Andreï Makine (Photo Jacques Sassier/ Gallimard)
C’était jeudi 27 janvier 2011, à La Grande librairie. On y devisait de polars, de femmes, d'amour et de littérature. Et, au milieu de James Ellroy (La malédiction Hilliker), Dominique Sylvain (Guerre sale) et Christian Garcin (Des femmes disparaissent), une sorte d’extra-terrestre, un prince Muychkine, égaré dans un salon littéraire. C’était Andreï Makine, invité pour parler de son dernier ouvrage, Le Livre des brèves amours éternelles, et ce fut un moment rare avec un être à part.
Cet « écrivain étonnant » selon François Busnel, né en 1957 dans l’extrême Krasnoïarsk, écrit en français des livres, tableaux de la Russie contemporaine et éternelle en même temps qu’histoires d’amour. Dans son dernier opus, à la faveur de huit récits on y suit un narrateur orphelin. Au cours du premier et du dernier, il est accompagné par un vieillard poète qui a passé quinze ans derrière les barbelés. On y découvrira les raisons de son exil en Sibérie. Au cœur de ce livre du plus russe des auteurs français et du plus français des auteurs russes, qui aurait pu s’intituler L’amour au temps du communisme, deux thèmes qui lui sont chers : l’amour et le temps qui passe.
Agé de 53 ans, à la faveur d’un échange culturel, il s’est installé en France en 1987 pour ne plus en partir. En 1995, il a reçu le prix Goncourt, le Goncourt des Lycéens et le prix Médicis pour Le Testament français. L’ouvrage raconte la passion d’un petit Soviétique pour la langue française, reçue en héritage par sa grand-mère Charlotte, et aussi la naissance d’un écrivain. Depuis, Andreï Makine a écrit une dizaine d’ouvrages « dans une langue française ample et souple qui devient de plus en plus pure » (Marianne Payot). Il s’est peu à peu dépouillé de ce côté élève trop appliqué qui écrit en français, alors que ce n’est pas sa langue maternelle.
Son dernier roman narre la vie d’un homme inconnu, confronté à l’URSS et à la Russie d’aujourd’hui. De retour à Léningrad, il prend conscience de la réalité de la société contemporaine russe, avec ses paillettes, ses nouveaux riches. Il y rencontre surtout un vieux héros qui a connu le siège de Léningrad, la guerre et le goulag, et qui possède une mémoire que personne ne veut partager. Dans ce livre, qui est une observation du monde, une grande place est réservée à l’amour, qui donne des raisons d’espérer.
L’amour y est ainsi merveilleusement mis en scène, avec ses instants précieux dans un monde de laideur, instants qui peuvent sauver, remplir une vie, faire que le reste importe peu, à partir du moment où on peut les saisir à bras-le-corps.
Dans le titre, Le Livre des brèves amours éternelles, se lit la contradiction et le paradoxe de l’amour. Andreï Makine reconnaît qu’il a toujours cherché l’amour. Pour lui, c’est quelque chose de très fort, de très simple, qui ne convient guère à notre esprit caustique d’aujourd’hui., car nous sommes trop cyniques pour l’écouter. Ne sommes-nous pas au cœur du choc de deux civilisations : le monde français, occidentalisé, et cet univers spiritualiste, qui peut encore dire sans rire : « Oui, j’ai toujours cherché l’amour » ? Son héros, Dmitri Ress est bien cet homme qui a toujours cherché l’amour.
A François Busnel qui s’étonne de l’affirmation burlesque et étonnante du livre, selon laquelle Patrick Dewaere a contribué à la chute du Mur plus efficacement que tous les dissidents réunis, l’auteur répond que c’est une métaphore. Il explique que le film Mille milliards de dollars a été regardé par toute la Russie. Dans une scène, on y voit le personnage d’un journaliste pousser la porte d’un hôtel d’une petite ville de province française et prendre une chambre sans présenter ses papiers, geste inimaginable dans une société totalitaire. On a coutume de juger la société communiste à l’aune des grands principes logomachiques et théoriques, or les choses sont plus simples. Ainsi, pour un couple d’amoureux soviétiques, avoir la possibilité de trouver ce petit chez-soi était beaucoup plus parlant que toutes les théories capitalistes.
Le regard du narrateur sur le régime soviétique et sa chute est un regard détaché de tout ce qui est historique. Le héros peut dire : « J’étais libre dans un pays qui ne l’était pas. » Andreï Makine explique alors qu’on peut comparer cela à cette vieille expression qu’on emploie quand la conversation s’interrompt et que la gêne s’installe ; on dit alors : « Un ange passe. » C’est bien ce que vit le personnage. Il a vécu huit rencontres où un ange est passé.
L’interruption de tous ces mensonges historiques, de tout ce jeu social, de toute cette comédie, crée la gêne, mais, selon Makine, c’est très bien que l’on soit gêné. On a alors l’impression de sentir l’autre, sa fragilité, sa palpitation intime, et de mieux le comprendre dans cet instant privilégié. On ne récrira pas L’Archipel du goulag, cela a déjà été fait. Mais ce que l'on peut faire de façon poétique, c’est chercher l’amour, car c’est cela qui nous rend plus humain.
Dans ce roman, miroitent huit facettes parfois opposées de l’amour. L’amour, ce bref instant d’éternité, là où l’homme est enfin libre vis-à-vis de ce qui lui est imposé dans un corps. Nous jouons des jeux sociaux, tristes et ennuyeux mais tout ne se réduit pas à cela. Au-delà de nos deux identités, celle qui est corporelle, animale et mortelle et ce jeu social, il existe quelque chose d’autre, une autre naissance. Il faudrait inventer une alternaissance, une troisième naissance. Ce pourrait être le titre d’un prochain roman de Makine. Comment en effet trouver ce quelque chose qui dépasse ces deux premières naissances de l’homme ? Peut-être au moment de l’amour, lorsque celui-ci est vécu intensément de manière exceptionnelle, est-ce là où se découvre cette nouvelle naissance.
Cette fidélité du vieil homme-poète pour une femme dont l’amour l’a trahi, Dieu lui-même ne pourrait la réaliser. En effet, Il n’a pas interrompu le vieillissement de cette femme, elle est devenue laide, elle a participé de cette comédie en tant que compagne d’un oligarque russe. Dieu n’y peut rien car ce sont les lois de notre création. Mais ce que Dieu ne peut accomplir, le poète lui le peut. Dans son imagination, lui qui a terriblement souffert conserve la beauté de cet être créé par lui.
Par ailleurs, un vieil adage russe peut faire comprendre l’éveil de la conscience politique : « Les Russes n’atteignent jamais leur but car ils le dépassent toujours. » (Mme de Staël, Le Voyage en Russie). Il faut imaginer la voyageuse arrivant en Russie avant Custines, et qui se met pourtant à aimer ces villes en ruines.
Nous n’avons pas atteint l’âge de Mathusalem, nous avons vu la chute d’empires, les cadres géographiques ont été redessinés, des révolutions, des guerres se sont produites. Et cependant, que reste-t-il dans notre petite existence de la chute du Mur, après vingt années de changements, de catastrophes, de soubresauts ? Ce qui reste, en fait, ce sont peut-être ces brèves histoires d’amour que le narrateur raconte. Selon Andreï Makine, c’est cela seul qui restera.
Ainsi, en quelques minutes, tout en posant sur les invités de François Busnel son regard transparent et ouvert sur l’invisible, Andreï Makine a su nous rappeler que, dans toute vie, il existe « des instants humbles et essentiels », où l’amour transcende l’adversité et le Mal, et éclaire ainsi à jamais ceux qui ont su le reconnaître.
Gérard Philipe dans le rôle du prince Muichkine dans L'Idiot de Dostoïevski