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Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.

Iphigénie, de Tiago Rodrigues, au Festival d'Avignon 2022 : "Je me suis souvenue du futur".

Vendredi 25 juillet 2022, à 22h15, j’ai regardé Iphigénie de Tiago Rodrigues, mis en scène par Anne Théron, joué à l’Opéra Grand Avignon et diffusé sur France 5. J’aimerais en dire quelques mots.

On connaît l’Iphigénie d’Euripide (405 av. J-C), pièce dans laquelle la fille d’Agamemnon est remplacée in fine par une biche sur l’autel du sacrifice, afin que se lèvent les vents pour que la flotte grecque parte vers Troie. Celle de Racine aussi, bien sûr, en 1674, dont le dramaturge a encore modifié la fin en sacrifiant Eriphile, fille secrète d’Hélène, à la place de la victime désignée.

Passionné par les mythes fondateurs, le metteur en scène portugais s’empare après bien d’autres (Rotrou, Goethe, Gluck, Cacoyannis, Lanthimos) de ce personnage féminin, victime de la violence des hommes. Il revisite le mythe pour donner une existence nouvelle à une jeune fille sacrifiée à « l’honneur des Grecs » et aux lois de la guerre. On précisera que la pièce, très proche de celle d’Euripide, appartient à un triptyque Iphigénie/Agamemnon/Électre, écrit pour la troupe de comédiens permanents du Théâtre National Dona Maria à Lisbonne. Rodrigues a monté la trilogie là-bas, avec eux, puis elle n’a plus été jouée.

Ayant découvert le texte en 2016, Anne Théron, artiste associée au Théâtre National de Strasbourg, se l’est rappelé avec une grande émotion et s’est dit qu’il fallait absolument qu’elle le monte ; d’autant plus, dit-elle, que c’est « une pièce féministe et révolutionnaire écrite par un homme ». Elle, qui s’intéresse au cri intérieur des femmes, en aime surtout le questionnement radical que propose Rodrigues : « C’est l’histoire d’une jeune fille, Iphigénie, qui dit OK, stop, ce sont des mensonges… stop… on arrête. On passe à autre chose. Aujourd’hui, c’est cet espoir sous-jacent qui m’intéresse. » Elle affirme aussi : « […] Je dirais que l’endroit où je cherche aujourd’hui, ce n’est plus « l’inconscient » mais l’invisible… Un plateau, ça sert à ça… Faire entendre le texte et en même temps mettre en scène ce qui n’est pas dit. Ce que j’appelle la matière noire. » Elle précise qu’elle a beaucoup aimé travailler avec les deux jeunes acteurs portugais, Carolina Amal et Joao Cravo Cardoso, qui ont formé une belle homogénéité avec les comédiens avec qui elle avait envie de travailler depuis longtemps. « Entre eux, dit-elle, c’est solidarité, bienveillance et exigence. »

Le spectacle prend place devant une vidéo de Nicolas Comte, qui se déroule en continu, présentant une plage (filmée sur les grèves du Nord, familières à Anne Théron) et une mer attendant le vent dans la baie d’Aulis. On y verra passer de sombres nuages puis, peu à peu, la plage se remplira de soldats en partance pour Troie. Les personnages, dans de beaux éclairages de Benoît Théron, évoluent sur des praticables qui se disjoignent au fur et à mesure, signifiant peut-être l’absence de communication qui les isole progressivement.

Le dramaturge lisboète a écrit la pièce pour neuf personnages qui, telles des ombres attendant que le vent se lève, seront présents sur scène tout au long du spectacle. Tous vont s’interroger afin de savoir pourquoi Iphigénie a été sacrifiée par le roi Agamemnon pour mener la guerre contre Troie. On reconnaît là les membres des Atrides, Agamemnon (Vincent Dissez), père d’Iphigénie, Clytemnestre (Mireille Herbstmeyer), la mère, Ménélas le frère d’Agamemnon (Alex Descas) ; Achille le chef de guerre grec amoureux d’Iphigénie (Joao Cravo Cardoso), Ulysse le porte-parole des Grecs (Richard Sammut) et le Vieillard (Philippe Morier-Genoud), dans le très beau rôle du messager et du dépositaire de la mémoire.

C’est un Chœur de femmes en colère contre l’histoire qu’il a la charge de raconter (Fanny Avram et Julie Moreau), qui va les inciter avec véhémence à s’interroger sur l’enchaînement de ces événements tragiques et suggérer que la Guerre de Troie aurait pu ne pas avoir lieu.  Anne Théron le précise ainsi dans une interview : « Le Chœur annonce dès le début : vous le savez, une tragédie finit toujours mal. Néanmoins, ce même Chœur cherche désespérément un souvenir qui pourrait empêcher la terrible fatalité des Atrides. Comment échapper à son destin ? Agamemnon déclare que les dieux sont morts, pourtant les hommes se débattent face à leur libre arbitre, sans parvenir à échapper à ce destin. Dans cette pièce, il y a quelque chose qui se passe autour du souvenir, pas simplement ce qui a été mais ce qui adviendra si l’on répète ce qui a été. Il faut raconter autrement, fabriquer une autre mémoire. Il est temps. »

Cette colère donne ainsi lieu à de beaux moment chorégraphiques, créés par Thierry Thieû Niang. On découvre « une danse de colère qui fait avancer le temps. » En effet, dans cette adaptation, les personnages ne sont plus soumis à la volonté des dieux et peuvent ainsi user de leur libre arbitre. Il y est dit que « les dieux sont des fables qu’on nous raconte pour nous souvenir autrement de ce qui s’est passé ». Et encore : « Les dieux sont des histoires que l’on raconte aux Grecs pour justifier ce qu’ils ne comprendraient pas autrement. » Et dans le même temps Ulysse affirme : « Ce qui importe, c’est l’inévitable. » Dans cette pièce qui commence par « Hélas ! », et où le Chœur annonce la fin funeste de toute tragédie, on se demandera comment échapper à son destin, comment ne pas répéter le malheur et la catastrophe et s’il est possible de choisir une autre issue. La pièce, dans une perspective très moderne, propose une réflexion sur le présent, la mémoire, le déterminisme. Les dieux, ici, servent de prétextes à des tragédies dont ils ne sont pas responsables, puisqu’ils n’existent pas.

Il s’agit donc de raconter le sacrifice de la fille d’Agamemnon d’une autre manière en interrogeant l’intime, c’est-à-dire les motivations de chacun. Ainsi, au début, le roi des Grecs se demande comment un père peut sacrifier sa fille pour l’honneur d’un seul, son frère Ménélas, dont la femme a été enlevée par Pâris – mais peut-être avec le consentement d’Hélène elle-même. Un roi qui s’affronte à Ménélas pour finir par accepter le sacrifice « pour l’honneur des Grecs ». Un père et un roi qui affirment : « Les gens comme nous ne peuvent pas être heureux. » Un roi, à qui son épouse reproche son « honnêteté » foncière : « Maudite honnêteté qui place les autres au-dessus de ta fille. » A qui Clytemnestre dit encore : « Tu peux faire ce que tu veux » et qui répond : « Je ne l’ai jamais pu. » Vincent Dissez interprète avec nuance et profondeur cet Agamemnon déchiré entre son amour filial et son devoir de chef des armées. Son frère Ménélas après de nombreux affrontement finit lui-même par reconnaître que tout ceci se résume à du vent.

Clytemnestre, quant à elle, est un formidable personnage féminin, bouleversée par ce qui attend sa fille et ulcérée par l’attitude de son royal époux. « Trouves-tu juste de tuer ta fille ? » assène-t-elle à Agamemnon. Et de lui prédire sa mort future : « Si tu reviens, tu regretteras de n’être pas mort dans cette guerre. » Pour elle, il n’existe ni pardon ni oubli de ce crime : « Personne n’oubliera, nous nous en souviendrons pendant des milliers d’années. » Clytemnestre est cependant la seule à proposer une autre voie, celle de l’abandon du pouvoir et du choix d’une vie familiale simple qui leur permettrait d’échapper à ce destin tragique. Anne Théron est fascinée par ce personnage : « Clytemnestre est un personnage gigantesque. Elle demande aux hommes de renoncer. […] C’est une femme en colère fermement décidée à ce qu’Agamemnon soit responsable de son crime face à l’histoire. En ce sens, elle fabrique ainsi une autre mémoire de la tragédie pour nous qui la regardons aujourd’hui. C’est vertigineux ! » La comédienne, aux longs cheveux dénoués et aux traits tourmentés, insuffle à son personnage une force et une violence remarquables, notamment quand elle s’effondre à genoux lors de la décision irrévocable du sacrifice d’Iphigénie. : « Ma fille ! Non ! »

La très jeune comédienne, qui interprète Iphigénie, demeure souvent muette. « C’est moi qui vais mourir et je suis restée silencieuse », dit-elle lors que les autres personnages sont revêtus de longs vêtements noirs (imaginés par Barbara Kraft), elle est la seule à porter une courbe robe, sombre aussi bien sûr, mais que relève la blancheur d’un col blanc, enserrant ce cou qui sera victime du glaive. Ses bras et ses jambes sont nus et connotent son extrême jeunesse Quand elle s’exprime, c’est pour reprocher à son père les promesses qu’il lui faisait dans son enfance : « Tu me disais : « Un jour, tu seras heureuse. Je mourrai, sachant que mon père est un menteur. » Et d’ajouter : « Je ne veux mourir pour personne, pas même pour moi ! » Elle acceptera cependant son sacrifice mais en lui conférant un autre visage. Elle affirmera en effet qu’il ne faut pas se souvenir de sa mort comme d’un sacrifice commandé par les hommes et réclamera haut et fort l’oubli définitif de son sort tragique. Ainsi, par ce non catégorique, elle se réapproprie entièrement sa mort, refusant que son corps soit utilisé pour les lois de la guerre et s’opposant de manière irréductible à un monde de mensonge. « Je meurs pour être oubliée. Que j’ai vécu, que je suis morte. […] Adieu, soleil ! Rien d’autre que la lame. Ne me touchez pas. Adieu. » Ainsi, contrairement à l’Iphigénie d’Euripide et à celle de Racine, elle n’est pas sauvée in extremis. Sur la video du fond de scène, on la voit, image poignante, silhouette minuscule, s’évanouir dans les lointains de la plage tandis que s’amassent les ombres noires des nuages. Avant qu’elle ne disparaisse, Iphigénie chante avec Achille un très beau poème d’amour en portugais, leur langue secrète et intime.

J’ai beaucoup aimé cette adaptation qui s’apparente à un oratorio. Le hiératisme des personnages, tout en noir, chaussés de lourdes chaussures (souvenir des cothurnes ?), m’a semblé fidèle à l’esprit de la tragédie antique. J’y ai retrouvé cette « tristesse majestueuse » dont Racine reconnaît qu’elle est l’âme du poème tragique. Et j’ai été séduite par le contraste entre cette mise en scène, somme toute « classique » et le contenu novateur de l’adaptation de Tiago Rodrigues qui fait des femmes des résistantes et ouvre une voie à leur libération. Ce que justifie Anne Théron : « Je me suis souvenue du futur. »

 

Sources :

Manuel Piolat Soleymat, 13 juillet 2022 - N° 301

Entretien avec Anne Théron, Propos recueillis en mai 2022 par Emmanuel Serafini

Image C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

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