /mai /2018 10:25

Lorsque c'est le temps du parme et du mauve au jardin, je pense toujours à ce texte de La Recherche du temps perdu : "Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j'avais lu La Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux ; si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie, puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes."

Une couleur qui me donne l'occasion de publier de nouveau le poème que j'avais écrit en 2011 sur les yeux de Liz Taylor :

Elle s’appelait Elizabeth

Mais on préférait Liz

Ou Lizzie

 

Je ne sais qu’une chose

C’est qu’elle avait des yeux

Comme je n'en vis jamais

Des yeux bleu violet

Des yeux bleu violine

Des yeux bleu colombin

Des yeux bleu zizolin

De mauve et d'améthyste

De lilas et de parme

   

Le mystérieux charme

D’une dernière étoile

Dont je vois le reflet

Comme dans un œil d’or

 

 

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28 avril 2018 6 28 /04 /avril /2018 14:56

Erik Truffaz, Sandrine Bonnaire, Marcello Giuliani 

 

Jeudi 19 avril 2018, au Dôme de Saumur, Sandrine Bonnaire proposait une lecture musicale de deux textes de Marguerite Duras, L’Homme atlantique (1982) et  L’Homme assis dans le couloir (1980). Accompagnée par Erik Truffaz (trompette et clavier) et de Marcello Giuliani  (contrebasse et guitare), la comédienne à la voix chaude et magnétique nous a fait pénétrer dans le domaine cinématographique et amoureux de l’auteur de L’Amant, avec des amours voués à l’échec et tout empreints de violence. C’est Erik Truffaz et l’actrice qui ont mené à bien ce projet atypique. En effet le trompettiste aime à questionner la musique et la manière dont un instrument peut s’associer à un autre. Quant à Marcello Giuliani, son ami de longue date, il est membre fondateur du groupe Erik Truffaz Quartet.

 

Dans ce spectacle inédit, Sandrine Bonnaire, sobrement vêtue de noir, évolue au sein d’une superbe scénographie, tout en lenteur et en clair-obscur. Le plateau est en effet éclairé parfois par un écran cinématographique, de petites lampes orange tombant des cintres, parfois par des projecteurs ou encore par le rectangle d’une porte qui laisse passer la lumière. Dans la lenteur, la diseuse déambulera d’un musicien à l’autre, partant d’un lit, à cour, pour aller d’un fauteuil de cuir blanc à jardin voisinant avec un clavier, ou encore pour passer derrière un fin rideau de toile transparente. Ces déplacements, ces rapprochements, ces fuites d’un homme à l’autre m’ont fait penser au trio que Marguerite Duras forma avec son mari Robert Anthelme et son amant Dionys Mascolo, évoqué récemment dans le film La Douleur avec Mélanie Thierry.

 

L’Homme atlantique est une nouvelle d’une trentaine de pages, une sorte de longue lettre d’amour envoyée par l’écrivain à Yann Andréa qui, de 1980 à 1996, fut son dernier compagnon. Cette lettre dit la douleur de l’amour finissant et les incertitudes de la mémoire. La particularité de ce texte est qu’il est la transcription de la bande-son du moyen métrage éponyme que Marguerite Duras a réalisé en 1981. Le film est constitué des chutes d'un autre film, Agatha ou les lectures illimitées. Yann Andrea en est l’acteur et elle-même la voix off de la femme qui affirme : « Je suis dans un amour entre vivre et mourir. » Le spectateur se fait ici le voyeur de ce qui se passe sur scène, l’emploi du vouvoiement créant quant à lui une forme de mise à distance de l’être aimé qui ne l’est plus et aussi un éloignement du spectateur : « Vous regarderez l'appareil comme vous regardiez la mer, comme vous regardiez la mer et les vitres et le chien et l'oiseau tragique dans le vent et les sables d'acier face aux vagues. » La voix de Sandrine Bonnaire se fait ici injonctive, impérative comme si elle était le metteur en scène. Le texte est aussi une description du déclic qui conduit à  l’écriture. En ce « tragique mois de juin », celui du désamour, la voix off affirme : « Je me suis dit que je vais commencer à écrire pour me guérir du mensonge de l’amour finissant ». Et plus loin : « C’est alors que je me suis dit, pourquoi ne pas faire un film ? Ecrire serait trop dorénavant, pourquoi pas un film ? » Et ailleurs : « Vous êtes resté dans l’état d’être parti. Et j’ai fait un film de votre absence. » Un passionnant constat du va-et-vient du processus de création, tel est encore ce texte.

 Yann Andrea dans le film L'Homme atlantique

 

A cet homme face à l’Atlantique qui regarde la mer « absolument », et qu’elle a entrepris de filmer, celle qui filme dit : « Je l’ai pris et je l’ai mis dans le temps gris, près de la mer, je l’ai perdu, je l’ai abandonné dans l’étendue du film atlantique. Et puis je lui ai dit de regarder, et puis d’oublier, et puis d’avancer, et puis d’oublier encore davantage, et l’oiseau sous le vent, et la mer dans les vitres et les vitres dans les murs. Pendant tout un moment il ne savait pas, il ne savait plus, il ne savait plus marcher, il ne savait plus regarder. Alors je l’ai supplié d’oublier encore et encore davantage, je lui ai dit que c’était possible, qu’il pouvait y arriver. Il y est arrivé. Il a avancé. Il a regardé la mer, le chien perdu, l’oiseau sous le vent, les vitres, les murs. Et puis il est sorti du champ atlantique. La pellicule s’est vidée. Elle est devenue noire. Et puis il a été sept heures du soir le 14 juin 1981. Je me suis dit avoir aimé. » Film expérimental sur le désamour et la mémoire, ce film est une succession de plans où l’on voit Yann Andrea, en profil perdu ou déambulant parmi les piliers du hall d’un hôtel ou assis dans un fauteuil de cuir. Ces plans alternent avec des images de vagues venant lécher une bande de sable et de longs  moments de noirs où l’on entend la voix de Duras. La scénographie du spectacle jouera ainsi sur la présence-absence d’un écran de cinéma en fond de scène.

 

Mais ce texte est surtout une leçon de cinéma donnée  par Marguerite Duras. Et l’on n’est pas étonné que la comédienne Sandrine Bonnaire ait eu l’envie de dire ce texte qui explore l’œil de la caméra. On sait que le thème du regard est essentiel chez l’écrivain et ses personnages sont souvent présentés comme étant vus par d’autres ou eux-mêmes en train de voir. Elisabeth Poulet, dans un article intitulé « Marguerite Duras voyante et visionnaire », explique que l’écriture de l’auteur se situe « dans l’excès du regard, dans l’excès du voir ». Le regard doit donc saisir quelque chose mais « regarder quoi ? » s’interroge L’Homme atlantique. Le critique répond que l’essentiel n’est pas là : « Il faut regarder c’est tout, et si c’est possible jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ne plus pouvoir le faire. » C’est bien ce que dit la voix off, celle de Marguerite Duras à Yann Andrea : « Vous regarderez ce que vous voyez. Mais vous le regarderez absolument. Vous essaierez de regarder jusqu’à l’extinction de votre regard, jusqu’à son propre aveuglement et à travers celui-ci vous devrez essayer encore de regarder. Jusqu’à la fin. »

 

Certaines phrases doivent résonner particulièrement à l’oreille de la comédienne. Ne sait-elle pas intensément ce que représente le fait d’être sous le regard d’un metteur en scène, puis ensuite d’être livrée à celui du spectateur ?  « Vous allez passer de nouveau devant la caméra […] Déjà vous avez derrière vous un passé, un plan, déjà vous avez vieilli, vous êtes en danger. Le plus grand danger que vous encourez maintenant, c’est celui de vous ressembler, de ressembler à celui du premier plan tourné il y a une heure […] la salle, elle, est à elle seule le monde entier, de même que vous vous l’êtes à vous seul. » J’ai trouvé particulièrement intéressant ce que dit Marguerite Duras de la relation entre la caméra qui « ne mentira pas » et le comédien. Même si parfois, on entend ces phrases sibyllines dont l’écrivain a le secret ! Ainsi on entend : « Tandis que je ne vous aime plus je n’aime plus rien, rien, que vous, encore. » Ou bien : « Je n’ai plus rien à faire qu’à subir cette exaltation à propos de quelqu’un qui ne savait pas qu’il vivait et dont moi je savais, […]  qu’il ne savait pas quoi faire de ça, de la vie qu’il vivait […] qui ne savait plus quoi faire de soi. » Entre ressassement et mystère, c’est la séduction de l’écriture durassienne qui opère… ou pas !

 

A ce premier texte succédait L’Homme assis dans le couloir, une courte nouvelle de 36 pages.

Une première version de ce récit érotique avait été écrite en 1962 et éditée de manière anonyme. Il trouvera sa mise en forme définitive, une fois que l’auteur y aura introduit ce qu’elle nomme « la troisième personne », pour celle « qui voit et qui raconte ». » L’auteur le publia en 1980 aux éditions de Minuit, sous son propre nom. Elle a précisé à ce propos : « Ce texte, je ne n'aurais pas pu l'écrire si je ne l'avais pas vécu. » Allusion peut-être à la rencontre amoureuse avec le Chinois de L’Amant (1984). Ecrite à l’indicatif et au conditionnel, l’histoire commence en ces termes : « L'homme aurait été assis dans l'ombre du couloir face à la porte ouverte sur le dehors. Il regarde une femme qui est couchée à quelques mètres de lui sur un chemin de pierres. Autour d'eux il y a un jardin qui tombe dans une déclivité brutale sur une plaine, de larges vallonnements sans arbres, des champs qui bordent un fleuve. » L’emploi du conditionnel laisse la porte ouverte à l’imaginaire du lecteur : les faits existent-ils ou sont-ils l’objet d’un fantasme de la narratrice ?

 

Ce texte reprend par ailleurs des thématiques chères à l’écrivain : les paysages font penser à l’Inde du Vice-Consul et on y retrouve le désir amoureux et la violence. Comme dans L’Homme atlantique, c’est encore un trio qui est en jeu tandis que le thème du regard y est aussi essentiel : « Elle n'aurait rien dit, elle n'aurait rien regardé. Face à l'homme assis dans le couloir sombre, sous ses paupières elle est enfermée. Au travers elle voit transparaître la lumière brouillée du ciel. Elle sait qu'il la regarde, qu'il voit tout. Elle le sait les yeux fermés comme je le sais moi, moi qui regarde. Il s'agit d'une certitude. » Tout se passe entre ces trois-là, entre exhibitionnisme de l’homme et de la femme et voyeurisme de la voix qui regarde. L’on pourrait même ici employer l’adjectif obscène, en se référant à l’étymologie controversée ob-scena, devant la scène. On pourrait aussi penser à obscenus, un mot de la langue des augures : il désigne le mauvais signe, le présage fâcheux, l’amour étant ici plutôt du côté de la violence et de la mort.

Dans cette description de l’acte d’amour entre un homme et une femme, la narratrice est en quête d’une forme de connaissance : « Je vois le corps. Je  le vois tout entier dans une proximité violente. Il ruisselle de sueur, il est dans un éclairement solaire d'une blancheur effrayante. » Cette volonté d’aller au-delà des corps semble pourtant vouée à l’échec : « Je crois que les yeux fermés devaient être verts. Mais je m'arrête aux yeux. Et même si j'arrive à les retenir longtemps dans les miens ils ne me donnent pas le tout du visage. Le visage reste inconnu. Je vois le corps. » A propos de cette parole durassienne Roland Barthes a parlé de « corps dans la voix ». Duras précise :  « Je ne peux plus écrire des choses gratuitement sans qu’elles relèvent de quelqu’un, de l’auteur, des témoins, des gens qui passaient et qui ont vu. »

Ce texte très cru laisse une impression de malaise tant Eros y est lié à Thanatos. Le masochisme d’une femme qui dit « Je t’aime » et demande à être battue y est perceptible : « Elle dit : frappée, fort, comme tout à l’heure le cœur. » Et puis ce passage : « Elle est sous lui, attentive de toute sa force, dirait-on, à l'événement en cours. Sans un geste, la bouche mordue à son bras arrêtée à la soie de sa robe, elle en percevrait la progression, la pression du pied sur le cœur. Les yeux auraient été de nouveau refermés sur la couleur verte entrevue. Sous le pied nu il y a la boue d'un marécage, un frémissement d'eau, sourd, lointain, continu. La forme est défaite, molle, comme cassée, d'une terrifiante inertie. Le pied appuie encore. Il s'enfonce, atteint la cage d'os, appuie encore. » A la fin du récit, il est question de l’ « immobilité » de la femme, sous un ciel d’orage. La narratrice dit « ignorer si [elle] dort » tandis que l’homme « pleure couché sur [elle]. » Mais elle dit aussi : « Je vois que d’autres gens regardent, d’autres femmes, que d’autres femmes maintenant mortes ont regardé de même se faire et se défaire les moussons d’été […] » Et j’ai alors pensé à la phrase de Hiroshima, mon amour (1960) : « Tu me tues, tu me fais du bien. »

 

Certes, avec ce texte si particulier, il faut savoir discerner toute l’alchimie de l’écriture que l’écrivain opère à partir d’éléments vécus et qu’elle explique ainsi : « L’homme pour qui j’ai écrit le texte est mort » et de poursuivre : « C’est moi maintenant qui vois ça, qui vois ce que j’ai écrit pour lui, ce que j’avais écrit pour lui… maintenant, je suis intégrée dans le livre, complètement. »  Cependant, à l’heure où l’on dénonce les violences faites aux femmes, on ne pourra s’empêcher de s’interroger sur l’impression de gêne provoquée par cette nouvelle violemment érotique. Sandrine Bonnaire le dit elle-même : c'est "un texte pas facile à dire, pas facile à entendre".

Au demeurant, ce spectacle consacré à Marguerite Duras m’a intéressée. J’ai aimé la fluidité et la maîtrise avec laquelle Sandrine Bonnaire s’empare de cette langue urgente au style minimaliste, tellement évocateur de la passion amoureuse. Cette « écriture vocale » (Barthes) y était par ailleurs superbement soutenue par les musiques lancinantes et obsessionnelles des deux musiciens et les éclairages inspirés de Maël Fabre. Et ce spectacle musical ne me donne qu’une envie : celle de relire Marguerite Duras, pour une plongée « entre le chagrin et le néant ».

 

Sources :

Le programme du Dôme

"Le corps dans la voix. . De L’amour à L’homme assis dans le couloir "de Marguerite Duras, Florence de Chalonge
"Marguerite Duras voyante et visionnaire", Elisabeth Poulet

Liens vers mes billets sur Marguerite Duras

http://ex-libris.over-blog.com/article-marguerite-et-moi-par-la-compagnie-metro-mouvance-123158222.html

http://ex-libris.over-blog.com/article-l-amour-en-bleu-blanc-noir-les-yeux-bleus-cheveux-noirs-de-marguerite-duras-123833862.html

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23 avril 2018 1 23 /04 /avril /2018 17:01

 

 

Je viens de lire Les Nids de Van Gogh d’Evelyne Larcher, alias Mansfield, dont je suis le blog (Le blog de Mansfield) depuis longtemps. J’apprécie beaucoup les billets qu’elle écrit, bien souvent des instantanés pris sur le vif : « Instants de grâce, parcours chahutés, affirmation de soi. J'aime saisir ces moments dans la vie qui font vibrer et se sentir vivant », ainsi définit-elle le propos de son blog qui évoquera aussi bien des pas dans la neige que Paris sous la pluie. Comme l’artiste néo-zélandaise, Katherine Mansfield, dont elle a pris le pseudonyme, Evelyne Larcher puise son inspiration dans l’observation minutieuse de son quotidien. Et comme la nouvelliste, née à Wellington, et qui vécut loin de son pays d’origine en Italie et en France, la Guadeloupéenne Evelyne Larcher vit loin  des  Antilles et de sa terre natale Casablanca.

Aussi étais-je curieuse de lire son premier roman publié en 2017 chez Librinova, qui lui a décerné en février 2018 le second prix ex-aequo de son « Prix des étoiles ». Intitulé Les Nids de Van Gogh (un titre très intrigant), le livre raconte l’histoire d’Autumn, une jeune femme de trente ans qui prend des vacances hors-saison, en automne, à L., « entre Saint-Malo et Cancale », pour se remettre d’une rupture amoureuse avec son amant Clovis. Dans l’hôtel de Mme Dubreuil, qui semble porter un lourd secret, elle rencontre Hervé dont elle s’éprend. La relation entre eux a du mal à s’établir car la voyageuse est « désorientée dans la liberté » et le garçon fuyant. Ce dernier a ses quartiers dans l’hôtel et il vit sous le regard et sous la coupe de la patronne des lieux. Après bien, des mystères (comment est morte Gaëlle, la fille de Mme Dubreuil ?), des manipulations (pourquoi Clovis, l’ancien compagnon d’Autumn se retrouve-t-il à l’hôtel ?), des révélations (une photo de groupe), l’héroïne parviendra au but de son parcours vers « la lumière », troisième partie du roman.

L’originalité de l’œuvre est qu’elle est placée sous les auspices de Van Gogh et notamment de son œuvre picturale, Les Nids, huiles et encre, datant de 1885-1887, qui donne son titre au roman. On sait que les parents du peintre avaient un grand amour de la nature qu'ils avaient transmis à leurs enfants. Selon sa sœur, Vincent aimait à regarder les oiseaux et connaissait l'emplacement de leurs nids. Cette passion venue de l'enfance l'a sans doute inspiré quand il a peint Les Nids. Une reproduction d’un de ces tableaux sous la forme d’une affiche est présente dans le bar de l’hôtel de Jeannie Dubreuil et fascine Autumn : « Je levai la tête et découvris le poster d’une exposition datant de deux ans déjà. Les Nids d’Oiseaux, de Vincent Van Gogh. C’était prodigieux. Je ne parvenais pas à m’en détacher. Certains, vides, avaient la noirceur de l’abîme, d’autres comblés pour la couvaison, la chaleur d’un foyer. » Tout le roman sera irrigué par cette présence picturale.

Dans une interview, Evelyne Larcher explique la genèse de son roman. Après avoir eu l’idée d’une « romance » dans laquelle les personnages ne peuvent avancer faute d’oublier un lourd passé, elle a pensé à Van Gogh : « Je cherchais ce qui représentait le mieux la famille et pouvait intervenir au moyen d’affiches dans l’hôtel, de manière récurrente. Van Gogh avec ses Nids s’est imposé. » C’est ainsi qu’au fil du déroulement de l’intrigue qui voit Autumn s’installer dans le cocon de l’hôtel et y faire sa place, les deux premières parties s’appellent « Les Nids », puis « Les Œufs ». Pages 131 et 132, il est bien question des « membres de la famille, du nid que constituait l’hôtel ». La narratrice explique la passion de Mme Dubreuil pour Les Nids en ces termes  « Nidation, couvée, famille, un sujet sensible… Au moins là, et si par malheur elle avait perdu sa fille, je percutais ! »

En quête de la résolution du mystère de la mort de Gaëlle Dubreuil qu’elle cherche à percer, préoccupée par le chiffre trois qui permet différentes combinaisons des personnages, la narratrice songe : « Hervé, Gaëlle, Jeannie Dubreuil, ou Hervé, Gaëlle, Camille, ou encore Hervé, Gaëlle, Alice. C’étaient trois prénoms juxtaposés comme trois œufs confortablement disposés dans l’un des Nids de Vincent, mon préféré sur l’affiche derrière le bar. J’avais en tête l’huile sur toile visible au musée d’Otterlo. Au cœur d’un tableau aux tons inégaux, froids au premier regard, trônaient trois œufs fantastiques, irréels, touchés par la grâce. »

Découvrant une carte postale sur un guéridon et consacrée au musée d’Amsterdam, elle précise : « Sais-tu que Van Gogh collectionnait des nids sur des étagères ? » La pensée de la narratrice est donc envahie par l’œuvre du peintre : « Je pensais à des champs de blé dans l’éclat absolu du plein été. Le peintre n’était pas loin qui emplissait ma tête de hachures, de brins douillettement entremêlés, symboles de paix et d’harmonie. Ce à quoi nous aspirions tous à l’hôtel. » En outre, les discussions des protagonistes portent souvent sur l’art du peintre.

Si l’œuvre de ce dernier est bien au cœur du roman et l’éclaire, elle donne aussi l’occasion à l’auteur d’analyser ses toiles avec finesse : « Vois-tu la correspondance entre le bleu des œufs et les verts dans le fond ? L’artiste a créé un bel éclairage tout autour, de l’orange, du rouge, quelques touches cuivrées. Ca reste intimiste, ça n’éblouit pas. » Un dialogue entre Camille et Autumn s’attarde encore sur l’art du peintre : « Chez [lui] les bateaux ont des coques de toutes les couleurs, rouge, bleu, vert, jaune. Elles rappellent des fleurs. Il usait de pointillés, d’obliques, de cercles, de parallèles. Il exprimait beaucoup de choses : l’absence de vent, la chaleur, la vitesse. Il reproduisait le mouvement, le vivant. Ses tableaux sont un spectacle. » J’ai beaucoup aimé cette intimité entre le peintre et l’écrivain.

L’auteur précise encore que le peintre « s’est invité dans l’histoire avec ses Lettres à Théo, en tant qu’interlocuteur privilégié. » De nombreuses citations de la correspondance de Vincent à son frère Théo ponctuent en effet l’histoire d’Autumn : une manière originale pour Evelyne Larcher d’allier l’écriture à sa passion pour Van Gogh. Ces renvois au peintre hollandais lui donnent l’occasion de parfaire le portrait des personnages. Brossant celui d’Hervé, elle écrit : « J’avais essayé de reconstituer son parcours avec la patience des voleurs de feuilles et de brindilles, des bâtisseurs d’abris. » Décrivant Alice qui travaille dans une librairie et « volait au jour sa lumière », la narratrice fait appel à Van Gogh : « Elle a trente ans, se trouve au seuil de la période où elle se sent en pleine force, plein[e] de jeunesse de courage, mais elle a derrière elle une portion de sa vie. Elle est triste, ceci ne viendra jamais plus. » De plus, les citations lui permettent de commenter certaines actions. Ainsi, au moment où Hervé et l’héroïne sont sur le point de s’avouer leur amour, Autumn déclare : « Tu acceptes d’idée d’un rapprochement. Tu tires un trait sur ton passé, « Il s’agit de croire et d’aimer ». […] Bravo l’artiste, même ses écrits traversent le temps ! » Un va-et-vient fréquent entre les personnages et le peintre qui donnent un rythme particulier au roman.

Ecrit en focalisation interne, Les Nids de Van Gogh m’a de surcroît intéressée car il me semble que l’auteur y a mis beaucoup d’elle-même. D’ailleurs l’héroïne n’est-elle pas pharmacienne comme elle ? Mais j’ignore si ce que celle-ci dit de son métier (« J’avais choisi la pharmacie pour ne pas « faire psychologie »), l’auteur le revendique aussi. Découvrant sur « la toile » un portrait d’Evelyne Larcher, je me dis qu’Autumn doit lui ressembler : cette dernière ne possède-t-elle pas un « teint cannelle [et des] cheveux en distribil ? » Plus loin, la narratrice parle d’elle-même, « métisse, au crin roux et moussu ». Elle dit plus loin : « J’étais une gourmandise, un piment doux des îles, un chutney. »

La narratrice évoque au début du livre « des pays chauds, des mers turquoise saluées par des palmiers », nostalgie peut-être des Antilles des origines, d’où Mansfield (la blogueuse) nous envoie des photos de ses vacances. J’ai noté un beau passage qui décrit Camille se promenant avec Autumn sur la promenade de Dinard, balade qui projette l’héroïne vers d’autres lieux aimés : « Nous déambulions au plus fort de l’automne au bord d’une plage désertée par les touristes. Silence, sel, iode et lueurs nocturnes, diffuses. Je n’avais pas eu à fermer les yeux pour me projeter à Sainte-Rose en Guadeloupe, pour m’y réfugier. Un rivage en rappelle toujours un autre. Je retrouvai des odeurs, des sensations. Je visualisai un coin de littoral caribéen peu fréquenté dès septembre, offert aux pélicans et aux bateaux de pêche. Concession au climat, températures mises à part, le vent marin. Il répandait une haleine poivrée, piquante, à Dinard, tiède et sucrée sous les tropiques. » La nostalgie est ici évidente !

Outre de belles descriptions de la nature bretonne, comme celle du rocher aux oiseaux près de Fort-La-Latte, Evelyne Larcher nous propose encore une analyse aiguë des sentiments. Je pense notamment à la manière dont la narratrice perçoit sa douleur amoureuse : « J’avais décidé de garder la douleur comme un fœtus qu’on ne veut pas sacrifier. Elle grandirait, prendrait le temps qu’il faudrait. Elle glapirait la tête en bas, dégoulinante et gluante, le jour de la rupture du cordon qui nous attachait ensemble. On ne peut pas se défaire de ce qui vient de soi, qu’on enfante et qui pointe, distend le ventre et se voit. » Dans une interview, l’écrivain confie qu’elle « taquine le clavier de [son] ordinateur comme une thérapie. « Tous les récits qui racontent les combats de l’être humain, ses défaites, ses victoires et sa résilience me passionnent » poursuit-elle. Il me semble que le personnage d’Autumn, avec ses doutes, ses hésitations, ses renoncements, sa quête de vérité, en est la parfaite illustration.

Alors, si l’intrigue complexe - pour ne pas dire compliquée - de ce roman m’a tenue à distance de l’histoire dans laquelle je ne suis pas entrée, si je me suis un peu perdue parmi les personnages (d’autant plus qu’Hervé a un jumeau !), j’ai aimé la relation passionnée de la narratrice avec Van Gogh. Et, avec l’auteur, je souscris sans réserve à la phrase du peintre hollandais : « Avant le tableau, il y a l’humain. »

 

 

 

 

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20 avril 2018 5 20 /04 /avril /2018 18:57

 

Cette année 2018, le groupe des Poédiseurs auquel j’appartiens a de nouveau participé au 20ème Printemps des Poètes, dont le thème était l’Ardeur. Un thème magnifiquement illustré par Ernest Pignon-Ernest avec un pastel représentant l’envol d’un personnage ailé : « Est-ce un homme, une femme, un ange, une chimère ? C’est tout cela, mais aussi Zélos, le dieu grec du zèle et de l’ardeur, frère méconnu de Niké, la Victoire. »

Nous avons fait deux lectures poétiques, l’une à la MJC de Saumur, l’autre à la Maison des Associations de Rou-Marson. La MJC de Saumur nous a accueillis avec convivialité et professionnalisme dans un espace tendu de noir, nous offrant aussi de très beaux éclairages. Notre public d’habitués, amateurs de poésie, était au rendez-vous, constitué à chaque fois d’une trentaine de personnes. A la MJC, nous avons eu la chance d’être accompagnés par la jeune violoniste de l’année dernière, Gabrielle Russac. A Rou, c’était le guitariste Ahmed Kéchi, qui a participé plusieurs fois à nos lectures. Nous les remercions de leur présence qui permet de jolies virgules musicales et apporte de belles respirations aux textes.

Pour cette 20ème édition, c’est Sophie Nauleau qui a repris le flambeau à Jean-Pierre Siméon et explique ainsi ce qu’elle a souhaité entreprendre : « Pour Le Printemps des Poètes 2018, je voulais plus qu’un thème, je voulais un emblème. Une bannière qui étonne et aimante à la fois. Un mot dont tous les synonymes disent l’allant, la passion, la vigueur, la fougue, l’emportement. Un vocable vaste et généreux qui, à lui seul, condense l’élan et l’inspiration poétiques. » Le parrain en était Jean-Marc Barr, l’interprète inoubliable de Jacques Mayol dans Le Grand Bleu, celui qui goûte l’ardeur des profondeurs : « Quand tu retiens ton souffle, tu es en harmonie avec la nature, tu n'es rien et ta vie devient plus intense. »

Pour débuter, nous avions choisi un très bref poème d’Anna de Noailles, extrait de son Poème de l’amour (1924), qui déplore l’absence d’ardeur et de désir. « Bien peu de cœurs sont désirants,/ Un tiède destin les rassure […] « Une invitation à exister avec fougue et emportement.

Notre première partie s’est orientée vers l’ardeur poétique avec « Arbre en feu », extrait de Feu profond (1972) de Jean Cuttat. Le poète s’y définit comme « arbre à poèmes », en proie au « feu mystique », auquel il aspire : « […] mais je vis et j’attise/ le feu qui me détruit. » Puis venait un texte qui a bercé mon adolescence, « Le saut du tremplin » ou « Le clown » (Odes funambulesques, 1857) de Théodore de Banville. Combien de fois ne l’ai-je pas écouté sur le tourne-disques familial, dit par Gérard Philipe sur le 33 tours des Plus beaux poèmes de la langue française ! Ce clown, « affranchi de la pesanteur », est l’image du poète épris d’idéal, refusant le prosaïsme du quotidien, aspirant au « ciel pur » et qui, « le cœur dévoré d’amour » s’en va « rouler dans les étoiles ». Banville était suivi d’un bref extrait, « Après l’éclair », d’un poète et diseur de notre groupe, François Folscheid. Il y exprime « l’éblouissement » provoqué par le passage fulgurant d’un Rimbaud qui, certes, « a chu dans la poussière des carabines » mais « derrière lui, un feu a pris qui ne s’éteint pas, ne s’éteint plus, embrase nos fenêtres ». Puis c’était au tour de la poétesse libanaise Vénus Khoury-Ghata de s’interroger sur l’origine des mots. Dans « Compassion des pierres », Les Mots étaient des loups (2016), elle dit leur violence, leur lien consubstantiel aux éléments : vivants, ils sont « barrissements de matières en fusion/ grognements d’eaux mauvaises » et messagers de toutes les souffrances humaines : « Parfois/ Ils s’étrécissent en cris/ se dilatent en lamentations, deviennent huées sur les vitres des maisons mortes ». Leur pouvoir est souverain car ils sont « les clés des portes initiales ». Apollinaire était alors convoqué avec son inoubliable « Nuit rhénane » (Alcools, 1913). En renouvelant le monde, en l’« incantant », le poète en proie à l’ivresse poétique célèbre ici le pouvoir de la création poétique, qui dévoile une réalité plus profonde : « La voix chante toujours à en râle-mourir/ Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été ».

Les poèmes suivants célébraient, chacun à sa manière, l’ardeur d’exister et d’être au monde. Avec « Je t’écris » (De derrière les fagots, 2005), le poète et chanteur Philippe Forcioli célèbre la beauté du quotidien. Il écrit « parce que c’est printemps qui vient/ Parce que c’est du vent dans mes veines/ Et grande veine d’être vivant ». La vie lui apparaît comme un cadeau de l’instant qu’il veut partager avec tous : « je t’écris à toi inconnu mâle ou femelle/ parce que ça tambourine à ma poitrine/ parce que ça chante abondamment/ à cause de ce présent/ et le présent c’est avant tout une offrande un cadeau/ UN PRESENT ». Avec « Emotion » (Les Eblouissements, 1907), Anna de Noailles évoque les instants de plénitude de sa vie « depuis sa douce et lumineuse enfance ».  Elle y énumère tout ce qui l’exaltée, l’a rendue « morte d’azur, morte de volupté », dévoilant ainsi son désir d’infini jusqu’à la douleur. Le poème « Je veux joie » (2018) d’Hélène Sanguinetti choisit de présenter la joie d’un géant courant « sur la steppe » et tenant sa fiancée « dans sa main ». Une image originale pour dire la félicité amoureuse : « Je veux joie, je veux joie, je veux joie. » Dans deux textes inédits, François Folscheid exprime à son tour au conditionnel passé (« Il eût fallu ») la possibilité « qu’entre nous encore, vibre et chante le lieu inouï de vivre ». Il fait du poète un « veilleur de phare » qui garde toujours « la lueur lointaine/ Le feu toujours mourant toujours renaissant/ Sous la cendre du cœur ». Il est relayé en cela par François Cheng dans le poème « Eteindre en nous ce feu » (La vraie gloire est ici, 2015). C’est une invitation à toujours transformer « ce feu/ Qui mord, qui dévore » en « feu autrement/ Plus puissant plus libre » qui métamorphose « tout/ En veillée/ nuptiale ». Dans « Rire ou pleurer » (Le cœur innombrable, 1901), Anne de Noailles invite chacun à déployer la profondeur de son cœur, à le rendre fécond, afin « que l’âme chante et se lève/ Comme une vague dans le vent ». « Marathon » (Revue Bacchanales, octobre 2017) de Catherine Jarrett décrit la course d’un marathonien, poussant son souffle « dans la chaleur dans la brûlure ». Allant jusqu’au bout de lui-même, telle une « flèche il dépasse/ Flexible liane le délire/ Il dépasse il franchit/ Dans le ciel-mère s’écroule/ Au milieu des vivats bravos et liesse ». Ce mouvement ardent s’est poursuivi avec « Partir » (Manèges d’étoiles) de Cécile Chabot. Elle y incite chacun à « aller n’importe où » avec enthousiasme, pourvu que « l’œuvre choisie soit belle, et qu’on y mette tout son cœur,/ et qu’on lui donne toute sa vie. »

Notre troisième partie concernait l’ardeur des éléments. Avec « L’ouragan », extrait de Chants d’ombre (1948), Léopold Sédar Senghor célèbre la violence d’un vent qui « arrache en [lui] feuilles et paroles futiles ». Il exhorte l’ouragan « Vent ardent, Vent pur, Vent-de-belle-saison » à brûler « toute pensée vaine ». Le vent devient symbole de l’inspiration qui va « souffle[r] sur les cordes de [s]a kôra ». Gérard Titus-Carmel, quant à lui, chante la puissance de la mer dans le poème « Mufle grondant de la vague » (IX, Ressac, 2011). Il en loue «  la scansion la répétition », « la colère » et l’imagine pénétrer « dans les entrailles du sable mouillé/ partout sous le monde ». François Cheng invite son lecteur à un remerciement universel quand il lui dit « Tu ramasses le fruit » (La vraie gloire est ici, 2005), et décrit la volupté de le croquer. Un magnificat à toute la Création, qui fait jaillir un « cri d’extase ». Le poème « Les miroirs » d’Alain Freixe s’interroge sur le pouvoir des poèmes, sur ce vers quoi ils vont au-delà des miroirs. Est-ce « un jour de nom mortel », « un jour de grand soleil », « un jour à jeter l’épervier » ? Mais une certitude : « Les miroirs ? On les traversera ». « Et libre rivière, passer ! » Avec « Approchez vos mains de la flamme » (Poèmes, 1934), Claude Roy stimule notre imagination quand nous regardons « le feu au travers ». Il nous y fait pénétrer, en fait naître tout un monde fabuleux « au tremblant filet de [n]os yeux ». Dans « Crépuscule du soir mystique » (Poèmes saturniens, 1866), Paul Verlaine mêle « Le Souvenir avec le Crépuscule ». Dans la senteur des « - Dahlia, lys, tulipe et renoncule », la pâmoison qui est la sienne devient aussi celle de la nature. « L’ouragan Ophelia » (inédit 2017) a inspiré Yvon Le Men, lui donnant l’occasion d’en dire les couleurs du ciel, « plus jaune que bleu », l’odeur de « brûlé » et « de fumée ». En pressentant la menace, il souligne notre fragilité et notre orgueil. S’interrogeant sur le ciel, il en vient à réfléchir sur « ce qu’il y a dessous/ les femmes les hommes/ leurs questions infinies qui tempêtent sous nos crânes ». Comment le poète rejoint le philosophe, c’est aussi le propre de François Cheng, toujours dans La vraie gloire est ici (2005). Il y enjoint son lecteur à ne jamais éteindre sa flamme, même « Au bord de l’île perdue,/ au bord de tout », dans le but « Qu’un jour l’éternité/ la reconnaisse ». André Schmitz fait encore l’éloge du vent dans « Le vent est de passage » (Une poignée de jours). Il le décrit tel « l’inconnu, celui qui surgit/ d’une brèche dans l’horizon » et de « sa langue de feu » apporte trouble, vie et fascination. Comme l’Esprit-Saint, il fait qu’ « On se parle dans toutes sortes de langues./ On ne comprend rien/ mais on va peut-être tout savoir. » Dans « Correspondances » (Les Fleurs du Mal, 1857), Baudelaire affirme que la Nature n’est pas muette et que c’est au poète de la déchiffrer. Par le biais des correspondances ou synesthésies, il nous révèle que certains parfums puissants « chantent les transports de l’esprit et des sens ».

Les textes de la quatrième partie de notre lecture déclinaient le thème de l’ardeur en lien avec une certaine forme de mélancolie. C’était d’abord Jean-Marc Natel, célébrant la couleur noire avec le poème « Devant une peinture de Pierre Soulages ». La fin évoque ce « Noir irradiant irradié d’une ineffable poésie/ M’envahissant soudain de sa lumière noire/ Comme par un éclat d’aurore dans la nuit ». Dans « Je suis là… », Laure Morali (Orange sanguine, 2015), au sein d’un quotidien banal, « dans le brouhaha des travailleurs/ en tailleurs et costumes », perçoit le bonheur d’exister : « mais ce matin ma propre/ respiration, m’apparaît/ comme un miracle », dit-elle. Un de mes poèmes, « Sur un printemps qui tarde à venir » (Mais l’ancolie…, 2015), avait été retenu. J’y rêve à un passé « exultant de caresses » mais hélas disparu : « Dans mon cœur impatient/ Se peut-il qu’il renaisse ». Dany Lecènes, une de nos diseuses, a dit ensuite un sonnet de sa composition, « Femme libre » (Les Lachrymots). Parodiant Baudelaire avec son premier vers, « Femme libre toujours tu chériras l’amer », elle évoque le difficile combat, fait de « larmes » et de « gouttes de sang » de celle qui veut conquérir sa liberté. Elle conclut : « L’automne deviendra ta saison familière/ Dont tes pas garderont à jamais la poussière/ Mais tu auras acquis l’or des béatitudes ». Après, Edith avait choisi de chanter « Message personnel » de Françoise Hardy et Michel Berger. Une chanson qui dit l’ambivalence du sentiment amoureux quand, entre volonté et impuissance, on demande à l’autre de répondre à l’amour qu’on lui porte : « Et cours, cours jusqu’à perdre haleine/ Viens me retrouver ». Un autre de mes poèmes évoquant le passage du temps a été dit par Claude. Si nos corps sont « fourbus », « le cœur en nous/ Jamais économe/ Combat comme un fou/ Vibrant métronome ». C’était ensuite au tour de Marina Tsvétaïeva de célébrer l’ardeur de l’âme qui « ignor[e] toute mesure », cette âme « Fumant sous le cilice/ Comme un haut brandon de résine » et qui se consume dans le feu : « Ame, l’égale du bûcher ! »

Le groupe de poèmes suivants étaient rassemblés autour du thème de l’ardeur de l’amour. « Si j’ai parlé d’amour » (Les jeux rustiques et divins, 1897) de Henri de Régnier présente un narrateur exprimant son amour à la nature entière, de l’eau à l’oiseau en passant par le vent. Et de conclure : « Si j’ai aimé de grand amour/ Ce furent ta chair tiède et tes mains fraîches/ Et c’est ton ombre que je cherche. » Le « Sonnet 18 » de Shakespeare (Sonnets, 1609) était dit successivement en anglais et en français. Il affirme la pérennité du sentiment amoureux qui demeure à travers l’écriture. « When in eternal lines to time thou grows/ So long as men can breathe or eyes can see,/ So long lives this, and this gives life to thee. » « Aussi longtemps qu’hommes respireront,/ Aussi longtemps que tes yeux sauront voir,/ Vivront ces vers, qui te donneront vie. » (Traduction d’Yves Bonnefoy). Lui succédait le poème souvent mis en musique d’Aragon à sa muse Elsa Triolet, « Nous dormirons ensemble » (Le Fou d’Elsa, 1963). Un poème au futur qui exprime la certitude de l’amour, hier, aujourd’hui et demain : « Mon amour ce qui fut sera […] Aussi longtemps que tu voudras/ Nous dormirons ensemble. » Dans Les heures d’après-midi (1905), Emile Verhaeren chantait l’ « Ardeur des sens, ardeur des cœurs, ardeur des âmes ». A la lumière d’un soleil dont la force « est plénière », le poète déclare son amour absolu à celle qu’il aime : « Je t’aime tout entière, avec mon être entier ». Véronique et Edith ont dit alternativement le texte de Bernard Friot, « Je le crie sur les toits », un poème plein d’humour dans lequel le corps tout entier exprime l’amour fou : « hou là là c’est excitant/ exaltant époustouflant/ vraiment/ d’aimer ». Ensuite, de nouveau, Aragon était à l’honneur avec « Les mains d’Elsa » (Le Fou d’Elsa, 1963). Merveilleux poème qui dit le pouvoir sensible et bouleversant des mains dont les doigts « pensent » et qui, en un éclair, pénètrent l’inconnu. « Donne-moi tes mains que mon âme y dorme/ Que mon âme y dorme éternellement. » Dans une adresse à la femme aimée puis à l’amour lui-même, Prévert fait de l’amour une force de vie et un sauveur. : « Dans la forêt de la mémoire/ Surgis soudain/ tends-nous la main/ Et sauve-nous. »

Notre dernière partie était consacrée à une ardeur plus sensuelle, plus charnelle. A quatre nous avons d’abord dit mon poème intitulé « Au tablao de l’Albayźin », écrit en 2012 à l’occasion d’un voyage en Andalousie. Il décrit le flamenco que dansent trois Espagnoles. Je m’y interroge sur le « mystérieux duende » de cette danse qui raconte l’histoire d’une Espagne métissée qui vit naître Lorca. La fin du poème souligne la puissance et le magnétisme de cette danse : « Souffrance et volupté/ Le flamenco/ Comme un couteau ». Anne, notre diseuse anglaise, nous a fait respirer « avec ivresse et lente gourmandise » « Le parfum » (Les Fleurs du Mal, 1857) de Baudelaire et ses effluves capiteux aux senteurs de « fourrure ». Edith avait choisi de dire « Je te regarderai » (Il pleut des grâces) de notre diseuse Dany Lecènes. La poétesse y décrit le regard, le mouvement et la parole qui conduisent au baiser et à l’étreinte. Qu’importe si c’est la nuit dehors, « il fera jour dans l’enchantement/ clair, dans la vapeur d’un rêve, dans l’oubli, dans la perte,/ dans le saisissement de nos chairs enlacées. » Véronique a poursuivi sur cette thématique de l’enlacement avec « Ce n’était pas un jeu », un inédit de Bernard Friot. Il y décrit la violence de l’acte d’amour : « On s’est aimés. A se blesser ». Il y exprime la vérité d’un jeu qui, dans sa vérité, est douloureux : « Et on savait que c’était vrai. Parce que ça faisait mal. Mal./ Mal. J’en ai la marque sur le cou. Et toi ? Toi ? » Alain Duault a mis le point d’orgue à ce thème avec un poème extrait de Ce qui reste après l’oubli, Une hache pour la mer gelée. III. On y découvre un  vers fluide et musical, exprimant le souvenir en miettes d’un amour fou, où mort, nature et beauté ont partie liée : « c’est cet instant juste avant/ Qu’on redoute/ ce galop dans les reins quand on embrasse ».

Notre lecture poétique ne pouvait que s’achever avec le texte de Baudelaire, extrait des Petits poèmes en prose (1869), « Enivrez-vous ». N’est-ce pas le seul moyen pour  « ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps » ? Oui, « Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu à votre guise. » Et pour notre groupe des Poédiseurs, il est certain que nous avons définitivement choisi la poésie !

 

 

 

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17 avril 2018 2 17 /04 /avril /2018 17:33

Le Petit-Maître corrigé, de Marivaux

Hortense (Claire de la Ruë du Can) et Dorimond (Loïc Corbery)

Jeudi 8 mars 2018, le cinéma saumurois Le Grand Palace retransmettait en direct de la Comédie-Française Le Petit-Maître corrigé dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger, dont voici un extrait de la Note d’intention : « En 1733, quand Marivaux termine Le Petit-Maître corrigé, c’est un auteur reconnu, qui brigue avec légitimité un fauteuil à l’Académie française. Il vient de publier La Vie de Marianne et les quatre premiers livres du Paysan parvenu. Ses dernières pièces jouées, L’Heureux Stratagème et La Méprise ont remporté un très gros succès à la Comédie-Italienne. Espérant sans doute effacer le souvenir de l’échec des Serments indiscrets, très mal reçus deux ans auparavant, il offre en 1734 Le Petit-Maître corrigé aux Comédiens-Français. »

Cette comédie en trois actes et en prose de  Marivaux fut donc représentée pour la première fois le  6 novembre 1734 par les Comédiens ordinaires du roi, au théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain. Pourtant, dans ses Lettres historiques et critiques sur l’Italie, le Président de Brosses explique pourquoi Marivaux préférait les Italiens : « Les acteurs [italiens] vont et viennent, dialoguent et agissent comme chez eux […]. Cette action est tout autrement naturelle, a un tout autre air de vérité que de voir, comme au Français, quatre ou cinq acteurs rangés en file sur une ligne comme un bas-relief au-devant du théâtre, débitant leur dialogue, chacun à son tour ». On sait en fait que l’écrivain proposait alors alternativement des pièces à chacune des deux troupes. Il n’ignorait pas non plus que la Comédie-Française était à l’époque l’unique théâtre offrant une reconnaissance publique aux auteurs.

Les cabales étaient fréquentes et Le Petit-Maître corrigé n’y échappa point. Voltaire (alors dramaturge prolixe) n’y fut pas étranger : n’avait-il pas déjà intrigué contre Les serments indiscrets (1731) alors qu’il préparait sa Zaïre ? Claude Crébillon y prêta sans doute aussi la main, lui qui venait de faire paraître une parodie de  La Vie de Marianne. Voici comment Melle de Bar décrit la réception de la pièce : « Le Petit-maître, dont vous me demandez des nouvelles, a été traité et reçu comme un chien dans un jeu de quilles. […] Aussi le parterre s’en est-il expliqué en termes très clairs et très bruyants ; et même ceux que la nature n’a pas favorisés du don de pouvoir s’exprimer par ces sons argentins qu’en bon français on nomme sifflets, ceux-là, dis-je, enfilèrent plusieurs clés ensemble dans le cordon de leur canne, puis, les élevant au-dessus de leurs têtes, ils firent un fracas tel qu’on n’aurait pas entendu Dieu tonner : ce qui obligea le sieur Montmeny de s’avancer sur le bord du théâtre, à la fin du second acte, pour faire des propositions d’accommodement, qui furent de planter tout là et de jouer la petite pièce. » Avec sévérité elle écrivait aussi à Piron le 9 novembre 1734 : « C’est un fatras de vieilles pensées qui traînent la gaine depuis un temps infini dans les ruelles subalternes et qui, pourtant, sont d’une trivialité merveilleuse. Enfin, il n’y a ni conduite, ni liaison, ni intérêt ; au diable le nœud qui s’y trouve ! Il n’y a pas la queue d’une situation. »

Peut-être cet insuccès est-il dû encore à la distribution de la pièce qui fut jugée décevante. On dit de plus que de nombreux petits-maîtres parisiens (objets pourtant de la critique de Marivaux) encombraient le plateau et gênaient les entrées et sorties très nombreuses des personnages. De plus, Clément Hervieu-Léger explique que  « la modernité et l’inventivité de la pièce [furent] doute mal perçues à l’époque. » Toujours est-il que la pièce ne fut jouée que deux fois et très rarement reprise jusqu’en 1762.

En 2016,  Clément Hervieu-Léger, jeune comédien et metteur en scène, 533e sociétaire de la Comédie-Française, sort l’œuvre de l’oubli et la troisième représentation a lieu le 3 décembre 2016, soit près de 300 ans après les deux seules représentations données en 1734 à la Comédie-Française. Il s’agit, comme toujours avec Marivaux, d’ausculter les intermittences du cœur amoureux et d’analyser les mensonges que l’on se raconte à soi-même. De plus, ainsi que le dit le metteur en scène, « la pièce est d'une violence incroyable envers la société du XVIII° siècle et l'aristocratie, on sent poindre des accents quasi révolutionnaires. »

Marton (Adeline d'Hermy) et Hortense (Claire de la Ruë du Can) lisant la lettre de Dorimond à Dorimène

L’argument en est simplissime : la scène est « à la campagne » où un jeune aristocrate parisien, petit-maître à la mode, fat et superficiel, Rosimond (Loïc Corbery) doit se marier avec une jeune comtesse provinciale, Hortense (Claire de La Ruë du Can). Le mariage est arrangé par les parents, le Comte, Chrisante, père de la jeune fille (Didier Sandre) et la Marquise, mère du jeune homme (Dominique Blanc), alors que l’on attend le frère du Comte, invité au mariage. Arrivé chez sa promise, Rosimond, désirant demeurer conforme à son image de petit-maître à la mode, s’interdit de parler d’amour à Hortense. Celle-ci, avec l’aide de sa servante Marton (Adeline d’Hermy), une fine mouche dévouée, décide de « corriger » cet homme présomptueux et de l'amener sous les fourches caudines de l'aveu amoureux. Elle s’engage dans cette entreprise avec l’aide de Frontin, le valet de Rosimond (Christophe Montenez), qui s'éprend d'elle. Le petit-maître devra avouer son amour à Hortense et conquérir son cœur ou bien la jeune femme renoncera au mariage. Les choses se compliqueront lorsque Dorimène (Florence Viala), une amie parisienne avec qui Rosimond a eu « une petite affaire de cœur », fait irruption dans cet imbroglio sentimental. Quant à Dorante, ami de Dorimond (Clément Hervieu-Léger), il est le spectateur amusé de ce chassé-croisé sentimental, dont il espère profiter en s’attirant les bonnes grâces d’Hortense. Une lettre (écrite par Dorimond à Dorimène) malencontreusement dévoilée par Marton envenimera encore la situation. L'intrigue propose aussi une opposition manifeste entre les mœurs de Paris et celles de la province ainsi que l'explique Frontin  Marton (I, 3) : " A Paris, ma chère enfant, les cœurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais."

Pour apprécier vraiment la pièce, dont le personnage principal peut nous sembler loin de nous, il faut s’interroger sur ce qu’est un « petit-maître ». Cette figure, très présente dans le théâtre du XVIII° siècle, remonte aux mignons de la cour d’Henri III. Dans ce milieu de jeunes hommes guerriers et méprisant la femme, c’est ainsi que l’on s’appelle et les amitiés masculines y sont proches de l’homosexualité. Au XVII° siècle, dans l’entourage du duc de Gramont, se crée vers 1683-1684 une société secrète de petits-maîtres, s’apparentant à l’ordre de Malte. Ses statuts imposaient la chasteté et si certains membres se mariaient, ils devaient faire le serment de ne jamais aimer leur épouse ! Dénoncée au roi, cette société fut dissoute. Les petits-maîtres sont aussi les héritiers des « petits marquis », très présents chez Molière, mais qui ont perdu leur aspect guerrier. Constituant un thème récurrent, ces personnages correspondent à un type social à la mode dans les années 1660, celui de l’homme du « bel air ». Chez Molière, la volonté de les ridiculiser est évidente et ils ressemblent bien souvent à des marionnettes de cour. « Fâcheux » et « ridicules », ils font preuve d’une excentricité vestimentaire qui suscite la plaisanterie. Parlant haut et fort, riant avec ostentation, ils ont souvent une voix efféminée, une voix de « fausset ». Au XVIII° siècle, les petits-maîtres sont tout comme eux  « précieux et ridicules, vains et sans but ». Marivaux reprend donc cette tradition d’une littérature satirique qui aime à les caricaturer.

Dorimond (Loïc Corbery) et la Marquise (Dominique Blanc)

Dans sa Note d’intention, Clément Hervieu-Léger explique comment il conçoit le personnage de Dorimond : « La notion de petit-maître peut nous sembler bien étrangère, mais ne connaissons-nous pas, nous aussi, de jeunes élégants et élégantes, aux manières affectées ou prétentieuses, pour qui la mode est le seul guide ? Si on le caricaturait un peu, c’est ce que l’on appellerait aujourd’hui un "fashion addict." » Avec cette lecture, il cherche à comprendre cette figure originale « le plus intimement possible » sans, dit-il, « chercher à [la] ridiculiser ». Il l’aborde dans une perspective résolument psychologique dont il précise que ses « ridicules n’empêchent pas le charme ». A travers la relation de Dorimond avec la Marquise sa mère, il voit « un adolescent trop tôt privé de père, et qui n’a pas réglé ses comptes avec son Œdipe ». Poursuivant dans cette voie proprement psychanalytique, il fait de la lettre écrite à Dorimène, perdue, retrouvée, et lue par Hortense, le Comte et la Marquise, un véritable acte manqué. Fidèle à la tradition des petits-maîtres du XVI° siècle, le metteur en scène n’omet pas non plus l’ambiguïté homosexuelle, quand il montre Dorimond et Dorante luttant ensemble sur la dune. L’intérêt de la pièce réside dans le fait que Dorimond se perd dans le déni de ses sentiments et qu’il se refuse à l’aveu amoureux. Marton le dit très vite à sa maîtresse à la scène 1 de l’acte I : « Cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n’a garde de s’en vanter parce que vous n’allez être que sa femme ;  mais je soutiens qu’il étouffe ce qu’il sent, et que son air de petit-maître n’est qu’une gasconnade avec vous. »

Le petit-maître Dorimond (Loïc Corbery)

C’est Loïc Corbery qui interprète le rôle de Dorimond. Je me souvenais de lui dans l’adaptation télévisée (intitulée Le temps du silence) de L’Ecriture ou la vie (1994) de Jorge Semprun où il était très émouvant. Dans Les Damnés d’Ivan Van Hove, il était l’âme pure, le proscrit Herbert Thalman. Aussi ai-je été surprise de le découvrir dans le rôle du petit-maître qu’il interprète, me semble-t-il, avec un certain excès. J’ai eu notamment beaucoup de mal avec le rire qu’il affecte pendant toute la pièce et qui ressemble à celui d’Amadeus dans le film éponyme de Milos Forman. En revanche, dans le dernier acte, lorsqu’il tombe le masque de l’affectation et de l’artifice devant Marton puis Hortense, il est véritablement émouvant et l’on retrouve les nuances de son jeu : « Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l'ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d'un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu'à croire que vous l'aimeriez sans cela : voilà ce que j'étais devenu par de faux airs ; refusez-m'en le pardon que je vous en demande ; prenez en réparation de mes folies l'humiliation que j'ai voulu subir en vous les apprenant ; si ce n'est pas assez, riez-en vous-même, et soyez sûre d'en être toujours vengée par la douleur éternelle que j'en emporte. » Au demeurant, il me semble que c’est un rôle difficile et Loïc Corbery l’investit pleinement.

Frontin (Christophe Montenez) et Hortense (Claire de la Ruë du Can)

Les autres comédiens qui l’entourent témoignent de la même jeunesse et de la même fougue, avec peut-être une mention spéciale pour Christophe Montenez qui est Frontin. Il faut l’entendre, lorsque la lettre de Rosimond à Dorimène a été découverte, essayer de sauver la situation en s’octroyant la paternité de la missive ! Chez lui et Marton, tour à tour réaliste et effrontée, se retrouvent les caractéristiques du valet de comédie. Personnage de « service », vivant dans la familiarité du maître, celui-ci est le complice et l’auxiliaire ingénieux de son maître. Ici, Marton, vite secondée par Frontin, s’emploie à « corriger » Dorimond dans l’intérêt de sa maîtresse. Je dirais que, dans cette pièce, Marton et Frontin portent à un point d’excellence la fonction de valet. Comme l’écrit Sylvie Jedynak, avec le valet, c’est « le triomphe du « rien », qui l’emporte un instant par son intervention, par son intelligence ». "Et de surcroît il ajoute à la maîtrise du corps ou à l’imagination, la maîtrise éblouissante du langage. » En témoigne cette réplique de Marton, encourageant Hortense à la scène 9 de l’acte I : « Eh ! Courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je ; voilà déjà d'assez bons petits mouvements qui lui prennent ; je crois qu'il est bien embarrassé. J'ai mis le valet à la raison, je l'ai réduit : vous réduirez le maître. Il fera un peu plus de façon ; il disputera le terrain ; il faudra le pousser à bout. Mais c'est à vos genoux que je l'attends ; je l'y vois d'avance ; il faudra qu'il y vienne. Continuez ; ce n'est pas avec des yeux comme les vôtres qu'on manque son coup ; vous le verrez. » Adeline d'Hermy interprète avec beaucoup de finesse et de fantaisie ce rôle.

Le Comte (Didier Sandre) et Hortense (Claire de la Ruë du Can)

Si les jeunes comédiens du Français ne sont pourtant pas toujours très audibles à cause d’un débit un peu précipité, il n’en va pas de même pour Dominique Blanc et Didier Sandre, à la diction claire et mesurée : ils sont véritablement impériaux dans leur rôle respectif. Et l’on se dit que l’on aimerait avoir des parents comme eux ! Ainsi, il faut entendre le Comte parler en toute franchise et délicatesse à Dorimond pour le bonheur de sa fille : « Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous ; je vous parle déjà comme à mon gendre ; vous avez de l'esprit et de la raison, et vous êtes né avec tant d'avantages, que vous n'avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs ; restez ce que vous êtes, vous en vaudrez mieux ; mon âge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi. » Elégance du cœur, élégance des attitudes, notamment quand la Marquise apparaît en haut de la dune aux herbes folles dans sa merveilleuse robe de soie bleue, avec son sourire bienveillant et compréhensif. J'ai une grande admiration pour ces deux merveilleux comédiens !

Dorimène (Florence Viala) et Dorimond (Loïc Corbery)

La scénographie d’Eric Ruf ne rend pas la tâche facile aux interprètes en leur imposant ce décor en hauteur qui représente un champ en friche. On y monte, on en descend, on s’y couche, on s’y cache et bien souvent l’équilibre y est instable. Un espace de grand vent, dominé par des ciels changeants, qui correspond à l’hésitation des sentiments amoureux, dans une forme de déséquilibre du corps et du cœur. Si Hortense y évolue avec grâce avec son matériel de peinture pour y chercher l’inspiration, Rosimond et Dorimène n’y voient qu’une campagne vide où l’on s’ennuie : « Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci ? Y a-t-il du jeu ? De la chasse ? Des amours ? Ah, le sot pays, ce me semble », interroge Dorimond avec angoisse.

Ce décor épuré – dont on regrettera qu’il mette à jour à la fin de la pièce toute la machinerie de la cage de scène – a pour mérite de mettre en relief le jeu des comédiens et les superbes costumes de Caroline de Vivaise, inspirés de Chardin et de Greuze. Clément Hervieu-Léger précise ce choix de ne pas faire jouer les comédiens en costumes modernes : « Quand une pièce est aussi peu connue que Le Petit-Maître corrigé, on doit d’abord la faire entendre pleinement pour ce qu’elle est : une grande pièce du XVIII° siècle. » Et d’insister sur « cette responsabilité toute particulière de porter à la scène un classique presque inédit ».

Cette « soirée au Théâtre-Français » nous a donc permis de découvrir cette pièce de Marivaux et il faut être reconnaissant à Clément Hervieu-Léger de l’avoir tirée de l’oubli, un peu comme l’avait fait Patrice Chéreau avec La Dispute, en 1973. Opposant Paris à la province, la mondanité à la simplicité de la campagne, cette pièce inédite propose tous les thèmes chers au dramaturge, avec en prime cette langue subtile et inégalable, « plus simple que dans d’autres pièces de Marivaux [mais] toujours aussi fine, juste et pleine d’humour », parfaite adéquation du langage avec la psychologie. Elle est surtout, me semble-t-il, une invitation au « voyage au monde vrai », titre d’une œuvre fantastique peu connue du dramaturge.

Sources :

Note d’intention de Clément Hervieu-Léger

https://www.comedie-francaise.fr/fr/evenements/le-petit-maitre-corrige-16-17

 

 

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14 avril 2018 6 14 /04 /avril /2018 16:40

Un fil à la patte, mise en scène d'Anthony Magnier

La dernière fois que j’avais vu Un Fil à la patte de Georges Feydeau, c’était dans une mise en scène théâtrale télévisée de Francis Perrin. La pièce était jouée au théâtre des Variétés  le 18 avril 2005  par trente animateurs de France 2. Dans mes souvenirs, la mise en scène de ce vaudeville était très « classique », respectant la didascalie initiale pléthorique avec ses multiples détails spatiaux et ses accessoires bourgeois, vase, guéridon, canapé, console et tutti quanti. Aussi ai-je eu beaucoup de plaisir, mardi 10 avril 2018, à découvrir au Dôme de Saumur cette pièce à succès de Feydeau dans une mise en scène épurée et dépouillée de Anthony Magnier, interprétée par la Compagnie Viva.

Le metteur en scène a en effet choisi de faire jouer ses comédiens sur un plateau uniquement recouvert d’un grand carré blanc avec, en fond de scène un rideau blanc transparent derrière lequel on dîne, on se poursuit, on s’interpelle. Plus de portes qui claquent (les comédiens miment l’action et font le bruitage des sonneries), plus de surabondance de meubles chantournés, mais une série de méchantes chaises de métal et de bois. Celles-ci permettent aux comédiens qui ne jouent pas de s’asseoir côté cour ou côté jardin ; elles sont aussi utilisées comme sièges, accessoires de défense et objets malmenés par les comédiens dans les scènes de folie et de danse. Deux grands lustres à pendeloques s’abaissent pour les scènes plus intimistes. Ce choix d’un espace simplissime me semble particulièrement bien illustrer ce qu’écrit M. Corvin à propos de l’œuvre de Feydeau dans Lire la comédie : « Toutes les possibilités du dedans/dehors et du dehors du dedans, tous les clignotements d’espace sont exploités […] Bien des pièces ne sont que des jeux d’espace, de la théâtralité pure en ce sens que l’espace est la raison d’être de l’intrigue et de son évolution. » De l'antichambre au palier de l'appartement de Bois d'Enghien, où celui-ci se retrouve en caleçon, en passant par l'armoire du salon de la Baronne, dans laquelle il se cache, les lieux participent à plein de la dramaturgie.

Dans la pièce initiale, représentée pour la première fois à Paris, le 9 Janvier 1894 sur le théâtre du Palais-Royal, le nombre de personnages frôlait la vingtaine. Ici, pour cette intrigue qui traite d’infidélité Anthony Magnier n’en a retenu que onze, certains comédiens jouant deux rôles. Dans cette histoire qui appartient à la grande période (1892-1916) de Georges Feydeau, celle des pièces en trois actes, l’auteur de boulevard présente un couple bourgeois en situation de crise. Bois-D’Enghien (Stéphane Brel), bourgeois ruiné, veut faire un mariage d’intérêt et couper le fil embarrassant (Un fil à la patte) qui le retient à sa maîtresse Lucette Gautier (Pauline Paolini), une riche chanteuse du demi-monde. Il est sur le point d’épouser la fille d’une famille riche et prétendument noble, Viviane Duverger (Agathe Boudrières), la fille de la baronne Duverger (Solveig Maupu).

D’autres personnages gravitent autour de ce petit-bourgeois, tiraillé entre deux femmes. De Chenneviette (Xavier Clion), « le père de l’enfant de Madame » (Lucette Gautier), témoin complaisant des amours de son ex-maîtresse ; Fontanet, « qui ne sent pas bien bon » mais qui est un « bien brave garçon » ; le Général Irrigua (Anthony Magnier), « dʼun pays où tout le monde est général », à l’accent sud-américain improbable ; Bouzin (Mikaël Taïeb), le plumitif qui écrit des chansons dont tout le monde se gausse : « Moi, jʼ'piquʼ des épingʼ Dans les pʼlotʼ des femmʼs que j'distingʼ. » Il y a encore Firmine, la bonne (Agathe Boudrières) et Miss Betting qui prête la dernière main à la robe de Viviane (Xavier Clion).  Je n’aurais garde d’oublier Marceline, l’esseulée (Marie Le Cam) : « Qu'est-ce que vous voulez, je n'ai jamais été mariée, moi ! Vous comprenez, la sœur dʼune chanteuse de café-concert !… Est-ce qu'on épouse la sœur dʼ'une chanteuse de café-concert ?… » 

C’est cette comédienne qui ouvrira le spectacle du haut du premier balcon en interpellant les comédiens déjà présent sur scène avant que ne débute la pièce. Elle expliquera à ses partenaires pourquoi elle est en retard : ne s’est-elle pas retrouvée seule sur la terrasse du théâtre, sans possibilité d’en redescendre ? Heureusement qu’on est venu lui ouvrir la porte ! Elle dira encore qu’elle n’a pas eu son petit en-cas et qu’elle aimerait bien avoir sa part de galipettes ou de fouées, produits saumurois locaux. C’est ainsi qu’on la verra solliciter de quoi manger et certains spectateurs tireront de leur sac, qui des Tic-Tac, qui des pastilles, qui un saucisson. Avec un bagout inénarrable, elle aura préparé le public à la verve de Feydeau.

Les comédiens en effet s’en donnent à cœur joie pour restituer les dialogues inventifs et extravagants de Feydeau, qui donnent parfois le vertige. En témoigne par exemple ce dialogue : « BOIS-DʼENGHIEN, à Viviane : Eh bien ! Moi, au moins, en mʼépousant, vous pouvez vous dire que cʼest moralement comme si vous épousiez… Jeanne dʼArc. VIVIANE, le regardant : Jeanne dʼArc ? BOIS-DʼENGHIEN : Tout sexe à part, bien entendu ! VIVIANE : Pourquoi Jeanne dʼArc ? Vous avez sauvé la France ? BOIS-DʼENGHIEN : Non ! Je nʼai pas eu lʼoccasion ! Mais tel jʼarrive à la fin de ma vie de garçon, et avec lʼâme aussi pure… que Jeanne dʼArc à la fin de sa vie dʼhéroïsme, quand elle comparut au tribunal de cet affreux Cauchon ! LA BARONNE, sévèrement : Fernand ! Ces expressions dans votre bouche ! BOIS-DʼENGHIEN : Eh bien ! Comment voulez-vous que je dise ?… Il sʼappelle Cauchon, je ne peux pas lʼappeler Arthur !… » Les récents travaux critiques sur Feydeau ont d’ailleurs montré les liens qui le rattachent aux surréalistes et à l’absurde. Quant à Gidel (Le Théâtre de Georges Feydeau), il souligne que les répliques spirituelles « paraissent […] jaillir de la situation » et ne résultent nullement d’une volonté de faire des « mots d’auteur ».

Gags et jeux verbaux se succèdent ainsi à un rythme fou, provoquant le rire du public. Et c’est bien sûr le dessin du metteur en scène : « L’intention est simple, pure, directe : rire et faire rire. » Dans sa « Note d’intention », il précise que l’ « horlogerie comique [de Feydeau] ne tient que si les comédiens y mettent une totale sincérité et un intense engagement émotionnel ». Il semble bien que la troupe réussisse ce pari en s’investissant totalement et physiquement dans chacun des rôles. Je pense particulièrement à Stéphane Brel qui interprète Bois d’Enghien avec une fougue et un emportement remarquables, sans s’économiser jamais. A la fin du deuxième acte notamment, alors que Bois d’Enghien vient d’être surpris avec Lucette dans une situation dénudée et plus que compromettante, les deux comédiens se lancent dans une danse endiablée, proche de la transe, témoignant ainsi de la folie burlesque de l’intrigue. L’extrême jeunesse des membres de la troupe favorise sans doute cette dépense et cette générosité physiques impressionnantes.

Bois d'Enghien (Stéphane Brel) et Lucette Gautier (Pauline Paolini)

La gestuelle (très présente dans les didascalies de l’auteur) accompagne et soutient donc le comique verbal. Sa surabondance se place dans la dynamique et la tradition des textes anciens : coups, personnages devenus girouettes, mouvements mécaniques, querelles, poursuites. Dans cette perspective, on retiendra encore la gestuelle inénarrable de Mikaël Taïeb, l’interprète de Bouzin : ses mouvements saccadés, ses mimiques improbables renvoient à ce qu’écrit Bergson dans Le Rire (1940) : « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose. » Tant il est vrai que la dépersonnalisation des êtres est l’un des éléments qui provoque immanquablement le rire.

 

Cependant, Georges Feydeau refusait l’idée que, comme dans nombre de vaudevilles, ses personnages soient des fantoches : « Je remarquai que les vaudevilles étaient invariablement brodés sur des trames désuètes avec des personnages conventionnels, ridicules et faux, des fantoches. Or je pensais que chacun de nous dans la vie passe par des situations vaudevillesques, sans toutefois qu’à ces jeux nous perdions notre personnalité intéressante. En fallait-il davantage ? Je me mis aussitôt à chercher mes personnages dans la réalité, bien vivants, et leur conservant leur caractère propre. » Poursuivant dans cette voie, Frédéric Bélier-Garcia fait des remarques intéressantes sur la mécanique et la logique imperturbables des personnages de Feydeau  qu’il appelle « l’idiotie », c’est-à-dire, finalement, l’« humanité » des personnages : « Mais, quand chez nous, dans la vie sociale, cette idiotie première (comme il y a des matières premières) est refoulée dans les plis de la prudence, de la maîtrise, au plus caverneux de nous-même, elle avance chez Feydeau toutes voiles dehors. » D’une certaine manière on peut dire que les personnages de Feydeau, entre conformisme, ridicule et folie, vont jusqu’au bout d’eux-mêmes, présentant par là même un tableau plutôt amer et grinçant de la société !

Il va sans dire que ce spectacle m’a beaucoup plu. Avec cette mise en scène virevoltante et rythmée, qui allie les lumières judicieuses de Marc-Augustin Viguier aux élégants costumes gris et rouges (mi-XIX° mi-XX° siècles) de Mélisande de Serres, la Compagnie Viva réinvente avec fougue et enthousiasme le vaudeville en lui apportant une modernité bienvenue et un sacré "coup de jeune".

 Bois d'Enghien (Stéphane Brel), Lucette Gautier (Pauline Paolini)

Marceline (Marie Le Cam)

Sources :

feydeau et la farce: feu la mère de madame, l'éternel ... - Dialnet

https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/69079.pdf

Le texte de la pièce : http://libretheatre.fr/wp-content/uploads/2016/01/un_fil_a_la_patte_feydeau_LT.pdf

Photos : le site de la Compagnie Viva : https://www.compagnie-viva.fr/lefilalapatte

Programme du Dôme

Lien vers mon billet sur Andromaque, mis en scène par la Compagnie Viva :

 http://ex-libris.over-blog.com/2017/03/un-tenebroso-racinien-andromaque-a-saumur-par-la-compagnie-viva.html

 

 

 

 

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8 mars 2018 4 08 /03 /mars /2018 14:31

Nature morte à la Bible ou La vie calme, Vincent Van Gogh

Hier, l’administration de mon blog m’a rappelé que je l'ai créé il y a neuf ans.

On me dit que 559 230 visiteurs y sont passés et que 902 846 pages ont été vues (et lues je l’espère).

Chaque jour, ce sont entre 200 et 300 personnes qui viennent sur mes pages et je les en remercie.  Bien qu’il soit conseillé de rédiger de brefs articles, je me rends compte que les articles de fond sont ceux qui ont le plus de succès, que ce soit mes comptes-rendus de pièces de théâtre, de romans, de films, ou mes billets sur des écrivains ou d'autres artistes.

Merci à mes lectrices fidèles, Carole, Martine, Noune, Mansfield, Suzâme, Claude-Alice, Christiane, dont l’intérêt ne se dément pas. Je vous invite à aller découvrir les blogs de ces peintres, poètes, photographes, passionnants chacun dans leur genre.

Je n’aurais garde d’oublier mes amies de Facebook, Dominique, Marie-France, Nicole, Céline, mon cousin Eric, mon frère Edouard,  mon neveu Arnault, Francesco et les autres… qui m’encouragent à continuer à partager mes découvertes et mes coups de cœur. En ce temps de Printemps des Poètes, dont le thème est l'ardeur, je souhaite conserver cette ferveur à dire la beauté des choses et du monde.

 

Le blog de Carole : www.chemindesjours.com/

Le blog de Martine : http://martinemrichard.fr/blog/

Le blog de Noune : http://nounedeb.over-blog.com

Le blog de Mansfield : http://mansfield.over-blog.com/

Le blog de Claude-Alice : http://revesetecrituresdalice.over-blog.com/

Le blog de Suzâme : http://suzame-ecriplume.eklablog.com/

le blog de Christiane : http://escapade40.eklablog.com/

 

 

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24 février 2018 6 24 /02 /février /2018 16:29

Fanny Tonnelier (Photo Courrier de l'Ouest)

En 2009, Fanny Tonnelier, une de mes amies, avait publié Raoul Tonnelier, Une vie d’artiste. Avec cet ouvrage, elle était partie en quête de la vie de son beau-père, un artiste-peintre de la première partie du XXème siècle, que son mari avait peu connu mais dont il possédait de nombreuses toiles.

A l’occasion des recherches pour cette biographie richement documentée, elle avait découvert dans les Archives du ministère des Affaires étrangères de Nantes des demandes de laissez-passer pour la Russie du début du siècle, émanant de jeunes Françaises. Ayant évoqué dans son premier livre « l’épouvantable voyage en Russie » que son beau-père avait entrepris en juillet 1917, Fanny Tonnelier a eu l’idée d’écrire un roman racontant l’histoire d’Amélie Servoz, une jeune modiste d’origine savoyarde, qui, à l’invitation d’une de ses compatriotes, Clémence, va reprendre sa boutique de chapeaux à Saint-Pétersbourg. Après sept années, la jeune femme sera contrainte de quitter la ville de Pierre le Grand, en pleine tourmente bolchévik. Le trajet du voyage de retour du beau-père de l’auteur sera celui de son héroïne. Cette trame romanesque permet à Fanny Tonnelier de nous faire découvrir un pan méconnu de l’histoire russe à travers le regard d’un personnage féminin, énergique et curieux.

L’histoire commence in medias res au moment où les signes précurseurs de la Révolution russe se font de plus en plus menaçants. Très vite, en effet, dans les premières pages, Amélie Servoz découvre que son magasin, auquel elle a consacré tous ses efforts depuis sept ans, a été vandalisé. La prise de conscience progressive qu’il lui est désormais impossible de rester en Russie va l’amener à envisager un voyage périlleux en train puis en bateau, de Torneå à la frontière russo-finlandaise à Paris, en passant par la Suède, Stockholm, Aberdeen, Newcastle et Folkestone.

C’est au cours de ce périple, par le biais d’analepses, de constants allers et retours entre Saint-Pétersbourg, Paris, la Suède, Stockholm, l’Ecosse, l’Angleterre, que le personnage d’Amélie se remémore son histoire et les rencontres qu’elle a faites. L’occasion pour l’auteur de brosser le portrait de nombreux personnages secondaires, chacun avec son histoire particulière, ce qui leur confère chair et vraisemblance.

Il y a d’abord ces jeunes femmes au sort méconnu, qui ont quitté la France pour la Russie au début du siècle. On découvre ainsi Clémence Tairraz, originaire d’Albertville, partie à Saint-Pétersbourg sur les instances d’un amant russe Paul Alexandrovitch Svinine, qui l’aidera financièrement à créer son magasin de mode. C’est elle qui proposera à Amélie de prendre sa suite. Joséphine Darbois, la Jurassienne, compagne de voyage d’Amélie, arrivée sans travail en Russie, est vite devenue institutrice dans la famille bourgeoise d’Ivan et Alexandrovna Velten. On sait qu’à cette époque on parlait le français en Russie (et l’allemand aussi, langue de la tsarine). Ayant eux-mêmes quitté Saint-Pétersbourg pour leurs propriétés de Crimée, ses patrons ont enjoint la jeune femme à faire de même. Au cours de leur voyage en train, Amélie et Joséphine prendront en charge Louise, « cuisinière depuis trente ans » dans la maison de M. et Mme Pel. Grâce à elle, ses maîtres faisaient venir des vins de Mercurey, des jambons et de la moutarde de Dijon. Ils l’appréciaient beaucoup et lui avaient même donné un petit pécule pour qu’elle puisse s’acheter une maison de retour en France. A travers ces personnages, Fanny Tonnelier fait revivre ces Françaises audacieuses qui quittèrent la France, sans savoir aucunement ce qui les attendait en Russie.

On suit encore le parcours de quelques personnages masculins bien campés. C’est Nicolas Vitali, « son beau lieutenant », le premier amant russe d’Amélie, envoyé très vite sur le front de Prusse orientale, dès la déclaration de guerre du 1er août 1914. Il y sera blessé grièvement et mourra avec Amélie à ses côtés. C’est Alfred Kohler le Suisse, précepteur de la famille Velten, qui s’entremet pour aider au départ d’Amélie et de Joséphine. Un de ses cousins, Pierre Gilliard, devenu le précepteur du tsarévitch, l’avait incité à quitter son Fribourg natal pour Saint-Pétersbourg. Il n’avait eu que l’embarras du choix pour trouver une famille désireuse de bénéficier de l’enseignement d’un précepteur français à l’excellente réputation. Il partira ensuite pour l’Indochine. Lors du voyage de l’héroïne en train, on fait aussi la connaissance du Suédois, Friedrich Kaspel, qui sera son grand amour. Négociant en bois, il évolue entre la Russie et Stockholm où il a repris l’affaire de son père. Après bien des vicissitudes, les deux amoureux se retrouveront. Je n’aurais garde d’oublier ces autres personnages masculins qui animent la vie d’Amélie à Saint-Pétersbourg : Cyril Alexandrovitch le professeur de russe, David Brodsky le bijoutier, Daniel le fourreur, Boris le marchand de chaussures, Piotr Alexandrovitch le bolchévik ou encore Dimitri le cocher qui joue le rôle de son ange gardien. En face de tous ces hommes, Amélie existe, s’affirme et se refuse à n’être qu’une « petite chose fragile ».

J’ai aimé la manière dont Fanny Tonnelier fait de son beau-père, un être réel, un personnage romanesque. En effet, au cours de leur périple de retour, Amélie et Joséphine rencontrent un homme « à la belle moustache », « à l’accoutrement curieux » qui leur fait « penser à un artiste ». Celui qui dit s’appeler Jean-Marie (un autre prénom du beau-père de Fanny Tonnelier !) fera leur portrait qu’il leur offrira mais refusera de répondre à la question d’Amélie : « Mais alors qu’est-ce qu’un artiste peintre peut venir faire en Russie en ce moment ? » Il dira seulement : « J’ai reçu une mission confidentielle dont je ne peux pas révéler la teneur. » Alors espion ou « plutôt observateur » ainsi que le dit le personnage, c’est bien cette question que l’auteur s’est posée à propos du mystérieux voyage de Raoul Tonnelier en juillet 1917. Lui aussi était toujours demeuré muet à ce propos quand on l’interrogeait, se contentant de répéter : « C’était épouvantable, c’était épouvantable. » Le personnage du peintre voyageur est un joli petit clin d’œil romanesque de l’auteur à son beau-père, l’inspirateur de son roman !

Passionnée de mode, Fanny Tonnelier donne à son lecteur l’occasion de découvrir un monde méconnu, celui de la plumasserie, un métier disparu qui consiste à transformer la plume et dont elle fait une description animée et précise. Fille de Jeanne et Emile Servoz, plumassiers de leur état, Amélie nous introduit dans cet univers où « la plume est un objet délicat qu’il convient de manier avec des gestes doux et précis ». Lors de son apprentissage chez Adrienne Blanc, quand elle entre pour la première fois dans un atelier de plumasserie, Amélie croit pénétrer « dans une volière ». Elle admire la métamorphose des plumes des différents oiseaux et croit alors voir « des plumes d’aigrette ou d’oiseau de paradis ». Il s’agit aussi de travailler la forme de la plume et la mère d’Amélie passera maître dans ce qu’on appelle la frisure : « Selon le support, la plume se faisait crosse, coquille ou nageoire. »

Ce monde de la plume est encore l’occasion pour l’auteur de décrire une belle scène de chasse en Russie, à laquelle Amélie participe avec un ami français, Jérôme Montagnac. Dans les forêts qui avoisinent Saint-Pétersbourg, les tableaux de chasse sont extraordinaires : « Faisans, gélinottes, aigrettes, bernaches, de nombreuses espèces de canards comme les hareldes, les macreuses, les sarcelles ». Mais les plus beaux volatiles sont « le rollier, le guêpier, le bec-croisé » « au plumage multicolore ». Enthousiasmée, Amélie « se souviendra[it] longtemps des vols incroyables de ces centaines d’oiseaux, de leurs cris, de leurs piaillements » dans les bois et les marécages russes.

Inspirée, ainsi qu’elle nous l’a précisé au cours d’une rencontre amicale, par Le Journal des dames et des demoiselles, Fanny Tonnelier excelle à faire la description des réalisations de couvre-chefs variés, tant il est vrai qu’à cette époque le chapeau était l’accessoire qui donnait la touche finale à une tenue. Pour chaque moment de la journée existe un chapeau différent : « Celui du matin, sans ostentation, pour faire quelques course ; celui du déjeuner, juste sur la tête, comme un bibi, […] ; celui du thé de l’après-midi, élégant pour rivaliser avec les autres, et celui du soir, sophistiqué, véritable parure au tissu riche et soyeux, à la garniture exceptionnelle, faire-valoir de la position et de la fortune du mari. » A Saint-Pétersbourg, la jeune modiste parisienne apportera « des idées nouvelles » qui lui permettront d’être introduite dans les milieux aristocratiques et de se faire une belle clientèle. Découvrant par hasard des coiffes régionales, « Kokotchnik » de leur nom russe, dans une boutique, Amélie nous entraînera aussi dans le milieu des brodeuses pétersbourgeoises qui vont désormais broder pour améliorer encore ses réalisations. L’ouvrage de Fanny Tonnelier se révèle ainsi à nous comme une sorte de manuel de mode d’une époque disparue. L’auteur aurait d’ailleurs aimé intituler son roman Guerre et plumes, mais les éditeurs en ont décidé autrement ; Pays provisoire, c’est davantage dans l’air du temps !

Par ailleurs, grâce au personnage de cette jeune modiste, le lecteur se remémore avec mélancolie un certain mode de vie dans un Saint-Pétersbourg englouti, les ballets au théâtre Mariinsky, les fêtes de fin d’année, les réceptions à l’ambassade de France, les balades en traîneau, les tours sur la Neva ; tout cela se déroulant sur un arrière-plan historique évoqué par petites touches significatives. Il y a des dates certes, celles du départ d’Amélie en 1910, du tricentenaire de la dynastie des Romanov en 1913, de la déclaration de la Guerre 14-18 après l’assassinat de Sarajevo, de l’hiver très froid de janvier et février 1917, qui ancrent le récit dans une temporalité de sept années. Mais ce sont surtout les multiples détails d’une atmosphère pré-révolutionnaire qui créent un effet de réel : les manifestations de rue, les fusillades, la distribution de tracts, la rencontre avec Piotr Alexandrovitch le révolutionnaire au quartier général des bolchéviks, l’assassinat de Raspoutine, l’irruption des bolchéviks fanatisés lors d’un spectacle. Cette époque bouleversée est vue à travers les yeux d’Amélie qui cherche à comprendre ce qui se passe. A l’image de son amant Nicolas Vitali, on la sent proche des menchéviks « qui voulaient une accession progressive à la démocratie et non une destruction du régime ». Comme des millions d’autres, Amélie sera emportée dans la tourmente…

Cette héroïne positive et énergique ressemble beaucoup, me semble-t-il, à Fanny Tonnelier elle-même. Certains de ses amis ne lui ont-ils pas dit qu’ils avaient désormais envie de l’appeler « Fannamélie » ? L’« optimisme inné » du personnage à qui tout réussit, son culot, son indomptable détermination lui permettent de déjouer toutes les embûches qui se présentent lors de son incroyable périple de retour qui se clôt par un happy end, un peu attendu. Et c’est peut-être le seul bémol que je mettrais ici à un roman dont le souffle romanesque ne se dément pas tout au long de la lecture.

 

Lien vers mon billet sur le premier ouvrage de Fanny Tonnelier :

http://ex-libris.over-blog.com/article-36769602.html

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17 février 2018 6 17 /02 /février /2018 18:53

 

 

La source la plus ancienne, qui mentionne en 1605 Le Jardin des délices terrestres de Hieronymus van Aaken, dit Jérôme Bosch (1450 environ-1516), l’évoque sous le titre De la gloire vaine et du goût éphémère de la fraise et de l’arbousier. Le fruit rouge apparaît en effet dans le panneau central mais les historiens de l’art préfèrent le titre plus générique du Jardin des délices terrestres. Dans ce célébrissime triptyque (1503-1504), très apprécié du très catholique Philippe II d’Espagne,  le souverain espagnol lisait « une satire peinte des péchés et des délires des hommes ». Réflexion sur l’humanité, « miroir aux princes » réservé à l’instruction des puissants, « miroir nuptial » montrant aux jeunes mariés la voie à suivre, vision utopique d’un monde non corrompu par le mal, toujours est-il qu’à travers les siècles, on n’a cessé de s’interroger sur le sens et la symbolique complexe de ces trois panneaux : celui de gauche représente la création d’Adam et Eve et le Paradis d'avant la Faute (qui n'est pas représentée) et celui de droite une sorte d’« enfer musical », habité d'instruments et d'objets créés par l'homme ; quant au panneau central, il met en scène le triomphe des délices et des plaisirs de la nudité et de l’amour, dans un monde utopique qui n'aurait pas connu le Péché originel.

C’est ce questionnement passionnant sur le tableau que la troupe circacienne québécoise des 7  Doigts présentait vendredi 16 février 2018 au théâtre Le Dôme à Saumur, dans un spectacle époustouflant de beauté, de poésie et d’inventivité, intitulé Bosch dreams. Détournant l’expression « unis comme les cinq doigts de la main », le nom de la troupe souligne les liens étroits qui unissent les artistes, combinant leurs personnalités et leurs expériences diverses avec « la charmante maladresse d’une inhabituelle main à sept doigts ».

Pourtant de maladresse, on n’en trouve guère dans ce spectacle total qui s’attache à renouveler le cirque tout en explorant le champ de la recherche esthétique et technique. Attachée à promouvoir « une poésie visuelle » et « la magie des formes », pratiquant un art du mélange qui associe les formes hybrides du théâtre, de la danse, de la poésie, de l’acrobatie, visant la pureté du geste et du mouvement, la troupe des sept interprètes (Héloïse Bourgeois, Sunniva Lovlans Byvard, Evelyne Lamontagne, Jorge Petit, Matthias Umaerus, William Underwood, Vladimir Amigo) a trouvé avec le triptyque de Bosch un champ expérimental riches d’infinies possibilités. Héloïse Bourgeois explique ainsi sa manière de concevoir le jeu : « On est vraiment au service d’un concept et non pas le centre du concept. Donc, il faut vraiment mettre son ego de côté et simplement servir le propos artistique. »

Ce dessein artistique original est né en 2016 dans le but  de rendre hommage aux 500 ans de la mort de Jérôme Bosch. Samuel Tétreault, codirecteur des 7 Doigts, et Martin Tulinius, directeur artistique du Theatre Republique du Danemark, ont ainsi imaginé le projet fou d’explorer l’univers « fantastique et métaphysique » du peintre médiéval en le faisant dialoguer avec Salvador Dali et Jim Morrison, tous deux fortement marqués par l’influence du peintre. Le premier avait toujours admiré au Prado Le Jardin des délices et sa toile surréaliste Le Grand Masturbateur (1929) est directement inspirée par les formes du rocher anthropomorphe du panneau de gauche. Une scène le montre ainsi dans une salle du grand musée espagnol déambulant devant le triptyque et accompagné par un gardien qui a l’apparence d’un singe. Quant à Morrison, l’influence de La Nef des fous (1490-1500) se retrouve dans les chansons de rock psychédélique des Doors, avec leur album Ship of the Fools. Le chanteur a d’ailleurs soutenu la thèse d’un Bosch adepte d’une secte libertaire. Passionné du peintre flamand, le frontman des Doors, a même écrit en 1963 un curieux mémoire visant à prouver que le peintre avait fait partie des adamites, mouvement d’hommes libérés qui pratiquaient l'amour libre, rejetaient le mariage ou le labeur et vivaient nus.

C’est le vidéaste Ange Potier qui a été chargé de créer les animations du triptyque de Bosch et il faut dire que le résultat est stupéfiant. En effet outre les mouvements des êtres du bestiaire fabuleux du peintre, la sonorisation avec le chant des oiseaux, on voit Dali et Morrison évoluer au milieu du Jardin des délices. Je retiens le superbe moment où Dali, assis sur un œuf, à gauche de la toile, admire une acrobate blonde qui se meut avec grâce et puissance dans un globe transparent. On le voit encore naviguer sur une moule noire, celle qui abrite les ébats amoureux d’un couple dénudé. On découvre aussi le chanteur des Doors, parvenu au sommet d’une des architectures élancées du panneau central, sautant dans le rond d’une clé, laquelle se transforme en cerceau qui va permettre ensuite de réelles acrobaties. On admire ainsi ces passages subtils entre les vidéos du triptyque et les évolutions sur la scène. On retiendra encore la monumentale roue de fortune présentant les tableaux de Bosch qui tourne à toute vitesse pour s'arrêter sur une toile et en donner la représentation sur scène.

Ces allers et retours constants entre le monde réel et le monde virtuel sont une des grandes réussites du spectacle. Sept artistes interprètent ainsi vingt-quatre personnages, monstrueux ou non, masqués ou non, tel l’escamoteur du tableau du même nom ou encore le charlatan dans L’Extraction de la pierre de folie. A l’avant-scène, dans une semi-obscurité, on verra se mouvoir un être monstrueux, mi-crapaud, mi-homme, qui rampera lentement du côté scène au côté jardin. Deux êtres hybrides bossus et casqués, présents tout au long du spectacle, et arborant un appendice nasal en forme de mince trompette, iront jusqu’à investir la salle et à souffler de la fumée sous le nez des spectateurs. J’ai aimé aussi le mouvement du Chariot de foin, qui perd une roue, laquelle donne l’occasion à un artiste de proposer un magnifique numéro de cerceau. Ce passage du tableau à la scène trouve sans doute son point d’orgue dans la scène « Feu et destruction ». Sur fond d’incendie apocalyptique présent dans le panneau de droite du triptyque, « L’Enfer », au milieu d’un assourdissant bruit de tonnerre, d’explosions, au sein des brasiers jaillissants, au milieu de moulins tournoyants, les acrobates montent aux mâts, sautent, roulent, tombent, exprimant de tout leur corps l’horreur et la sauvagerie de la guerre.

La trame narrative de ce spectacle hors norme est conduite par la petite fille blonde du professeur (celui qui prend la parole de temps à autre à l’avant-scène pour s’interroger sur le sens du triptyque). Tel Le Marchand ambulant, Le Voyageur ou l'homo viator, cheminant sur le chemin de la vie, elle guide le spectateur à travers l'oeuvre de Bosch. On suit donc le parcours imaginaire de cette jeune dormeuse en jupe rouge, en quête d’une balle de la même couleur, peut-être la fraise du panneau central du triptyque, que des personnages nus sont en train de manger… Ainsi, on la verra dans l’atelier du peintre, s’emparer d’une fraise que Bosch finira par lui accorder et qu’elle placera sous son oreiller. Sortie d’une coquille d’œuf à jardin, cette petite Alice au pays des délices invite le spectateur à pénétrer dans le monde mystérieux et inquiétant du peintre. La comédienne explique ainsi son rôle : « On m’a demandé d’être légère, souriante, une bouffée d’air frais » dans cet univers fantasmagorique. A la fin du spectacle, sous le regard de Dali et de Jim Morrison, elle se révèle trapéziste émérite dans un Jardin des délices, parsemé de sphères, de ce bleu et de ce rose si particuliers dans le tableau. A la fin, la fine silhouette aux longs cheveux deviendra partie prenante du triptyque pour s’y fondre totalement.

Je n’aurais garde d’oublier la remarquable et éclectique bande-son qui, des Doors à Dave Brubeck en passant par le générique de Radioscopie, accompagne et soutient de bout en bout cet extraordinaire spectacle. Héloïse Bourgeois reconnaît le plaisir très particulier qu’elle éprouve à réaliser le numéro de cerceau aérien sur la musique inspirante des Doors avec un partenaire qui interprète Jim Morrison, cet artiste mythique, lui aussi à la limite de la folie.

Cette féérie onirique, acrobatique et visuelle, est marquée au sceau de la poésie. Révélant « un cirque d’auteur plus familier et plus intime », elle est une expérience unique qui touche à l’humain. Samuel Tétreault a d’ailleurs dédié Bosch dreams à la mémoire de Martin Tulinius (1967-2016), Il l’explique en ces termes : « Son enthousiasme et sa passion créative ont été essentiels à la naissance de ce rêve artistique. A l’instar de Bosch, Martin était conscient du caractère éphémère de la vie et de l’importance capitale des choix qui nous guident pour le temps qui nous est imparti […] » La fraise, au coeur du tableau et du spectacle,  n’est-elle pas ce fruit éphémère et fragile qui ne se conserve pas longtemps ?

Un spécialiste de l'art flamand et hollandais, Reindert L. Falkenburg, défend l'idée que Le Jardin des délices terrestres a été conçu comme "sujet de discussion" pour le public de la cour de Bourgogne. Miroir à multiples facettes, il invite à la réflexion en jouant avec les traditions picturales et les conventions de l'époque. Et il me semble que la forme novatrice et spectaculaire de Bosch dreams possède magistralement la même fonction.

 

Lien vers mon poème écrit sur un détail du Jardin des délices :

//ex-libris.over-blog.com/article-preadamites-72582054.html

Sources : 

Les plus grands musées du monde, Musée du Prado, Madrid, Edition Groupe Express Expansion, 2017, pp. 44-50.

Le programme du Dôme, Bosch dreams.

Les 7 Doigts, Dossier pédagogique.

A écouter :

France Culture : Dans l'atelier de Jérôme Bosch (2/ 5) : Le Jardin des délices.

 

 

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7 février 2018 3 07 /02 /février /2018 17:10

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Du 10 au 28 janvier 2018, le Théâtre Le Dôme à Saumur a proposé une exposition des photos du photo-journaliste syrien Jalal Al-Mamo, intitulée No Time for Tomorrow. Ce correspondant des agences Reuters et AFP de 2013 à 2016, né à Alep en 1986, a fui la Syrie en février 2016 et vit actuellement à Saumur.

Dans le chaos syrien et alors que nombre de ses amis s’engageaient dans des milices antigouvernementales ou étaient arrêtés, Jalal Al-Mamo a fait le choix du reportage et de l’information. Travaillant au Media Center d’Alep et très marqué par le sort subi par certains de ses amis, il a utilisé ses images et ses textes afin d’informer sur ce qui se passait dans Alep Est. Ceux-ci décrivent les bombardements bien sûr mais aussi l’espoir des civils qui continuent leur vie malgré les événements. Bien que Jalal Al-Mamo affirme qu’aucun média n’est capable de rendre compte exactement de ce qui se passe là-bas, ses photos réalistes et pleines de compassion sont un poignant témoignage de la vie dans ce pays ravagé par la guerre.

Dans le cadre de cette exposition, Silvio Pacitto, le directeur artistique du Dôme, a demandé aux Poédiseurs, le groupe auquel j’appartiens, de faire une lecture poétique de textes sur la guerre et l’exil. C’est ainsi que le 11 janvier 2018 à 12h 30, lors d’un temps appelé Midi-Poésie, devant une petite trentaine de personnes, nous avons proposé vingt-huit textes sur ce thème.

Dans la préface à son recueil de poèmes, Elle va nue la liberté, la poétesse syrienne Maram Al-Masri écrit que la poésie ne peut justifier son existence et témoigner de sa noblesse que si elle se mêle aux combats de l’humanité. Les poètes syriens, turc, vietnamien, français, du Burundi, de Côte d’Ivoire, connus et inconnus, choisis pour cette lecture poétique, se sont ainsi faits les chantres de cette haute mission, qui associe lyrisme et engagement.

Dans une première partie, les poètes syriens ont fait le constat que la Syrie « est une blessure qui saigne ». Hassan Ezzat (né à Damas) « casse la flûte de [sa] poésie » et renonce à chanter car seul « le sang de [son] pays est [son] encre et [son] art ». Maram Al-Masri, personnifiant son pays natal meurtri (« C’est ma mère sur son lit de mort… c’est l’orpheline qui est abandonnée… C’est une femme violentée chaque soir par un vieux/monstre…), espère que « le peuple de l’arc-en-ciel […] rayonnera après la tempête et la foudre ». Mohamed Omrane (né à Tartous) salue les martyrs « d’une ville brûlée » et fait le constat suivant : « notre résurrection commence dans le rouge ».

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Puis les poètes écrivent l’histoire terrible de toute guerre civile. Nizar Qabani (né à Damas) évoque un « temps noir », un « temps sec », un « temps de la fausse victoire » où tout devient mensonge. Il exhorte alors le poète au devoir impérieux de « tuer le monstre ». Aram, quant à lui, en dépit d’un cœur « déchiré par les corps des enfants/et l’odeur de la poudre », continue à croire en l’amour. Il le compare à « un soldat blessé réclamant/une chanson de paix ». En un texte puissant dans sa brièveté, Maram Al-Masri donne à voir ce père qui marche « d’un pas magistral » en portant son enfant mort tandis que John Saleh (né à Qamishli) rappelle l’innocence des enfants de son pays, déchirés entre « un ciel plein d’amour/et de barils de mort ». Abdulkarim Baderkhan (né à Homs), malgré « les rires pleins de larmes de [sa] déception », et « ses morceaux épars dans les ruines », espère en le retour de la femme aimée : « Reviens-moi femme faite de baisers ». Mazim Al Haksan Souleymane fait le portrait d’un enfant dont la guerre fait un « déplacé », un « réfugié » et qui ne craint même plus « la bombe qui était/dans sa main ». Nesrin Trabelsi (née à Damas), « dans l’exil de l’insomnie », se voit projetée dans « l’inquiétude et la peur », tout en rêvant d’une fille qui danserait comme autrefois. Et d’inviter ses rêves à se battre « avec les cauchemars/à l’entrée de la ville ». Hussein Habasch (né à Alep) décrit un homme blessé, « tranquillisé » par la terre « chaude, brûlante/comme son corps » qui fait délibérément le choix de s’abandonner à la mort : « Il a fermé son corps/et il a dormi d’un profond sommeil ». Samih Choukaer, dans un long poème anaphorique (« Ah ! Si tu pouvais… »), exhorte sa mère à arrêter la guerre « comme autrefois tu/arrêtais la fièvre/avec tes compresses d’eau froide/et tes baisers,… » Maram Al-Masri nous invite à admirer la fierté de cette mère, dont le fils est « un héros » qui ne sourit plus que « dans le cadre/de la photo ». Widad Nabi décompte et « archive » ses « vingt-huit blessures », celles qui ponctuent son existence. « Il n’y a qu’une blessure que je n’archive pas/et que je cache comme un talisman pour ma mort/qui vient/la blessure immortelle de la poésie ».

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Ensuite, dans une troisième partie, nous avons proposé des poèmes consacrés à l’exil. Gaël Faye, avec « La mer engloutit » retrace le parcours douloureux et chaotique de ceux qui fuient sans l’avoir choisi, « pour inventer des commencements et désapprendre le désespoir ». « Avec nos valises de nostalgie et nos baluchons de rêves/Nous voguons vers la patrie de tous les hommes:/L’espoir ». Le poème « Nuit d’encre et de sang » de Murielle Zsac met en scène un père naufragé avec son fils, qui l’encourage (hélas en vain !) à tenir bon : « Tenir, il faut tenir/Ce bout d’épave est ton trône de roi ». Nâzim Hikmet, le grand poète turc, dans un poème-leitmotiv, « une chanson qui vous pénètre », évoque avec une mélancolie intense « celui qui s’en est allé ». Sabine Huynh, en quelques vers lapidaires, décrit « la nuit inquiète/sans repos/de l’exil ». Tanella Boni raconte le périple douloureux de ceux qui « ont quitté leurs pays/Le cœur en bandoulière/ Et leurs peaux en lambeaux ». Victimes des  « passeurs de pierres/Qui ignorent les noms des humains », et « ensevelis dans la mer-tombeau », ils deviendront des « corps sans nom sans sépulture ». Maram Al-Masri dit la hâte précipitée avec laquelle les réfugiés sont contraints de fuir leur terre. Courant « avec leur sac/et l’espoir de revenir », ils iront au-delà des frontières pour se rendre compte que « tout ce qu’ils ont emporté/est tombé de leur sac/troué. Eric Dubois donne la parole à un exilé qui demande à l’Autre de le regarder en vérité : « Je ne suis pas une masse sombre/indécise/j’ai des yeux une bouche/des yeux pour voir que tu ne veux pas/me voir ». Il fait le constat tragique que « la vie est une prison aux murs invisibles » édifiée par celui « qui ne veu[t] pas [le] voir ». Un poème, que j’avais écrit en octobre 2017, évoque les silhouettes des émigrés que j’avais croisés dans les champs au cours d’une balade automnale : des « ombres » qui « ramassent/Leurs parents délaissés/Leur terre abandonnée/Leurs espoirs saccagés… » Maram Al-Masri évoque l’importance capitale que prend pour tout exilé le téléphone portable et Facebook qui leur « ouvre le ciel/fermé devant [leurs] visages aux frontières ». Pierre Maubé, dans « Le dormeur du rivage », rappelle avec émotion le petit Alan Kurdi dont la photo du corps noyé « à la lisière de la terre et de la mer » avait bouleversé la planète entière : « Dans l’eau, il a cherché une main./Il est petit, il dort les bras le long du corps./Il est petit, il dort, la tête dans le sable. » Hala Mohamad avoue : « Je n’ouvrirai plus ma porte à personne » car « La tente n’a pas de porte/La tente n’a pas de clef/…Non ».

No Time for Tomorrow, Crédit Photos Jalal Al-Mamo

Dans une quatrième partie, nous avions retenu, en dépit de tout, des poèmes porteurs d’espoir. Ainsi la peintre et musicienne Kawkab Hames aspire à la reconstruction de sa patrie détruite. « Nous allons tricoter du fil de notre âme/la maison des amants,/le nid pour les oiseaux de l’amour et les colombes de la paix ». Son plus profond désir et « qu’on écrive encore des poèmes/pour l’amour, les amoureux et la paix ». Maram Al-Masri, en une forme de litanie de prénoms, évoque la variété des religions et des peuples qui cohabitaient en Syrie. » « Il y a des couleurs et des nuances dans une même patrie », conclut-elle. Enfin nous avons achevé notre lecture avec le très beau poème de Maram Al-Masri, « Elle va nue la liberté » :

Elle va nue, la liberté,

sur les montagnes de Syrie

dans les camps de réfugiés.

Ses pieds s’enfoncent dans la boue

et ses mains gercent de froid et de souffrance

Mais elle avance.

 

Elle passe avec

ses enfants accrochés à ses bras.

Ils tombent sur son chemin.

Elle pleure

mais elle avance.

 

On brise ses pieds

mais elle avance.

On coupe sa gorge

mais elle continue à chanter.

 

Ces textes (sauf « Dans les champs ») sont extraits de :

 

  • L’amour au temps de l’insurrection et de la guerre, Anthologie de la poésie syrienne d’aujourd’hui, Maram Al-Masri, Le Temps des Cerises, 2016
  • Elle va nue la liberté, Maram Al-Masri, Editions Bruno Doucey, 2013
  • Passagers d’exil, Une anthologie établie et présentée par Pierre Kobel et Bruno Doucey, Editions Bruno Doucey, Poes’idéal, 2014
  • C’est un dur métier que l’exil, Nâzim Hikmet, Anthologie établie et présentée par Charles Dobzynski, Le Temps des Cerises, 2009

Musique :

  • Munir Bashir et Omar Bashir, Duo de Ûd

Les Poédiseurs que nous sommes avons aimé cette pause méridienne en poésie qui aura sans doute permis à certains de découvrir l’émouvante exposition de Jalal Al-Mamo. Et nous espérons que ce Midi-Poésie trouvera son public et son rythme.

Le Poèmaton d'Isabelle Paquet, Crédit Photos ex-libris.over-blog.com

Dans le cadre de Midi-Poésie, était aussi installé un Poèmaton. Imaginé par Isabelle Paquet, directrice artistique de la Compagnie Chiloé, c’est une cabine, inspirée du Photomaton que tout le monde connaît. Le lieu ressemble à confessionnal divisé en deux parties. Caché par un court rideau, l’on s’assoit d’un côté et l’on colle son oreille contre un petit orifice grillagé. De l’autre côté de la cloison, une comédienne vous susurre un poème. J’ai cru d’abord que celui que j’avais entendu était de Pablo Neruda. Quand le texte du poème est sorti, ainsi que cela se passe dans un Photomaton, j’ai vu qu’il s’agissait d’un hommage au poète chilien rendu par Kenneth White et intitulé « Chez Pablo Neruda ».

 

 

1.
C’est dans cette maison
entre chemin de fer et océan
qu’il écrivit ces lignes :
« J’ai besoin de la mer
car elle est ma leçon :
je ne saurais dire
si ce qu’elle m’enseigne
est musique ou conscience :
je ne sais si elle n’est que turbulence 
ou être profond
seulement voix rauque
ou lumineuse conjecture
[…]
le fait est que
même endormi
par quelque phénomène magnétique
j’évolue
dans l’université des vagues. »

2.
De ce seul point
tout le paysage chilien
s’ouvre
au nord jusqu’à l’Atacama
et ses grands géoglyphes
au sud jusqu’à Punta Arenas
et ses débris glaciaires 
une étendue de quatre mille kilomètres
une chaîne de montagnes enneigées
au large de la côte un gouffre marin
dans le nord
généré par les eaux froides
du courant de Humboldt
un monde de brume
le camanchaca
dans le sud
un désert de cactus
plus bas encore
des vallées jonchées de rochers
des lacs glacés
des bois de hêtres
et tout au bout
entre Chiloé et le cap Horn
des myriades d’îles et d’îlots
un labyrinthe de fjords
une steppe rude
balayée de vents féroces
et découpés sur le ciel
les pics scintillants du Hielo Patagónico.

3.
Retour à cette maison
entre El Tabo et Algarrabo
sur sa colline rocheuse
face à la mer

avec une question dans l’air

y eut-il ici une réelle « conjecture »
une « profondeur d’être »
ou seulement rouleau après rouleau
d’un grandiose oratorio ?

oublions la question

et contemplons
ce voile de pluie bleue
qui balaie le terrain
depuis Valparaiso.

Kenneth White 
Traduit de l’anglais par Marie-Claude White

 

Cette pause poétique et ludique nous a beaucoup plu. Outre la surprise de découvrir un poème nouveau ou de reconnaître un texte connu, il y a ce moment suspendu où ne comptent plus que les mots, leur rythme, leur couleur, et le souffle de la diseuse.

 

 

https://reporterre.net/Le-Poematon-la-cabine-enchantee-qui-dit-des-poemes

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Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

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La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

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