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16 juin 2022 4 16 /06 /juin /2022 17:42

Don Juan (Laurent Lafitte) et Elvire (Jennifer Decker)

En ce jour où les lycéens planchent sur le bac de Français que j’ai si souvent enseigné, surveillé et corrigé, je voudrais faire quelques remarques sur le Dom Juan d’Emmanuel Daumas, retransmis sur France 5 le vendredi 03 juin. Captée au Théâtre du Vieux-Colombier, la pièce présente bien des atouts mais aussi des excès que je voudrais signaler. Lors de la première, on sait que Dom Juan ou le Festin de Pierre, une comédie irrégulière en cinq actes et en prose, inspirée du Burlador de Séville de Tirso de Molina, suscita un succès net mais pas triomphal.  Mais au lendemain de la représentation (le 15 février 1665) et de la suppression de la scène du pauvre (III, 2), la pièce, discrètement censurée par Louis XIV, ne revint pas à l’affiche. Après un pamphlet de l’avocat Rochemont et plusieurs Lettres et Réponses favorables à Molière, celui-ci ne reprend pas la pièce et ne la publie pas malgré le privilège obtenu. Il faudra attendre 1683 pour la publication à Amsterdam d’une version la plus proche de celle de la première. En 1677, Thomas Corneille présentera un Dom Juan très affadi qui aura cours jusqu’en 1841 où l’on revient enfin au texte de Molière. Depuis la reprise triomphale de la pièce par Jouvet en 1947, le succès ne s’est jamais démenti.

C’est dans le cadre de la saison « Molière 2022 », célébrant le 400e anniversaire de l’illustre dramaturge, qu’Eric Ruf a sollicité Emmanuel Daumas pour mettre en scène l’histoire du « grand seigneur méchant homme ». Pour l’administrateur de la Comédie-Française, Dom Juan étant « la pierre angulaire du théâtre de Molière », il lui propose d’adapter « sans décors » cette pièce à machines, un « spectacle comique d’épouvante, baroque, fantastique et sensationnel ». Dans sa Note d’intention, Emmanuel Daumas explique comment il a souhaité relever la gageure : « Et cela me plaît beaucoup d’imaginer Dom Juan avec (presque) rien. Des perruques sûrement. Des choses sur la tête. Du maquillage. Des habits très simples. Quelques accessoires extravagants. Cinq acteurs pour tout faire. Une petite troupe au milieu des spectateurs. Un tréteau au centre du théâtre. Et réussir à être impressionnant quand même. »

C’est ainsi qu’au Théâtre du Vieux-Colombier, un dispositif bi-frontal, tel un ring de boxe en bois massif, délimité par des piliers de fer, donne à voir l’affrontement du libertin et de la société. Sur les côtés, en contrebas, deux séries de coiffeuses très simples, surmontées de miroirs et de néons, loges de théâtre et lieu des changements à vue. Cet espace simplissime permet à la magie du théâtre d’agir à plein : ne faudra-t-il pas imaginer la plage du naufrage en mer, la forêt de la rencontre avec le Pauvre et avec les frères d’Elvire, la résidence de Don Juan, le mausolée du Commandeur ? Une économie de moyens qui ne disperse pas le regard et qui donne toute sa place au jeu des comédiens et à la parole de Molière.

Sganarelle (Stéphane Varupenne)

Toujours dans ce souci d’épure, le metteur en scène a fait le choix de cinq comédiens. Laurent Lafitte est Don Juan, Stéphane Varupenne interprète Sganarelle ; Jennifer Decker campe Elvire tandis qu’Alexandre Pavloff est à la fois une religieuse dans l’acte I, Mathurine dans l’acte II puis le père de Don Juan, un des frères d’Elvire et le Commandeur. Le jeune Adrien Simion est aussi une religieuse, puis le Pauvre, Monsieur Dimanche et un des frères d’Elvire. Interchangeables, ils représentent tous les membres d’une société que défie Don Juan. Emmanuel Daumas les décrit comme « la farandole des couillons, qui vont se grimer pour faire tous les rôles. Les jeunes, les vieux, les filles et les garçons, les spectres et les statues qui bougent. Les diables sur Terre et en Enfer. Lesquels sont les plus grotesques, burlesques, épouvantables et violents ? Lesquels sont déjà morts-vivants ? »

J’ai beaucoup aimé le Don Juan interprété par Laurent Lafitte, un comédien que je n’appréciais guère, mais qui m’a convaincue ici, notamment par la fluidité de ses déplacements et son impeccable diction. Tel un ange noir, vêtu d’un col roulé, recouvert d’un élégant spencer, et d’un pantalon serré noirs sur des boots de la même couleur, il semble que rien ne puisse l’atteindre : ni les malédictions d’Elvire, qui l’indiffèrent, ni les démonstrations burlesques de Sganarelle, qui le font rire, ni l’entêtement du Pauvre à refuser de jurer, qui l’exaspèrent, ni les remontrances de son père, qui l’impatientent. Seul, le mouvement de tête de la statue du Commandeur semble un moment l’ébranler avant qu’il ne se reprenne. Athée, libertin, matérialiste, il appartient tout entier à la terre et à son désir de séduire qui n’est pour lui qu’un jeu. Ce jeu qui le conduira à l’hypocrisie suprême puisque « tous les vices apparents passent pour vertus ». Le comédien Laurent Lafitte incarne ainsi à merveille « l’hupokrites », l’acteur en grec. Il me semble qu’il ait bien répondu au souhait d’Emmanuel Daumas qui le voulait « Arrogant. Lucide. Mystérieux. Joueur. Incompréhensible. Malin. Sensuel. Glacial. En colère. Rapide. Intrépide. Logique. Intimidant. Charmant. Affamé. Pressé. Histrionique. Dangereux. Seul. Au moins. »

Stéphane Varupenne, en survêtement et baskets, propose un Sganarelle qui, conformément à l’origine italienne de son nom (sgannare, dessiller, amener à voir ce qu’on veut ignorer), cherche maladroitement à convaincre son maître que sa conduite risque de l’entraîner en Enfer. Il est partagé entre son admiration pour lui (« Quel homme ! Quel homme ! ») et son épouvante devant son attitude : « Quel homme abominable me vois-je obligé de servir ! » Entre obséquiosité et connivence, le comédien propose un Sganarelle vif et nuancé qui ne démérite pas dans l’ombre de Laurent Lafitte.

Don Juan avec Charlotte (Jennifer Decker) et Mathurine (Alexandre Pavloff)

Jennifer Decker touche dans le rôle d’Elvire, la femme bafouée. C’est bien une création originale de Molière qui n’évoque en rien les héroïnes de Tirso de Molina. Et si celle qui a été « ôtée d’un couvent » (le plus grand défi donjuanesque), n’apparaît que deux fois (en I, 3 et IV, 6) sur les vingt-sept scènes de la pièce, elle n’en demeure pas moins présente indirectement dans l’esprit du spectateur. Elle est à l’origine des propos entre Gusman et Sganarelle dans la scène d’exposition, elle poursuit le héros à travers ses frères dans l’acte III, elle est enfin « la femme voilée » de l’acte V qui annonce la fin du séducteur. C’est un magnifique personnage que cette femme abusée, toujours amoureuse au début de la pièce, capable des pires malédictions, qui apparaît métamorphosée dans l’acte IV, ayant dominé sa passion mais toujours soucieuse du sort de celui qu’elle a aimé. La comédienne insuffle une belle passion à ce personnage tragique, noble et complexe. Mais pourquoi l’avoir affublée de si horribles costumes – si l’on peut appeler cela des costumes - ? Quand elle n’est pas dévêtue de son habit de nonne par Don Juan au début de la pièce, elle apparaît en sous-vêtements de flanelle blanche ou revêtue d’une grande veste de satin rose bien peu flatteuse. Elle est de plus coiffée d’une horrible perruque blonde qui lui donne l’aspect d’une poupée de carnaval. J’avoue ne pas comprendre la signification de ce choix qui ôte au personnage tout le tragique dont il est porteur et ravale la femme, qu'elle soit religieuse ou paysanne.

Ces dernières remarques m’amènent aux bémols que je voulais souligner. Dès la scène d’exposition, j’ai eu envie d’arrêter de regarder la pièce. En effet, Don Gusman, l’écuyer d’Elvire n’y apparaît pas et il est remplacé par deux nonnes du couvent d’Elvire, hilares, entonnant un chant religieux et en train de fumer. Jouées par Alexandre Pavloff et Adrien Simion, ce sont elles qui sont les interlocutrices de Sganarelle dans la célèbre tirade du tabac. Partagées entre approbation et répulsion devant le discours du valet, si elles signifient clairement l’attitude blasphématoire du héros, elles placent d’emblée la pièce sous le signe du grotesque.

Dans la même veine, on découvrira à l’acte II un Alexandre Pavloff travesti en Mathurine. La charge est lourde qui fait d’elle une drag queen, complètement excitée, en perruque, pantalon et chaussures à talons. Quel apport à la pièce si ce n’est d’être dans l’air du temps ? Le Pauvre (Adrien Simion), lui aussi, s’offre à la vue du spectateur, barbouillé de terre et à demi-nu, tel un Christ humilié. Certes, c’est un pauvre hère, on l’avait compris ; mais quel besoin d’en faire ce personnage repoussant, à la limite de la bestialité ? Reconnaissons cependant que ce jeune comédien, en Monsieur Dimanche, surprend et tire bien son épingle du jeu. Les frères d’Elvire seront, eux aussi, dépouillés de leurs vêtements, et tout sanguinolents. Des effets très appuyés et artificiels qui, selon moi, entachent cette mise en scène et ne lui ajoutent rien, bien au contraire !

En dépit de mon opinion mitigée, je ne regrette pas d’avoir regardé cette représentation où les trois interprètes principaux témoignent du grand art des Comédiens-Français. Par ailleurs, avec ce choix épuré, ainsi que l’écrit Philippe Leclercq, le metteur en scène « revient à l’essence de la convention théâtrale, au texte et aux gestes, au théâtre comme jeu pur, avec trois fois rien comme décor : quelques objets, un peu de déguisement et beaucoup d’espace vide pour l’imagination, la fiction, le faux où l’on fait semblant pour de vrai. »

Cependant, je garderai toujours en mémoire le Dom Juan de Marcel Bluwal, dans lequel Michel Piccoli incarne avec noblesse le héros tragique dans son affrontement avec Dieu et sa longue marche vers la mort. Ici, le séducteur, inaccessible à toute transcendance et qui finit écartelé, m’apparaît « humain, trop humain ».

 

 

 

 

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commentaires

R
Bonjour à vous. Je n'ai malheureusement pas vu cette version actuelle de la pièce ... mais ai été conquis par la précision de votre remaquable analyse ci-dessus. Savez-vous si une redifusion est prévue ou si, sur le site de la Comédie Française, elle nous sera un jour offerte ?.
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C
Merci de votre commentaire. J'ai vu la pièce en replay mais j'ignore combien de temps elle y sera disponible.
N
J'avais regardé la pièce avec un plaisir mitigé, sans être capable de l'expliquer. Grand merci pour cet éclairage érudit.
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C
J'ai souhaité écrire ce billet pour préciser ce sentiment ambivalent que j'ai éprouvé. Je vois que vous le partagez !

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