François Cheng
A La Grande Librairie, le 12 novembre 2015, François Busnel recevait l’académicien poète et calligraphe François Cheng pour son nouveau recueil de poèmes, La vraie gloire est ici (Gallimard). Il y était accompagné de trois romanciers : Gérard Mordillat (La Brigade du rire), Isabelle Jarry (Magique aujourd’hui) et Sophie Divry (Quand le diable sortit de la salle de bain).
Après avoir écouté le poète, je n’ai eu de cesse de lire son livre et c’est peu de dire que j’en ai été éblouie. C’est pourquoi je voudrais reprendre ici ce qu’il en a dit lors de cette émission.
Le journaliste a d’abord présenté son ouvrage comme un véritable manifeste dans l’ici-bas, dans le maintenant, dans l’instant. En émane la joie malgré la mort qui n’est pas notre seul ici car, plus fort que la mort, il y a notre désir, quand la poésie nous donne des ailes, de la force. Si les religions, la science-fiction disent que la vraie vie est ailleurs, François Cheng affirme le contraire en disant que « la vraie gloire est ici ». Mais qu’appelle-t-il exactement « gloire » ?
L’écrivain a répondu à cette question par une anecdote. En 1926, une semaine avant sa mort, Rilke avait tenu à répondre à l’envoi d’un jeune poète alors inconnu, Jules Supervielle. D’une main tremblante, il avait tracé ces mots : « Me voici un vase brisé dont les débris vont réintégrer la terre mais n’oubliez pas, cher poète, qu’en dépit de tout, la vie est une gloire. » Ceci est essentiel parce que dans les conditions tragiques de notre existence, vivre consiste surtout à se défendre contre le mal sous toutes ses formes.
Et pourtant, en son essence, l’avènement de l’univers et de la vie, cette aventure unique, mérite le titre de gloire parce que c’est un triomphe du Tout sur le Rien. Ce Tout, qui nous a été donné, provient d’une donation totale, quelle que soit notre condition. Tout est dans tout et tout rejoint tout : toute la splendeur de l’aube, toute la splendeur du soir, tout le ciel étoilé et tous les hauts chants de l’âme humaine jaillis de la vallée de larmes et, ajoute-t-il, « dans mon coin, mon œil et mon oreille, qui ont capté tout cela. Vous-mêmes qui m’écoutez, tout cela forme bien un ici et maintenant au sein du courant éternel ». Donc l’éternité où se déroule cet univers en devenir se ramasse toujours en un ici et maintenant où tout a toujours été donné.
François Busnel souligne alors combien son interlocuteur possède un art extraordinaire d’expliquer le paradoxe. L’éternité et l’instant ne devraient-ils pas s’opposer ? A quoi François Cheng lui rétorque que l’éternité se ramasse toujours. Même l’ailleurs de Rimbaud est toujours un ici et maintenant, quel que soit l’endroit. Ce soir-là, ici, forme un présent extraordinaire où tout est donné et chacun y a sa part entière. C’est ce qui a fait dire à Malraux que « la vie ne vaut peut-être rien mais que rien ne vaut une vie ». Et ce qui a permis au poète qu’il est d’affirmer que « la vraie gloire est ici ».
On comprend, reprend François Busnel, qu’il ne s’agit nullement de la gloire du triomphe social, de la réussite. C’est la gloire de la Création, de la création de sa vie peut-être aussi. Il serait ainsi possible d’être le propre créateur de sa vie dans l’instant. Mais alors, comment fait-on pour vivre pleinement l’instant présent ?
A cela François Cheng répond que cela demande une ascèse. Dans la première partie du recueil, « Par ici nous passons », il explique qu’il essaie de traquer les instants, les lieux où transparaisse la possibilité de la vraie vie, où le visible et l’invisible se révèlent tout d’un coup. C’est bien cela que ses poèmes ont pour but de révéler sans prétention, à travers une expérience personnelle.
François Busnel évoque les poèmes bouleversants où la mort n’apparaît plus comme un tabou. Il rappelle notamment celui de la page 81, quand le poète vieillissant échange un regard avec une « fillette à la pâle figure». Dans cette mélancolie existe une forme de joie. Et cependant, cet instant qui mène à la nuit ne devrait-il pas lui sembler effrayant ?
Pour François Cheng, du moment qu’il y a rencontre, tout est sauvé. Que ce soit avec les êtres ou avec une transcendance. Dans la deuxième partie du recueil, intitulée « Lumières de nuit », il fait vivre cette face sombre et tragique de notre existence parce que l’homme est obligé de faire face à la souffrance et aux épreuves. Au sein des ténèbres, l’homme est parfois capable de grandeur.
A Busnel qui s’interroge de nouveau : « La mort n’est point notre issue ? », le poète répond que pour la plupart des gens, c’est une fin absurde. Pour lui, au contraire, c’est une ouverture, parce que, sans la mort, nous n’aurions aucune perspective de transfiguration. Nous resterions au même degré, au même niveau. Se référant à Pascal qui a reconnu l’existence des trois ordres, ceux du corps, de l’esprit et de l’âme, il précise que la mort nous donne cette chance d’atteindre cette autre forme d’être, un ordre supérieur d’être.
François Busnel demande alors à son invité : « Vous qui sculptez la langue, qui êtes d’une lucidité extrême, avez-vous le sentiment d’avoir atteint cette étape ultime ? » François Cheng répond qu’il ne prétend pas l’avoir atteinte. Il a conscience de cette expérience capitale du langage – et surtout du français. Il ne s’imagine d’ailleurs pas s’exprimer dans une autre langue, même le chinois, qui est pourtant sa langue maternelle. Il dit que, depuis soixante-cinq ans qu’il est en France, c’est le français qu’il a épuré pendant toute une vie. Pour lui, il est l’instrument exact et quand il finit un poème, il ne peut plus en changer un seul mot. Toute la résonance, toute la signification y sont contenues. Il ne peut dire qu’il a atteint quelque chose mais, en revanche, à travers cette langue, il a réussi à dire ce qui l’habite.
Gérard Mordillat intervient alors dans la conversation pour dire qu’en lisant les vers de François Cheng, il a pensé au De natura rerum de Lucrèce : comment il ne faut pas craindre la mort et les dieux, comment la vie n’est qu’une transformation d’atomes…
François Cheng revient sur la phrase de Malraux, « La vie ne vaut peut-être rien mais rien ne vaut une vie » en insistant sur l’unicité de l’être.
François Busnel cite le magnifique poème de la page 12, « A la pierre ». (« Nous ne faisons que passer,/ Tu nous apprends la patience. ») et évoque aussi l’éloge de la clôture dans le poème « A un jardin » (« Oui nécessaire clôture/ Pour que le lieu soit appel/ Et l’instant répons sans fin »). Puis il demande si cet éloge de la vie dans l’instant est tenable dans une période d’extrême dénuement, de pauvreté, de chômage. Selon François Cheng, la condition humaine est certes tragique, les douleurs sont toujours présentes mais il n’y a pas que cela. Tout le don de la vie est offert à chacun, à chaque instant.
François Busnel fait remarquer que François Cheng a vécu lui-même cette extrême pauvreté, lorsqu’il est arrivé en France. Ce dernier recueil n’est donc pas écrit « du haut de l’Académie française ». Mais est-il possible de continuer à être poète dans ces temps de grand dénuement ? Ne doute-t-on pas alors ?
François Cheng explique que, dans un poème, il parle de l’humus. Malgré la pauvreté, cet humus est là encore où une « tendre herbe » pousse, dont le poète entend « le gémissement ». Sur les trottoirs de Paris, à travers le macadam, n’y-a-t-il pas toujours des herbes et des fleurs ? Il importe de faire confiance à ce message de vie.
Pour conclure, le poète avouera qu’il fut bien un révolté comme Rimbaud. Lui aussi a affirmé que « la vraie vie est ailleurs ». Mais ailleurs est toujours un ici et maintenant. Et la vraie gloire est bien ici !
Et c’est en citant ce vers, « Véga ne se signale qu’aux âmes qui veillent », que François Busnel a remercié François Cheng pour sa parole de poète.
Dans ce recueil, j’ai aimé la simplicité extrême de la langue poétique, jamais absconse ni pédante. Elle illustre ce que disait François Cheng lui-même lorsqu’il commença à écrire en français : « Maintes fois j’ai éprouvé cette ivresse de re-nommer les choses à neuf, comme au matin du monde. » On le perçoit bien avec ce poème :
Un iris
et tout le créé justifié ;
Un regard
et justifiée toute la vie.
Dans la première partie, « Par ici nous passons », le poète décrit l’« ici » de notre terre, avec ses glaciers, ses eaux, ses pierres qui apprennent la patience, ses branches d’acacia, « tremplin pour t’envoler », ses ancolies, ses bleus : toute une création où « tout est signe » pour qui sait la regarder.
A l’exaltation de cette « impérissable odeur terrestre », succède une mélancolie qui s’illustre par des rencontres avec une inconnue rue de l’Abbé-de-l’Epée ou encore avec cette « petite fille à la pâle figure » évoquée ci-dessus. Se souviendra-t-elle de « l’étrange étranger », son semblable « à la pâle figure ».
Des rencontres jamais anodines comme celle avec cette « vieille dame » tombée à terre, que l’on aide à se relever :
[…] « Reposez-vous un peu
Ici en attendant… »
Oh, j’ai bien tout le temps,
Personne ne m’attend… »
[…] Oh, nous les passants trop pressés,
Sommes-nous sûrs d’être attendus ?
Sûrs d’avoir encore tout le temps ? »
Dans la préface du recueil, A l'orient de tout, André Velter fait remarquer que François Cheng propose "une parole qui a l'art de conjuguer les contraires et de donner du sens". La deuxième partie, « Lumières de nuit », en témoigne. Elle est en effet construite sur l’opposition entre Lumière et Nuit, comme l’indique le poème inaugural :
Vraie Lumière,
Celle qui jaillit de la Nuit ;
Et Vraie Nuit,
Celle d’où jaillit la Lumière.
Certes, la Mort est en filigrane de tous les poèmes, avec une infinie compassion pour les souffrants, comme dans le beau poème « A un soldat inconnu » :
D’un seul coup,
Tout livré.
Douceur, douleur,
Crasses et grâce.
Au champ d’honneur,
Chair en offrande,
Elan, éclat,
A ciel ouvert,
Ame béante,
Bouche bée.
Mais, dans le même temps, la Mort donne à la vie son prix unique :
Sur ton passage tu annihiles tout.
N’est-ce pas pourtant toi, Mort,
Qui rends unique tout d’ici ?
Cette nuit même, n’est-ce toi
La brise qui parcourt les sentiers,
Le nuage qui, flottant, cache les étoiles,
Le parfum de tilleul qui soudain étouffe,
Les lucioles égarées là
Sur l’étang de la mémoire…
Ce brame déchirant cœurs et reins,
Biche blessée cédant à l’invite
D’un lit de mousse sans fond,
Au sein de l’aveuglante clairière.
Et cette partie peut encore se lire comme un dialogue entre le poète et son âme :
Toi l’absente,
Tu le sais
Désormais,
Nous serons au monde
Par ta présence.
[…] Toi la présente,
Tu nous conduis au centre
Du Double-Royaume,
Par-delà
Toute absence
Enfin, dans la dernière partie, intitulée « Passion », j’ai été fascinée par cette manière inimitable qu’a François Cheng d’harmoniser une expérience orientale et la quête d’un dieu qui semble proche de celui des chrétiens. On y trouve des échos de la Passion du Christ : « Etoile de sang voici l’homme ». Et le poème « Vers Emmaüs » évoque « La Vie qui s’est levée d’entre les morts » ou encore le « Pain rompu ». On pense au Fils prodigue : « Après une longue fugue, je suis revenu au logis,/ L’ombre maternelle s’est retournée, a dit:/ « Te voilà ! », j’ai répondu : « Me voici ! »,/ et j’ai fondu en larmes. » On n'oubliera pas que le prénom français du poète d'origine chinoise est un hommage à François d'Assise.
Ces poèmes, tout en épure (François Cheng est un grand calligraphe) et en élévation, sont une invitation à rentrer en soi-même afin d’être à l’écoute du chant profond qui est en nous. Dans une langue qui n’est jamais hermétique, le poète nous dit qu’en dépit de tous les aléas, la vie est souveraine et belle, et que dans chaque instant, hic et nunc, réside une part d’éternité.