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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 10:03

 

 Philomena-c-photo-alex-bailey.jpg

Philomena Lee (Judi Dench) et Martin Sixsmith (Steve Coogan) dans Philomena de Stephen Frears

(Crédit photos, Alex Bailey)

Hier après-midi, dernier jour d’un janvier pluvieux, bien au chaud dans la salle de cinéma, j’ai vu Philomena de Stephen Frears. Sorti en salle le mercredi 8 janvier 2014, ce long métrage raconte l’histoire vraie d’une Irlandaise, Philomena Lee (Judi Dench). En 1952, elle se retrouve enceinte adolescente et elle est internée au couvent de Roscrea. Elle y met au monde son fils Anthony (scène terrible de l’accouchement douloureux imposé comme une punition par les religieuses !) qui lui est arraché alors qu’il a quatre ans pour être donné à l’adoption par une famille américaine. Le jour de l’anniversaire des cinquante ans de ce fils disparu, Philomena délivre son lourd secret à sa fille. Mue par un désir irrépressible, la vieille dame décide de partir à sa recherche, aux Etats-Unis. Elle sera aidée dans sa quête fragile par le journaliste Martin Sixsmith (Steve Googan), ex-reporter pour la BBC. Celui-ci prend fait et cause pour Philomena alors qu’au début il se refusait à faire du journalisme de « l’aventure humaine ».

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Philomena jeune (Sophie Kennedy Clark) et son fils Anthony

(Crédit photos Alex Bailey)

Le film est adapté du livre de Martin Sixsmith, The Lost Child of Philomena (édité aux Presses de la Cité, sous le titre de Philomena). L’acteur Steve Coogan et Jeff Pope, les scénaristes, ont un peu infléchi le sens de l’œuvre en faisant de la relation entre la vieille infirmière et le journaliste le fil conducteur de l’histoire. Celle-ci est ici racontée du point de vue de son auteur et présente les faits qui ont mené Sixsmith à écrire son œuvre. C’est en lisant une interview de ce dernier et en voyant une photo de lui, assis à côté de Philomena sur un banc, que Steve Coogan a eu envie d’adapter le livre. Il explique en effet qu’il a été « saisi par […] le duo improbable qu’ils formaient ».

Ce duo cinématographique, que tout oppose au départ, fonctionne pourtant à merveille. Martin Sixsmith, issu d’Oxbridge (conjonction d’Oxford et de Cambridge) ainsi que le répète facétieusement Philomena, est un intellectuel athée et blasé mais rendu vulnérable par son licenciement récent qu’il essaie d’accepter avec un humour tout britannique. Au départ, il a bien du mal à faire équipe avec cette vieille Irlandaise, férue de romans à l’eau de rose, qui a conservé la foi du charbonnier en dépit de ce qui lui est arrivé. Petit à petit, ces deux-là vont s’apprivoiser dans un respect mutuel de leurs convictions et de leurs contradictions.

Judi Dench a rencontré plusieurs fois la vraie Philomena et elle précise : « Son souhait était qu’on lui rende justice. Son histoire devait être racontée. Je ne peux pas m’imaginer comme elle dans de telles circonstances même si je crois en Dieu. » On voit bien d’ailleurs dans le film comment évolue Philomena : d’abord elle ne souhaite pas que son histoire, qu’elle considère comme privée, soit publiée ; puis, influencée par les réactions passionnées de Martin Sixsmith, elle finit par y consentir.

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Philomena Lee (Judi Dench)

C’est vraiment un magnifique personnage que cette Philomena Lee, dont Steve Coogan dit avec tendresse qu’ « elle a quatre fois vingt ans ». Judi Dench, la grande comédienne de théâtre anglaise l'interprète avec sobriété et tendresse. Et Steve Coogan de préciser : « Dès le début, elle a voulu pardonner. On a un peu de mal à comprendre mais c’est justement ce qui fascine en elle. Même si le film critique l’institution catholique, ce n’est pas une attaque contre l’Eglise, ce serait trop simpliste. » On notera à ce propos le personnage de la jeune religieuse Annunciata qui prend en cachette une photo du petit garçon de Philomena pour la lui donner ; et c’est le seul souvenir concret qu’elle aura jamais de lui. Aucune volonté de vengeance chez la vieille dame qui a gardé ses habitudes de prière quotidienne et qui se refuse à ce que Martin Sixmith fasse un scandale chez les religieuses de Roscrea lorsque le voile aura été levé sur les agissements hypocrites de l’horrible sœur Hildegrade. La scène où celle-ci crie sa haine et sa frustration, contre les filles « pécheresses » est d’une grande cruauté et d’une violence terrible.

C’est beau, aussi, de découvrir une Philomena qui vit dans le souvenir émerveillé de cet instant d’amour, lors de la fête foraine, où elle a succombé entre les bras d’un jeune homme qu’elle n’a pas oublié. Ne dit-elle pas avec une naïveté pleine de franchise : « Pourquoi Dieu nous doterait-il d’un instinct sexuel s’il voulait qu’on y résiste ? » La manière dont est traité encore l’attachement à la terre irlandaise m’a beaucoup plu. Philomena, au cours de sa quête, s’interroge sans cesse : « Anthony parlait-il de l’Irlande ? » La fin du film, contre toute attente,  comblera ses espoirs. On notera que l’Irlande, qu’elle soit verte ou sous la neige, est ici magnifiquement filmée.

Sur le même thème, j’avais aussi beaucoup aimé le film de Peter Mullan, The Magdalena Sisters (2002), plus manichéen sans doute et plus polémique. Le film de Stephen Frears, tout en nuances grâce au jeu des deux personnages, et oscillant sans cesse entre les rires et les larmes, est davantage une invitation au pardon et à la résilience.

philomena-les-deux-2.jpg

Philomena Lee (Judi dench) et Martin Sixmith (Steve Coogan)

(Crédit photos Alex Bailey)

 

 


 

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29 janvier 2014 3 29 /01 /janvier /2014 14:56

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Courtisane à la pipe, Utamaro

 

La première fois qu’il avait vu Yukiko une cigarette aux lèvres, il était demeuré pétrifié. Cela était en complète contradiction avec la vision qu’il avait de la femme du Japon, d’un blanc de craie, aux yeux mi-clos, et tellement soumise  sous son échafaudage de cheveux aile de corbeau. Non, vraiment, cela offensait son sens de l’esthétique, sa conception de la femme extrême-orientale.

Et pourtant, il n’avait rien osé lui dire. Il avait attendu que les jours se passent, que le temps se dévide, qu’il découvre qu’elle n’était pas du tout celle qu’il aimait ou plutôt qu’il avait cru aimer. Et puis, un jour, par hasard, dans une galerie de peinture, il avait vu une composition d’Utamaro, intitulée « Courtisane à la pipe ». Ce moment lui était resté fiché en plein cœur, telle une épingle de chignon en nacre, et il avait su définitivement qu’il ne l’aimait plus.

 

Pour le défi des Croqueurs de mots n°115.

 Choisir des mots dans son livre de chevet : p. 12, le 3, p. 15, le 8, p.20, le 5, p. 35, le 11, p. 38, le 10, p. 45, le 6, p. 53, le 7, p. 67, le 24, p. 78, le dernier, dernière page, le 1.

Les mots ont été choisis dans le roman de Thomas B. Reverdy, Les Evaporés.

 

 

 

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28 janvier 2014 2 28 /01 /janvier /2014 18:28

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 Judith Magre et Catherine Salviat dans Dramuscules de Thomas Bernhard

 

Dimanche 26 janvier 2014, bravant la pluie fine qui tombait sur Paris, ma fille et moi nous nous sommes rendues au Théâtre de Poche, un tout petit théâtre de 130 places, boulevard du Montparnasse. Nous y avons assisté à Dramuscules, trois courtes pièces corrosives du dramaturge autrichien Thomas Bernhard (1931-1989), traduites par Claude Porcell, dans une mise en scène de Catherine Hiegel. Ce titre est la contraction des mots « drames » et « minuscules », en allemand Dramolette. Ces pièces furent écrites un an avant la mort de l’écrivain et concentrent sa haine de l’hypocrisie ambiante. Elles témoignent également de ses rapports torturés avec son pays d’origine et de sa difficulté à se considérer comme autrichien. Très marqué par son séjour dans un centre d’éducation nazi lors de son adolescence, rongé par une tuberculose pulmonaire, il se sentira toujours étranger à sa terre natale. C’est l’écriture qui lui permettra d’exorciser son mal-être.

Dans un décor d’une extrême sobriété habité de deux praticables, que déplace Antony Cochin, machiniste en culotte de peau (qui jouera aussi le rôle du Fossoyeur et de Kroll), nous assistons aux dialogues entre deux petites dames bien comme il faut. Vêtues de vestes Chanel sur des jupes droites, coiffées, l’une d’un chapeau de velours, l’autre d’un béret de laine, ces personnages lambda n’ont d’ailleurs pas de nom. La grande Judith Magre interprète la Première femme et la Première voisine ; Catherine Salviat, ex-sociétaire de la Comédie-Française, est la Deuxième femme et la Deuxième voisine. C’est peu de dire qu’elles apparaissent monstrueuses dans ces scènes de la vie quotidienne, où se déploient la bêtise et la haine ordinaires, sur fond de musique miliatire teutonne.

Dans Un mort (pour deux actrices et une route), les deux femmes sortent de l’église après le rosaire et découvrent ce qu’elles croient être un corps enveloppé dans du papier d’emballage. Au terme de leurs conjectures et supputations stupides sur la mort, elles se rendront compte que ce paquet ne renferme que des affiches à la gloire d’une idéologie nazie renaissante. A la voix doucereuse et mièvre de la Deuxième femme répond la voix dure et catégorique de la Première femme, plus choquée par le fait que son militant de mari ait perdu les placards que de la présence des croix gammées qui y sont dessinées.

Le Mois de Marie met en scène deux voisines bigotes, qui font des ragots sur la vie du village. Tandis que le Fossoyeur creuse la tombe de Monsieur Geissrathner (un homme si bien qui récoltait des fonds pour le Sahel !), les deux commères commentent la manière dont est mort ce dernier, dans une chute de vélo, malencontreusement occasionnée par un Turc. Dans un dialogue cruel qui fait frémir, elles éructent leur haine de l'étranger, transformant celui-ci en un être abominable.

Enfin, dans la troisième pièce, intitulée Match, on passe de la sphère publique à la sphère privée. Tandis que son mari, le policier Kroll, regarde un match à la télévision, Maria (Judith Magre) son épouse, vêtue d’un déshabillé jaune, repasse son habit de policier, en bien mauvais état. L’occasion pour elle de crier sa haine contre la jeunesse tandis que son mari invective les joueurs en les traitant de « Pauvres cons ! » Entre eux, par ailleurs, aucune communication ; ils sont murés dans leur détestation et leurs obsessions.

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Judith Magre dans Match, la troisième pièce de Dramuscules

Si Catherine Hiegel a choisi ces trois courtes pièces, c’est, bien sûr, d’abord « pour avoir le bonheur de retrouver Judith Magre et Catherine Salviat ». Mais c’est, sans doute, surtout, parce que, explique-t-elle, « la dénonciation du racisme et de la bêtise ordinaire qui traverse toute l’œuvre de Thomas Bernhard […] se trouve ici portée jusqu’à l’incandescence, frôlant la tragédie humaine dans un grand rire salutaire ».

Certes, on rit à ces farces grinçantes, ces anecdotes grotesques amplifiées par le comique de répétition ; on admire comment le dramaturge autrichien insère la phraséologie politique dans ces dialogues cruels ; on est frappé par la réitération des motifs, la scansion, les modulations du texte dont les deux comédiennes jouent subtilement ; on saisit comment une parole banalisée peut devenir mortifère. Et par les temps qui courent, quand certains ne s’avancent même plus masqués, on est sensible à ce second voire troisième degré, et on se dit, avec angoisse, que la "bête immonde" est toujours prête à renaître.

Alors, justement, est-il besoin d’insérer entre la deuxième et la troisième farce, cette interrogation orale que Catherine Salviat soumet aux spectateurs ? Dans la lumière revenue, un petit carnet de citations à la main, elle lance à la volée des phrases racistes et antisémites, prononcées par des personnages célèbres. Avec, à la clé, des places de théâtre gratuites pour celui qui aura donné trois bonnes réponses ! (Pour ma part, je n’aurais répondu qu’à deux questions… et personne ne gagnera.) Le spectateur n’est pas stupide, il comprend le message et point n’est besoin d’en rajouter avec ces phrases sorties de leur contexte, de Voltaire à Gilles Bourdouleix en passant par Giraudoux et de Gaulle. En effet, en procédant ainsi, en citant par exemple la première phrase de « De l’esclavage des nègres », une argumentation éminemment ironique, Montesquieu ne devient-il pas un horrible esclavagiste ? Il me semble qu’il eût été plus judicieux de proposer au spectateur deux ou trois autres  « dramuscules », le recueil complet en comptant je crois une dizaine. Cela aurait d’ailleurs rendu la représentation un peu plus longue, celle-ci durant une heure pile, et les places étant très chères !

Ces réserves faites, je n’ai pas boudé mon plaisir et j’ai admiré Judith Magre, cette comédienne passionnée qui hante les planches depuis soixante ans. Son jeu excessif et cruel se met excellemment ici au service de Thomas Berhnard qui se définissait ainsi : « Je suis l’artiste de l’hyperbole et ma tâche est de choquer, de secouer les gens dans leur confort moral. »

 

Sources :

Le programme de Dramuscules

 

 

 

 

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23 janvier 2014 4 23 /01 /janvier /2014 18:45

 

Apollinaire-et-annie-Playden.jpg

Annie Playden et Guillaume Apollinaire

 

La tzigane

 

La tzigane savait d’avance

Nos deux vies barrées par les nuits

Nous lui dîmes adieu et puis

De ce puits sortit l’Espérance

 

L’amour lourd comme un ours privé

Dansa debout quand nous voulûmes

Et l’oiseau bleu perdit ses plumes

Et les mendiants leurs Ave

 

On sait très bien que l’on se damne

Mais l’espoir d’aimer en chemin

Nous fait penser main dans la main

A ce qu’a prédit la tzigane

 

Cette suite de trois quatrains d’octosyllabes aux rimes embrassées appartient au cycle rhénan du recueil Alcools d’Apollinaire. Le poète, alors précepteur de la fille de la vicomtesse de Milhau en Rhénanie, y chante son amour malheureux pour la gouvernante de la maison, Annie Playden. Commencé à l’automne 1901 et après maints atermoiements, leur amour verra sa fin en mai 1904, quand Annie émigrera aux Etats-Unis.

Dans ce poème,  j’aime l’association de l’image surprenante de l’amour comparé à « un ours privé » (on remarquera l’absence de complément de l’adjectif) à celle plus classique de « l’oiseau bleu ». Le lexique péjoratif et privatif, les nombreuses assonances en [i] contribuent à créer une sorte de plainte dolente qui demeure sans écho. Le personnage de la tzigane, qui ouvre et clôt le poème, connote le thème du destin mais aussi celui de l’errance amoureuse.

Suspendu entre folle espérance et sentiment d’échec, ce poème est bien l’ « expression à la fois moderne et sans âge » du destin d’un poète qui demeure à jamais le Mal-Aimé.


Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de mots :

Thème : hasard ou destin

 

 

 


 

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20 janvier 2014 1 20 /01 /janvier /2014 16:45

 

alice-et--le-chat-de-Chester.jpg

 Alice et le Chat du Cheschire

 

Samedi 18 janvier 2014, à 20h 30, l’espace événementiel du Breil à Saumur accueillait le Cirque de Chine de Tianjin dans une adaptation d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll. En une quinzaine de tableaux féériques, les vingt-cinq artistes chinois ont revisité pour nous les aventures de la petite Anglaise mythique.

Tout comme Alice à la poursuite du Lapin blanc et qui se retrouve dans un monde inconnu, les sept cents spectateurs se sont retrouvés dans une Chine lointaine et circassienne grâce à des numéros traditionnels virtuoses : rubans, monocycles, antipodisme, contorsion, jonglage, diabolo, cerceaux, jeux de jarres, équilibre, acrobatie, maniement des drapeaux…


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Alice et le Lapin blanc


Ce « cirque-poème » débute avec la célèbre promenade en barque sur la rivière Isis que fit Charles Lutwidge Dogson, alias Lewis Carroll, avec Alice Liddell, en 1862. C’est au cours de cette balade que le mathématicien conteur raconte à la petite fille une histoire de son invention, Alices’s Adventures Underground, qui deviendra Alices’s Adventures in Wonderland. On sait que l’héroïne était accompagnée de ses deux sœurs : Lorina Charlotte (13 ans) et Edith (8 ans). La mise en scène présente ainsi Alice à travers trois artistes, d’âges différents, vêtues d’un tutu bleu et chaussées de ballerines. Ce trio symbolise le passage à l’adolescence que fut pour la petite fille ce voyage initiatique, commencé par une descente au fond d'un terrier. Celle-ci est rendue par une voltige sur deux rubans, le long desquels la jeune artiste glisse avec souplesse et vélocité.

Pendant tout le spectacle, l’écrivain, qui joue avec une boule magique, accompagne Alice et entretient avec elle un dialogue tout fait de compréhension, d’inquiétude et de surprise. Ainsi, j’ai beaucoup aimé le tableau très poétique où il converse avec sa création, enfermée dans un immense rond transparent. A la fois proche et lointaine, elle semble lui échapper, tout comme Viviane échappa à Merlin.


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Alice et Lewis Carroll

 

Il n’était pas évident de transposer ce conte anglais célébrissime dans l’Empire du Milieu. Mais Alice elle-même ne s’interroge-t-elle pas : « Suis-je en Nouvelle-Zélande ou en Australie ? » ? On reconnaîtra que la mise en scène inventive de Fabrice Melquiot, assisté de Petros Sevastikoglou, Julie Vilmont pour le jeu de l’acteur et Guo Xingli pour les acrobaties, a su déjouer les écueils de cette adaptation. On le doit aussi et surtout à de jeunes artistes étonnants dont l’énergie et la poésie ont fait notre admiration.

Au cours de sa déambulation dans des rues bordées de gratte-ciel aux lumières électriques, dans des bars bruyants, en quête de l’éventail et des gants, la petite Alice découvre la course folle du Lapin blanc, les fascinantes contorsions du Chat du Cheshire, les ascensions de Pat et de Bill sur l’échelle à l’assaut de la petite maison où elle est emprisonnée. Le chapitre du « thé chez les fous » en compagnie du Chapelier devient une folle soirée dans une rougeoyante discothèque où l’on rencontre des équilibristes, costumées en barmaids, qui jouent avec des chandeliers allumés, une magicienne au masque chinois qui fait voler une table ou encore des jongleuses qui font tournoyer de multiples assiettes sur des bâtons.


alice-discotheque.jpg

Dans la discothèque chinoise

 

On pénètre encore dans la cuisine de la Duchesse et du Bébé qui se transforme en petit cochon. Les cuisiniers, armés de grands poivriers et éternuant sans discrétion, y mélangent la soupe avec énergie, et y plongent êtres humains et animaux. On y rencontre le Chien, interprété par deux artistes, sous la forme des célèbres dragons chinois. Ce chapitre donne lieu encore à un exceptionnel jeu de jarres. Ce mélange de fantaisie et de cauchemar, un des traits caractéristiques de l’œuvre de Lewis Carroll, est ici particulièrement bien rendu.

Le metteur en scène fait encore un clin d’œil à la situation politique de la Chine. On sait en effet que le conte de Lewis Carroll peut être lu comme une remise en cause d’un ordre victorien corseté et qui brima les enfants. Sur l’affiche qui représente la Reine de Cœur (Queen Mao !), celle qui répète sans cesse « Qu’on lui coupe la tête ! », des opposants viennent placarder une affiche avec le mot « Democraty ». C’est l’occasion d’un affrontement chorégraphié entre les soldats et les courtisans de la Reine de Cœur vêtus de rouge, et les manifestants habillés de noir. Puis les champions de chaque parti, costumés en catcheurs, s’opposeront à travers un beau numéro de voltige sur rubans. Enfin, la Reine de Cœur, dressée sur un pavois constitué d’une carte à jouer, proposera un remarquable jeu avec les cartes, sorte de magistral feu d’artifice, qui les enverra jusque parmi les spectateurs.


Alice-la-reine-et-le-lapin-blanc.jpgAlice, la Reine de Coeur et le Lapin blanc


Ce défi permanent à l’espace, à l’équilibre, que pratiquent avec maestria ces jeunes artistes chinois, est au service de la provocation du langage, chère à Lewis Caroll. Les couleurs, le mouvement perpétuel, l’occupation permanente de la scène, la musique rêveuse ou rythmée,  exaltent au plus haut point la fantaisie du texte de l’écrivain anglais. On regrettera peut-être une musique un peu trop envahissante parfois, qui nuit à une bonne écoute de la voix off.

Ainsi, grâce à ces jeunes Chinois qui paraissent éternellement jeunes, ce spectacle enlevé et ludique fait la part belle à l’imaginaire enfantin. On relira alors à propos l’épilogue du conte de Lewis Caroll dont la conclusion est laissée à la sœur d’Alice : « Elle était certaine que, dans les années à venir, Alice garderait son cœur d’enfant si aimant et si simple ; devenue femme, elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits enfants, ses enfants à elle, et ce serait leurs yeux à eux qui deviendraient brillants et avides en écoutant mainte histoire extraordinaire, peut-être même cet ancien rêve du Pays des Merveilles. » Et, devant les merveileux artistes du Cirque de Chine, les spectateurs ébahis sont vraiment redevenus de tout-petits enfants.


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Alice et les jongleurs de chapeaux

 

 


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20 janvier 2014 1 20 /01 /janvier /2014 11:54

 

 arbre-aux-corbeaux-friedrich.jpg

L'arbre aux corbeaux, Caspar David Friedrich, 1822

 

Mes envies

un défi

Ma douleur

un corps écorcé

Et l’arbre que je suis

sculpté par la mort

 

Textoésie envoyé le 19 janvier 2014 à 12h 05,

en réponse au textoésie de Suzâme reçu le 18 janvier  2014 à 11h 39 link

 

 

 

 

 


 

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16 janvier 2014 4 16 /01 /janvier /2014 22:15

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      Pier Paolo Pasolini et son frère Guido

 

Ma fille m'a offert pour Noël un recueil de poèmes de Pier Paolo Pasolini, intitulé Adulte ? Jamais, dans une belle édition bilingue. Ces poèmes, choisis, présentés et traduits de l'italien par René de Ceccaty, sont pour moi une véritable découverte, ignorante que j'étais de cet autre pan de l'oeuvre du cinéaste italien au destin tragique. Ce sont pour la plupart des textes inédits qui n'avaient jamais été traduits.

Je vous propose ici un court poème, "Le miroir", extrait de Le Cose (Les choses, 1943-1947). Le projet ne fut pas publié du vivant de Pasolini. En 1962, il publiera un roman intitulé Il sogno di una cosa (Le Rêve d'une chose, Gallimard, 1965), écrit à son arrivée à Rome en 1950.


Le miroir


Nu le miroir contemple

La solitude en lui-même,

Un ciel blanc et immense

Qui scintille dans le néant.

C'est le plafond. C'est l'ennui

De mon enfance.

Oui, là, sur l'argent lisse

Il y a la main très ancienne

D'Abel petit garçon.


Lo specchio

 

Nudo lo specchio garda

in sé la solitudine,

un cielo bianco e immenso

che scintilla nel nulla.

E il soffitto. E la noja

della mia fanciullezza.

Si, li nel liscio argento

c'è la mano antichissima

d'Abele fanciullino.

 

En quelques vers, à travers cet objet ô combien symbolique qu'est le miroir, le poète nous fait ressentir la solitude extrême de son enfance. Dans le miroir, aucun visage humain, mais une étendue vaste, désertée, sans couleur. Seul la traverse (comme un appel au secours, un geste de défense ou une invite) la main d'un petit Abel, dont le nom évoque toutes les violences du monde. On sait que les deux frères Pasolini mourront assassinés, Guido par des partisans titoistes, Pier Paolo par Pino Pelosi mais celui-ci n'était sans doute pas seul.

 

 

Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,

Thème proposé par Jeanne Fadosi : concret

 

 

 

 

 

 


 



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16 janvier 2014 4 16 /01 /janvier /2014 08:29

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      "L'homme zodiacal ou l'homme anatomique", enluminure des frères de Limbourg,

Très Riches Heures du duc de Berry

 

Ô vous ma belle Ursine dont le corps est d'ivoire

Et dont les cheveux d'or sont reflets de soleil

Vous ma céleste soeur ma jumelle-miroir

Captive vous ferai dans l'orbe des merveilles

 

En vous sera le ciel et l'eau et puis la terre

En vous les univers connus et inconnus

La magique mandorle unira nos chimères

Nos deux corps amoureux nos âmes ambiguës

 

Du Zodiaque absolu le temps viendra toujours

Et j'y ajouterai l'ours noir et le cygne

Gémeaux nous brillerons à l'éther de l'Amour

Dans la constellation seront Jean et Ursine  

 

Pour Mil et Une,

sur l'enluminure des frères de Limbourg, "L'homme zodiacal",

dans Les Très Riches Heures du duc de Berry

 

 

 


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13 janvier 2014 1 13 /01 /janvier /2014 09:26

 

 munro-the-new-yorker.jpg

Alice Munro (Phot The New Yorker)

 

 

Le 02 janvier 2014, à la gare de Lille d’où je quittais mon Nord, j’ai acheté Fugitives (Runaway) (2008), un recueil de nouvelles de l’écrivain d’un autre Nord, la Canadienne Alice Munro (Prix Nobel de Littérature 2013). J’ai été happée par les huit histoires qui racontent les fuites désirées mais toujours avortées de ses héroïnes féminines, dans le cadre des années 60. J’ajouterai que la traduction par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso en est remarquable.

La nouvelliste possède au plus haut degré l’art de conter en un minimum de pages ces moments intenses où tout pourrait basculer, changer, infléchir le cours d’une vie. Mais les habitudes, le manque de courage, le hasard, font rentrer ses héroïnes dans le rang.

La première nouvelle, qui donne son titre à l’ensemble du recueil, est ainsi emblématique de l’atmosphère mélancolique et douce-amère de l’œuvre. Carla, qui travaille avec son mari Clark dans un centre équestre, se décide un jour à partir pour « prendre en charge sa propre vie ». Elle n’ira pas jusqu’au bout de son voyage car elle s’interroge soudain en pensant au regard de son mari sur elle: « Mais qu’est-ce qui compterait pour elle ? Comment saurait-elle qu’elle était vivante ? » Tout comme sa petite chèvre Flora qui avait disparu peu de temps avant sa propre fuite, elle revient au bercail. Mais que deviendra-t-elle ? Le soir, à  la lisière des bois, « c’était comme si une aiguille meurtrière s’était logée quelque part dans ses poumons et qu’en respirant prudemment elle pouvait éviter de la sentir. » Et elle se dit qu’ « il n’y avait peut-être rien là-bas ».

Les trois nouvelles suivantes, « Hasard », « Bientôt » et « Silence », racontent les grandes étapes de la vie de Juliet, une jeune doctorante en Lettres classiques qui « va catastrophiquement bien ». La première nouvelle conte sa rencontre dans un train avec Eric, un pêcheur qui deviendra son compagnon. Elle s’opère alors que la jeune femme éprouve un intense sentiment de culpabilité à la suite du suicide sur la voie d’un passager que Juliet vient d’éconduire. L’ « Affreux Bruit Sourd » la poursuivra longtemps.

« Bientôt » met en scène son difficile retour au domicile de ses parents, Sam et Sara, en compagnie de sa fille Pénélope, âgée de treize mois. Elle comprendra qu’elle n’aurait jamais dû y revenir : sa mère sombre dans la maladie d’Alzheimer, son père s’est entiché d’Irène la femme de ménage, le pasteur lui reproche sa profession d’athéisme : « Elle songea qu’un déplacement avait dû intervenir à cette époque-là, et qu’elle ne se rappelait pas. Un déplacement concernant son foyer […] le lieu où elle avait été chez elle avant, toute sa vie d’avant. » Et surtout, elle a fait défaut à sa mère (« Elle n’avait pas protégé Sara »), sa mère qui ne semblait tenir bon que parce qu’elle se disait : « Bientôt, je verrai Juliet . »

Enfin, « Silence » évoque la douloureuse quête de Juliet après la disparition de sa fille Pénélope. Au Centre d’Equilibre Spirituel où elle croit retrouver sa fille, elle s’entend dire par la Mère Shipton que Penelope l’a quittée parce qu’elle était « affamée de choses qui ne lui étaient pas accessibles dans son foyer ». Juliet s’identifie alors à la reine d’Ethiopie de l’œuvre d’Héliodore, Ethiopiques. Après avoir confié sa fille aux gymnosophistes, elle part à sa recherche car elle a été enlevée par Théagène, un noble thessalien. Après le naufrage de son mari Eric, des hommes se succèderont auprès de Juliet. Sa vie se continue dans le silence et la solitude : « Elle  espère comme les gens espèrent sans se faire d’illusion des aubaines imméritées, des rémissions spontanées, des choses comme ça. »

« Passion » se passe dans la vallée de l’Ottawa. C’est l’histoire de Grace, qui travaille dans un restaurant et dont Maury Travers tombe amoureux. A l’occasion de la célébration de Thanksgiving, elle se blesse au pied et est emmenée à l’hôpital par le demi-frère de Maury, Neil qui est médecin. Entre le jeune homme alcoolique et la jeune femme froide, c’est la révélation d’une reconnaissance intuitive, intime et secrète. Leur histoire ne durera que le temps d’une escapade où il lui apprend à conduire. Elle se terminera tragiquement. Et quand son fiancé Maury lui demandera : « Dis seulement que c’est lui qui te l’a fait faire. Dis seulement que tu ne voulais pas y aller », elle répondra laconiquement : « Je voulais y aller. »

« Offenses » retrace les angoisses de  Lauren, la fille de Harry et Eileen. Le conseil que son père lui a donné, c’est d’ « être à l’écoute ». Elle ne le sera que trop en découvrant un carton qui renferme des cendres, dont son père lui explique qu’elles sont celles d’une petite fille morte avant sa naissance. Et on a aura beau dire à Lauren qu’elle fut la bienvenue au foyer de ses parents, le doute s’insinue en elle. Il sera entretenu par Delphine dont Lauren devient l’amie, celle-ci lui laissant entendre qu’elle a été adoptée et qu’elle serait sa fille biologique. Et même si elle lui répète « Tu n’as aucune raison de t’inquiéter de quoi que ce soit », la vie de Lauren en est bouleversée. Malgré d’ultimes révélations, Lauren  sait que désormais « la seule chose à faire  était de prendre son mal en patience ».

« Subterfuges » met en scène Robin, une infirmière de vingt-six ans, qui vit avec une sœur handicapée plus âgée, Joanne.  Solitaire, « elle attendait voilà tout, comme si elle avait eu quinze ans, et n’était que par moments affrontée à sa vraie situation. » Chaque été, elle a pris l’habitude d’aller à Stratford voir au théâtre une pièce de Shakespeare. Cette année-là, elle rencontre l’horloger Danilo Adzic qui doit retourner momentanément dans son pays. Elle aura la chance « de se faire embrasser sur un quai de gare et se faire entendre dire de revenir dans un an ». Mais le hasard méchant déjouera ce projet amoureux et les subterfuges de Shakespeare- qui auraient pu l’alerter-  ne lui serviront de rien. Ce jour-là, c’est à cause d’une robe verte que Robin se retrouvera seule pour la vie : « A cause de la femme de la teinturerie, de l’enfant malade, elle n’avait pas mis ce qu’il fallait. »

La dernière nouvelle, « Pouvoirs », se présente en partie sous la forme d’un journal, en partie sous une forme narrative à la 3ème personne, en partie encore sous forme de lettres. La narratrice, Nancy, qui travaille avec son père dans la scierie de ce dernier, appartient à un groupe de lecture et elle est plongée dans la lecture de La Divine Comédie de Dante. Comme elle « aurai[t] accepté une tasse de thé », elle accepte d’épouser Wilf, un médecin. A l’occasion de son mariage, elle fait la connaissance de Ollie, qui a subi un pneumothorax, et avec qui elle s’entend très bien : ils sont comme deux enfants. Elle rencontre aussi Tessa qui possède des dons divinatoires. Par la suite, on apprend que Tessa et Ollie se sont mariés  et qu’ils ont vécu en utilisant les dons de Tessa et en se prêtant à des expériences pour la communauté scientifique. Le hasard remettra Nancy en présence de Tessa internée dans un centre psychiatrique et de Ollie, devenu alcoolique.  En sa présence, elle éprouvera « une perplexité croissante, puis un sentiment de déception […] puis une tristesse envahir tout son être ». En le revoyant, Nancy comprend ce qu’elle a perdu : « Ils avaient reculé devant ce désir quel qu’il fût voilà bien des années, et il leur fallait certainement en faire autant à présent qu’ils étaient vieux – pas terriblement vieux, mais assez vieux pour sembler disgracieux et absurdes. » A la fin, pourtant, Nancy semble échapper à l’emprise des pouvoirs de Tessa et de Ollie sur elle : « On dirait que quelqu’un de calme et de décidé –s’agirait-il de Wilf ? – a entrepris de […] l’emmener doucement , inexorablement, loin de ce qui commence à se désagréger derrière elle, se désagréger et s’assombrir tendrement pour se résoudre en une apparence de suie, une douceur de cendre. »

Dans ce recueil, j’ai aimé ces êtres de fuite, ces femmes qui rappellent toutes la chanson des Beatles, « She’s leaving home ».  L’écrivain saisit ses héroïnes dans cet entre-deux où elles ne savent plus très bien qui elles sont et ce qu’elles veulent vraiment. Certes, elle sont intelligentes, elles lisent - de Shakespeare à Tostoï en passant par Thomas Gray ou Wordsworth - elles sont courageuses. Mais il est en elles une faille comme ce « trou béant dans [l]a poitrine » de Robin et qui ne cesse de se creuser au fur et à mesure que les années passent. Alice Munro connaît l’art d’explorer les non-dits, les vacillement, les hésitations de la mémoire. Ainsi Juliet croyait que Penelope aimait son père quand, avec surprise,  elle l’entend dire : « Bah ! je le connaissais à peine ! »

La novelliste canadienne dit aussi admirablement les moments-clés de l’existence : « Décrivant ce passage, ce changement dans sa vie, plus tard Grace aurait pu dire – et dit effectivement - que c’était comme si une grille s’était refermée à grand bruit derrière elle. » Il en va de même pour la force terrible du chagrin, tel que l’éprouve Juliet : « C’est donc cela le chagrin. Elle a l’impression qu’un sac de ciment déversé en elle a rapidement durci. »

Chez l’écrivain, j’ai admiré la maîtrise de l’emploi du flash-back qui permet de créer le puzzle émouvant de la vie de ses héroïnes. Passé et présent se mêlent avec complexité mais harmonie et recomposent une mémoire sensible qui a retenu une phrase, un détail, marquants, dans l'espoir de cerner ce que furent les êtres. Ainsi de son fils Neil Mme Travers n’avait-elle pas dit en citant Thomas Gray : « Il est profond comme les gouffres insondables de l’océan qui portent » ? Olivier Cohen (dans son article « Alice Munro a réinventé la nouvelle ») le souligne très bien : « C’est un écrivain d’une puissance exceptionnelle, avec une capacité d’évocation très forte. Elle met en lumière, d’une façon frappante, des personnages face à des choix de vie déterminants, - souvent liés à une relation amoureuse - , un peu comme le ferait un metteur en scène de théâtre. »

Alors que les nouvelles de Joyce Carol Oates (que j’aime aussi énormément) mettent en scène des héroïnes border-line ou victimes de terribles violences, Alice Munro nous propose des femmes  tout ce qu’il y a de plus banales. Comme Carla, l’héroïne de la première nouvelle, elles éprouvent intensément « le besoin d’un genre de vie plus authentique ». Telle Juliet, elles ne cessent aussi de dire « j’aurais dû » ; à l’instar de Grace, elles ne veulent surtout pas être des poupées égoïstes « avec  un pois chiche dans le cerveau ».

C’est ainsi qu’avec un art consommé d’une stylisation à la Tchékhov, Munro trace pour son lecteur des lignes de fuite jamais atteintes par ses héroïnes ; celles-ci n’en sont ainsi que plus vulnérables et plus émouvantes.

 

Fugitives, Alice Munro, Points, P2205

 

 

 


 

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9 janvier 2014 4 09 /01 /janvier /2014 14:55

 

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La dédicace de Steph Moriarty sur le dernier album, Fugitives

(Photo ex-libris.over-blog.com, 24 décembre 2013)

 

Pour la deuxième ou la troisième fois, nous avons passé la soirée de Noël avec la famille de ma belle-fille, dont le cousin germain est le guitariste et contrebassiste du groupe Moriarty. Architecte de formation, il en est l'un des cinq membres masculins avec Thomas Puéchavy, Arthur B.Gillette, Charles Camignac et Eric Tafani, Rosemary Standley en étant la chanteuse. L’occasion, pour celui qui se surnomme Steph Moriarty, de nous dédicacer le dernier album du groupe intitulé Fugitives qu’il nous a gentiment offert. A main levée, sur la pochette conçue par lui, Clement Deuwe et Ondine Pannet, il nous a dessiné un de ces personnages de vagabonds qui sont au cœur de ce dernier opus. En effet, sur la pochette du  CD, on peut lire qu’il est un essai « to capture the elusive spirits haunting the tales of ghosts, thieves, outlaws and assassins… » 

Ce CD reprend donc les vieilles ballades des ancêtres du folk que sont Woodie Guthrie, Hank Williams et encore d’autres textes plus anciens dont on a perdu l’origine exacte. Mais il s’agit toujours d’histoires de mauvais garçons en perdition, de femmes aimées et abandonnées, d’êtres en errance sur la route. L’harmonica, la cithare électrique, le banjo, la guitare électrique, la variété des percussions, le rythme bien marqué, la voix claire de Rosemary Standley, dont on aime les aigus légers, confèrent à l’ensemble ce charme si particulier qui est la marque de fabrique de ce groupe atypique.

Atypique d’abord peut-être par le nom qu’il s’est choisi : Moriarty. On sait qu’il s’agit de Dean Moriarty, le nom du personnage de Sur la route (1957) de Jack Kerouac. On pourra s’étonner du choix d’un tel patronyme, celui de l’ami de Sal Paradise, mi-ange, mi-démon et devenu l’ « âme du Beat ». Substitut de Neal Cassidy, l’ami réel de Kerouac, il a « passé un tiers de sa vie dans les salles de billard, un tiers en prison et un tiers dans les bibliothèques publiques ». Sans doute est-ce parce que la parole de l'écrivain américain est une parole libre, pleine d'énergie, à l'image de ce qu'aspire à être celle de Moriarty.

Et tout comme le roman de Kerouac s’est construit au cours des nombreux voyages entre l’Est et l’Ouest américain, les chansons du groupe se créent, s’affinent, se précisent, trouvent leur tonalité juste au cours des tournées. Ainsi le groupe peut partir sur la route alors que le disque n’est pas encore enregistré et le public incarne alors le rôle d’agent extérieur avec lequel il faut jouer et composer.

Cet esprit d’indépendance, de liberté, qui est celui du personnage littéraire, s’exprime par ailleurs dans la volonté du groupe de s’affranchir des contraintes matérielles du show bizz. Après avoir enregistré son premier album (Gee Whiz But This Is a Lonesome Town, 2007) chez Naïve, il a choisi, en 2010, de créer sa propre maison de production, Air Rytmo « afin de se réconcilier avec sa propre lenteur » et de créer sans contraintes, à son propre rythme.

Steph Moriarty, dans une interview passionnante à Parallèle[s] explique le choix de ce nom surprenant. Six membres du groupe viennent d’horizons divers et ont des attaches notamment avec les Etats-Unis. Tout comme les personnages de Kerouac remettent en question certains aspects de la civilisation américaines, plusieurs de leurs parents ont fait ainsi le choix de quitter l’Amérique pour la vieille Europe.

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Steph Moriarty en train de dessiner sa dédicace sur l'album Fugitives

(Phot ex-libris.over-blog.com, le 24 décembre 2013)

 

Le contrebassiste poursuit en précisant que, pour le groupe, Kerouac est en fait un « stimulus de départ », qui joue le rôle de « déclenchement de la mémoire ». Il en retient la fluidité et la musicalité d’une prose spontanée. Il en aime la liberté de l’improvisation jazz qui invite à la surprise. Steph Moriarty reconnaît qu’au fil des concerts, des rencontres, le groupe découvre « un nouveau sens à ce nom ». Ce patronyme n’est-il pas irlandais, l'Irlande, ce peuple de voyageurs parti aux Etats-Unis et jusque dans la lointaine Australie ? A Adélaïde, au cours d’une de leurs tournées, les membres du groupe ont ainsi rencontré des Australiens, curieux de connaître ces musiciens qui avaient le même nom qu’eux !

Enfin, le musicien reconnaît, qu’au-delà de Kerouac, c’est sans doute le thème de l’immigration qui est fondateur et fédérateur. Soit l’immigration volontaire dont on vient de parler, soit l’immigration forcée, l’exil, qui est au cœur notamment de sa propre famille. Chaque membre du groupe a une culture musicale et des goûts différents ; pourtant, créant et composant ensemble, ils sont conduits inévitablement vers une forme de "créolisation de la musique", qui leur permet de faire vivre un langage commun.

C’est cela que j’aime dans la philosophie de ce groupe : tout comme les personnages de Kerouac sont ouverts à l’imprévu de toutes les rencontres, les membres de ce groupe, issus d’horizons différents, nous invitent à nous ouvrir à la culture de l’autre, celui que l’on rencontrera sur « sa » route.

 

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      Steph Moriarty

(Photo ex-libris.over-blog.com, 24 décembre 2013, Effet Holga)

 

 

Sources :

Le site de Moriarty : link

Parallèle[s], interview de Steph Moriarty

Daily Rock, interview de Rosemary Standley et Stephan Zimmerli

 

 


 

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