Les Juges intègres, un des panneaux du triptyque de L'Agneau mystique de Jan Van Eyck (1432).
Dans La Chute, Camus évoque le vol de cette oeuvre dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand, le 11 avril 1934
Vendredi 27 avril 2012, au théâtre Beaurepaire à Saumur, le comédien Jean Lespert nous a donné à entendre avec force et subtilité la voix d’Albert Camus, « l’homme ulcéré » (Jean Onimus). Il interprétait La Chute (1956), un des derniers grands textes du penseur de l’absurde, dans une adaptation de Catherine Camus et de François Chaumette.
Dans un décor nu- seulement trois praticables gris- et deux accessoires- un verre de genièvre et un manteau- le comédien a interprété le personnage de l’avocat Jean-Baptiste Clamence, en en restituant avec ironie toute la complexité ambiguë.
On sait que c’est à la mi-mars 1956 que Camus achève la rédaction de ce récit. Renonçant à l’insérer dans le recueil de nouvelles, L’Exil et le Royaume, l’auteur le publiera seul le 16 mai de la même année. L’œuvre témoigne sans doute du souci constant d’examen de conscience d’un homme rongé par la perte de l’innocence, ainsi qu’il l’écrit lui-même dans ses Carnets. S’il est par ailleurs vain de voir en ce juge-pénitent Camus lui-même, il est certain que le récit est révélateur d’un moment de grand trouble et de bouleversement intime dans son existence.
Le texte se présente à nous à la manière d’une tragédie moderne en cinq actes, correspondant chacun à cinq soirs. La Prière d’insérer de Camus en propose un résumé éloquent : « L’homme qui parle dans La Chute se livre à une confession calculée. Réfugié à Amsterdam dans une ville de canaux et de lumière froide, où il joue à l’ermite et au prophète, cet ancien avocat attend dans un bar douteux des auditeurs complaisants.
Il a le cœur moderne, c’est-à-dire qu’il ne peut supporter d’être jugé. Il se dépêche donc de faire son propre procès mais c’est pour mieux juger les autres. Le miroir dans lequel il se regarde, il finit par le tendre aux autres.
Où commence la confession, où l’accusation ? Celui qui parle dans ce livre fait-il son procès, ou celui de son temps ? Est-il un cas particulier, ou l’homme du jour ? Une seule vérité en tous cas dans ce jeu de glaces étudié : la douleur, et ce qu’elle promet. » (p. 2007)
Jean Lespert (qui a déjà interprété une conférence-spectacle intitulée Florilège de Camus) incarne avec brio Jean-Baptiste Clamence, cet homme poursuivi par le souvenir de sa faute originelle. Une nuit de novembre, près du pont Royal (lieu symbolique du passage et de l’initiation), il avait entendu le corps d’une jeune femme tomber à l’eau. Il était demeuré paralysé et incapable d’agir, attitude à l’origine d’un intense sentiment de culpabilité et de sa chute morale.
Les jeux de lumière de la mise en scène de Vincent Auvet servent à merveille les oscillations de cette âme tourmentée. La lumière sera rouge- à jardin- lorsque Clamence sera avec son interlocuteur muet dans le bar à matelots, le Mexico-City. Elle sera bleutée et funèbre- à cour- lors des errances dans Amsterdam et dans l’île de Marken. Le personnage décrit d’ailleurs la Hollande, comme « un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par des brumes, des terres froides et la mer fumante comme une lessive ».
Lorsque Clamence révélera à son compatriote sa faute et cet éclat de rire qui le juge et qui le poursuit depuis des années ("L"univers entier se mit alors à rire autour de moi", p. 1514), il se tiendra à l’avant-scène sous le halo rond de la poursuite. Il est alors bien enfermé dans le cinquième cercle de l’Enfer de Dante, évoqué dans le premier chapitre.
Dans son jeu, Jean Lespert a, me semble-t-il- choisi d’insister sur l’ironie permanente du texte de Camus, mettant ainsi à jour avec éclat le cynisme du personnage. Ses demi-sourires, ses hochements de tête, ses mouvements avec son verre, ses intonations pleines de sous-entendu, sa courtoisie affectée, ses fausses hésitations, sont au service d'une pseudo confession cathartique, qui ne demande pourtant jamais le pardon. Ce "puritain de notre temps" (titre auquel Camus avait pensé) l’exprime clairement : « D’ailleurs, je n’aime plus que les confessions, et les auteurs de confessions écrivent surtout pour ne pas se confesser, pour ne rien dire de ce qu’ils savent. » Et pour se dédouaner, c’est alors toute la condition humaine qu’il accuse.
Roman de la mauvaise foi, ce long soliloque de 170 pages se prête particulièrement à l’adaptation théâtrale. Il met remarquablement en lumière l’origine du mot comédien-hypokritès- qui prend ici tout son sens dans ce discours qui n’est que mensonge. En effet, plus le personnage se livre, plus il nous échappe.
Le comédien sert avec art ce personnage de Janus bi-frons, qui est l’un des plus grinçants de l’œuvre camusienne, ainsi que l’écrivain lui-même le présente : « Je me suis laissé emporter par mon propos : brosser un portrait, celui d’un petit prophète comme il y en a tant aujourd’hui. Ils n’annoncent rien du tout et ne trouvent pas mieux à faire que d’accuser les autres en s’accusant aux-mêmes. » (Le Monde, 31 août 1956), (p. 2003). C’est ainsi que « Jean-Baptiste Clamence » n’a rien de commun avec Jean le Baptiste dit le Précurseur des Evangiles et que sa « clameur » est stérile.
Ce très grand texte, tout empreint de références religieuses, où sont convoqués Descartes et Pascal, traduit le pessimisme foncier d’un écrivain- chrétien sans Dieu ou saint laïque comme on voudra. Selon lui, en effet, l’homme ne peut combler le vide laissé par la mort de Dieu et il est alors enclin à céder aux forces obscures du narcissisme et de l’individualisme.
Pamphlet contre Sartre et les intellectuels de la revue Les Temps modernes, écho aux Confessions de saint Augustin et de Rousseau, roman de la mauvaise foi, réflexion philosophique sur la condition humaine emprisonnée dans la cellule de « malconfort » (p. 1529), étonnante enquête policière autour du vol du panneau Les Juges intègres du triptyque de Van Eyck, L’Agneau mystique, expression puissante de la pensée tragique, La Chute est certes tout cela à la fois.
Mais ce qui m’a surtout plu dans ce spectacle, c’est de voir combien le texte de Camus- passionné lui-même de théâtre et fin connaisseur de ses techniques- se prête excellemment à la mise en voix. Avec ce Saducéen, avec ce Bon apôtre (titre que Camus avait envisagé), avec ce pénitent hypocrite, avec ce juge sans pitié, avec ce personnage donjuanesque et trompeur, avec cet avocat comédien qui possède toutes les ficelles de la sophistique du discours, l’écrivain philosophe met à nu le fonctionnement de l’individu absurde. Ce faisant, il en fait vraiment « un héros de notre temps ».
Les pages citées renvoient à Théâtre, Récits, Nouvelles, Albert Camus, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1962