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26 juin 2022 7 26 /06 /juin /2022 18:24

Salammbô par Georges-Antoine Rochegrosse

On connaît l’article de Proust sur Flaubert dans La Nouvelle Revue Française, No 76, 1er janvier 1920 (repris dans le recueil Pastiches et mélanges), publié en réponse à un article dans la même revue d’Albert Thibaudet.  En dépit de certaines réticences, il y affirme son admiration pour l’auteur de Madame Bovary. En voici le début : « Je lis seulement à l’instant (ce qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du distingué critique de la Nouvelle Revue Française sur « le Style de Flaubert ». J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur. »

Paul Morand par Jacques-Emile Blanche

On sait aussi que la lecture à voix haute par sa mère de François le Champi était l'un des grands plaisirs de Marcel Proust enfant. C’est ainsi que le 27 juin 1917, il lit à Paul Morand une page de Salammbô qui lui inspire un portrait de la duchesse de Guermantes métamorphosée par la vieillesse, dans Le Temps retrouvé (Marcel Proust, L’écriture et les arts, Chronologie). A la suite de cette visite, Paul Morand écrit : « Passé chez Proust. Il me lit une page de Salammbô. Il rit parce que je déteste Salammbô et que je dis : « C'est du Rochegrosse. » Georges-Antoine Rochegrosse, né le 02 août 1859 à Versailles et mort le 11 juillet 1938 à El Biar (Algérie) est un peintre, décorateur, et illustrateur français. Membre influent de la Société des peintres orientaliste français, il exposera non seulement à Paris, mais aussi au Salon des artistes algériens et présidera le jury de l'Union artistique de l'Afrique du Nord dès 1925, ainsi que le Syndicat professionnel des artistes algériens. C’est sans doute son amour de l’Afrique du Nord qui a fait de lui un des illustrateurs du roman de Flaubert. On notera le mépris de Paul Morand dans son jugement sur Salammbô.

Au chapitre I du roman, "Le Festin", on lit le portrait de la fille d'Hamilcar : "Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entr’ouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait."

Salammbô, illustré par Georges-Antoine Rochegrosse

Recherchant les passages de La Recherche qui décrivent la duchesse vieillie dans " le bal des têtes", et comparant les textes, j'ai noté l'insistance sur les bijoux et la mention de la couleur rose pour la bouche de Salammbô et pour la curieuse grosseur sur la joue de la duchesse.  Quant à l'évocation des "écailles d'une murène", elle me fait penser au "vieux poisson sacré" qu'est devenue la duchesse de Guermantes dans le portrait qu'en brosse le Narrateur :

« Alors moi qui depuis mon enfance vivais au jour le jour, ayant reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes. « Ah ! me dit-elle, quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami. » […]

Peu à peu pourtant, à force de regarder sa figure hésitante [celle de Mme d’Arpajon], incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés, les hexagones que l'âge avait ajoutés à ses joues. D'ailleurs, ce qu'il mêlait à celles des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues restées si semblables pourtant de la duchesse de Guermantes et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguai une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé ; une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre [...] »

Si les gens des nouvelles générations tenaient la duchesse de Guermantes pour peu de chose parce qu'elle connaissait des actrices, etc., les dames aujourd'hui vieilles de la famille la considéraient toujours comme un personnage extraordinaire, d'une part parce qu'elles savaient exactement sa naissance, sa primauté héraldique, ses intimités avec ce que Mme de Forcheville eût appelé des royalties, mais encore parce qu'elle dédaignait de venir dans la famille, s'y ennuyait et qu'on savait qu'on n'y pouvait jamais compter sur elle. Ses relations théâtrales et politiques, d'ailleurs mal sues, ne faisaient qu'augmenter sa rareté, donc son prestige. De sorte que, tandis que dans le monde politique et artistique on la tenait pour une créature mal définie, une sorte de défroquée du faubourg Saint-Germain qui fréquente les sous-secrétaires d'État et les étoiles, dans ce même faubourg Saint-Germain, si on donnait une belle soirée, on disait : « Est-ce même la peine d'inviter Oriane ? Elle ne viendra pas. Enfin pour la forme, mais il ne faut pas se faire d'illusions. » Et si, vers 10 heures et demie, dans une toilette éclatante, paraissant, de ses yeux, durs pour elles, mépriser toutes ses cousines, entrait Oriane qui s'arrêtait sur le seuil avec une sorte de majestueux dédain, et si elle restait une heure, c'était une plus grande fête pour la vieille grande dame qui donnait la soirée qu'autrefois, pour un directeur de théâtre, que Sarah Bernhardt, qui avait vaguement promis un concours sur lequel on ne comptait pas, fût venue et eût, avec une complaisance et une simplicité infinies, récité au lieu du morceau promis vingt autres. La présence de cette Oriane, à laquelle les chefs de cabinet parlaient de haut en bas et qui n'en continuait pas moins (l'esprit mène le monde) à chercher à en connaître de plus en plus, venait de classer la soirée de la douairière, où il n'y avait pourtant que des femmes excessivement chic, en dehors et au-dessus de toutes les autres soirées de douairières de la même season (comme aurait dit encore Mme de Forcheville), mais pour lesquelles soirées ne s'était pas dérangée Oriane. […] »

J'ignore si les passages relevés sont les bons ; il me semble cependant qu'ils témoignent bien de l'admiration de Proust pour Flaubert.

 

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