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24 août 2022 3 24 /08 /août /2022 17:06

Dimanche 21 août 2002, un petit déjeuner était servi dans le parc du château de Marson. La jeune chanteuse Auristelle s’y produisait au synthétiseur, accompagnée d’un batteur et d’un guitariste. Le nom choisi par cette jeune chanteuse vient de « aurus », l’or, et « stella », l’étoile. C’est ainsi que la jeune artiste a intitulé Poussière d’étoiles, son premier CD récemment publié. S’adressant à ses auditeurs, elle a suggéré l’idée que nous sommes tous des « poussières d’étoiles ».

Issue d’une famille de musiciens, Auristelle, compositrice et interprète, chante depuis toujours et a commencé très tôt le piano. Elle a reçu une formation lyrique avec la Maîtrise des Pays de la Loire et a approfondi sa technique vocale dans le registre jazz. Actuellement, elle se forme à la percussion, la batterie et le piano-jazz au Conservatoire d’Angers.

Dans la matinée un peu fraîche de ce dimanche matin, Auristelle nous a proposé son univers avec des compositions de son cru, mêlant jazz, soul et chanson française.  Elle a aussi repris de grands standards comme ceux de Gershwin. Sa voix claire et bien timbrée a résonné sous le blanc tuffeau du château, tandis que le soleil faisait son apparition Une agréable manière de commencer la journée !

Vers le soir, à 17h30, j’ai retrouvé le chemin de l’église Sainte-Croix de Marson pour écouter le quatuor Accolade. Créé en 2018, celui-ci rassemble quatre musiciens aux parcours variés, réunis par la passion du chant a cappella et la curiosité d’explorer les possibilités créatrices de l’union de leurs voix. Deux jeunes femmes composent cet ensemble : Myriam Delcroix est alto, Barbara Lenormand, soprano. Quand aux deux chanteurs, l’un, Gilles Noulin est basse et l’autre,Théo Jugie, ténor.

Venus d’univers différents, la polyphonie, le piano, la musique de chambre, le jazz et la chanson, ils réussissent la gageure de proposer un programme éclectique où la poésie traditionnelle voisine avec des auteurs du début du XX° siècle et des chansons célébrissimes du répertoire populaire français.

La réussite de leur prestation tient à l’entrain du groupe et aux petites mises en scène créées pour chaque chanson. Irrévérence, humour, sensibilité composent ainsi un cocktail original qui revivifie des textes que l’on connaît par cœur. Ainsi en va-t-il notamment pour « Les demoiselles de Rochefort » ou « Le poinçonneur des lilas ». Pour ma part, j’ai particulièrement aimé leur interprétation mélancolique et poignante de « Il n’y a pas d’amour heureux » d’Aragon (dans mon panthéon poétique) et « Automne », extrait d’Alcools d’Apollinaire. J’ai découvert « Les fleurs et les arbres, op. 68 », mis en musique par Saint-Saëns, et « Trois chansons, Nicolette », par Maurice Ravel. Et redécouvert des « Chansons » de Charles d’Orléans, mises en musique par Claude Debussy. Ce périple poétique et musical nous a ainsi fait voyager à travers les siècles, témoignant de l’inventivité des auteurs et musiciens français.

Ce jeune quatuor, dont la passion pour le chant est communicative, a été longuement applaudi. Et pour le rappel, il nous a offert la « Chanson d’Orphée », immortalisée dans le film Orfeu Negro : « Chante, chante mon cœur/ La chanson du matin/ Dans la joie de la vie qui revient ».

Une manière de clôturer en beauté ce festival des Rencontres Musicales Gourmandes, qui ne saurait exister sans la mobilisation efficace et conviviale des bénévoles et habitants de Rou-Marson.

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23 août 2022 2 23 /08 /août /2022 18:09

Mario Raskin

Les 20 et 21 août 2022, avait lieu la vingtième édition des Rencontres Musicales Gourmandes de Rou-Marson. Dans la charmante église Sainte-Croix et dans le parc du château de Marson se sont déroulés concerts, petit déjeuner, déjeuner, goûters et dîners, ceux-ci toujours en musique.

Pour ma part, j’ai assisté au concert du trio Coulicam, au petit déjeuner dans le parc du château, dimanche matin, avec la chanteuse Auristelle, et le samedi à 18h30, au concert de clôture, le dimanche à 17h30, avec le quatuor Accolade.

Ce jour-là, le trio Coulicam était composé de Mario Raskin au clavecin, Laetizia Tuza au violoncelle et Christophe Mourault au violon. D’origine argentine, le claveciniste est un interprète reconnu pour sa vision personnelle et créative de la littérature musicale des XVII° et XVIII° siècles. Depuis quelques années, il anime cet ensemble en compagnie de ses musiciens et il a assuré pendant sept ans la direction artistique du festival de la Saison Musicale de Montsoreau. Laetitiza Tuza pratique le violoncelle depuis son enfance et a beaucoup joué dans des ensembles baroques. Elle étudie également l’orgue depuis 2015. Quant à Christophe Mourault, il s’est spécialisé en violon, violon ancien et violon baroque, tout en ayant suivi un cursus de chant de la Renaissance. Il s’intéresse à des répertoires très variés.

Laetitia Tuza

Sous la très belle et très rare charpente gothique à chevrons-formant-ferme, caractérisée par l’absence de panne faîtière, de pannes intermédiaires et de liernes, ont résonné les œuvres de Telemann, Haendel, Scarlatti, Vivaldi et Bach.

De l’œuvre immense et variée de Telemann, au nombre de 6000, Mario Raskin avait retenu la Sonate pour violon et basse continue et la Sonate pour violoncelle et basse continue. Elles ont permis aux deux jeunes instrumentistes de nous donner d’emblée la mesure de leur talent. J’aime beaucoup les œuvres en basse continue, avec ce registre grave tenu pendant le morceau.

Christophe Mourault

Mario Raskin nous a ensuite proposé une des suites pour clavecin, éditées sous le contrôle du compositeur en 1720, la Suite pour clavecin en fa mineur. Le compositeur précise en effet dans la préface : « Je me suis trouvé dans l'obligation de publier les leçons ci-après en raison des copies incorrectes qui en ont été faites à l'étranger, et cela à mon insu. » À plusieurs égards, les huit suites du recueil de 1720 démontrent l'indépendance d'esprit de Haendel. Quant à la forme de ces œuvres, si l'origine en est évidemment la suite française, la structure traditionnelle, groupant dans l'ordre allemande, courante, sarabande et gigue, n'y est pas respectée de façon rigoureuse. Au contraire, Haendel les parsème de pièces de facture et de nom italiens. La première partie s’est achevée avec la Sonate pour violon et basse continue en fa majeur du même compositeur.

La seconde partie était consacrée à trois sonates de Scarlatti (K511, K213, K512), à la Sonate pour violoncelle et basse continue (celle que j’ai préférée) de Vivaldi et à la Sonate pour violon et basse continue BWV1021 de Bach. Scarlatti a composé 555 sonates pour clavecin d'une originalité exceptionnelle et pour la plupart inédites de son vivant. Avec ce corpus, il est l'un des compositeurs majeurs de l'époque baroque car le clavecin fut le medium idéal pour exprimer son génie de compositeur et son art de jouer de cet instrument. Si on reconnaît de suite une sonate de Scarlatti, « cette architecture si invariable et si typée à la fois… n'engendre aucune monotonie ». « L’ivresse digitale » réservera toujours des surprises à l’auditeur. Ces sonates sont construites selon une coupe en quatre mouvements, lent-vif-lent-vif. Le violoncelliste Jean-Guihen Queyras évoque la « force évocatrice de cette musique », qui selon lui, conduit parfois à une expérience presque sensorielle. Les mouvements sont généralement basés sur des motifs de danse.

Le concert s’est achevé avec la Sonate pour violon et basse continue BWV1021. Cette sonate fut découverte en 1928. Le chiffrage de la basse continue a été soigneusement détaillé par Bach lui-même, probablement à des fins didactiques, ses quatre mouvements contrastés respectant par ailleurs le modèle corellien de la sonata da chiesa, la sonate d’église. Il s’agit d’une œuvre instrumentale, comportant trois ou quatre mouvements, voire plus, en usage aux xviie et xviiie siècles. C'est l'une des formes importantes de la période dite "baroque" de la musique. Son nom la distingue de la sonata da camera (sonate de chambre) : leurs caractères musicaux respectifs les destinaient à une exécution dans des lieux et pour des circonstances différentes, même si les formes présentent des similitudes certaines.

Ce très beau concert a remporté un vif succès. Pour ma part, j’ai été particulièrement séduite par l’association de ces trois musiciens – deux très jeunes et un plus âgé - et par l’harmonie qui règne entre eux. J’aime la sonorité du clavecin qui me plonge dans un XVIII° rêvé, celui de Farinelli, de Barry Lindon ou des Liaisons dangereuses. Je suis sensible à la succession de ces mouvements lents puis vifs qui apportent une multitude de couleurs aux œuvres, nous faisant passer de la mélancolie à l’allégresse. J’ai apprécié la structure de ce concert, composé surtout de sonates, une forme qui deviendra un genre majeur aux XIX° et XX° siècles. Et je reconnais bien volontiers avec Milan Kundera que l’on peut « s’enivrer avec une sonate ».

 

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26 juillet 2022 2 26 /07 /juillet /2022 11:29

Vendredi 25 juillet 2022, à 22h15, j’ai regardé Iphigénie de Tiago Rodrigues, mis en scène par Anne Théron, joué à l’Opéra Grand Avignon et diffusé sur France 5. J’aimerais en dire quelques mots.

On connaît l’Iphigénie d’Euripide (405 av. J-C), pièce dans laquelle la fille d’Agamemnon est remplacée in fine par une biche sur l’autel du sacrifice, afin que se lèvent les vents pour que la flotte grecque parte vers Troie. Celle de Racine aussi, bien sûr, en 1674, dont le dramaturge a encore modifié la fin en sacrifiant Eriphile, fille secrète d’Hélène, à la place de la victime désignée.

Passionné par les mythes fondateurs, le metteur en scène portugais s’empare après bien d’autres (Rotrou, Goethe, Gluck, Cacoyannis, Lanthimos) de ce personnage féminin, victime de la violence des hommes. Il revisite le mythe pour donner une existence nouvelle à une jeune fille sacrifiée à « l’honneur des Grecs » et aux lois de la guerre. On précisera que la pièce, très proche de celle d’Euripide, appartient à un triptyque Iphigénie/Agamemnon/Électre, écrit pour la troupe de comédiens permanents du Théâtre National Dona Maria à Lisbonne. Rodrigues a monté la trilogie là-bas, avec eux, puis elle n’a plus été jouée.

Ayant découvert le texte en 2016, Anne Théron, artiste associée au Théâtre National de Strasbourg, se l’est rappelé avec une grande émotion et s’est dit qu’il fallait absolument qu’elle le monte ; d’autant plus, dit-elle, que c’est « une pièce féministe et révolutionnaire écrite par un homme ». Elle, qui s’intéresse au cri intérieur des femmes, en aime surtout le questionnement radical que propose Rodrigues : « C’est l’histoire d’une jeune fille, Iphigénie, qui dit OK, stop, ce sont des mensonges… stop… on arrête. On passe à autre chose. Aujourd’hui, c’est cet espoir sous-jacent qui m’intéresse. » Elle affirme aussi : « […] Je dirais que l’endroit où je cherche aujourd’hui, ce n’est plus « l’inconscient » mais l’invisible… Un plateau, ça sert à ça… Faire entendre le texte et en même temps mettre en scène ce qui n’est pas dit. Ce que j’appelle la matière noire. » Elle précise qu’elle a beaucoup aimé travailler avec les deux jeunes acteurs portugais, Carolina Amal et Joao Cravo Cardoso, qui ont formé une belle homogénéité avec les comédiens avec qui elle avait envie de travailler depuis longtemps. « Entre eux, dit-elle, c’est solidarité, bienveillance et exigence. »

Le spectacle prend place devant une vidéo de Nicolas Comte, qui se déroule en continu, présentant une plage (filmée sur les grèves du Nord, familières à Anne Théron) et une mer attendant le vent dans la baie d’Aulis. On y verra passer de sombres nuages puis, peu à peu, la plage se remplira de soldats en partance pour Troie. Les personnages, dans de beaux éclairages de Benoît Théron, évoluent sur des praticables qui se disjoignent au fur et à mesure, signifiant peut-être l’absence de communication qui les isole progressivement.

Le dramaturge lisboète a écrit la pièce pour neuf personnages qui, telles des ombres attendant que le vent se lève, seront présents sur scène tout au long du spectacle. Tous vont s’interroger afin de savoir pourquoi Iphigénie a été sacrifiée par le roi Agamemnon pour mener la guerre contre Troie. On reconnaît là les membres des Atrides, Agamemnon (Vincent Dissez), père d’Iphigénie, Clytemnestre (Mireille Herbstmeyer), la mère, Ménélas le frère d’Agamemnon (Alex Descas) ; Achille le chef de guerre grec amoureux d’Iphigénie (Joao Cravo Cardoso), Ulysse le porte-parole des Grecs (Richard Sammut) et le Vieillard (Philippe Morier-Genoud), dans le très beau rôle du messager et du dépositaire de la mémoire.

C’est un Chœur de femmes en colère contre l’histoire qu’il a la charge de raconter (Fanny Avram et Julie Moreau), qui va les inciter avec véhémence à s’interroger sur l’enchaînement de ces événements tragiques et suggérer que la Guerre de Troie aurait pu ne pas avoir lieu.  Anne Théron le précise ainsi dans une interview : « Le Chœur annonce dès le début : vous le savez, une tragédie finit toujours mal. Néanmoins, ce même Chœur cherche désespérément un souvenir qui pourrait empêcher la terrible fatalité des Atrides. Comment échapper à son destin ? Agamemnon déclare que les dieux sont morts, pourtant les hommes se débattent face à leur libre arbitre, sans parvenir à échapper à ce destin. Dans cette pièce, il y a quelque chose qui se passe autour du souvenir, pas simplement ce qui a été mais ce qui adviendra si l’on répète ce qui a été. Il faut raconter autrement, fabriquer une autre mémoire. Il est temps. »

Cette colère donne ainsi lieu à de beaux moment chorégraphiques, créés par Thierry Thieû Niang. On découvre « une danse de colère qui fait avancer le temps. » En effet, dans cette adaptation, les personnages ne sont plus soumis à la volonté des dieux et peuvent ainsi user de leur libre arbitre. Il y est dit que « les dieux sont des fables qu’on nous raconte pour nous souvenir autrement de ce qui s’est passé ». Et encore : « Les dieux sont des histoires que l’on raconte aux Grecs pour justifier ce qu’ils ne comprendraient pas autrement. » Et dans le même temps Ulysse affirme : « Ce qui importe, c’est l’inévitable. » Dans cette pièce qui commence par « Hélas ! », et où le Chœur annonce la fin funeste de toute tragédie, on se demandera comment échapper à son destin, comment ne pas répéter le malheur et la catastrophe et s’il est possible de choisir une autre issue. La pièce, dans une perspective très moderne, propose une réflexion sur le présent, la mémoire, le déterminisme. Les dieux, ici, servent de prétextes à des tragédies dont ils ne sont pas responsables, puisqu’ils n’existent pas.

Il s’agit donc de raconter le sacrifice de la fille d’Agamemnon d’une autre manière en interrogeant l’intime, c’est-à-dire les motivations de chacun. Ainsi, au début, le roi des Grecs se demande comment un père peut sacrifier sa fille pour l’honneur d’un seul, son frère Ménélas, dont la femme a été enlevée par Pâris – mais peut-être avec le consentement d’Hélène elle-même. Un roi qui s’affronte à Ménélas pour finir par accepter le sacrifice « pour l’honneur des Grecs ». Un père et un roi qui affirment : « Les gens comme nous ne peuvent pas être heureux. » Un roi, à qui son épouse reproche son « honnêteté » foncière : « Maudite honnêteté qui place les autres au-dessus de ta fille. » A qui Clytemnestre dit encore : « Tu peux faire ce que tu veux » et qui répond : « Je ne l’ai jamais pu. » Vincent Dissez interprète avec nuance et profondeur cet Agamemnon déchiré entre son amour filial et son devoir de chef des armées. Son frère Ménélas après de nombreux affrontement finit lui-même par reconnaître que tout ceci se résume à du vent.

Clytemnestre, quant à elle, est un formidable personnage féminin, bouleversée par ce qui attend sa fille et ulcérée par l’attitude de son royal époux. « Trouves-tu juste de tuer ta fille ? » assène-t-elle à Agamemnon. Et de lui prédire sa mort future : « Si tu reviens, tu regretteras de n’être pas mort dans cette guerre. » Pour elle, il n’existe ni pardon ni oubli de ce crime : « Personne n’oubliera, nous nous en souviendrons pendant des milliers d’années. » Clytemnestre est cependant la seule à proposer une autre voie, celle de l’abandon du pouvoir et du choix d’une vie familiale simple qui leur permettrait d’échapper à ce destin tragique. Anne Théron est fascinée par ce personnage : « Clytemnestre est un personnage gigantesque. Elle demande aux hommes de renoncer. […] C’est une femme en colère fermement décidée à ce qu’Agamemnon soit responsable de son crime face à l’histoire. En ce sens, elle fabrique ainsi une autre mémoire de la tragédie pour nous qui la regardons aujourd’hui. C’est vertigineux ! » La comédienne, aux longs cheveux dénoués et aux traits tourmentés, insuffle à son personnage une force et une violence remarquables, notamment quand elle s’effondre à genoux lors de la décision irrévocable du sacrifice d’Iphigénie. : « Ma fille ! Non ! »

La très jeune comédienne, qui interprète Iphigénie, demeure souvent muette. « C’est moi qui vais mourir et je suis restée silencieuse », dit-elle lors que les autres personnages sont revêtus de longs vêtements noirs (imaginés par Barbara Kraft), elle est la seule à porter une courbe robe, sombre aussi bien sûr, mais que relève la blancheur d’un col blanc, enserrant ce cou qui sera victime du glaive. Ses bras et ses jambes sont nus et connotent son extrême jeunesse Quand elle s’exprime, c’est pour reprocher à son père les promesses qu’il lui faisait dans son enfance : « Tu me disais : « Un jour, tu seras heureuse. Je mourrai, sachant que mon père est un menteur. » Et d’ajouter : « Je ne veux mourir pour personne, pas même pour moi ! » Elle acceptera cependant son sacrifice mais en lui conférant un autre visage. Elle affirmera en effet qu’il ne faut pas se souvenir de sa mort comme d’un sacrifice commandé par les hommes et réclamera haut et fort l’oubli définitif de son sort tragique. Ainsi, par ce non catégorique, elle se réapproprie entièrement sa mort, refusant que son corps soit utilisé pour les lois de la guerre et s’opposant de manière irréductible à un monde de mensonge. « Je meurs pour être oubliée. Que j’ai vécu, que je suis morte. […] Adieu, soleil ! Rien d’autre que la lame. Ne me touchez pas. Adieu. » Ainsi, contrairement à l’Iphigénie d’Euripide et à celle de Racine, elle n’est pas sauvée in extremis. Sur la video du fond de scène, on la voit, image poignante, silhouette minuscule, s’évanouir dans les lointains de la plage tandis que s’amassent les ombres noires des nuages. Avant qu’elle ne disparaisse, Iphigénie chante avec Achille un très beau poème d’amour en portugais, leur langue secrète et intime.

J’ai beaucoup aimé cette adaptation qui s’apparente à un oratorio. Le hiératisme des personnages, tout en noir, chaussés de lourdes chaussures (souvenir des cothurnes ?), m’a semblé fidèle à l’esprit de la tragédie antique. J’y ai retrouvé cette « tristesse majestueuse » dont Racine reconnaît qu’elle est l’âme du poème tragique. Et j’ai été séduite par le contraste entre cette mise en scène, somme toute « classique » et le contenu novateur de l’adaptation de Tiago Rodrigues qui fait des femmes des résistantes et ouvre une voie à leur libération. Ce que justifie Anne Théron : « Je me suis souvenue du futur. »

 

Sources :

Manuel Piolat Soleymat, 13 juillet 2022 - N° 301

Entretien avec Anne Théron, Propos recueillis en mai 2022 par Emmanuel Serafini

Image C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

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Je vous écris dans le noir, une étonnante et bouleversante confidence façonnée par Sylvie Van Cleven

 

 

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26 juillet 2022 2 26 /07 /juillet /2022 11:25

C’est une de mes petites toiles, signée d’un peintre russe, et achetée sur le marché d’Erdeven, il y a quelques années : « Sur les bords de la mer Noire », quand la vie y était douce, et sans l’ombre menaçante des bateaux militaires à l’horizon. Et j’ai pensé à ce poème de Maryna Uzun, dans Souviens-toi de ton Odessa et autres poèmes :

« Odessa comme une île »

Odessa,

Comme une île,

Commença

Par les mouettes,

Odessa,

Des piazzas,

Une silhouette,

Elle vous file

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26 juin 2022 7 26 /06 /juin /2022 18:24

Salammbô par Georges-Antoine Rochegrosse

On connaît l’article de Proust sur Flaubert dans La Nouvelle Revue Française, No 76, 1er janvier 1920 (repris dans le recueil Pastiches et mélanges), publié en réponse à un article dans la même revue d’Albert Thibaudet.  En dépit de certaines réticences, il y affirme son admiration pour l’auteur de Madame Bovary. En voici le début : « Je lis seulement à l’instant (ce qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du distingué critique de la Nouvelle Revue Française sur « le Style de Flaubert ». J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur. »

Paul Morand par Jacques-Emile Blanche

On sait aussi que la lecture à voix haute par sa mère de François le Champi était l'un des grands plaisirs de Marcel Proust enfant. C’est ainsi que le 27 juin 1917, il lit à Paul Morand une page de Salammbô qui lui inspire un portrait de la duchesse de Guermantes métamorphosée par la vieillesse, dans Le Temps retrouvé (Marcel Proust, L’écriture et les arts, Chronologie). A la suite de cette visite, Paul Morand écrit : « Passé chez Proust. Il me lit une page de Salammbô. Il rit parce que je déteste Salammbô et que je dis : « C'est du Rochegrosse. » Georges-Antoine Rochegrosse, né le 02 août 1859 à Versailles et mort le 11 juillet 1938 à El Biar (Algérie) est un peintre, décorateur, et illustrateur français. Membre influent de la Société des peintres orientaliste français, il exposera non seulement à Paris, mais aussi au Salon des artistes algériens et présidera le jury de l'Union artistique de l'Afrique du Nord dès 1925, ainsi que le Syndicat professionnel des artistes algériens. C’est sans doute son amour de l’Afrique du Nord qui a fait de lui un des illustrateurs du roman de Flaubert. On notera le mépris de Paul Morand dans son jugement sur Salammbô.

Au chapitre I du roman, "Le Festin", on lit le portrait de la fille d'Hamilcar : "Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait."

Salammbô, illustré par Georges-Antoine Rochegrosse

Recherchant les passages de La Recherche qui décrivent la duchesse vieillie dans " le bal des têtes", et comparant les textes, j'ai noté l'insistance sur les bijoux et la mention de la couleur rose pour la bouche de Salammbô et pour la curieuse grosseur sur la joue de la duchesse.  Quant à l'évocation des "écailles d'une murène", elle me fait penser au "vieux poisson sacré" qu'est devenue la duchesse de Guermantes dans le portrait qu'en brosse le Narrateur :

« Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, ayant reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » […]

Peu à peu pourtant, à force de regarder sa figure hésitante [celle de Mme d’Arpajon], incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés, les hexagones que l'âge avait ajoutés à ses joues. D'ailleurs, ce qu'il mêlait à celles des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues restées si semblables pourtant de la duchesse de Guermantes et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguai une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé ; une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre [...] »

Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu'elle connaissait des actrices, etc., les dames aujourd'hui vieilles de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d'une part parce qu'elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des royalties, mais encore parce qu'elle dédaignait de venir dans la famille, s'y ennuyait et qu'on savait qu'on n'y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d'ailleurs mal sues, ne faisaient qu'augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d'État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : « Est-ce même la peine d'inviter Oriane ? Elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d'illusions. » Et si, vers 10 heures et demie, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux, durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Oriane qui s'arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c'était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu'autrefois, pour un directeur de théâtre, que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité au lieu du morceau promis vingt autres. La présence de cette Oriane, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n'en continuait pas moins (l'esprit mène le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n'y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres soirées de douairières de la même season (comme aurait dit encore Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s'était pas dérangée Oriane. […] »

J'ignore si les passages relevés sont les bons ; il me semble cependant qu'ils témoignent bien de l'admiration de Proust pour Flaubert.

 

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20 juin 2022 1 20 /06 /juin /2022 15:34

Vendredi 17 juin 2022, à 18h, bravant la canicule, plus d’une vingtaine de courageux marcheurs se sont retrouvés sur la place du château de Marson pour une Balade contée, le Nez en l’air. Organisée par les bénévoles de la Bibliothèque de Rou-Marson (dont je fais partie) et Renée Monnier des Sentiers botaniques, elle a conduit les promeneurs, casqués de chapeaux de paille, entre les deux villages, parmi de petits champs, petits bois, petits sentiers, dans une nature où l’on se sent loin de tout. Grâce à Renée Monnier, experte ès botanique, ils ont été attentifs aux nombreux acacias, à la rondeur d’un vieux châtaignier, à la chondrille à tige de jonc venue du Midi, à la viccia cracca à la jolie fleur mauve et au sable si fin des chemins, issu des pierres gréseuses.

Quatre haltes bienvenues dans le sous-bois leur ont permis d’écouter des poètes, chantres de Dame Nature. De Ronsard à Colette, en passant par Chateaubriand, George Sand ou encore Charles Cros, ils ont savouré le plaisir d’être seuls dans la forêt et de rêver à ses nymphes et à ses sylvains. D’une halte à l’autre, les promeneurs ont fredonné la chanson célèbre de Mireille, « Ce petit chemin qui sent la noisette ».

Devant la rondeur d’un vieux châtaignier, nous avons débuté la promenade avec un de mes poèmes célébrant l’utilité ancienne et la belle longévité de cet arbre : « [… A l’ancre de la terre/ Il nourrissait les pauvres/ Et surveillait les bêtes/ Il faisait les tonneaux/ Et devenait charpente en sa virilité […] »

Auguste Lacaussade, né à L’Isle Bourbon, nous a accompagnés en chantant « Les Jours de juin », en nous invitant à « aller au bois » et à fuir la ville. L’« épaisse ramure » de la « forêt de Meudon ou d’Auteuil » lui aura fait oublier [s]on île  et [s]es vertes savanes ».

Cinq distiques de Charles Cros (« Les Quatre saisons ») ont souligné le pouvoir parfumé des fleurs du printemps dans le sentiment amoureux : « […] Nous n’aurions rien dit, réséda/ sans ton parfum qui nous aida. » Et avec Rimbaud, le poète aux semelles de vent, nous avons goûté à la « sensation » « par les soirs bleus d’été » d’« aller dans les sentiers ».

Théophile Gautier nous a bercés de sa ballade, « Quand à peine un nuage », dans laquelle il célèbre le petit peuple de l’herbe, couleuvres, lézards, taupes, araignées, fourmis, papillons et tutti quanti : « […] Qu’il fait bon ne rien faire, / Libre de toute affaire, / Libre de tous soucis, / Et sur la mousse tendre/ Nonchalamment s’étendre, / Ou demeurer assis ; […]

Ce fut ensuite le temps d’écouter la première partie d’une nouvelle de Maupassant, « Au bois ». Un petit récit dans lequel on découvre M. et Mme Beaurain, des commerçants d’un âge respectable, surpris par le garde champêtre en « flagrant délit de mauvaises mœurs », « à la frontière d’Argenteuil ».

A l’abri d’un sous-bois, nous avons retrouvé Pierre de Ronsard et son ode célèbre « A la forêt de Gastines » : « Couché sous tes ombrages verts,/ Gastines, je te chante/ Autant que les Grecs, par leurs vers/ La forêt d’Erymanthe ; […] » Et son poème « Contre les bûcherons de la forêt de Gastines » a résonné à nos oreilles de façon très moderne : « […] Forêt, haute maison des oiseaux bocagers, / Plus le cerf solitaire et les chevreuils légers/ Ne paîtront sous ton ombre, et ta verte crinière, / Plus du soleil d’été ne rompra la lumière. […]

Forêt, célébrée encore par Chateaubriand avec « La Forêt », un poème extrait des Tableaux de nature. Il y chante son « aimable solitude », son « ombrage ignoré » et termine ainsi : « D’autres vous rediront des amours étrangères ; / Moi de vos charmes seuls j’entretiens les déserts. »

C’était ensuite au tour de Colette de dire son amour des bois avec un extrait de Claudine à l’école, « Dans les bois de Saint-Sauveur ». Elle y raconte ses « frayeurs suffocantes » lors de la rencontre avec des serpents ; ses préférences à s’y promener seule plutôt avec ces « petites grandes filles » qui ont peur de « se déchirer aux ronces » et s’effrayent devant les « petites bêtes ».

Dans un poème en forme de petite comptine, extrait de Au clair de la lune, Maurice Carême a conté les mésaventures du chasseur. Quand il jette son fusil, tous les animaux lui apparaissent ; quand il le reprend, ils ont disparu : « Et soudain plus de loup/ Plus de renard surtout/ Plus de pie, de faisan/ Lui tout seul comme avant »

Cette troisième halte s’est achevée avec un autre de mes poèmes, « Feuilles et fées ». Les demandes réitérées d’une petite fille aux membres de sa famille pour savoir « Où s’en vont les fées et les dames vertes/ Quand l’automne est là, les forêts désertes ».  Sa grand-mère finit par lui répondre : « Fillote, je le sais, mais c’est un secret ! / En habits de deuil/ Elles sont endormies/ Dans leur lit de feuilles. »

La quatrième halte, à la croisée de deux chemins, était consacrée davantage à la marche et au sentiment de solitude dans la nature. Gilbert d’Ahuy aime à marcher sur les « petits sentiers lumineux » : « Petits sentiers de balade, / Même sans faire de grande distance, / Où tranquillement on avance […] »

Sabine Sicaud, dans « La Solitude », nous a donné à rêver sur la couleur verte : « Solitude… pour vous cela veut dire seul, / Pour moi – qui saura me comprendre ? / Cela veut dire : vert, vert dru, vivace tendre, / Vert platane, vert calycanthe, vert tilleul […]

George Sand nous a dit sa félicité à « contempler la sérénité des grosses pierres au clair de lune ». Et d’ajouter : « Je m’identifiais tellement au mode d’existence de ces choses tranquilles, prétendues inertes, que j’arrivais à participer à leur calme béatitude ».

Avec « Voyageur, il n’y a pas de chemin », Antonio Machado nous a appris que, pour le Voyageur, « le chemin/ C’est la trace de [s]es pas », qu’« il n’y a pas de chemin » et que « Le chemin se fait en marchant ».

Sarah Marquis, quant à elle, affirme que « le lien avec la nature est le seul moyen pour l’être humain de sauver sa peau ». « Après tout », dit-elle, « il s’agit simplement de retrouver la condition originelle de l’être humain : mettre un pied devant l’autre, au cœur de l’immensité de la nature. »

Et Jacques Lanzmann de conclure : « Marcher, est-ce que cela ne serait pas, en définitive, tourner avec ses pieds, au pas à pas, page après page, le grand livre de la vie ? »

Notre balade s’est achevée avec humour sur la seconde partie de la nouvelle de Maupassant. Mme Beaurain y explique comment ses rêveries romantiques et un retour de flamme pour son mari les ont conduits à s’aimer de nouveau sur les lieux de leur première rencontre. « Le maire était un homme d’esprit. Il se leva, sourit et dit : « Allez en paix, madame, et ne péchez plus… sous les feuilles. »

Cette balade par un soir chaud de juin s’est achevée dans la fraîcheur de la cave communale de Marson. Gâteaux au chocolat, aux noix et au café, à la mélisse et à la framboise, accompagnés de cakes salés faits-maison, les y attendaient. Et en dégustant bulles roses et blanches, les promeneurs ont encore partagé des citations sur la marche, bien persuadés que « le but, ce n’est pas le bout du chemin, c’est le cheminement » ainsi que l’écrit Eric-Emmanuel Schmitt.

 

Photos : Dominique Lenfantin, Catherine Thévenet, Marie-Christine Barbot

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16 juin 2022 4 16 /06 /juin /2022 17:42

Don Juan (Laurent Lafitte) et Elvire (Jennifer Decker)

En ce jour où les lycéens planchent sur le bac de Français que j’ai si souvent enseigné, surveillé et corrigé, je voudrais faire quelques remarques sur le Dom Juan d’Emmanuel Daumas, retransmis sur France 5 le vendredi 03 juin. Captée au Théâtre du Vieux-Colombier, la pièce présente bien des atouts mais aussi des excès que je voudrais signaler. Lors de la première, on sait que Dom Juan ou le Festin de Pierre, une comédie irrégulière en cinq actes et en prose, inspirée du Burlador de Séville de Tirso de Molina, suscita un succès net mais pas triomphal.  Mais au lendemain de la représentation (le 15 février 1665) et de la suppression de la scène du pauvre (III, 2), la pièce, discrètement censurée par Louis XIV, ne revint pas à l’affiche. Après un pamphlet de l’avocat Rochemont et plusieurs Lettres et Réponses favorables à Molière, celui-ci ne reprend pas la pièce et ne la publie pas malgré le privilège obtenu. Il faudra attendre 1683 pour la publication à Amsterdam d’une version la plus proche de celle de la première. En 1677, Thomas Corneille présentera un Dom Juan très affadi qui aura cours jusqu’en 1841 où l’on revient enfin au texte de Molière. Depuis la reprise triomphale de la pièce par Jouvet en 1947, le succès ne s’est jamais démenti.

C’est dans le cadre de la saison « Molière 2022 », célébrant le 400e anniversaire de l’illustre dramaturge, qu’Eric Ruf a sollicité Emmanuel Daumas pour mettre en scène l’histoire du « grand seigneur méchant homme ». Pour l’administrateur de la Comédie-Française, Dom Juan étant « la pierre angulaire du théâtre de Molière », il lui propose d’adapter « sans décors » cette pièce à machines, un « spectacle comique d’épouvante, baroque, fantastique et sensationnel ». Dans sa Note d’intention, Emmanuel Daumas explique comment il a souhaité relever la gageure : « Et cela me plaît beaucoup d’imaginer Dom Juan avec (presque) rien. Des perruques sûrement. Des choses sur la tête. Du maquillage. Des habits très simples. Quelques accessoires extravagants. Cinq acteurs pour tout faire. Une petite troupe au milieu des spectateurs. Un tréteau au centre du théâtre. Et réussir à être impressionnant quand même. »

C’est ainsi qu’au Théâtre du Vieux-Colombier, un dispositif bi-frontal, tel un ring de boxe en bois massif, délimité par des piliers de fer, donne à voir l’affrontement du libertin et de la société. Sur les côtés, en contrebas, deux séries de coiffeuses très simples, surmontées de miroirs et de néons, loges de théâtre et lieu des changements à vue. Cet espace simplissime permet à la magie du théâtre d’agir à plein : ne faudra-t-il pas imaginer la plage du naufrage en mer, la forêt de la rencontre avec le Pauvre et avec les frères d’Elvire, la résidence de Don Juan, le mausolée du Commandeur ? Une économie de moyens qui ne disperse pas le regard et qui donne toute sa place au jeu des comédiens et à la parole de Molière.

Sganarelle (Stéphane Varupenne)

Toujours dans ce souci d’épure, le metteur en scène a fait le choix de cinq comédiens. Laurent Lafitte est Don Juan, Stéphane Varupenne interprète Sganarelle ; Jennifer Decker campe Elvire tandis qu’Alexandre Pavloff est à la fois une religieuse dans l’acte I, Mathurine dans l’acte II puis le père de Don Juan, un des frères d’Elvire et le Commandeur. Le jeune Adrien Simion est aussi une religieuse, puis le Pauvre, Monsieur Dimanche et un des frères d’Elvire. Interchangeables, ils représentent tous les membres d’une société que défie Don Juan. Emmanuel Daumas les décrit comme « la farandole des couillons, qui vont se grimer pour faire tous les rôles. Les jeunes, les vieux, les filles et les garçons, les spectres et les statues qui bougent. Les diables sur Terre et en Enfer. Lesquels sont les plus grotesques, burlesques, épouvantables et violents ? Lesquels sont déjà morts-vivants ? »

J’ai beaucoup aimé le Don Juan interprété par Laurent Lafitte, un comédien que je n’appréciais guère, mais qui m’a convaincue ici, notamment par la fluidité de ses déplacements et son impeccable diction. Tel un ange noir, vêtu d’un col roulé, recouvert d’un élégant spencer, et d’un pantalon serré noirs sur des boots de la même couleur, il semble que rien ne puisse l’atteindre : ni les malédictions d’Elvire, qui l’indiffèrent, ni les démonstrations burlesques de Sganarelle, qui le font rire, ni l’entêtement du Pauvre à refuser de jurer, qui l’exaspèrent, ni les remontrances de son père, qui l’impatientent. Seul, le mouvement de tête de la statue du Commandeur semble un moment l’ébranler avant qu’il ne se reprenne. Athée, libertin, matérialiste, il appartient tout entier à la terre et à son désir de séduire qui n’est pour lui qu’un jeu. Ce jeu qui le conduira à l’hypocrisie suprême puisque « tous les vices apparents passent pour vertus ». Le comédien Laurent Lafitte incarne ainsi à merveille « l’hupokrites », l’acteur en grec. Il me semble qu’il ait bien répondu au souhait d’Emmanuel Daumas qui le voulait « Arrogant. Lucide. Mystérieux. Joueur. Incompréhensible. Malin. Sensuel. Glacial. En colère. Rapide. Intrépide. Logique. Intimidant. Charmant. Affamé. Pressé. Histrionique. Dangereux. Seul. Au moins. »

Stéphane Varupenne, en survêtement et baskets, propose un Sganarelle qui, conformément à l’origine italienne de son nom (sgannare, dessiller, amener à voir ce qu’on veut ignorer), cherche maladroitement à convaincre son maître que sa conduite risque de l’entraîner en Enfer. Il est partagé entre son admiration pour lui (« Quel homme ! Quel homme ! ») et son épouvante devant son attitude : « Quel homme abominable me vois-je obligé de servir ! » Entre obséquiosité et connivence, le comédien propose un Sganarelle vif et nuancé qui ne démérite pas dans l’ombre de Laurent Lafitte.

Don Juan avec Charlotte (Jennifer Decker) et Mathurine (Alexandre Pavloff)

Jennifer Decker touche dans le rôle d’Elvire, la femme bafouée. C’est bien une création originale de Molière qui n’évoque en rien les héroïnes de Tirso de Molina. Et si celle qui a été « ôtée d’un couvent » (le plus grand défi donjuanesque), n’apparaît que deux fois (en I, 3 et IV, 6) sur les vingt-sept scènes de la pièce, elle n’en demeure pas moins présente indirectement dans l’esprit du spectateur. Elle est à l’origine des propos entre Gusman et Sganarelle dans la scène d’exposition, elle poursuit le héros à travers ses frères dans l’acte III, elle est enfin « la femme voilée » de l’acte V qui annonce la fin du séducteur. C’est un magnifique personnage que cette femme abusée, toujours amoureuse au début de la pièce, capable des pires malédictions, qui apparaît métamorphosée dans l’acte IV, ayant dominé sa passion mais toujours soucieuse du sort de celui qu’elle a aimé. La comédienne insuffle une belle passion à ce personnage tragique, noble et complexe. Mais pourquoi l’avoir affublée de si horribles costumes – si l’on peut appeler cela des costumes - ? Quand elle n’est pas dévêtue de son habit de nonne par Don Juan au début de la pièce, elle apparaît en sous-vêtements de flanelle blanche ou revêtue d’une grande veste de satin rose bien peu flatteuse. Elle est de plus coiffée d’une horrible perruque blonde qui lui donne l’aspect d’une poupée de carnaval. J’avoue ne pas comprendre la signification de ce choix qui ôte au personnage tout le tragique dont il est porteur et ravale la femme, qu'elle soit religieuse ou paysanne.

Ces dernières remarques m’amènent aux bémols que je voulais souligner. Dès la scène d’exposition, j’ai eu envie d’arrêter de regarder la pièce. En effet, Don Gusman, l’écuyer d’Elvire n’y apparaît pas et il est remplacé par deux nonnes du couvent d’Elvire, hilares, entonnant un chant religieux et en train de fumer. Jouées par Alexandre Pavloff et Adrien Simion, ce sont elles qui sont les interlocutrices de Sganarelle dans la célèbre tirade du tabac. Partagées entre approbation et répulsion devant le discours du valet, si elles signifient clairement l’attitude blasphématoire du héros, elles placent d’emblée la pièce sous le signe du grotesque.

Dans la même veine, on découvrira à l’acte II un Alexandre Pavloff travesti en Mathurine. La charge est lourde qui fait d’elle une drag queen, complètement excitée, en perruque, pantalon et chaussures à talons. Quel apport à la pièce si ce n’est d’être dans l’air du temps ? Le Pauvre (Adrien Simion), lui aussi, s’offre à la vue du spectateur, barbouillé de terre et à demi-nu, tel un Christ humilié. Certes, c’est un pauvre hère, on l’avait compris ; mais quel besoin d’en faire ce personnage repoussant, à la limite de la bestialité ? Reconnaissons cependant que ce jeune comédien, en Monsieur Dimanche, surprend et tire bien son épingle du jeu. Les frères d’Elvire seront, eux aussi, dépouillés de leurs vêtements, et tout sanguinolents. Des effets très appuyés et artificiels qui, selon moi, entachent cette mise en scène et ne lui ajoutent rien, bien au contraire !

En dépit de mon opinion mitigée, je ne regrette pas d’avoir regardé cette représentation où les trois interprètes principaux témoignent du grand art des Comédiens-Français. Par ailleurs, avec ce choix épuré, ainsi que l’écrit Philippe Leclercq, le metteur en scène « revient à l’essence de la convention théâtrale, au texte et aux gestes, au théâtre comme jeu pur, avec trois fois rien comme décor : quelques objets, un peu de déguisement et beaucoup d’espace vide pour l’imagination, la fiction, le faux où l’on fait semblant pour de vrai. »

Cependant, je garderai toujours en mémoire le Dom Juan de Marcel Bluwal, dans lequel Michel Piccoli incarne avec noblesse le héros tragique dans son affrontement avec Dieu et sa longue marche vers la mort. Ici, le séducteur, inaccessible à toute transcendance et qui finit écartelé, m’apparaît « humain, trop humain ».

 

 

 

 

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22 mai 2022 7 22 /05 /mai /2022 10:46

La plage de Jean-Bart (Mapio.net)

 

Il paraît qu’aujourd’hui

on l’appelle El Marsa

 

Dans les faux-poivriers

les verts eucalyptus

et l’odeur des lentisques

pour nous c’était Jean Bart

du nom de ce corsaire

brandissant son grand sabre

sur une place flamande

Statue de Jean Bart à Dunkerque

Avec nos espadrilles

sur la falaise en pente

on glissait vers la Crique

extasiés de soleil

éperdus dans l’azur

et dans les eaux étales

on nageait vers notre Ile

Et moi je me souviens

du reflet de la mer

dans les aigues-marines

des yeux de mes cousines

 

 

 

 

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20 mai 2022 5 20 /05 /mai /2022 15:08

 

Chaque année je les attends

mes nénuphars mes nymphéas

et je songe à Monet

qui un jour découvrit

les fééries de son étang

pour ne plus s'en déprendre

 

 

Nymphéas roses, 1897-1899

Nymphéas, vers 1914

 

 

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4 mai 2022 3 04 /05 /mai /2022 18:18

Loïe Fuller, 1902, Frédérick Glasier.

Avril 1894 (pp. 286 et 287, Proust, L’écriture et les arts) :

Proust voit le spectacle de Loïe Fuller avec la Belle Otero aux Folies-Bergère. Il se rend à l’exposition Marie-Antoinette à la galerie Sedelmeyer qui propose également une exposition de peinture anglaise avec des toiles de Turner : Le Banquet de Guildhall et la Vue de l’hôpital de Greenwich.

On admire au Salon l’Intérieur de Notre-Dame de Paris de Paul Helleu. Ce peintre, patronné par John Singer Sargent et Robert de Montesquiou, sera bientôt lié avec Proust.

Loïe Fuller, nom de scène de Mary Louise Fuller, née à Hinsdale le  22 janvier 1862  et morte à Paris le 02 janvier 1928  à Paris, est une danseuse américaine  et l'une des pionnières de la danse moderne ; elle est célèbre pour les voiles qu'elle faisait tournoyer dans ses chorégraphies de danse serpentine et pour ses talents de metteuse en scène. Le soir du 16 octobre 1891, lors de la création de la pièce Quack Medical Doctor à Holyoke, dans le Massachusetts, vêtue de vêtements blancs, elle improvise de grands mouvements pour interpréter une femme sous hypnose. Le public réagira spontanément en s’écriant « Un papillon !... Une orchidée !... » En effet, ses chorégraphies mettent le progrès technologique au service d’une danse qui exalte la nature à travers des lignes courbes et des mouvements évoquant les fleurs, les papillons, les serpents : enveloppée dans de longs voiles qu’elle agite à l’aide de baguettes et baignée d’une lumière aux teintes changeantes, Loïe Fuller rappelle aux spectateurs que l’homme fait partie de la nature. L’originalité de ses danses est l’un des principaux attraits du cabaret des Folies-Bergère, lieu par excellence de la vie parisienne à la Belle Époque, où Loïe Fuller débute et se produit pendant dix ans.

Loïe Fuller influence aussi les arts décoratifs et la photographie : une riche production de statuettes s’inspire de ses voiles dansants, et les photographes essayent de saisir la magie de son art. Elle expérimente inlassablement les possibilités des effets de lumière et de couleur sur des tissus à la matière et à la consistance différentes : ce travail lui vaut de nombreux brevets, mais sa santé en pâtit, à cause des longues répétitions sous des lumières violentes qui abîment ses yeux. À une époque où les droits des femmes et des homosexuels ne sont pas encore reconnus, Loïe Fuller affiche fièrement ses idées féministes, ainsi que son homosexualité. Entièrement vouée à l’art, elle dépense tout pour poursuivre ses recherches jusqu’à la fin de sa vie ; elle meurt d’une pneumonie en 1928, assistée par Gab Sorère, sa fidèle compagne et collaboratrice depuis 1897.

Ses admirateurs furent nombreux : Rodin, Lautrec, Georges Rodenbach, qui lui consacra plusieurs pages élogieuses, l’astronome Camille Flammarion, les frères Lumière, Hector Guimard et les Curie. Elle monta ainsi un spectacle intitulé La danse du radiumElle fut éclipsée en 1902 par Isadora Duncan, sa compatriote, qu’elle contribua à faire connaître en Europe en 1902 avec la création de sa première compagnie de jeunes danseuses. Elle demeure cependant une référence dans l'histoire de la danse, marquant un point d'articulation entre le music-hall, la performance et la danse moderne. Par ses mouvements amples, sinueux et continus, elle contribua à inaugurer une ère nouvelle.

La Belle Otero

En 1894, Proust pouvait admirer Loïe Fuller dansant aux Folies-Bergère avec la Belle Otero. Agustina Otero Iglesias, dite Caroline Otero, ou encore « La Belle Otero », est une chanteuse et danseuse de cabaret et courtisane célèbre de la Belle Epoque, née en Espagne le 04 novembre 1868 et morte à Nice le 10 avril 1965. En août 1898, Caroline Otero devint « la première star de l'histoire du cinéma » lorsque l'opérateur Félix Mesguich la filma dans un numéro de danse à Saint-Pétersbourg. Amie de Colette, elle entretient une rivalité célèbre avec une autre courtisane espagnole, Liane de Pougy. La liste de ses conquêtes est impressionnante : Edouard VII d'Angleterre, Léopold II de Belgique, le duc de Westminster, le grand-duc Nicolas de Russie, des financiers, des écrivains tels que Gabriele d'Annunzio et Aristide Briand, son amant pendant dix ans. Elle fit tourner bien des têtes et serait à l'origine de plusieurs duels et de six suicides, d'où son surnom de la « sirène des suicides ». Elle fut, avec Liliane de Pougy et Emilienne d’Alençon, l’une des « Trois Grâces » de la Belle Epoque.

Si, dans La Recherche, la danse est un art beaucoup moins mentionné que la peinture et la musique, il n’en demeure pas moins que Proust s’intéressa aux Ballets russes, manifestant ainsi son ouverture d’esprit dans les domaines artistiques et théâtraux. C'est en 1910, lors de leur deuxième « saison » à Paris que Marcel Proust fit la connaissance des Ballets russes. Il fut enthousiasmé par cette troupe, menée par Diaghilev, qui renouvelait l'art de la danse. Non seulement il assista aux représentations de la troupe dans Shéhérazade, Carnaval, Le Festin, Le Prince Igor, Les Sylphides et Giselle, mais il soupa avec les artistes à plusieurs reprises, invité par les mécènes des Ballets russes : la comtesse Greffulhe et Misia. Il fit ainsi la connaissance de Tamara Platonovna Karsavina, la partenaire de Nijinski, qu'il raccompagna dans sa voiture jusqu'à son hôtel et avec qui il eut des échanges qu'elle évoquera dans ses Mémoires. Marcel Proust, fut fasciné par la danseuse, véritable symbole de la modernité et de la virtuosité des Ballets russes. Devant L’Oiseau de feu d'Igor Stravinski, il s’exclamera : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. » Dans Sodome et Gomorrhe, il évoque « l'efflorescence prodigieuse » de ces ballets « révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benois, du génie de Stravinski. » (RTP, III, 140).

Vaslav Nijinski

Dans une esquisse du Côté de Guermantes, Proust évoque Nijinski au moment de son entrée en scène dans Le Pavillon d'Armide, « un plaisir fugitif qui naît de l’harmonie instantanée d'un costume, d'une lumière, d'un décor, éléments destinés à changer, avec le mouvement ou même la mimique du danseur » : « Des machinistes faisaient reculer les divers messieurs en veston ou en redingote, amis des artistes, habitués du théâtre, journalistes qui se promenaient sur le plateau. Au milieu de ces hommes du monde qui se saluaient, s'arrêtaient à causer un moment comme à la ville, s'élança un jeune homme portant une toque de velours noir, une jupe cerise, et les bras levés au ciel dans des manches de soie bleue. Sa figure était couverte d'une sorte de poudre de pastel rose comme certains dessins de Watteau ou certains papillons. C'était un célèbre et génial danseur d'une troupe étrangère... Je restais ébloui à suivre des yeux dans l'air les arabesques qu'y traçait sa grâce naturelle, ailée, capricieuse et multicolore. » L'écrivain voit dans ce « plaisir d'une seconde », multiplié tout au long du spectacle, le but même du chorégraphe et du danseur. Et quand la raison déserta le danseur qui sautait si haut, Proust écrivit : « Il regagna d’un vaste essor le pays des songes, ce pays d’où il n’est plus revenu ». Par ailleurs, dans un article intitulé « Bidou, Bergotte, la Berma et les Ballets russes, Une enquête génétique », Nathalie Mauriac Dyer établit un parallèle entre le couple Charlus/Morel et le couple Diaghilev/Nijinski. Certains lecteurs contemporains proches du milieu des Ballets russes auraient entrevu en filigrane de l’exécution de Charlus, nymphe tragique et délaissée par son faune, la figure de Serge de Diaghilev, abandonné en 1914 par Nijinsky.

On rappelle que le 18 mai 1922, "un souper fin eut lieu au Majestic pour fêter la première du ballet Le Renard de Stravinski, interprété par les Ballets russes de Diaghilev avec une chorégraphie de Nijinska, la sœur de Nijinski. La soirée fut donnée par un couple d'Anglais, Violet et Sydney Schiff, […] organisée aussi par Diaghilev, lui-même invité d'honneur. Parmi les invités, des femmes du monde […]et le demi-monde des émigrés russes […] sans oublier Stravinski et Picasso, très investi dans la création des décors des ballets russes, bref le tout-Paris du moment. Misia Sert, la mécène des Ballets russes, surnommée « Madame Verdurinska » par son amie Gabrielle Chanel, devait certainement être présente. Proust se rendit à cette réception, une des dernières de sa vie, vers deux heures trente du matin, élégamment vêtu." 

Dans La Recherche, on trouve aussi quelques allusions au ballet Giselle, dansé par les Ballets russes en 1910. Le Narrateur évoque un fait relatif à Nijinski, exclu du ballet impérial à cause d’un costume de scène indécent.  L’évocation de Giselle marque aussi le goût du héros pour les fantômes, la vanité de son retour à la vie après la mort de sa grand-mère et le caractère ailé d’Albertine. Et les danseurs russes ont peut-être servis de modèles au défilé des jeunes filles sur la digue de Balbec. (« Proust et les Ballets russes : l’empreinte de Giselle », Francine Goujon, Université Paris-Sorbonne, UFR, Littérature française et comparée).

Outre les Ballets russes, Proust, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, évoque le tango à trois reprises. Ainsi Octave est décrit par le Narrateur comme un bon danseur : « Octave obtenait, au casino, des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui ferait faire s’il le voulait un joli mariage dans ce milieu des « bains de mer » où ce n’est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles épousent leur « danseur ».  Il fait aussi un tableau assez péjoratif des Bloch, de sa famille, de ses coreligionnaires, snobés par « la société des Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris dont les filles, belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims, n’auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées, poussant le souci des modes de « « bains de mer » jusqu’à toujours avoir l’air de revenir de pêcher la crevette ou d’être en train de danser le tango. » Enfin, pour Charlus, le tango fait partie de l’évolution d’une société qui lui devient étrangère : « Oui, dit-il, je n’ai plus vingt-cinq ans et j’ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue, sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. »

Charles Sedelmeyer, 1879, Mihaly Muncàcsy

En cette fin d’avril, Proust se rend dans la galerie Sedelmeyer pour voir une exposition dédiée à Marie-Antoinette. Charles Sedelmeyer, né le 30 avril 1837 à Vienne, et mort le 09 août 1925 à Paris, est un marchand d'art, critique d'art et éditeur autrichien, l'un des plus grands collectionneurs et galeristes de la fin XIXe et du début XXe. Dans La Peinture anglaise, Ernest Chesneau décrit ainsi Le Banquet de Guildhall de Joseph Mallord William Turner. « La grande salle de l’hôtel de ville de Londres, tendue de rouge de haut en bas, est incendiée de lumière. D’immenses tables l’occupent dans toute sa profondeur, chargées de candélabres et de mets, entourées par la foule agitée des convives. Au fond un trône et la table d’honneur. Sur les parois latérales, d’immenses tribunes encombrées de spectateurs. Rien ne peut donner une idée de la magie des colorations, de l’intensité de l’effet lumineux, de l’animation folle, de la verve, de la vie, de cette petite toile qui n’a pas cinquante centimètres de hauteur. Turner seul dans l’école anglaise a eu cette puissance extraordinaire […] Il veut et il rend la lumière jusqu’au bord de la toile. » 

Vue de Londres de Greenwich, Turner, 1825

L’autre toile admirée par Proust, la Vue de Londres depuis Greenwich, 1825), est décrite ainsi par Le Metropolitan Museum of Art : « Turner offre ici un panorama sur le Grand Londres vu de Greenwich Park, regardant vers le bas vers l’hôpital naval conçu par Sir Christopher Wren, la Tamise et la ville lointaine. Le premier plan est jonché de cartes et de globes, avec une femme tenant deux plans pour un retraité de la marine avec des lunettes et des béquilles à inspecter – une référence au passé de l’Angleterre. Légèrement derrière, un homme vêtu d’un chapeau haut-de-forme à la mode et de gants jaunes lève les mains pour célébrer le cadeau en plein essor. Enfin, une troisième figure, plus bas sur la colline, regarde à travers un télescope des bateaux à vapeur qui passent devant des voiliers sur la rivière – un indice pour l’avenir. L’aquarelle appartient à un groupe que l’artiste a réalisé vers 1825, consacré à la capitale nationale. L’intention était de reproduire la série sous forme d’estampes, mais le projet n’a jamais été réalisé. »

On sait qu’un des modèles d’Elstir, le peintre de La Recherche, a pu être inspiré par Turner. Gabrielle Townsend, dans « Proust's Imaginary Museum : Reproductions and Reproduction in À la recherche du temps perdu », (Peter Lang, 2008, pp. 87-88), le souligne ainsi : « Mais les descriptions des peintures marines d'Elstir, en particulier Le Port de Carquethuit, doivent une dette particulière à Turner, médiatisée par Ruskin, et dérivées principalement de reproductions. Proust n'a pas vu beaucoup d'œuvres de Turner dans la vraie vie ; il déplore que le Louvre contienne si peu de peintures anglaises. Une œuvre qu'il a vue était un paysage avec une rivière et une baie au loin, dans la collection de Camille Groult, dont Edmond de Goncourt a écrit qu'il conduisait à négliger l'originalité réputée de Monet et des autres. La peinture caractérise le flou caractéristique de Turner des frontières entre la terre, l'eau et le ciel que Proust présente comme la vision d'Elstir… »

Intérieur de Notre-Dame de Paris, Helleu

Enfin, en cette fin d’avril 1894, Proust admire aussi l’Intérieur de Notre-Dame de Paris de Paul-César Helleu un peintre et graveur français, né à Vannes le17 décembre 1859, et mort à Paris le 23 mars 1927. Dessinateur virtuose de la société française et anglo-saxonne, cet artiste peignit aussi des huiles, auxquelles appartient ce tableau, et qui sont méconnues. « Il s’agit de marines, de natures mortes, aux touches impressionnistes et aux couleurs particulières comme le souligne Mallarmé dans ces vers :

Au cinquante-cinq avenue

Bugeaud, ce gracieux Helleu

Peint d’une couleur inconnue

Entre le délice et le bleu. » 

Des liens étroits liens unissaient (1859-1927) Helleu à Marcel Proust. C’est en effet grâce au romancier et à Montesquiou que l’artiste intégra la bonne société parisienne. Dans un article, « Paul-César Helleu et Marcel Proust – leur amitié, d’un personnage de roman jusqu’au lit de mort » – Adrien Gouffray »,  Florian Métral écrit  qu’à l’occasion d’une visite impromptue de l’écrivain au peintre durant l’année 1918 ou 1919, Proust  aurait salué son ami en lui disant : « Bonjour Monsieur Elstir ! »  Selon les dires de Paulette Howard- Johnston, la fille de James Whistler (1834-1903), Elstir serait la contraction des deux noms de Helleu et de Whistler. Par ailleurs, dans le portrait de l’artiste de La Recherche, on peut voir des similitudes avec l’aspect physique d’Helleu : « « Un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide. »

Proust sur son lit de mort, Helleu
On connaît le portrait émouvant que Helleu fit de son ami sur son lit de mort. Céleste Albaret rapporte en ces termes l’événement : « Ce même dimanche, vers deux heures de l’après-midi, à la demande du professeur Robert Proust, le peintre Helleu, que M. Proust aimait beaucoup et qui, à cette époque, avait dû renoncer à la peinture en raison de sa vue, vint faire une pointe sèche. Il me déclara qu’il allait mettre toute son âme à ce portrait. » Dans Journal d’un collectionneur. Marchand de tableaux, René Gimpel évoque une conversation à propos du portrait de Proust avec Paul-César Helleu, qui lui aurait dit : « Oh ! Comme c’est horrible, mais comme il était beau ! Je l’ai fait mort comme un mort. Il n’avait pas mangé depuis cinq mois, sauf du café au lait. Vous ne pouvez-vous imaginer comme ce peut être beau, le cadavre d’un homme qui n’a pas mangé depuis ce temps-là ; tout l’inutile a fondu. Ah ! il était beau, une belle barbe noire, drue. Son front, à l’ordinaire fuyant, s’était bombé. » Tous ces éléments témoignent de la grande proximité amicale entre Proust et Helleu.
Sources :

Commentaire sur “Proust at the Majestic” - Le mot juste en anglais (le-mot-juste-en-anglais.com)

https://books.google.fr/books?id=rQ0lwQVjBGIC&pg=PA97&lpg=PA97&dq=le+banquet+de+guildhall+turner

« Paul-César Helleu et Marcel Proust – leur amitié, d’un personnage de roman jusqu’au lit de mort » – Adrien Gouffray – Investigatio (hypotheses.org)


 

 

 

 

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