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31 décembre 2015 4 31 /12 /décembre /2015 20:33
Dans la cave (Photo ex-libris.over-blog.com)

Dans la cave (Photo ex-libris.over-blog.com)

 

 

Cette année-ci s’achève

Et le temps est très doux

J’ai fait un mauvais rêve

Je me souviens de tout

 

De cet enfant noyé sur une plage turque

Des cadenas d’amour ôtés du pont des Arts

D’un avion qui s’écrase sur un mur de montagnes

De la seconde en plus en juin dans le soir

De la Palmyre antique détruite aveuglément

Des photos de Pluton tout hérissée de dunes

De la terre qui tremble sur le haut toit du monde

D’un avion qui vole avecques le soleil

Des hommes tout en noir assassinant Paris

Du bon pape François souriant tout en blanc

Des Pékinois masqués dans un gris de fumée

De Dany Laferrière dans son vert immortel

Du centenaire aussi du massacre arménien

De l’éclipse de lune quand elle devient rouge

D’un soldat courageux désarmant un tueur

D’un mur qu’on érige au milieu de l’Europe

Des portraits vérité de Diego Velasquez

 

Cette année-ci s’achève

Et le temps est très doux

J’ai fait un  curieux rêve

Je me souviens de tout

 

De la folie des hommes

Et de leur violence

De la bonté des hommes

Et de leur volonté

De la beauté du monde

Où il nous faut rêver

 

Aux pragmatiques,

aux optimistes,

aux pessimistes,

aux réalistes,

aux idéalistes,

je souhaite (en dépit de tout)

une belle année 2016

 

 

 

 

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19 décembre 2015 6 19 /12 /décembre /2015 11:53

 

Jeudi 17 décembre 2015, Saumur Temps Libre proposait une conférence sur la liberté et le destin. Le même soir, à la Closerie de Montreuil-Bellay, on jouait Constellations du jeune dramaturge anglais Nick Payne (1984). Deux prétextes pour réfléchir sur le libre arbitre et les choix que chacun fait dans sa vie.

Le schéma narratif de la pièce est en effet structuré - ou plutôt déstructuré -  autour de la théorie des mondes multiples, issue de la mécanique quantique. Cette théorie controversée, selon laquelle le temps n’est pas linéaire, postule que notre monde existe dans un nombre infini d’univers qui ne communiquent pas. Cette forme dramatique très particulière met ainsi en scène à Londres deux personnages qui se rencontrent lors d’un barbecue. Marianne (Noémie Gantier), chercheur en mécanique quantique, travaille à la Sussex University, près de Brighton ; Roland (Maxence Vandevelde), qui est apiculteur, vit à Tower Hamlet. La pièce donnera à voir sept moment-clés de leur histoire d’amour.

Arnaud Anckaert, créateur en 1998 de la compagnie Théâtre du Prisme à Villeneuve d’Ascq, aime « le défrichage des textes, la découverte de jeunes auteurs ». Dans une vidéo, il s’explique ainsi sur la raison de son choix : « Constellations est une pièce probabiliste, avec de nombreux possibles qui n’enferment pas les personnages dans une seule chose. » Evoquant le couple que forment Marianne et Roland, il précise : « Chaque fois que l’on entame une relation, il y a de multiples possibles, et, théâtralement, c’est génial ! C’est rassurant de savoir qu’on n’est pas déterminé. »

A propos du titre de la pièce, il ajoutera que « des constellations sont des points reliés d’une façon imaginaire, qui créent une forme et, [que], là, cette forme, c’est un couple ». Par ailleurs, les constellations ne sont-elles pas l’image de toutes les histoires différentes que les personnages auraient pu choisir de vivre ? On peut encore penser que le titre est antiphrastique, faisant mentir l’expression « être né sous une heureuse constellation », puisque la pièce nie précisément l’idée même de tout déterminisme.

En tous les cas, Roland et Marianne n’ont au départ pas grand’chose en commun. Certains moment de la pièce évoqueront ainsi le fait que leur histoire ne peut aboutir : une fois, Roland est marié, une autre fois, Marianne est infidèle à Roland et vice-versa et ils se séparent. Toute la pièce sera faite de cette alternance constante entre différents choix de vie.

 Marianne est un personnage complexe : si c’est une grande amoureuse, elle joue aussi parfois le détachement, l’indifférence, l’affectation, voire le cynisme. Ses répliques sonnent comme autant de fins de non-recevoir : - Roland : "Tu veux que je m’en aille ? – Marianne : Ne le prends pas mal, mais ouais. – Roland : J’ai fait quelque chose de travers ? – Marianne : Non. – Roland : J’ai dit quelque chose ? Je t’ai froissée ? - Marianne : Non. – Roland : Alors je ne comprends pas. – Marianne : Je ne te demande pas de comprendre, je te demande de partir." Hantée par le souvenir de la fin de sa mère, elle nous apparaît aussi vulnérable et angoissée quand elle est atteinte par la maladie. En même temps, on la perçoit extrêmement résolue quant au choix de ce qu’elle souhaite pour elle-même.

Roland, cet apiculteur passionné par son métier, est un personnage plus concret, plus pragmatique, plus terre à terre. Il semble parfois bien dépassé quand Marianne se lance dans de longues explications scientifiques sur la physique quantique ou la théorie des cordes, alors qu’il cherche surtout à l’embrasser. Partagé entre espoir et crainte, il consentira malgré tout au choix de celle qu’il aime mais, commente son interprète Maxence Vandevelde, « ça chamboule tout chez lui ». J’ai aimé la scène de la demande en mariage : ce grand timide se cachera en effet derrière un long discours sur les faux-bourdons, les ouvrières et la reine de la ruche avant d’oser faire sa demande et la scène est très touchante.

Les deux comédiens, admirablement dirigés par Arnaud Anckaert, jouent ici une partition des plus complexes. Alternant répétitions, reprises, recommencements, subtils changements d’intonation, modifications infimes d’un mot, d’une phrase, passant de l’humour (est-il possible de se lécher les coudes ?) au drame (la pièce évoque discrètement l’euthanasie), ils s’adonnent à des variations et des nuances ténues dans un exercice de haut vol. Noémie Gantier avoue le plaisir qu’elle éprouve à jouer ce texte : « A un moment, je suis malade ; quarante secondes après, je suis guérie. C’est jouissif ! » Elle reconnaît que, plus que le caractère de son personnage, ce sont ces modulations et ces nuances qui lui plaisent dans le jeu. On reconnaîtra qu’elle parvient à demeurer juste, en dépit de la difficulté à jouer ces différents états contradictoires.

Le décor simplissime sied particulièrement bien à l’éclosion des multiples possibles de cette relation amoureuse, banale à bien des égards. Constitué de trois cloisons de bois clair, dont celle du fond est rehaussée d’un banc, troué de deux portes asymétriques, l’une à cour et l’autre à jardin, il est un non-lieu propice à toutes les hypothèses. Il peut faire aussi penser au péristyle neutre des pièces classiques. Dans ce décor abstrait, rien ne viendra distraire le spectateur de l’aventure intime de Roland et de Marianne. Elle, longiligne silhouette, tout en noir, enlèvera ses lunettes et se déchaussera un moment ; lui, vêtu d’une chemise et d’un pantalon gris se dévêtira de la première. Ils s’assiéront de temps en temps sur la banquette et c’est tout. Les différents épisodes de leur relation seront parfois entrecoupés par le noir ou ponctués par une musique de plus en plus pesante à mesure que l’on s’achemine vers le terme de la pièce.

Si Nick Payne avoue avoir écrit cette œuvre pour se consoler de la mort de son père, une manière de catharsis en quelque sorte, il l’a écrite dans une langue contemporaine, sèche, précipitée, parfois très crue. Il y use avec art de l’ellipse, du flash back et de la narration antérieure ; pourtant le spectateur, amené à sourire, se voit peu à peu gagné par une émotion sourde. On sait d'ailleurs que certains critiques n’hésitent pas à faire de ce jeune écrivain une émule d’ Harold Pinter.

Constellations est donc une pièce atypique qui demande sans doute quelques efforts pour y pénétrer. Evoquant un quotidien banal, elle brasse cependant les grands thèmes du temps, de l'amour et de la mort. Tout s’y joue dans un vertige de possibles, entretenu par les non-dits et une écriture du ressassement. On y est attentif à ces petits riens qui changent tout quand, pour un oui ou pour un non, la vie prend une autre inflexion. Et il n’est pas innocent que je pense ici à la pièce éponyme de Nathalie Sarraute, créatrice elle-même d’une écriture résolument novatrice.

Nick Payne (Photo The Guardian)

 

Sources :

Programme de La Direction des Affaire Culturelles.

Vidéo : https://vimeo.com/76417936

Dossier Pédagogique de Constellations de Nick Payne

 

 

 

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15 décembre 2015 2 15 /12 /décembre /2015 18:51

Le repas de l'acte I d'Ubu roi (Photo Jean-Louis Fernandez)

 

Alfred Jarry (1873-1907) est surtout connu par un de ses personnages, le père Ubu, qui a donné lieu à la formation du dérivé « ubuesque », avec le sens de  « simultanément odieux et ridicule ».  Un cas assez rare dans la littérature d’occultation de l’écrivain par une de ses créatures, ici donc, le héros bouffon et monstrueux de la pièce d’Ubu roi, dont le titre est sans doute un écho burlesque de l’Œdipe roi de Sophocle. C’est cette pièce légendaire - et désormais classique - que nous avons vue jeudi 10 décembre 2015 à la Closerie de Montreuil-Bellay.

Mise en scène de manière inventive par Jérémie Le Louët, jouée avec une folie débridée par la compagnie des Dramaticules (6 comédiens jouent 19 personnages), la pièce nous a montré qu’elle n’a rien perdu de sa provocation  initiale. Le metteur en scène, qui se réfère régulièrement à Artaud et Jarry, s’explique ainsi dans sa note d’intention : « Les destructeurs, les transgresseurs, les affreux imposteurs ont toujours animé mes spectacles. Ce sont les meilleurs personnages. Ceux qui, éternellement, nous permettent de mesurer nos pulsions, nos fantasmes et nos frustrations, ceux qui interrogent la théâtralité par leur seule présence sur scène. » Je me rappelle que le Macbett de Ionesco, mis en scène par le même Jérémie Le Louët, se plaçait déjà dans cette perspective de provocation.

Le metteur en scène n’a retenu ici que les principaux épisodes de la pièce, expliquant qu’il s’est davantage intéressé à l’esprit parodique et contestataire de l’œuvre plutôt qu’à l’intrigue. Celle-ci met en scène le père Ubu qui, sur les conseils machiavéliques de sa femme, la mère Ubu, tue le roi Venceslas de Pologne et s’empare de son trône. Après la fuite du prince héritier Bougrelas et la mort de la reine, Ubu roi, qui peut désormais « manger fort souvent de l’andouille », entreprend réformes iniques et massacres de masse. Tandis que la mère Ubu cherche à s’emparer du trésor des rois de Pologne, Ubu est vaincu dans la bataille qu’il a menée contre le tsar de Russie. Après avoir fui en Litanie, avoir échappé à un ours, avoir été trahi par ses deux palotins, il finira par s’enfuir en bateau en France où il espère être nommé « maître des phynances à Paris ».

Jérémy Le Louët a donc adapté la pièce en jouant le jeu de la désacralisation. Elle est en effet censée se dérouler lors d’une répétition, qui voit s’affronter les personnages, en même temps que les comédiens jouent la discorde sur scène. Ainsi, dès le début,  deux acteurs sans costume, dans les rôles du père et de la mère Ubu, répètent la première scène, bientôt interrompue par le metteur en scène qui cherche à récupérer sa gidouille. La suite sera dans le même esprit qui verra un bal déjanté fêtant le couronnement d’Ubu et faisant appel à la participation des spectateurs, des interventions intempestives du metteur en scène ou encore des bagarres épiques entre les acteurs venant rompre le déroulement de la pièce.

Le décor signifie d’emblée ce choix : la scène apparaît en effet dans un invraisemblable désordre, où voisinent, au milieu des projecteurs, le trône du roi Venceslas, le gigantesque cheval à phynances, les portants, les paravents, les costumes et les tissus qui débordent des coffres jusqu’en bas de la scène, des armures et même d’une tête décapitée. Sont ainsi convoqués l’Iliade, Jean-Baptiste ou encore Don Quichotte.

Les costumes aussi participeront de cette volonté de désacralisation. Dans l'acte I, Ubu porte un caleçon long et sur le chef des oreilles d'âne ; la mère Ubu arbore une perruque blanche de mouton sur un déshabillé de satin vert à moitié ouvert. Au sein de ce caravansérail hétéroclite, tous les excès seront permis.

Auparavant, un pseudo-professeur de français, très pontifiant (joué par Jérémie Le Louët), aura présenté la pièce à des élèves qu’on imagine peu intéressés, tout en les faisant réfléchir sur la notion de classicisme. Par la suite, coupes dans le texte, interpolations, citations, critiques témoigneront d’une volonté scénographique de démolition, destinée à mettre en relief la dimension subversive de la pièce de Jarry. Les allusions à Shakespeare sont nombreuses : le père Ubu, c’est un peu Macbeth que la mère Ubu, à l’instar de lady Macbeth, pousse au meurtre du roi de Pologne. On reconnaît encore le fantôme du père de Hamlet dans celui de Venceslas qui vient demander à Bougrelas son fils de le venger.  Il y a aussi des échos de Racine quand la reine de Pologne en fuite s’écrie : « Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne… » (Phèdre, acte I, scène 3). Toute une intertextualité et une mise en abyme éminemment parodiques sont ainsi au service d’une volonté de rénovation théâtrale.

A cet égard, l’aventure de la création de cette « œuvre de chaos » mérite d’être mentionnée. En 1888, élève en rhétorique au lycée de Rennes, Alfred Jarry a pour professeur de physique un certain M. Félix Hébert, chahuté depuis la nuit des temps. Affublé de surnoms tels P. H, père Heb, Eb, Ebé, Ebon, Ebance, Ebouille, il est le héros d’aventures rédigées en 1885 par le jeune Charles Morin et intitulées Les Polonais. Ce texte de potache sera la matrice du futur Ubu roi.

En 1896, Jarry (qui a commencé à publier en 1893) proposera à Lugné-Poe, directeur du Théâtre de l’Œuvre, et dont il devient le secrétaire, de monter Ubu roi (nouveau titre des Polonais). Ce drame en cinq actes et en prose sera joué le 10 décembre de la même année et provoquera un énorme scandale. Dédicacée à Marcel Schwob, la pièce porte en épigraphe : « Adonc le père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis depuis dénommé par les Anglais Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragoedies par escript. » Se plaçant dans le sillage détourné du grand dramaturge, la pièce est bien une farce quand on lit encore la composition de l’orchestre, qui comprend « des cervelas, des olifans verts, des sacquebutes et des galoubets ». La mise en scène de Jérémie Le Louët accorde d’ailleurs une grande importance au son, souvent très violent, qui participe de cette entreprise outrancière.

La scénographie utilise beaucoup la vidéo. Au début, lors de la scène du repas pantagruélique entre les époux, on voit en fond de scène une riche nature morte. Lors des scènes guerrières, des tableaux de grands maîtres sont projetés, et j’ai cru y reconnaître une Chasse au tigre de Delacroix. Quand Ubu, devenu roi, affronte l’armée du tsar, une vidéo invite à l’imaginer galopant à l’infini sur un chemin, tout en chevauchant son cheval à phynances. La vidéo vient aussi parfois en miroir pour doubler les scènes et exacerber les mimiques et attitudes des personnages. En même temps, des éléments de décor extrêmement simples sont utilisés (chaises et bancs pour les acteurs qui ne jouent pas, praticables) afin de laisser le champ libre à la violence verbale et physique des personnages.

Car se joue ici la lutte éternelle du fort et du faible, que rejouent aussi, à leur niveau, le père et la mère Ubu. A la violence sexuelle de leur relation, marquée par un langage ordurier et des gestes sans équivoque, répond la violence du despote sur son sujet, et celle du sujet contre son roi. Ceci s’observe lors de la scène au cours de laquelle, avec l’aide de la mère Ubu, le père Ubu et son comparse, le capitaine Bordure, assassinent le roi Venceslas qu’ils piétinent brutalement alors qu’il est déjà à terre. La férocité et la bestialité humaines – qui n’ont rien à envier à celle de l’ours de Lituanie qui agresse Ubu et ses palotins dans le dernier acte -  sont illustrées encore dans le massacre des nobles et des paysans et lors de la bataille sanguinaire contre les Russes. Dans un délire de cris, de hurlements, de coups de fusil, de fumée, les deux camps s’affrontent sans pitié.

Par ailleurs, en ces temps de campagne électorale, j’ai trouvé des échos entre le discours du roi Venceslas et ceux de nos politiciens, tout remplis de grands mots vides et de promesses fallacieuses. Quant à la pression de la fiscalité nouvelle qu’Ubu roi veut imposer à son peuple, n’est-elle pas toujours actuelle ?

On se demandera alors s’il est possible de définir cette pièce. N’est-elle qu’un canular de potache ? Est-ce une parodie de pièces à grand spectacle ? N’est-ce pas plutôt une farce burlesque et féroce ? Une véritable satire d'une société en proie à la violence et à la satisfaction de ses instincts les plus bas ? Certes, les personnages n’ont aucune épaisseur psychologique et ne sont que des fantoches ; on se rappellera d’ailleurs que la pièce avait été conçue à l’origine pour des marionnettes. 

Pourtant, il est clair que la pièce fait mouche par sa truculence langagière, sa verdeur et sa cocasserie, rabelaisiennes. Ici, néologismes et déformations lexicales font florès. Les « merdre » et « bouffre » subversifs sont au service de la boursouflure et de l’excès inhérents à cette pièce inclassable. Sans doute aussi annoncent-ils cette « pataphysique » qui deviendra la marque de Jarry : « La pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir », pourra-t-on lire dans Ubu cocu (remanié en 1897 et publié en 1944). Plus classiquement, on dira qu’elle est la science qui cherche à théoriser la déconstruction du réel et sa reconstruction dans l’absurde.

Avec la suite d’Ubu roi, Ubu sur la butte (1897) et Ubu enchaîné (1900), Jarry  poursuivra cette « manipulation ludique des mots et des concepts ». En cela il est bien le précurseur du surréalisme et du théâtre de l’absurde. Mais, à la sortie du spectacle, le spectateur ne pourra s’empêcher de dire avec Paul Claudel : « Où diable a-t-il été trouver tout ça ? »

 

Sources :

Note d’intention de Jérémy Le Louët, Programme de La Direction des Affaires Culturelles

Dictionnaire des Littératures de Langue française, Tome 2, Bordas

Mon billet sur Macbett de Ionesco par les Dramaticules :

http://ex-libris.over-blog.com/article-un-theatre-de-violence-macbett-de-ionesco-50243274.html

 

 

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13 décembre 2015 7 13 /12 /décembre /2015 17:51

François Cheng 

 

A La Grande Librairie, le 12 novembre 2015, François Busnel recevait l’académicien poète et calligraphe François Cheng pour son nouveau recueil de poèmes, La vraie gloire est ici (Gallimard). Il y était accompagné de trois romanciers : Gérard Mordillat (La Brigade du rire), Isabelle Jarry (Magique aujourd’hui) et Sophie Divry (Quand le diable sortit de la salle de bain).

Après avoir écouté le poète, je n’ai eu de cesse de lire son livre et c’est peu de dire que j’en ai été éblouie. C’est pourquoi je voudrais reprendre ici ce qu’il en a dit lors de cette émission.

Le journaliste a d’abord présenté son ouvrage comme un véritable manifeste dans l’ici-bas, dans le maintenant, dans l’instant. En émane la joie malgré la mort qui n’est pas notre seul ici car, plus fort que la mort, il y a notre désir, quand la poésie nous donne des ailes, de la force. Si les religions, la science-fiction disent que la vraie vie est ailleurs, François Cheng affirme le contraire en disant que « la vraie gloire est ici ». Mais qu’appelle-t-il exactement « gloire » ?

L’écrivain a répondu à cette question par une anecdote. En 1926, une semaine avant sa mort, Rilke avait tenu à répondre à l’envoi d’un jeune poète alors inconnu, Jules Supervielle. D’une main tremblante, il avait tracé ces mots : « Me voici un vase brisé dont les débris vont réintégrer  la terre mais n’oubliez pas, cher poète, qu’en dépit de tout, la vie est une gloire. » Ceci est essentiel parce que dans les conditions tragiques de notre existence, vivre consiste surtout à se défendre contre le mal sous toutes ses formes.

Et pourtant, en son essence, l’avènement de l’univers et de la vie, cette aventure unique, mérite le titre de gloire parce que c’est un triomphe du Tout sur le Rien. Ce Tout, qui nous a été donné, provient d’une donation totale, quelle que soit notre condition. Tout est dans tout et tout rejoint tout : toute la splendeur de l’aube, toute la splendeur du soir, tout le ciel étoilé et tous les hauts chants de l’âme humaine jaillis de la vallée de larmes et, ajoute-t-il, « dans mon coin, mon œil et mon oreille, qui ont capté tout cela. Vous-mêmes qui m’écoutez, tout cela forme bien un ici et maintenant au sein du courant éternel ». Donc l’éternité où se déroule cet univers en devenir se ramasse toujours en un ici et maintenant où tout a toujours été donné.

François Busnel souligne alors combien son interlocuteur possède un art extraordinaire d’expliquer le paradoxe. L’éternité et l’instant ne devraient-ils pas s’opposer ? A quoi François Cheng lui rétorque que l’éternité se ramasse toujours. Même l’ailleurs de Rimbaud est toujours un ici et maintenant, quel que soit l’endroit. Ce soir-là, ici, forme un présent extraordinaire où tout est donné et chacun y a sa part entière. C’est ce qui a fait dire à Malraux que « la vie ne vaut peut-être rien mais que rien ne vaut une vie ». Et ce qui a permis au poète qu’il est d’affirmer que « la vraie gloire est ici ».

On comprend, reprend François Busnel, qu’il ne s’agit nullement de la gloire du triomphe social, de la réussite. C’est la gloire de la Création, de la création de sa vie peut-être aussi. Il serait ainsi possible d’être le propre créateur de sa vie dans l’instant. Mais alors, comment fait-on pour vivre pleinement l’instant présent ?

A cela François Cheng répond que cela demande une ascèse. Dans la première partie du recueil, « Par ici nous passons », il explique qu’il essaie de traquer les instants, les lieux où transparaisse la possibilité de la vraie vie, où le visible et l’invisible se révèlent tout d’un coup. C’est bien cela que ses poèmes ont pour but de révéler sans prétention, à travers une expérience personnelle.

François Busnel évoque les poèmes bouleversants où la mort n’apparaît plus comme un tabou. Il rappelle notamment celui de la page 81, quand le poète vieillissant échange un regard avec une « fillette à la pâle figure». Dans cette mélancolie existe une forme de joie. Et cependant, cet instant qui mène à la nuit ne devrait-il pas lui sembler effrayant ?

Pour François Cheng, du moment qu’il y a rencontre, tout est sauvé. Que ce soit avec les êtres ou avec une transcendance. Dans la deuxième partie du recueil, intitulée « Lumières de nuit », il fait vivre cette face sombre et tragique de notre existence parce que l’homme est obligé de faire face à la souffrance et aux épreuves. Au sein des ténèbres, l’homme est parfois capable de grandeur.

A Busnel qui s’interroge de nouveau : « La mort n’est point notre issue ? », le poète répond que pour la plupart des gens, c’est une fin absurde. Pour lui, au contraire, c’est une ouverture, parce que, sans la mort, nous n’aurions aucune perspective de transfiguration. Nous resterions au même degré, au même niveau. Se référant à Pascal qui a reconnu l’existence des trois ordres, ceux du corps, de l’esprit et de l’âme, il précise que la mort nous donne cette chance d’atteindre cette autre forme d’être, un ordre supérieur d’être.

François Busnel demande alors à son invité : « Vous qui sculptez la langue, qui êtes d’une lucidité extrême, avez-vous le sentiment d’avoir atteint cette étape ultime ? » François Cheng répond qu’il ne prétend pas l’avoir atteinte. Il a conscience de cette expérience capitale du langage – et surtout du français. Il ne s’imagine d’ailleurs pas s’exprimer dans une autre langue, même le chinois, qui est pourtant sa langue maternelle. Il dit que, depuis soixante-cinq ans qu’il est en France, c’est le français qu’il a épuré pendant toute une vie. Pour lui, il est l’instrument exact et quand il finit un poème, il ne peut plus en changer un seul mot. Toute la résonance, toute la signification y sont contenues. Il ne peut dire qu’il a atteint quelque chose mais, en revanche, à travers cette langue, il a réussi à dire ce qui l’habite.

Gérard Mordillat intervient alors dans la conversation pour dire qu’en lisant les vers de François Cheng, il a pensé au De natura rerum de Lucrèce : comment il ne faut pas craindre la mort et les dieux, comment la vie n’est qu’une transformation d’atomes…

François Cheng revient sur la phrase de Malraux, « La vie ne vaut peut-être rien mais rien ne vaut une vie » en insistant sur l’unicité de l’être.

François Busnel cite le magnifique poème de la page 12, « A la pierre ». (« Nous ne faisons que passer,/ Tu nous apprends la patience. ») et évoque aussi l’éloge de la clôture dans le poème « A un jardin » (« Oui nécessaire clôture/ Pour que le lieu soit appel/ Et l’instant répons sans fin »). Puis il demande si cet éloge de la vie dans l’instant est tenable dans une période d’extrême dénuement, de pauvreté, de chômage. Selon François Cheng, la condition humaine est certes tragique, les douleurs sont toujours présentes mais il n’y a pas que cela. Tout le don de la vie est offert à chacun, à chaque instant.

François Busnel fait remarquer que François Cheng a vécu lui-même cette extrême pauvreté, lorsqu’il est arrivé en France. Ce dernier recueil n’est donc pas écrit « du haut de l’Académie française ». Mais est-il possible de continuer à être poète dans ces temps de grand dénuement ? Ne doute-t-on pas alors ?

François Cheng explique que, dans un poème, il parle de l’humus. Malgré la pauvreté, cet humus est là encore où une « tendre herbe » pousse, dont le poète entend « le gémissement ». Sur les trottoirs de Paris, à travers le macadam, n’y-a-t-il pas toujours des herbes et des fleurs ? Il importe de faire confiance à ce message de vie.

Pour conclure, le poète avouera qu’il fut bien un révolté comme Rimbaud. Lui aussi a affirmé que « la vraie vie est ailleurs ». Mais ailleurs est toujours un ici et maintenant. Et la vraie gloire est bien ici !

Et c’est en citant ce vers, « Véga ne se signale qu’aux âmes qui veillent », que François Busnel a remercié François Cheng pour sa parole de poète.

Dans ce recueil, j’ai aimé la simplicité extrême de la langue poétique, jamais absconse ni pédante. Elle illustre ce que disait François Cheng lui-même lorsqu’il commença à écrire en français : « Maintes fois j’ai éprouvé cette ivresse de re-nommer les choses à neuf, comme au matin du monde. » On le perçoit bien avec ce poème :

 

Un iris

       et tout le créé justifié ;

Un regard

       et justifiée toute la vie.

 

Dans la première partie, « Par ici nous passons », le poète décrit l’« ici » de notre terre, avec ses glaciers, ses eaux, ses pierres qui apprennent la patience, ses branches d’acacia, « tremplin pour t’envoler », ses ancolies, ses bleus : toute une création où « tout est signe » pour qui sait la regarder.

A l’exaltation de cette « impérissable odeur terrestre », succède une mélancolie qui s’illustre par des rencontres avec une inconnue rue de l’Abbé-de-l’Epée ou encore avec cette « petite fille à la pâle figure » évoquée ci-dessus. Se souviendra-t-elle de « l’étrange étranger », son semblable « à la pâle figure ».

Des rencontres jamais anodines comme celle avec cette « vieille dame » tombée à terre, que l’on aide à se relever :

 

[…] « Reposez-vous un peu

Ici en attendant… »

Oh, j’ai bien tout le temps,

Personne ne m’attend… »

 

[…] Oh, nous les passants trop pressés,

Sommes-nous sûrs d’être attendus ?

Sûrs d’avoir encore tout le temps ? »

 

Dans la préface du recueil, A l'orient de tout, André Velter fait remarquer que François Cheng propose "une parole qui a l'art de conjuguer les contraires et de donner du sens". La deuxième partie, « Lumières de nuit », en témoigne. Elle est en effet construite sur l’opposition entre Lumière et Nuit, comme l’indique le poème inaugural :

 

Vraie Lumière,

Celle qui jaillit de la Nuit ;

Et Vraie Nuit,

Celle d’où jaillit la Lumière.

 

Certes, la Mort est en filigrane de tous les poèmes, avec une infinie compassion pour les souffrants, comme dans le beau poème « A un soldat inconnu » :

 

D’un seul coup,

Tout livré.

 

Douceur, douleur,

Crasses et grâce.

 

Au champ d’honneur,

Chair en offrande,

 

Elan, éclat,

A ciel ouvert,

 

Ame béante,

Bouche bée.

 

Mais, dans le même temps, la Mort donne à la vie son prix unique :

 

Sur ton passage tu annihiles tout.

N’est-ce pas pourtant toi, Mort,

Qui rends unique tout d’ici ?

Cette nuit même, n’est-ce toi

La brise qui parcourt les sentiers,

Le nuage qui, flottant, cache les étoiles,

Le parfum de tilleul qui soudain étouffe,

Les lucioles égarées là

Sur l’étang de la mémoire…

Ce brame déchirant cœurs et reins,

Biche blessée cédant à l’invite

D’un lit de mousse sans fond,

Au sein de l’aveuglante clairière.

 

Et cette partie peut encore se lire comme un dialogue entre le poète et son âme :

 

Toi l’absente,

Tu le sais

Désormais,

Nous serons au monde

Par ta présence.

 

[…] Toi la présente,

Tu nous conduis au centre

Du Double-Royaume,

Par-delà

Toute absence

 

Enfin, dans la dernière partie, intitulée « Passion », j’ai été fascinée par cette manière inimitable qu’a François Cheng d’harmoniser une expérience orientale et la quête d’un dieu qui semble proche de celui des chrétiens. On y trouve des échos de la Passion du Christ : « Etoile de sang voici l’homme ». Et le poème « Vers Emmaüs » évoque « La Vie qui s’est levée d’entre les morts » ou encore le « Pain rompu ». On pense au Fils prodigue : « Après une longue fugue, je suis revenu au logis,/ L’ombre maternelle s’est retournée, a dit:/ « Te voilà ! », j’ai répondu : « Me voici ! »,/ et j’ai fondu en larmes. » On n'oubliera pas que le prénom français du poète d'origine chinoise est un hommage à François d'Assise.

Ces poèmes, tout en épure (François Cheng est un grand calligraphe) et en élévation, sont une invitation à rentrer en soi-même afin d’être à l’écoute du chant profond qui est en nous. Dans une langue qui n’est jamais hermétique, le poète nous dit qu’en dépit de tous les aléas, la vie est souveraine et belle, et que dans chaque instant, hic et nunc, réside une part d’éternité.

 

 

 

 

 

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8 décembre 2015 2 08 /12 /décembre /2015 23:34

 

Le grand metteur en scène suisse Luc Bondy est mort récemment  à Zürich le 28 novembre 2015. A cette occasion,  j’ai regardé de nouveau un DVD de ma bibliothèque, La seconde surprise de l’amour de Marivaux, qu’il avait mise en scène en 2007 aux Amandiers de Nanterre et, en 2008, aux Bouffes du Nord et au Théâtre des Célestins. L’enregistrement pour la COPAT avait été réalisé au Théâtre du Quai à Angers en 2008.

Cette comédie en trois actes et en prose fut créée au Français le 31 décembre 1727. Si elle n’obtint pas un grand succès alors, elle fut souvent reprise par la suite et elle est désormais une des plus prisées du public. Dans cette pièce, on découvre la Marquise éplorée après la mort précoce d’un mari très aimé. Elle rencontre le Chevalier en proie à un noir chagrin car celle qu’il aimait, Angélique, lui a été enlevée pour le cloître. Lisette, la suivante et confidente de la jeune femme, voudrait qu’elle se console soit avec le Chevalier, soit avec le Comte qui la poursuit de ses assiduités. Sous le regard d’Hortensius le Philosophe et de Lubin, le valet du Chevalier, les deux inconsolables iront l’un vers l’autre au prix de bien des fâcheries, bouderies, crises de jalousie et autres dépits amoureux. Si la pièce reprend, en la développant, l’intrigue de la première Surprise de l’amour, elle est d’une construction plus achevée et affirme la maîtrise dramatique de Marivaux.

La mise en scène de Luc Bondy est passionnante à bien des égards. Les interviews réalisées en coulisses, qui présentent la manière dont il travaille avec ses comédiens le sont aussi et j’aimerais ici rendre compte.

Au premier chef, c’est le décor qui surprend pour une pièce de Marivaux qu’on imagine plutôt dans un salon. Sur un fond d’un bleu dur se détachent deux maisonnettes noires, style cabines de plage, qui se déplacent le long d’une plateforme en fonction du rapprochement amoureux de la Marquise et du Chevalier. Sur ce praticable étroit, les personnages seront en constant déséquilibre. Au début de la pièce, la cabane, à jardin, où se trouve la Marquise est recouverte d’un grand crêpe noir de deuil. Luc Bondy avait même imaginé que l’ensemble de la scène aurait pu être recouvert de ce voile noir. Toujours est-il qu’il a souhaité créé l’atmosphère d’un ciel couvert avec peu d’éclaircies. Il a aussi voulu que l’on pense à un bord de plage. Dans l’interview qu’il a accordée à la COPAT, il dit qu’il aime bien cette idée d’être « au bord » de quelque chose. Les personnages sont amenés à être ensemble mais ils pourraient aussi bien se séparer.

Sur le devant de la scène, une sorte de chemin de gravier blanc bien délimité, en façon de Carte du Tendre, dont les fins cailloux finiront dispersés et chaotiques. La scène entre la Marquise et Hortensius son précepteur aura lieu au milieu de trois chaises de fer. A noter que l'ensemble est délimité par une rampe lumineuse rectangulaire. Au lieu de situer l’action dans un lieu clos, le metteur en scène a imaginé ce décor comme un espace mental dont il dit lui-même qu’il est « crépusculaire ».

Dans l’interview, Luc Bondy explique qu’après avoir monté deux fois Marivaux en allemand en 1975 et 1985, il a souhaité le faire en français Outre l’envie de travailler avec de jeunes comédiens français, il a souhaité adapter Marivaux comme il l’entendait. Estimant en effet que les mises en scène du dramaturge français sont souvent trop fabriquées, trop construites, il lui fallait trouver une forme plus directe, où les mots passeraient essentiellement par le corps. Il aspirait à retrouver une naïveté, une transparence, à montrer comment la constellation des personnages se crée dans une alchimie particulière, qui est celle de la langue du XVIII° siècle. Souvent, au théâtre, précise-t-il, on a l’impression d’entendre ce qu’on déjà entendu avant. Selon lui, il est nécessaire que la langue traverse le corps, ne soit pas portée devant soi ; les choses ne doivent pas être « amenées » mais bien vécues directement. C’est ce travail précis et audacieux qu’il a demandé à ses comédiens.

Luc Bondy explique que, pour lui, l’histoire n’est pas tellement « dramatique », au sens de « drama », action. Dans cette pièce où les événements extérieurs sont minimes, ce sont les événements intérieurs qui deviennent très importants. La Marquise (Clotilde Hesme) et le Chevalier (Micha Lescot) sont très jeunes et pourtant ils se refusent à l’amour, comme s’ils en avaient déjà tout vécu. Or, il n’en est rien, notamment pour la Marquise qui a été mariée peu de temps. C’est donc par le biais de la mélancolie et du malheur qu’ils vont être amenés à se découvrir.

Au début, les personnages sont impuissants à nommer ce qui leur arrive : ce qui est de l’amour, ils l’appellent amitié ; au lieu de dire qu’ils sont jaloux, ils disent qu’ils sont « fâchés ». En fait, les choses leur arrivent avant qu’ils ne s’en rendent compte eux-mêmes. Chez Marivaux, les sentiments sont embrouillés, confus, la topographie intérieure est chaotique, les êtres sont frappés d’amnésie, ils font une chose et immédiatement après, le contraire. A l’instant vécu dans le présent succède un autre instant dont les lois sont aussi valables que celles de l’instant précédent. Ils cheminent ainsi à l’aveugle sur la Carte du Tendre. C’est peut-être chez les valets, Lisette (Audrey Bonnet) et Lubin (Roch Leibovici), que l’on trouve une sagesse plus grande. Mais si ceux-ci possèdent l’expérience ou une sagesse d’avant l’expérience, ils sont aussi plus fourbes. La Marquise et le Chevalier sont certes moins manipulateurs mais on dira qu’ils se manipulent eux-mêmes.

Luc Bondy reconnaît avoir choisi ses comédiens pour leur personnalité. La Marquise et le Chevalier apparaissent comme « deux  hérons amoureux » ainsi qu’il le dit lui-même avec drôlerie. La Marquise, vêtue d’une robe noire mi-longue à manches courtes sur des collants et des chaussures noires à talons, arbore une chevelure courte en bataille, difficile à discipliner. Clotilde Hesme la définit comme complaisante dans sa souffrance, orgueilleuse, de mauvaise foi, pleine d’amour-propre et de fierté. Vers la fin de la pièce, son visage blafard s’éclairera d’un rouge à lèvres discret mais bien visible, signe de sa volonté d’un retour à la vie après le deuil. Allant jusqu’à s’entortiller dans les voiles noirs ou à s’allonger par terre, elle s’interrogera pourtant : « Mais qu’est-ce donc que cette aventure-là ? »

Micha Lescot, en  dandy dégingandé, campe un Chevalier en plein désarroi amoureux, qui passe par tous les états et toutes les épreuves du sentiment amoureux. Avant la réalisation de ses vœux, il les aura tous vécus. Sanglé dans une veste noire qui l’engonce, habillé d’un pantalon jaune qui lui apporte une tonalité fantaisiste, il semble mal à l’aise devant ce sentiment incompréhensible qui l’envahit et qu’il ne sait pas nommer. Il s’autorise de grands mouvements emphatiques, des gestes excessifs qui expriment le maelström bouleversant dont il est la proie.

Audrey Bonnet fait de Lisette une soubrette-confidente qui vit dans l’amour de sa maîtresse et entretient un rapport passionnel avec elle. Elle n’a qu’une idée : lui faire retrouver le goût de l’amour, même si, pour cela, elle doit se nier elle-même. Primesautière et futée dans sa courte robe blanche, elle court du Chevalier au Comte (Roger Jendly), et peu importe pour elle qui remportera le cœur de sa maîtresse.

Son alter ego, c’est Lubin, interprété par Roch Leibovici, que l’on voit caracoler à bicyclette dans la première scène. Tout de beige vêtu, coiffé d’un panama de paille, il est aussi le confident du Comte en même temps que son souffre-douleur. Le comédien le présente comme une sorte d’Arlequin un brin naïf, le double du Pierre de La première Surprise de l’amour. C’est un personnage instinctif, un rustre tout en malice, dont les gaffes permettent à l’action de progresser.

Le Comte est joué par Roger Jendly. Arborant costume et gilet gris sur une chemise de la même teinte, éclairée par un nœud papillon noir, il est le soupirant qui fut un ami de feu le marquis. Roger Jendly doute de son amour pour la Marquise qu’il veut s’approprier : « Il veut se l’acheter » dit-il. Selon lui, c’est un grand égoïste qui demande surtout à la jeune veuve de faire son bonheur. Luc Bondy a choisi d’en faire le rival riche et vieillissant du Comte, émettant même l’idée que la Marquise aurait pu le choisir pour sa fortune.

Enfin, Hortensius (Pascal Bongard) apparaît comme un intellectuel pédant, au service de la marquise pour lui faire la lecture et la tirer de son deuil. Le Philosophe proclame de grands principes, « La philosophie ne veut pas que l’on se prenne d’amour », alors même qu’il s’est épris passionnément de Lisette. Il craint pour sa place mais n’échappera pas au congédiement.

Luc Bondy fait remarquer que, chez Marivaux, il n’est pas  de sentiments fixes. Il faut une certaine alchimie pour que tel ou tel sentiment soit provoqué mais le dramaturge fait toujours quelque chose d’autre au dernier moment et le spectateur est surpris. Selon lui, Marivaux est l’auteur qui écrit le mieux l’inattendu. Le metteur en scène parle de ce théâtre comme d’une machinerie très géométrique mais qui fait naître la surprise. A la fin de la pièce, les personnages sont vidés et se crée une impression de vide. « On dirait qu’ils meurent de ne plus avoir à continuer. » La mise en scène de cette pièce a particulièrement bien rendu cette atmosphère : la lumière change, devient plus dorée, les personnages sont assis mais leur visage est sans expression alors qu’il devrait exprimer, à tout le moins, de la satisfaction. Ici, les personnages semblent complètement absents à eux-mêmes et au monde. C’est très étrange !

Dans l’interview des comédiens réalisée en coulisses, ceux-ci expriment tous leur plaisir à dire la langue de Marivaux. Roger Jendly en parle comme d’une langue à part, magnifique, proposant au comédien une partition superbe. Il évoque la jouissance à chercher à en faire une langue moderne. Micha Lescot souligne que c’est une langue compliquée qui jette des fulgurances, crée des jaillissements, issus de tournures parfois lourdes. La gageure est de permettre qu’à travers elle des gens aux parlers divers s’expriment en une langue directe, comme dans la vie. Roch Leibovici parle d’un Marivaux plein de bon sens, pas aussi précieux qu’on veut bien le dire. Bien avant la psychanalyse, il insiste sur sa connaissance poussée de la psyché humaine, portée par une langue qui met à jour les pulsions les plus secrètes. Pour Clotilde Hesme, le dramaturge du XVIII° met en scène des sentiments très concrets, très humains, que chacun peut reconnaître. Ses personnages nous sont très proches. Enfin, Audrey Bonnet explique qu’elle ne s’était jamais sentie « très amie » avec cette langue. Elle avait en tête des clichés, une petite musique particulière, dont elle ne parvenait pas à se défaire. « Je ne pensais pas que ces mots-là pouvaient circuler ainsi en moi, et autant sur l’instant » avoue-t-elle. Jouer Lisette lui a fait découvrir qu’il existait un monde entre la lecture qu’elle avait eue de la langue de Marivaux et la circulation de ses mots en elle.

Micha Lescot précise que Marivaux est difficile à jouer. On choisit de jouer une humeur mais cela pourrait en être cinq autres. Il s’agit d’un parti pris de mise en scène pour amener la scène dans telle ou telle direction. Mais tout est tellement ouvert qu’il faut faire en sorte que la parole soit proche de ce que l’on ressent aujourd’hui dans le trouble amoureux et que cela ne ressemble pas à du bavardage.

Le sextuor des comédiens a été unanime pour affirmer le bonheur de jouer sous la houlette de Luc Bondy. Celui-ci a précisé en ces termes sa conception du travail sur le personnage : « Je ris quand un acteur me dit : « Je cherche mon personnage. » Cela n’existe pas pour moi. Pour moi, l’idée de la « construction » du personnage est quelque chose de très désuet. » En effet, les six comédiens confirmeront qu’il part toujours de la personnalité de ses interprètes.

Pascal Bongard évoque sa décontraction absolue, sa faculté de susciter les choses, de les « érotiser ». Très vite, il rend le plateau « désirant et désirable ». Le metteur en scène élague, précise, mais « on est comme dans du papier de soie, dans quelque chose de fragile » dit-il. Avec lui, tout est mouvance, nuance, rien n’est fixé car il n’est jamais péremptoire. Pour le comédien, c’est du plaisir à l’état pur.

Roger Jendly souligne le fait que Luc Bondy part toujours de la personnalité du comédien. S’il provoque le jeu de celui-ci, il se fonde cependant sur ses propos. Clotilde Hesme renchérit en précisant qu’il ramène toujours le personnage vers son interprète. Appelant ses comédiens par leur prénom, il aspire à ce qu’ils s’expriment à travers l’écriture de Marivaux.

Micha Lescot ajoute que Luc Bondy attend que la mise en scène vienne aussi de ses interprètes. Il passe beaucoup de temps à parler avec eux, à les connaître, et dirige chacun de ses acteurs  d’une manière particulière. Ce rapport intime qu’il entretient avec eux lui permet de les diriger avec une grande sensibilité. « C’est simple et riche » et il est impossible de s’ennuyer avec lui car sa direction n’est jamais un carcan et elle favorise des « états de grâce ».

Audrey Bonnet s’arrête aussi sur son amour des acteurs : « J’ai rarement vu ça » dit-elle. L’air de rien, il les accompagne constamment, attendant qu’ils entrent en accord – ou en désaccord – les uns avec les autres. « Ca se cristallise toujours dans une grande liberté ! » Quand la première arrive,  elle en est étonnée car elle n’a pas vu les choses se faire. Avec Luc Bondy, elle éprouve cette sensation de l’instant, qui est absolue. Chaque soir, remarque-t-elle, l’instant est palpable. Le metteur en scène est là qui regarde et écoute des choses assez secrètes et mystérieuses. S’il ne livre pas beaucoup de choses, il possède le don de faire changer, de faire évoluer, l’air de rien. En fait, il n’est « jamais contre ! »

Roch Leibovici remarque cette façon propre à Luc Bondy de procéder pour trouver la justesse à travers quelque chose qui vient en propre du comédien. En quête de « quelque chose d’organique », s’il fait passer par des phases qui peuvent sembler chaotiques, contradictoires, tourmentées, c’est pour aller chercher loin dans ses interprètes mais en même temps très près d’eux. Cela demande une grande exigence et ce n’est pas toujours facile.

Clotilde Hesme insiste encore sur ce théâtre concret, direct, qui est tout le contraire d’un théâtre cérébral. Luc Bondy sait rendre les choses prosaïques et, avec lui, c’est toujours joyeux, on rit, on cherche ensemble, dans un climat de liberté et de confiance. Son amour pour les acteurs fait en sorte qu’il les met au centre et qu’il réussit à les faire jouer « les uns avec les autres ». En effet, si cela paraît être une évidence, il n’est pas si fréquent, au théâtre, que les comédiens se parlent réellement.

Micha Lescot ajoute qu’il sait fournir des indications précises sur un geste et que rien ne lui échappe. Il propose, il voit tout, il relance, il transforme. Tout cela s’opère « dans une ambiance de cour d’école », où la rigueur se joint au plaisir et à l’amusement. Et comme l’affirme Roger Jendly, le secret de Luc Bondy, c’est de toujours « faire du théâtre avec le sérieux d’un enfant qui s’amuse ».

 

Sources :

La seconde surprise de l’amour, Marivaux, DVD, La COPAT

Interviews de Luc Bondy et de ses six comédiens

 

 

 

 

 

 

 

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29 novembre 2015 7 29 /11 /novembre /2015 17:05

Le président du tribunal Michel Racine (Fabrice Luchini) dans L'Hermine de Christian Vincent.

 

En décembre, cela fera 19 ans exactement que j’ai été tirée au sort pour être jurée à une session d’assises. Une expérience troublante et riche en émotions à laquelle je repense souvent. Le récent film de Christian Vincent au titre métonymique, L’Hermine, vu dimanche dernier, m’a donné ainsi le prétexte de m’y replonger. Ce titre renvoie au fait que l'épitoge du premier président de la cour d’assises est doublée d'une fourrure blanche. On notera que ce film a reçu le Prix du Meilleur Scénario à la 72ème Mostra de Venise et que Fabrice Luchini y a été récompensé d’un Prix d’Interprétation.

Vingt-cinq ans après La Discrète, le réalisateur souhaitait tourner de nouveau avec ce comédien. Très vite l’idée lui est venue de lui confier le rôle de ce président de cour d’assises et il précise : « C’est étrange car c’est une fonction qui demande d’être mesurée en effet. C’est lui qui fait circuler la parole et doit écouter. L’antithèse de Fabrice en somme ! » On doit reconnaître qu’il a cependant fait un choix judicieux car, dans ce film, Luchini est tout en sobriété et en retenue. Point ici d’exagération dans l’articulation ou de mimiques outrancières. Si ce président tient à son titre de président et reprend le prévenu lorsqu’il l’appelle « Monsieur le juge », il mène le procès avec modération et précision. Le président de la session d’assises à laquelle j’ai participé ne possédait pas toujours ces qualités et il maniait un humour décapant qui m’a parfois semblé intempestif.

Michel Racine, le personnage interprété par Luchini, est par ailleurs surnommé « le président à deux chiffres » parce que, sous sa présidence, les condamnations vont toujours au-delà de dix ans. Son patronyme (un peu démonstratif !) le prédispose à aimer les coups de théâtre et il présente les audiences comme une dramaturgie qui comporte public, acteurs et coulisses. Quand il appuie sur la sonnette pour entrer dans la salle du tribunal, on pense aux trois coups, d’autant plus qu’on le voit se retourner vers les jurés et prendre alors une profonde inspiration. Cet aspect est assez insistant dans le film, car le personnage doit affronter la session d’assises alors qu’il a la grippe et ne se sent pas très en forme.

Je dois reconnaître que j’ai moi-même vraiment ressenti la pesanteur de cet aspect théâtral. Quand on est juré, on prend place autour du président et des juges assesseurs, on est sous le regard constant du public, on ne peut se permettre de se laisser aller et les audiences sont parfois très longues ! Pour ma part, j’ai été premier juré, celui qui signe le verdict, et juré remplaçant. Cette dernière fonction est frustrante : on assiste à tous les débats mais on ne participe pas aux délibérations et on demeure enfermé pendant le temps qu’elles durent.

L’Hermine raconte le procès d’un jeune père de famille, accusé d’avoir tué sa petite fille Mélissa, âgée de sept mois. Sous les yeux de Jessica Marton (Candy Ming), son épouse fragile et vulnérable, qui s’est portée partie civile, il use d’un unique système de défense : un mutisme complet rompu seulement par la phrase : « Je n’ai pas tué Mélissa ! » Tous les éléments de l’enquête paraissent l’accabler. A voir cet homme prostré, la tête inclinée, qui semble cacher un secret, j’ai retrouvé les émotions que j’avais éprouvées lors de l’interrogatoire de personnalité des prévenus. Je me souviens de l’impudeur totale de ces mises à nu d’un individu, livré aux questions les plus intimes. A chaque fois, je n’ai pu me défendre d’un sentiment d’infinie compassion.

Le procès bascule soudain lors du témoignage du jeune lieutenant de police, dont c’est la première affaire d’infanticide. L’avocat de la défense le pousse dans ses retranchements en le reprenant sur ses méthodes d’interrogatoire, et en insistant sur le fait qu’il a posé au prévenu des questions fermées, le poussant ainsi aux aveux. C’est une histoire de paires de chaussures, jetées ou non dans le canal proche, qui donne soudain au procès une nouvelle inflexion. Ce passage m’a fait penser aux querelles d’experts auxquelles j’avais pu assister. Dans une affaire d’homicide, me reviennent en mémoire de subtils distinguos entre le fait de tirer « à bout touchant » ou « à bout portant » et la parole d’un expert disant que le fusil qui avait porté le coup fatal était hors d’état de marche !

A ce propos, dans le film, Michel Racine, rappelle le but essentiel d’un procès. Il ne s’agit pas de faire éclater la vérité mais bien plutôt de faire en sorte que la Loi soit respectée. Et c’est bien ce que j’ai éprouvé quand j’étais jurée. Pour chaque affaire (la session en comportait sept ou huit et j’ai été tirée au sort cinq fois), il m’a semblé qu’on ne connaîtrait jamais la vérité et que les zones d’ombre ne seraient jamais levées. En dépit du témoignage des proches, des voisins, des experts, de la police, c’est le mystère des êtres et des choses qui domine.

Michel Racine (Fabrice Luchini) et Ditte Lorensen-Cotteret (Sidse Babett Knudsen).

Au sein des jurés, un personnage se détache : celui de Ditte Lorensen-Coteret (Sidse Babett Knudsen, vue dans la série Borgen), un médecin anesthésiste. Cette femme, mère d’une adolescente, Ann (Eva Lallier), a soigné autrefois avec douceur et abnégation Michel Racine, qui s’est épris d’elle. La revoir siégeant avec les jurés va provoquer en lui un intense bouleversement, d’autant plus qu’il est lui-même en train de se séparer de sa femme. Christian Vincent explique qu’en créant ce personnage féminin, il avait en tête la Christine de La Règle du Jeu de Renoir, « une femme dont un aviateur tombe amoureux parce qu’elle a été aimable avec lui. » La sensualité naturelle et frémissante de la comédienne, au léger accent scandinave, contribue au charme du film.

L’intrigue amoureuse se déroule en parallèle de la tenue du procès, donnant ainsi lieu à quelques invraisemblances, notamment lorsque le président du tribunal rencontre sa dulcinée dans la salle haute d’un café très fréquenté. Si cela n’est pas formellement interdit, cela n’est nullement recommandé. Quiconque le découvre peut s’en servir pour faire annuler le procès.

Par ailleurs, cette relation amoureuse, censée attendrir et adoucir un juge intransigeant et sévère,  m’a semblé un brin simpliste. De plus, après le verdict de la première affaire qui voit le jeune père acquitté, Michel Racine demande à la jurée, même si elle n’est pas tirée au sort, de demeurer dans la salle et d’assister au deuxième procès, celui d’un viol en réunion. La fin du film semble alors bien téléguidée : Ditte Lorensen-Coteret, qui avait semblé indifférente aux avances de Michel Racine, fait mine de quitter la salle pour soudain se raviser. Elle s’assoit, se défait de son manteau, et laisse apparaître la robe en dentelle couleur chair, dont Michel Racine gardait le souvenir ému ! Bof !!!!

De la relation entre les deux personnages, je retiendrai particulièrement la scène dans laquelle Ann, la fille de Ditte, vient jouer les trublions alors que le président et la jurée se sont donné rendez-vous. Prend place alors un dialogue tout en sous-entendus, qui révèle que la fille adolescente est une très fine mouche.

Les neuf jurés du film L'Hermine.

Dans ce film, j’ai apprécié la manière dont sont présentés les neuf jurés, qui sont tirés au sort dans toutes les couches de la population. Christian Vincent indique qu’un palais de justice est « un lieu où toutes  les paroles se croisent, où toutes les cultures cohabitent et où toutes les classes sociales se frottent. Le contraire de l’entre-soi. » Cela est assez bien exprimé dans la scène où les jurés se retrouvent pour déjeuner dans une brasserie. L’on y voit un Arabe de la première génération s’affronter avec une jeune Beur qui accompagne une des jurées ; l’on y rencontre une employée de banque du nom de Coralie Marciano (Sophie-Marie Larrouy), très sûre d’elle, et qui se fera porter pâle ; il y a encore Marie-Jeanne Metzer (Corinne Masiero), la forte tête au franc parler ou bien Simon Orvieto (Simon Ferrante), toujours prêt à rendre service. Les questions qu’ils se posent, leurs interrogations et leurs points de vue catégoriques sur les acteurs du procès, m’ont semblé justes et bien observés, par rapport à ce que j’avais moi-même vécu.

Les scènes lors des suspensions d’audience m’ont rappelé les pauses bienvenues où l’on parle entre jurés et où l’on écoute le président du tribunal. Dans mon souvenir, d’ailleurs, le juré n’a guère l’occasion de poser les questions qui le tarabustent. Le président, qui a fait le tour du dossier et qui donc a de l’avance sur lui, balaie souvent ses objections d’un revers de main. Le pauvre juré se sent souvent importun avec ses questionnements, hésite à dire ce qu’il pense et, parfois, il peut avoir l’impression d’être orienté.

En ce qui me concerne précisément, j’avais été très impressionnée par le rôle de l’avocat général. Je le considérais comme le bras vengeur et implacable de la société. J’ai été surprise de découvrir des hommes qui m’ont semblé d’une grande intégrité et d’une belle humanité. Leur réquisitoire m’a été d’une grande aide pour me forger une opinion. Dans ce film, le rôle du procureur est réduit à la peau de chagrin. On le voit bien à un moment chercher à entrer en contact avec le président du tribunal mais celui-ci lui enjoint de faire son travail tout comme il fera le sien.

J’ajouterai que le film a été tourné à Saint-Omer, une ville que je connais, étant moi-même originaire du Nord de la France. Le cinéaste précise son choix en ces termes : « Je ne sais pas exactement à quoi cela tient. A un goût pour une certaine forme de mélancolie peut-être… Et en même temps, dans le Nord, il y a une vraie drôlerie, une vraie gaieté… » Cette ville au charme ancien, avec ses vieux pavés, y est bien filmée et cela contribue à la réussite du film.

Pour conclure, je dirai que ce film n’est pas caricatural et qu’il est correspond par bien des aspects à ce que j’ai pu observer en tant que jurée. En le voyant, certains cinéphiles penseront peut-être à Douze hommes en colère, dont il n’a cependant ni la puissance ni la profondeur.

En y réfléchissant, j'ai retrouvé cette phrase d’André Gide extraite de Souvenirs et Voyages (1913): « Et certes je ne me persuade point qu'une société puisse se passer de tribunaux et de juges ; mais à quel point la justice humaine est chose douteuse et précaire, c'est ce que, durant douze jours, j'ai pu sentir jusqu'à l'angoisse. » En sollicitant mes souvenirs de juré d'assises, ce film me l’a justement rappelé.

 

Sources et photos : Allo-Ciné

 

 

 

 

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28 novembre 2015 6 28 /11 /novembre /2015 22:51

Ariane Brousse (Mandy) et Marie Delmarès (Tracey), dans Lettres de l'intérieur.

 

Dans Correspondance et théâtre, Jean-Marc  Hovasse  remarque en préambule que « l’écriture épistolaire ne semble pas avoir pour vocation, ni même pour penchant, de devenir une pièce de théâtre ». C’est donc toujours une gageure pour un metteur en scène d’adapter une correspondance pour la scène.

C’est ce pari risqué que Marie Dupleix parvient à tenir avec la pièce Lettres de l’intérieur, que j’ai vue jeudi 26 novembre 2015 au Dôme, le théâtre de Saumur. Sa compagnie, Les Mistons, travaille par ailleurs sur un vaste projet intitulé « Correspondances », qui a pour but de décliner les différents sens du terme : correspondance épistolaire bien sûr mais aussi correspondances d’idées et d’auteurs, correspondance au sens de chemin, de changement.

Ce spectacle a été créé en 2012 à Créteil et joué au festival d’Avignon en 2013. Il est inspiré d’un roman de l’écrivain australien John Marsden, lui-même passionné par les problèmes d’une adolescence en proie à la violence. Dans sa Note d’intention, Marie Dupleix précise qu’avec cette adaptation, elle cherche « ce qui se cache dans le langage verbal et non-verbal » ; elle veut « donner de la voix et du corps à l’écriture ; donner du temps au mot ».

L’histoire est celle de deux adolescentes  Mandy (Ariane Brousse) et Tracey (Marie Delmarès) qui entament une relation épistolaire. Si la première est issue d’une famille de la middle class, la seconde semble grandir au sein d’une famille idéale. Au gré des missives qui portent d’abord sur des aspects superficiels de leur vie, on finit par comprendre que Tracey a menti à sa correspondante. Après un délit grave dont on ignorera tout, elle a été incarcérée dans un établissement pénitentiaire où le seul moyen de s’en sortir est la violence. Mandy, quant à elle, vit sous la menace d’un frère que l’on sent capable de tout. Une amitié se tisse entre les deux filles, qui ne peuvent plus se passer de ces lettres, jusqu’au jour où Mandy ne répond plus à Tracey. Terrible silence qui terrasse Tracey au seuil de la rédemption.

Pour signifier la distance entre les deux épistolières, le scénographe Nicolas Simonin a conçu un espace divisé en deux. Il s’agit des deux chambres des filles, celle de Mandy à jardin, celle de Tracey à cour. Disposant chacune d’un lit semblable, recouvert d’un drap gris-vert, elles sont limitées par des praticables de métal bleu, au mur desquelles sont accrochés des miroirs disposés à des hauteurs différentes : miroirs du narcissisme adolescent, miroirs de la gémellité entre Mandy et Tracey, miroirs de la réverbération de la parole. Ils seront retournés progressivement pour faire apparaître, à jardin, le tableau d’une fenêtre ouverte vers l’ailleurs mais aussi celui d’une fille allongée sur un lit et veillée par ses proches. Dans la chambre de Tracey, un miroir retourné montrera un texte avec peut-être les instructions ou les ordres du centre de redressement. Au gré de leur humeur, les deux amies investissent cet espace clos, y déplaçant le lit, s’y allongeant, y somnolant,  s'y cachant, y rêvant à l’autre.

On appréciera le jeu des comédiennes qui s’emparent de ces deux personnages que l’amitié transforme et aide à vivre. Leurs caractères si différents, enthousiaste et sensible pour Mandy, plus dur mais tout aussi émouvant pour Tracey, finissent par trouver en l’autre confidente un reflet, au point qu’elles ne peuvent plus se passer l’une de l’autre. La similarité des couleurs de leurs vêtements, rouge et noir, renforce l'idée de gémellité. Avec ces deux personnages féminins, l’auteur a créé deux images de l’adolescence particulièrement convaincantes, et ils sont interprétés ici avec une belle spontanéité et une grande véracité.

Il y avait beaucoup de jeunes dans la salle qui ont longuement applaudi les deux interprètes. J’ai alors pensé à la phrase de Paul Nizan : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. »

 

 

 

 

 

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24 novembre 2015 2 24 /11 /novembre /2015 18:53
François Folscheid, Jean Hourlier et Eric Simon (Photo ex-libris.over-blog.com, le 20/11/2015)

François Folscheid, Jean Hourlier et Eric Simon (Photo ex-libris.over-blog.com, le 20/11/2015)

 

 

Vendredi 20 novembre 2015, à la MJC de Saumur, avait lieu une rencontre poétique pour célébrer les vingt ans de la maison d’édition du Petit Pavé, située dans les environs de Brissac (49). Elle y recevait trois poètes, François Folscheid, Eric Simon et Jean Hourlier, directeur de la collection Le Semainier de cette même maison.

Christelle Cardet, la présidente de la MJC, a prononcé un mot de bienvenue à la petite trentaine de personnes présentes. En ces moments tragiques et douloureux que vit la France, elle a insisté sur le rôle de la culture et de l’éducation, au cœur du projet de toute Maison de la Culture.

En l’absence de Gérard Cherbonnier, directeur de la maison d’édition du Petit Pavé, retenu par ses obligations en un autre lieu, Jean Hourlier a rappelé l’aventure de cet éditeur généraliste en région. En compagnie de Noëlle Joffard, tout aussi passionnée que lui, il a en effet créé ces éditions en novembre 1995. Elles comportent actuellement un catalogue varié avec plus de 500 titres répartis dans plusieurs collections et participent régulièrement aux nombreux salons littéraires, dont celui de Rochefort-sur-Loire.

Jean Hourlier a souligné la symbolique du nom de la maison, dont les écrivains entretiennent entre eux des liens serrés d’amitié. Toponyme du lieudit où est sise l’entreprise, possédant une connotation livresque, ce nom est surtout celui de ce cube de pierre sur lequel on marche et que l’on utilise lors des insurrections. Fondement et arme intellectuelle tout à la fois.

Puis, François Folscheid et lui-même ont présenté de manière précise et amicale Eric Simon. Signe que les trois poètes se lisent entre eux, ce qui n’est pas si fréquent chez les poètes ; ceux-ci sont bien souvent cantonnés dans leur tour d’ivoire et ne s’intéressent pas nécessairement à la poésie de leurs semblables.

Le présentateur a ensuite cédé la parole à Eric Simon. Nantais, né en 1967, cet animateur culturel est un passeur qui anime rencontres et récitals poétiques. Guitariste lui-même, il ne dédaigne pas de mettre les poètes en musique et publie régulièrement dans diverses revues. Jean Hourlier a souligné sa poésie originale, dont il dit qu’elle est un « dire jamais dispendieux, toujours élégant [… qui] fait entendre l’inouï, donne à voir l’imperçu ».

Le poète a donc partagé avec l’auditoire quelques extraits d’une suite de poèmes en prose, ponctuée par des titres mis entre parenthèses, Pages et seuils de la nuit sentinelle (2014). En dépit de la nuit profonde, chaque page y est le seuil d’un lieu de veille qu’il nous faut conserver précieusement. La dimension narrative du texte y est travaillée par un jeu d’optique dont les reflets tiennent l’imagination du lecteur en éveil.

On y découvre le personnage de l’Arpenteur, celui qui ouvre un œil aiguisé mais silencieux sur les choses. Son ciel est gris, ses traces peuvent disparaître à tout instant, son regard se voile, tel celui de Tirésias le devin aveugle ou celui d’Œdipe, aux yeux ensanglantés. Il est le guetteur-veilleur d'un art subtil, toujours en sentinelle.

La lecture de l’Avant-Propos a ainsi rappelé la difficulté de la tâche poétique : « Le poème est devancier, mais son maître le sert en cécité […] » Malgré la vanité (« Les pleurs resteront sans traduction »), l’impuissance du dire (« Il y eut notre cri et ce fut pour salut du rien »), le poète affirme cependant en guise de conclusion que la parole est inscrite au corps et au cœur de l’homme : « Dans le silence inconnu de l’esprit, les mots parlent-ils ? Les mots ne parlent pas. Comme les yeux voient mais ne regardent pas. Comme les choses pensent mais ne bougent pas. Le verbe est sous la peau. »

De nombreux passages du texte ont trouvé une résonance émouvante avec une actualité tragique : "Bouches maudites, bouches fendues, bouches qu'on broie. Les bottes, le cuir et l'acier mordent jusqu'à l'attente épaissie..."

Un auditeur a ensuite souligné avec justesse cette frustration à ne pas parvenir à dire. Il l’a rapprochée d’une nouvelle de Julio Cortazar, « L’Homme à l’affût » (in Les Armes secrètes, 1959), dédiée à Charlie Parker. Son auteur la décrit ainsi : « Le personnage central est un homme qui n’est pas un génie, c’est un homme assez médiocre, aux moyens limités, mais qui est possédé par une espèce d’anxiété, d’angoisse, de recherche de métaphysique ; il veut crever les portes de l’au-delà. » Et telle est bien l’ambition folle de toute poésie.

La parole a alors été donnée à François Folscheid, Saumurois d’adoption depuis quelques années. Natif d’Amboise (1948), cet ancien rédacteur au Service historique de la Défense, au château de Vincennes, a souhaité retrouver la douceur du fleuve royal et la blancheur changeante du tuffeau.

Jean Hourlier a insisté sur le parcours traversé d’un homme à l’existence éminemment poétique. Citant à son propos Eluard et Patrice de la Tour du Pin, il a souligné une écriture de fraternité « où tremble une douceur de bonheur ».

Avec D’infiniment de pluie et d’aube (2015), le poète décline à l’envi la pluie, l’aube, la mélancolie, l’espoir aussi. Ses brefs poèmes en prose apparaissent comme autant de fulgurances où la puissance des images le dispute à une sensibilité à fleur de peau. Et l’exergue 1 d’en annoncer ainsi la tonalité fluide : « Dans la langue française, de neige fondue et de terre légère, c’est la virgule d’air et d’eau qui compte. »

Dans ce recueil, le lecteur suivra le parcours d’un poète qui tente de s’extraire de la lourde gangue du réel et de la matière : « Ici, on a le sang gros […] Ici, on avance, avide et rouge, on avance comme un monde à son premier pas d’hébétude. » La déambulation du poète le conduit sous « la pluie de tout cela qui s’enfuit », « sur la rive de sel », vers « bourgeons, printemps, érubescences » pour découvrir enfin « la force germinante » et le silence auquel il aspire.

A travers l’éloge du bleu, l’hommage aux peintres et aux musiciens de ses affinités électives, on découvre une quête discrètement lyrique, une ascèse poétique qui conduit vers une épiphanie. Et Jean Hourlier de citer ces vers qui pourraient être une définition de la poésie même : « Le bleu derrière le bleu pour atteindre ce qui est avant que d’être – le bleu jusqu’au blanc, jusqu’au noir du silence, jusqu’au noir de la lumière avant tout silence et toute lumière. »

Après la lecture des textes de François Folscheid, le public a échangé avec les diseurs à propos de la forme des poèmes. Comment celle-ci s’impose-t-elle à eux ? De quelle manière est-elle au service de ce qu’ils ont l’intention de dire ? Ainsi, pour Eric Simon, la forme choisie d’une poésie narrative n’a été trouvée que très progressivement, au fil d’une pensée qui chemine. Et il n’est pas innocent que les titres des parties, mis entre parenthèses, reprennent parfois des éléments du texte. Pour François Folscheid, la forme se fait dense et plus ramassée à partir du moment où la pensée est davantage chez lui surgissement et éclair.

C’est enfin Jean Hourlier (1951) qui a dit ses poèmes. Nous avons entendu des textes en alexandrins et en vers libres. Très influencé par Valéry, qui le subjugua dans sa jeunesse, grand admirateur de Mallarmé qu’il jugeait indépassable, le poète a su trouver un ton personnel, sans jamais sacrifier la forme. Il écrit : « L’art n’est forme de vie que par la vie de la forme. »

Certains de ses vers portent manifestement l’empreinte de l’auteur de « L’Azur » :

A l’azur, arraché, tel, et sans nul déni,

Temple, écho de ton sang, des exclamations

D’ambre, harpe du temps, symbole rajeuni

Des siècles, des destins, et des séditions !...

Dans Pensées détachées (2008), s’exprime la conception exigeante d’une poésie qui vise l’arrière-sens. Selon lui, « l’incantation est œuvre de décantation » et la raison et l’inconscient jouent chacun leur partition dans l’élaboration du poème. : « Dans un vrai poème, tout n’est pas conscient, mais tout est voulu. » Il affirme que le « cœur est un champ de forces : tensions extrêmes, extrême cohérence. » C’est dans cet ou-topos, ce lieu idéal, que tout se joue : « La poésie est exercice de lucidité, dans l’épreuve de l’opacité. »

Cette soirée intimiste, marquée par une belle écoute, et du public, et des poètes entre eux, s'est achevée par un pot convivial. Elle a eu lieu sept jours exactement après les attentats parisiens du 13 novembre. Et alors que de multiples voix s’élèvent pour tenter de comprendre et d’analyser l’indicible, peut-être est-il temps de prêter une oreille attentive à la voix du poète. Car il est celui qui nous dit que « sur le parcours du sang », « maintenant », aussi, « il nous faut du silence ».

 

 

 

Liens vers :

http://www.petitpave.fr/

http://www.petitpave.fr/petit-pave-dinfiniment-pluie-aube-597.html

http://www.petitpave.fr/petit-pave-pages-seuils-nuit-sentinelle-562.html

http://www.petitpave.fr/petit-pave-chambre-imponderable-272.html

 

 

 

 

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22 novembre 2015 7 22 /11 /novembre /2015 11:34

 

 

Jeudi 5 novembre 2015, à La Grande Librairie, François Busnel avait rassemblé Mathias Enard (Boussole, Prix Goncourt 2015), le grand historien Paul Veyne (Palmyre, l’irremplaçable trésor), la biélo-russe Svetlana Alexievitch (Prix Nobel de Littérature 2015) et Maylis de Kérangal (A ce stade de la nuit). Une façon de nous faire réfléchir sur la manière dont les écrivains s’emparent de l’actualité (la guerre, la barbarie, les migrants), sur laquelle ils posent un regard « moins général, plus précis, plus intense ».

Je voudrais m’arrêter ici sur le « petit » livre de Maylis de Kerangal (seulement 74 pages), que j’ai particulièrement aimé. Par des chemins de traverse, d’une façon personnelle et originale, elle évoque une actualité brûlante et polémique, celle des migrants.

Seule dans « une cuisine, la nuit », la narratrice raconte ce que suscite en elle la « nouvelle » qu’elle vient d’entendre à la radio en ce 3 octobre 2013 : « Un bateau venu de Lybie, chargé de plus de cinq cents migrants, a fait naufrage ce matin à moins de deux kilomètres des côtes de l’île de Lampedusa ; près de trois cents victimes seraient à déplorer. »

Egrenant une série de courts chapitres qui commencent tous par « à ce stade de la nuit », avec ce à minuscule discret et modeste, comme par effraction, elle nous fait pénétrer dans sa rêverie, suscitée par toutes les connotations qu’évoque pour elle le nom de Lampedusa. Alternant avec la description des sensations éprouvées dans ce lieu nocturne clos, au fil des informations successives, le texte se déploie et se cristallise autour d’un nom, pour lui donner tout à la fin une signification nouvelle.

A Busnel lui demandant comment est né ce livre, Maylis de Kerangal explique qu’il est issu d’une « écoute ». Sa cuisine, ce soir-là, est devenue « une chambre d’échos », propre à mettre à jour toute « une archéologie mentale ». Elle devient alors cette « femme-oreille », ainsi que s’est définie Svetlana Alexievitch lors de l’émission. Lampedusa, pour Maylis de Kerangal, au départ, c’est le nom de ce grand écrivain sicilien, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui n’écrivit qu’un seul livre, Le Guépard, (Il Gattopardo) paru à titre posthume en 1958. Tomasi di Lampedusa y retrace la vie du Sicilien don Fabrizio Corbera, prince Salina, emporté dans la tourmente révolutionnaire du Risorgimento.

Lui revient d’abord à la mémoire l’acteur américain Burt Lancaster qui incarna le prince Salina dans le film de Visconti, adapté du roman (Palme d’or à Cannes en 1963). Elle repense aussi à un autre de ses films, The Swimmer (Le Plongeon, 1968), dans lequel l’univers liquide a sa place : c’est « l’odyssée d’un homme qui a formé l’étrange projet de rentrer chez lui à la nage, en traversant une à une les piscines privées des somptueuses propriétés où il vit, dans le Connecticut ». Elle y voit l’image d’un homme habité par « un projet fou » qui nage jusqu’à l’épuisement de ses forces. Les deux personnages, joués par le même acteur américain, issu de l’émigration anglo-irlandaise, lui semblent incarner les « deux identités qui cohabitent dans le nom de Lampedusa : le prince et le migrant ».

Perdue dans sa rêverie, la narratrice, noyée dans le flot des informations discontinues, se remémore ce jour où elle a vu au Reflet Médicis, rue Champollion, la version remastérisée du Guépard. Elle donne une description éblouissante de la Sicile baroque, marquée par « cet effritement de tout ». Elle poursuit avec une remarquable analyse filmique de la scène du bal, tout en surcharge, en excès asphyxiant, et en souligne la « durée affolante » qui déséquilibre le film. La scène ne constitue-t-elle pas un tiers du film ? A la sortie du cinéma, elle a soudain l’intuition que Visconti, lui-même aristocrate italien, a filmé le bal du Guépard « exactement comme un naufrage », celui, inéluctable, de la fin d’un monde.

Ensuite, la pensée de la narratrice, qui procède toujours par association d’idées, s’arrête sur le patronyme de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Que signifie ce di, ce de, titre de noblesse certes, mais révélateur aussi d’une origine, d’une île particulière. Elle brosse le portrait de l’écrivain pour ensuite poser l’équation : « Lampedusa/ Salina. Salina/ Lampedusa. » Suivant le « sillage » de ces noms, elle découvre que Salina est aussi un toponyme, celui d’une île au nord de la Sicile, dans l’archipel des îles éoliennes. « D’un nom à l’autre, d’une île à l’autre, la migration se poursuit. »

Dans les vapeurs d’une cigarette, s’ensuit une belle méditation sur les « noms inscrits dans les paysages » et les « paysages véhiculés dans les noms ». Des conquérants de 1492, prenant possession d’une terre en la nommant, aux Indiens dont les noms disparaîtront, la narratrice rêve aux fantômes qui dorment dans les patronymes. En même temps, sa réflexion s’interrogeant sur la colonisation se fait politique.

Puis elle se remémore sa lecture du Chant des pistes de Bruce Chatwin alors qu’elle traversait la Sibérie en train. Elle évoque les songlines aborigènes qui disent la création du monde, des pistes, des sentiers, révélant la civilisation d’un peuple intimement lié à sa terre par les paysages.

Bercée par ce chant originel, elle part en quête de « la femme nomade » qu’elle est en évoquant la première fois qu’elle accosta à l’île de Stromboli. Avec une précision quasi photographique, elle explique qu’ « un paysage se crée dans le double mouvement du bateau qui s’approche et de la nuit qui s’éclaire ». Le volcan lui apparaît alors dans le cercle maritime des marins dont les mouvements font naître « la mémoire de l’île », et ce moment demeure en elle « comme une scène inaugurale ».

Liée à un souvenir affectif personnel, cette évocation de Stromboli, où elle est retournée souvent, lui rappelle les mots de Gilles Clément lors de son entrée au Collège de France. Ne définit-il pas le paysage « en termes d’expérience physique et en termes de mémoire » ? « A la question : qu’est-ce que le paysage ? nous pouvons répondre : ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder ; ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé d’exercer nos sens au sein d’un espace investi par le corps. » Et la narratrice de préciser comment mémoire et paysage se retrouvent ainsi à l’origine même de l’écriture : « J’aime l’idée que l’expérience de la mémoire, autrement dit l’action de se remémorer, transforme les lieux en paysage, métamorphose les espaces illisibles en récit. »

Partie alors en quête d’un recueil de nouvelles, Ni fleurs ni couronnes, qui se passent en Irlande et à Stromboli, la narratrice nous emmène très loin vers les îles : « Je me dis parfois qu’écrire c’est instaurer un paysage. » Lieu imaginaire de tous les exclus, de tous les rebelles, de tous les bannis,  « elles sont des espaces différents, « ces autres lieux [faits d’] une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons », ainsi que l’écrit Michel Foucault. Fille de marin au long cours, nourrie de la littérature universelle qui les magnifie, Maylis de Kerangal dit admirablement les dangers, la magie des îles et les fantasmes qu’elles suscitent.

Quand soudain le mot vergogna, vergogna s’impose à elle, il s’agit alors de s’interroger sur la réalité cartographique de LAMPEDUSA. Dans la nuit qui s’avance, elle déchiffre la mappemonde où s’affiche ce point cerné par la mer : « Lampedusa est seule au monde. » Elle nous redit que la mer n’est pas un non-lieu, une indistinction liquide, mais qu’elle est cartographiée, sillonnée de routes, de rails où cohabitent tankers, cargos, voiliers de plaisance mais aussi embarcations remplies des pauvres du monde.

Dans une vision hallucinée et pleine d’empathie, elle décrit le naufrage d’une « cargaison humaine » de migrants : « C’est lent un bateau qui coule et dans le même temps incroyablement rapide. » Dans le dernier chapitre, alors que point le jour, la narratrice nous dit que ce toponyme insulaire de Lampedusa, qui n’était pour elle qu’  « un nom de légende, ce nom de cinéma », « s’est retourné comme un gant […] concentrant en lui seul la honte et la révolte, le chagrin, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit ».

En lisant ce très beau texte de Maylis de Kerangal, j’ai pensé à la partie 3 de Du côté de chez Swann, intitulée « Noms de pays : le nom ». L’auteur y décrit la puissance évocatrice des noms propres tels Balbec, Florence ou Parme. Cette dernière ville est mentionnée parce que Proust a lu La Chartreuse de Parme, tout comme Maylis de Kerangal a lu Le Guépard de l’écrivain sicilien et vu le film éponyme de Visconti. Et à l’instar de Proust reconnaissant la fausseté de certaines images nées de la puissance d’une imagination enfermée dans « le refuge des noms », l’écrivain déchiffre les différentes strates d’un palimpseste personnel, celui de Lampedusa. Sous sa plume, et à la faveur de ce naufrage tragique, ce nom de fiction se dépouille de sa magie pour devenir celui d’une honte et d’une impuissance.

 

 

 

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17 novembre 2015 2 17 /11 /novembre /2015 22:54

 

Etre passionnée par un roman au point de le lire quasiment d’une traite, voilà ce qui vient de m’arriver avec le dernier ouvrage de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie. J’avais déjà beaucoup aimé Rien ne s’oppose à la nuit, publié fin août 2011, où l’auteur racontait le douloureux parcours de sa mère dont la fin tragique l’avait laissée désemparée. Après le succès extraordinaire du livre, elle avouait se sentir « toute nue au milieu de la route ». Une manière de reconnaître que l’écriture est toujours une mise en danger qui vous rend vulnérable : « L’écriture est un sport de combat. Elle comporte des risques, elle rend vulnérable. Sinon elle ne vaut rien » affirme L., un des deux personnages du roman.

Avec son dernier opus, l’auteur illustre brillamment cette idée d’une mise en danger. L’œuvre met en scène la narratrice Delphine, un écrivain à succès séparé de son mari, dont les enfants, les jumeaux Paul et Louise, quittent le toit familial parisien pour faire leurs études supérieures. Son compagnon François, qui n’habite pas avec elle, est un critique littéraire connu, sollicité par ses nombreuses lectures et ses voyages à l’étranger. Dans cette période de semi-isolement, elle se retrouve en proie au vertige de la page blanche. Marquée par l’épuisement occasionné par les salons littéraires et les rencontres multiples avec ses lecteurs, la jeune femme va tomber sous l’emprise d’une femme de son âge qui s’immisce insidieusement dans sa vie, sous le prétexte de la réconforter et de l’aider à retrouver l’inspiration.

Structuré en trois parties (Séduction, Dépression, Trahison) et placé sous les auspices du Misery de Stephen King, le récit s’apparente à un thriller psychologique. Le suspense y est ménagé avec subtilité et l’on voit peu à peu le personnage s’engluer dans les rets tendus par celle qui devient son double. La narratrice exprime ainsi avec lucidité ce qu’elle éprouve : « Parfois me vient l’image un peu galvaudée d’une araignée qui aurait tissé sa toile avec patience, ou d’une pieuvre aux multiples tentacules, dont j’aurais été prisonnière. Mais c’était autre chose. L. était plutôt une méduse, légère et translucide, qui s’était déposée sur une partie de mon âme. Le contact avait laissé une brûlure, mais elle n’était pas visible à l’œil nu. » Usant des codes du genre (l’isolement, la menace, les lettres anonymes, les souvenirs induits, le double…), le livre fait alors penser à Muholland Drive (2001), ou à JF partagerait appartement (1992).

Mais le livre est bien plus que cela puisque l’intrigue, prenante s’il en est, se double d’une passionnante réflexion sur l’écriture, le vrai et la fiction. L., qui devient l’amie intime, la confidente de Delphine, est en effet un ghost writer, un nègre, qui écrit des biographies de personnes célèbres. Elle apparaît donc comme étant le mieux à même pour conseiller l’écrivain en panne d’inspiration. Delphine de Vigan met ainsi en place un vertigineux jeu de miroirs entre la narratrice, l’auteur connu, et L., l’écrivain ignoré. On ne dévoilera pas la fin de ce roman vénéneux (ou de cette histoire vécue, qui le sait ?) qui réserve au lecteur une ultime surprise très délectable.

Delphine de Vigan manie le faux-semblant et l’ambiguïté avec un art confondant mais la victime n’est-elle pas à demi-consentante ? La narratrice reconnaît « le mensonge, les subterfuges, cette association de malfaiteurs » qu’elle forme avec L. Elle avoue s’être « enfoncée dans le mensonge avec un mélange de peur, de dégoût et, sans doute, une certaine délectation. »

Dans ce roman aux nombreuses pistes, on aime aussi cette manière de jouer avec la littérature, en en faisant un substrat surprenant (et poétique) de la construction de l’intrigue. L’auteur, par ailleurs cinéphile, ne métamorphose-t-il pas la bibliothèque de Delphine en boîte de Pandore ? Ce personnage nous interroge aussi sur les rapports de l’écrivain et de son lecteur, lui-même grand contributeur de l’œuvre. Quant à celui de L., il nous invite à réfléchir sur les cicatrices laissées par l’enfance : « Nous portons tous la trace du regard qui s’est posé sur nous quand nous étions enfants ou adolescents. » De subtiles remarques sur la féminité, la psychologie féminine, l’amitié entre femmes viennent encore nourrir l’intérêt de l’ouvrage.

Ce qui m’a surtout passionnée, c’est l’affrontement entre les deux personnages à propos de la portée et des enjeux de la littérature. Au cours de leur compagnonnage de plusieurs mois, Delphine, la narratrice, et L. divergent sur le choix à opérer entre le vrai et le romanesque. Se fondant sur le succès du précédent livre de Delphine, dans lequel celle-ci avait dévoilé son intimité familiale, L. encourage son amie à aller toujours plus loin dans la vérité nue, même si elle conduit à la solitude. Consciente de la fragilité psychique de son « amie », elle l’affirme : « […] c’est le sort de l’écrivain, creuser la fosse autour de lui, je ne pense  pas qu’il y ait d’autre voie, l’écriture ne répare rien […], elle creuse, elle laboure, elle dessine des tranchées de plus en plus larges, de plus en plus profondes, elle fait le vide autour de toi. Un espace nécessaire. »

Selon L., la violence est « l’une des conditions nécessaires à la création » et d’ajouter : « Les gens savent que seule la littérature permet d’accéder à la vérité. Les gens savent combien cela coûte d’écrire sur soi, ils savent reconnaître ce qui est sincère et ce qui ne l’est pas. […] Les gens ne croient plus à la fiction […]. Ils croient à l’exemple, au témoignage. […] Parce que ce matériau est le seul valable. »

En lisant ce roman, on se pose donc des questions sur la porosité entre autobiographie et fiction. Delphine de Vigan brouille les cartes avec habileté, faisant sauter les genres et les catégories, entraînant le lecteur sur un terrain de plus en plus mouvant. Si, comme celui-ci, Delphine est « troublée » par les arguments de L., elle est dans l’incapacité « d’adhérer à son discours ». On lit en effet : « Le personnage n’avait-il pas le droit de surgir de nulle part, sans aucun ancrage, d’être une pure invention ? Devait-il rendre des comptes ? Non. Je ne le croyais pas. Car le lecteur savait à quoi s’en tenir. Le lecteur était toujours partant pour céder à l’illusion et tenir la fiction pour de la réalité. Le lecteur était capable de ça : y croire tout en sachant que cela n’existait pas. Y croire comme si c’était vrai, tout en étant conscient que c’était fabriqué. Le lecteur était capable de pleurer la mort ou la chute d’un personnage qui n’existait pas. Et c’était le contraire de l’imposture. » Et dans une interview Delphine de Vigan l’auteur le répète : « Il y a pour moi quelque chose de magique, d’unique dans cette aventure. »

Le lecteur passionné ne pourra que souscrire à cette assertion tout comme Oscar Wilde qui aurait dit d'un personnage de Balzac : “La mort de Lucien Rubempré est le plus grand drame de ma vie.” Il en va de même pour Proust déclarant dans l’un de ses essais avoir pleuré à la mort de certains personnages ou encore Vargas Llosa qui écrit : “Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu'une bonne partie des êtres en chair et en os que j'ai connus.”

On se demande par ailleurs si Delphine et L. n'incarnent pas toutes deux les déchirements qui se posent à tout écrivain. Celui-ci apparaît ainsi bien souvent schizophrène et Delphine de Vigan n'échappe sans doute pas à la règle. En outre, on ne saura pas non plus si le personnage de Delphine n'est pas vraiment atteint de cette maladie de la bipolarité dont souffrait le personnage de Lucile dans Rien ne s'oppose à la nuit. Cette mise en abyme est une des grandes réussites du livre.

Vers la fin du roman, François, le compagnon de Delphine lui dit : « Tu sais parfois, je me demande s’il n’y a pas quelqu’un qui prend possession de toi ». Cette prise de possession par son ghost writer conduira Delphine « jusqu’au fond du trou » et le lecteur jusqu’au bout de la nuit, l’invitant peut-être à relire le beau livre de René Girard, récemment décédé, Mensonge romantique et vérité romanesque.

 

 

 

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