Judith Magre et Catherine Salviat dans Dramuscules de Thomas Bernhard
Dimanche 26 janvier 2014, bravant la pluie fine qui tombait sur Paris, ma fille et moi nous nous sommes rendues au Théâtre de Poche, un tout petit théâtre de 130 places, boulevard du Montparnasse. Nous y avons assisté à Dramuscules, trois courtes pièces corrosives du dramaturge autrichien Thomas Bernhard (1931-1989), traduites par Claude Porcell, dans une mise en scène de Catherine Hiegel. Ce titre est la contraction des mots « drames » et « minuscules », en allemand Dramolette. Ces pièces furent écrites un an avant la mort de l’écrivain et concentrent sa haine de l’hypocrisie ambiante. Elles témoignent également de ses rapports torturés avec son pays d’origine et de sa difficulté à se considérer comme autrichien. Très marqué par son séjour dans un centre d’éducation nazi lors de son adolescence, rongé par une tuberculose pulmonaire, il se sentira toujours étranger à sa terre natale. C’est l’écriture qui lui permettra d’exorciser son mal-être.
Dans un décor d’une extrême sobriété habité de deux praticables, que déplace Antony Cochin, machiniste en culotte de peau (qui jouera aussi le rôle du Fossoyeur et de Kroll), nous assistons aux dialogues entre deux petites dames bien comme il faut. Vêtues de vestes Chanel sur des jupes droites, coiffées, l’une d’un chapeau de velours, l’autre d’un béret de laine, ces personnages lambda n’ont d’ailleurs pas de nom. La grande Judith Magre interprète la Première femme et la Première voisine ; Catherine Salviat, ex-sociétaire de la Comédie-Française, est la Deuxième femme et la Deuxième voisine. C’est peu de dire qu’elles apparaissent monstrueuses dans ces scènes de la vie quotidienne, où se déploient la bêtise et la haine ordinaires, sur fond de musique miliatire teutonne.
Dans Un mort (pour deux actrices et une route), les deux femmes sortent de l’église après le rosaire et découvrent ce qu’elles croient être un corps enveloppé dans du papier d’emballage. Au terme de leurs conjectures et supputations stupides sur la mort, elles se rendront compte que ce paquet ne renferme que des affiches à la gloire d’une idéologie nazie renaissante. A la voix doucereuse et mièvre de la Deuxième femme répond la voix dure et catégorique de la Première femme, plus choquée par le fait que son militant de mari ait perdu les placards que de la présence des croix gammées qui y sont dessinées.
Le Mois de Marie met en scène deux voisines bigotes, qui font des ragots sur la vie du village. Tandis que le Fossoyeur creuse la tombe de Monsieur Geissrathner (un homme si bien qui récoltait des fonds pour le Sahel !), les deux commères commentent la manière dont est mort ce dernier, dans une chute de vélo, malencontreusement occasionnée par un Turc. Dans un dialogue cruel qui fait frémir, elles éructent leur haine de l'étranger, transformant celui-ci en un être abominable.
Enfin, dans la troisième pièce, intitulée Match, on passe de la sphère publique à la sphère privée. Tandis que son mari, le policier Kroll, regarde un match à la télévision, Maria (Judith Magre) son épouse, vêtue d’un déshabillé jaune, repasse son habit de policier, en bien mauvais état. L’occasion pour elle de crier sa haine contre la jeunesse tandis que son mari invective les joueurs en les traitant de « Pauvres cons ! » Entre eux, par ailleurs, aucune communication ; ils sont murés dans leur détestation et leurs obsessions.
Judith Magre dans Match, la troisième pièce de Dramuscules
Si Catherine Hiegel a choisi ces trois courtes pièces, c’est, bien sûr, d’abord « pour avoir le bonheur de retrouver Judith Magre et Catherine Salviat ». Mais c’est, sans doute, surtout, parce que, explique-t-elle, « la dénonciation du racisme et de la bêtise ordinaire qui traverse toute l’œuvre de Thomas Bernhard […] se trouve ici portée jusqu’à l’incandescence, frôlant la tragédie humaine dans un grand rire salutaire ».
Certes, on rit à ces farces grinçantes, ces anecdotes grotesques amplifiées par le comique de répétition ; on admire comment le dramaturge autrichien insère la phraséologie politique dans ces dialogues cruels ; on est frappé par la réitération des motifs, la scansion, les modulations du texte dont les deux comédiennes jouent subtilement ; on saisit comment une parole banalisée peut devenir mortifère. Et par les temps qui courent, quand certains ne s’avancent même plus masqués, on est sensible à ce second voire troisième degré, et on se dit, avec angoisse, que la "bête immonde" est toujours prête à renaître.
Alors, justement, est-il besoin d’insérer entre la deuxième et la troisième farce, cette interrogation orale que Catherine Salviat soumet aux spectateurs ? Dans la lumière revenue, un petit carnet de citations à la main, elle lance à la volée des phrases racistes et antisémites, prononcées par des personnages célèbres. Avec, à la clé, des places de théâtre gratuites pour celui qui aura donné trois bonnes réponses ! (Pour ma part, je n’aurais répondu qu’à deux questions… et personne ne gagnera.) Le spectateur n’est pas stupide, il comprend le message et point n’est besoin d’en rajouter avec ces phrases sorties de leur contexte, de Voltaire à Gilles Bourdouleix en passant par Giraudoux et de Gaulle. En effet, en procédant ainsi, en citant par exemple la première phrase de « De l’esclavage des nègres », une argumentation éminemment ironique, Montesquieu ne devient-il pas un horrible esclavagiste ? Il me semble qu’il eût été plus judicieux de proposer au spectateur deux ou trois autres « dramuscules », le recueil complet en comptant je crois une dizaine. Cela aurait d’ailleurs rendu la représentation un peu plus longue, celle-ci durant une heure pile, et les places étant très chères !
Ces réserves faites, je n’ai pas boudé mon plaisir et j’ai admiré Judith Magre, cette comédienne passionnée qui hante les planches depuis soixante ans. Son jeu excessif et cruel se met excellemment ici au service de Thomas Berhnard qui se définissait ainsi : « Je suis l’artiste de l’hyperbole et ma tâche est de choquer, de secouer les gens dans leur confort moral. »
Sources :
Le programme de Dramuscules