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2 janvier 2010 6 02 /01 /janvier /2010 16:48

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Avec ce gros roman de plus de 600 pages, la jeune Camille de Villeneuve propose la saga de la famille d’Argentières après la Seconde Guerre Mondiale. Si l’on pense à Jean d’Ormesson et à son œuvre Au plaisir de Dieu, qui contait aussi l’histoire d’une famille d’aristocrates, on n’est cependant plus du tout dans la même perspective et la nostalgie n’y est plus ce qu’elle était. Ce qui était chez l’académicien « regret souriant » et émotion mélancolique devient ici dénonciation d’un monde figé, qui ne croit même plus aux valeurs qu’il prône !

Cet ancien "ordre", qui se "rengorg[e] de tant d'histoire", qui s'absente du temps dans lequel il vit, est condamné au dépérissement. C'est ce qu'indique sans ambiguïté la phrase de Nietzsche placée en exergue du roman : "Il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l'être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit."
Partagée entre son château angevin qui se délabre doucement et son hôtel particulier parisien, La Villa, où on lui dérobe ses Ruysdaël, la famille d’Argentières va se déliter à la faveur des événements de la seconde partie du XX°siècle : guerres d’Indochine et d’Algérie,  Mai 68, années Sida…

André d’Argentières, le chef de la lignée, maire de son village et très mauvais administrateur, sera contraint de laisser à son gendre Charles Schlecher ses terres d’Anjou, qui finiront propriété de la Région. Jeanne d’Argentières, née de Hauteville, qui vit en étrangère dans le château de son mari, se verra dépossédée de son manoir natal par sa cousine Rosine, entichée d’une communauté religieuse à qui elle donnera tous ses biens. Leur fille Chantal Schlecher ne sera pas heureuse avec son mari, un homme d’affaires volage, et leur fils, malade mental, sera interné. Leur autre fille Odile, frustrée et jalouse de son frère, vivra des amours de passage qui demeureront secrètes par crainte du scandale. Le neveu d’André et Jeanne d’Argentières, Henri de Plessis, sortira brisé et alcoolique de la guerre d’Algérie et mourra interné dans une clinique.

Seuls, trouveront une forme de bonheur ceux qui parviendront à échapper à l’emprise familiale mortifère par des chemins de traverse. Antoinette de Montmort, née d’Argentières, deviendra une artiste célèbre en peignant des toiles qui représentent le château de ses ancêtres, en proie à des myriades d’insectes ; Vanessa de Plessis, née de Saint-Léger, mère douloureuse de cinq enfants, dont un se noiera dans la piscine du château, rompra avec son mari et partira vers le soleil, et sa fille Madeleine, « délaissant les cimetières », fera de même. Tancrède d’Argentières, amoureux de sa femme Victoire Carré, travaillera dans le domaine de l’art et comprendra à la fin du roman que chacun doit construire sa vie et ne pas vivre le regard en arrière. En se promenant une dernière fois dans le parc du château qui ne lui appartient plus, il songera : « Qu’as-tu fait de ton frère. » Cette phrase adressée par Dieu à Caïn […] lui revenait soudain. Tancrède donna un coup de pied dans une motte de terre. Pourquoi fallait-il un coupable à tout cela ? Il avait compris depuis longtemps que l’œil dans la tombe était crevé. »

C’est tout un monde figé dans ses codes immuables que donne à voir et à entendre Camille de Villeneuve dans ses descriptions précises et ses petites phrases assassines. Soirées de rallye, mariages, accouchements, enterrements, mis en scène dans une langue classique, sont les signes extérieurs d’une caste qui n’a plus de raison d’être. Par la voix de Vanessa de Plessis, l’auteur fait le constat implacable d’un monde qui « sonne faux », « assis sur un tas de ruines », un monde d’ « insomniaques, incapables de sommeil et de repos » et qui attend « de revivre son passé ». 

Au fil de quatorze chapitres, ponctués par un épilogue, Camille de Villeneuve parvient à faire vivre avec réalisme et justesse les nombreux membres de cette « grande famille », en entrelaçant subtilement leurs destins banals ou tragiques. Un arbre généalogique, placé au début du roman, permet opportunément au lecteur de les identifier. 

Après un premier essai, bien loin de ce roman, et intitulé Vierges ou mères : quelles femmes veut l’Eglise ?, une jeune auteur signe là une œuvre lucide et maîtrisée, exorcisme nécessaire sans doute, pour se libérer d’un milieu trop bien dépeint au vitriol pour ne pas être le sien.


Samedi 02 janvier 2010 

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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 22:16

 

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Jeudi 17 décembre 2009, François Busnel recevait à La Grande Librairie « celui qui a fait de la lecture un art » et qui explose sur scène depuis les années 90. Ce passeur qui a réconcilié la scène avec la littérature, c’est bien sûr Fabrice Luchini, qui tourne depuis trois ans avec son spectacle Le Point sur Robert (qui est d’ailleurs le vrai prénom du comédien). Dans ce spectacle qui rencontre un vrai succès public, on entend les lectures préférées du « diseur » passionné, Paul Valéry, Roland Barthes, Chrétien de Troyes (dont il interpréta Perceval le Gallois dans le film éponyme de Rohmer), Arthur Rimbaud, La Fontaine, Molière, Hugo. L’humour n’en est pas exempt, puisque le comédien dialogue avec de multiples interlocuteurs, tels Chirac, Jonnhy, Sarkozy ou Ségolène.

Dans ce spectacle, il y a bien sûr Céline, auteur avec lequel il a débuté en 1985 en disant Le Voyage au bout de la nuit et dont l’actualité rejoint la sienne. La Pléiade vient en effet de publier la correspondance de Céline (Devenir Céline, 1912-1919). Paraissent aussi le Hors-Série Littérature, Lettres inédites de Louis Destouches et de quelques autres, Henri Godard et Jean-Paul Louis, et à la NRF, Louis-Ferdinand Céline, Fragments d’une correspondance inédite, Henri Godard). Si Louis-Ferdinand Céline est un peu moins présent dans les textes du spectacle actuel, il n’en demeure pas moins pour Fabrice Luchini un de ces « pères effrayants » qu’il admire sans conditions.

Il explique qu’il s’intéresse peu aux hommes mais que c’est « leur trognon » qui l’intéresse. C’est par Jean-Louis Barrault qu’il fit la rencontre de l’auteur de Voyage, dans lequel il perçut qu’il y avait quelque chose de tragique à imposer son propre lyrisme. Cet auteur s’est imposé à lui et Le Voyage, tout fait de puissance et d’invention, demeure un choc définitif dans son existence. A ce propos, Luchini évoque le très beau livre de Sollers sur Céline.

Selon lui, alors que souvent l’écrit « aplatit », Céline a su rendre l’émotion de la langue parlée dans l’écrit, en restituer le contenu émotif, constitué de métaphores et de vitalité. Ceci est le résultat d’un long travail. En 1957, à Pierre Dumayet, Céline ne disait-il pas : « L’esprit des hommes est lourd. Il y a très peu de légèreté chez eux ? Ce sont l’auto, l’alcool, l’ambition politique qui les rendent lourds ! » Le style de Céline a su alléger.

Quand on parle à Luchini des égarements antisémites auxquels se livra Céline, il répond qu’il attache de l’importance au style, aux passages qui l’ont porté. Ce qui l’intéresse, c’est de servir cet effort littéraire gigantesque et non la passion haineuse. On sent cet amour de la langue, quand Luchini lit le passage de la mort de la concierge dans Mort à crédit : « Bientôt, je serai vieux et ce sera enfin fini. Et puis voilà ! Et puis tant pis ! » Et quand il évoque Gustin Sabayot prenant à partie le narrateur Ferdinand au début du roman, on voit soudain sur le visage de François Busnel comment opère la magie du verbe !

A Busnel qui lui dit que dans sa Correspondance, Céline écrit cette phrase : « Je donnerais tout Baudelaire pour une nageuse olympique », le comédien rétorque que l’écrivain ment tout le temps et que tout cela est très compliqué. Cette assertion fait référence au concept gidien qui affirme que dans la vie il n’y a rien de mieux que la pratique et les sensations. Et il est vrai qu’il existait une sorte de folie du corps chez Céline, dont la mère boitait. Mais le mensonge littéraire, c’est cela qui permet d’être au plus près de la réalité. « Une biographie, ça s’invente, Arlette », disait le Docteur Destouches à Arletty. Et comme Proust ne parle jamais de son enfance mais de l’enfance, Céline ne parle jamais de sa misère mais de la misère en général.

Bien qu’il ait « ruminé » plus de 400 fois Céline, Luchini reconnaît qu’il pratique peu le roman. Il a « tenté » L’Homme sans qualités et, dans la lecture de Proust, n’est allé que jusqu’à Sodome et Gomorrhe. Luchini  considère que Proust, victime de la grammaire, n’est pas un styliste, sa phrase ne présentant ni vitalité ni ruptures. (On lui laissera la responsabilité de ces assertions !) Il ne le comprend pas, bien qu’il reconnaisse en lui une dimension comique et le génie de la mesquinerie de l’humain. Il préfère les journaux intimes, ceux de Cocteau, Cioran ou Nietzsche et il apprécie Maupassant. Il aime Flaubert qu’il a lu 300 fois  et notamment Un cœur simple, qu’il a dit pendant deux ans. S’il promet qu’il va « attaquer » Chateaubriand, il concède qu’il n’est parvenu à entrer dans Rabelais, trop difficile.

Il avoue ne pas lire pour se divertir mais pour apprécier un style : il veut « calmer le trafic associatif », ainsi que le disait Barthes. Il éprouve de la difficulté à se plonger dans l’univers de l’autre et dans un monde de nuances. Il lui faut « quelque chose de clair », c’est pour cela qu’il aime Bach et le jeu de Glenn Gould.

Il réduit la littérature moderne à une forme de journalisme, à des gens qui gagnent de l’argent. Quand il lit un auteur pendant un laps de temps assez long, par exemple Cioran, au bout de trois ans, il découvre une formule, un lieu… Il aspire à ce que la littérature le ramène à sa condition d’existant.

Quand Busnel rapporte à Luchini que certains trouvent qu’il cabotine, qu’il en fait trop, il répond qu’il ne voit que les gens qui l’aiment et qui remplissent des théâtres non subventionnés de 2000 places. Et après trente ans d’analyse, il ose dire, sans forfanterie ( ?) que, comme Terzieff ou Bouquet, il n’est pas la « cam » de tout le monde !

Il avoue ensuite sa grande admiration pour Nietzsche, le « prophète de la psychanalyse », celui qui a su photographier le ressentiment des hommes, qui se vengent de vivre en inventant la transcendance. Il rend hommage à cette occasion à Paul Vialatte, grand traducteur de Nietzsche.

Ces "météores déglingués", comme il appelle le philosophe allemand ou Céline, sont ceux qui ont une disposition à une plainte infinie, qui sont capables de spiritualiser nos états de maladie et c’est là, pour lui, le but essentiel de l’écrivain.

En ce qui concerne la télévision, Fabrice Luchini considère que les excès de chacun sont augmentés par la caméra. Il n'y échappe pas lui-même qui donne parfois l'impression d'une machine que l'on remonte, une sorte de "mécanique plaquée sur du vivant", comme aurait dit Bergson. Passé cet instant, on savoure pleinement ces grands textes mis en bouche, malaxés, passés par le "gueuloir" d'un conteur rare. Par ailleurs, il reconnaît qu’il doit beaucoup à Bernard Pivot.

Il explique ensuite que le but de l’acteur est d’éviter à tout prix la surcharge. Ce dernier doit aller surtout à la recherche des intentions de l’auteur. Avoir la chance de dire du Valéry ou du Barthes, ce n’est en fait pas les « dire » mais raconter une histoire personnelle.

Séduit par le charme et la tessiture de la voix de Roland Barthes, il reconnaît l’ascendant extraordinaire que le philosophe exerçait sur lui lorsqu’il assistait à ses cours de sémiologie sur le haïku. Ses explications, qui disaient par exemple qu’il faut savoir vivre l’altération, « la production brève dans le champ amoureux de la contradiction de l’image dans le champ amoureux », faisaient qu’il ne savait plus où il en était !

L'émission s'est achevée sur un entretien avec Joan Sfar (brillantissime dans sa remise en cause de Nietzsche et de la littérature allemande au profit du retour aux mythes grecs fondateurs) et Christophe Blain, dessinateur dont l'humour ajoute au texte de l'auteur sans le déformer, tous deux présents pour la bande dessinée, Œdipe à Corinthe, Socrate le demi-chien. On regrettera cependant quelques remarques au-dessous de la ceinture et une séance de "brosse à reluire", les trois invités s'auto-congratulant "dans un masque de bienveillance" ! 
On préférera terminer sur Fabrice Luchini  convenant que « tout est suspect, sauf le corps » ainsi que le prônait Louis Jouvet ». Diction, intonation ne lui demandent-elles pas  plus de cinq heures de travail par jour depuis des lustres ? Quand enfin le moi est épuisé, le comédien est vraiment dans la note juste !

Lundi 21 décembre 2009



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12 décembre 2009 6 12 /12 /décembre /2009 19:01

 

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Le 10 décembre 2009, François Busnel recevait Lorànt Deutsch pour Métronome, une histoire de Paris à travers ses stations de métro ; Simone Bertière pour Dumas et les mousquetaires,  Histoire d’un chef-d’œuvre ; Jacques Duquesne pour Le Diable ou les représentations du Malin à travers les siècles et Michelle Perrot pour Histoires de chambres.

Si le jeune comédien de trente ans a su rendre sa passion pour l’Histoire communicative, si Simone Bertière nous a fait partager sa connaissance intime de Dumas et de son nègre, Auguste Maquet, si Jacques Duquesne est apparu tel qu’en lui-même, un homme de foi qui cherche, je voudrais m’arrêter sur le livre de Michelle Perrot. Cette historienne militante a été de tous les combats féministes. Spécialiste du XVIII°siècle, elle a travaillé aussi sur George Sand et sa réflexion a balayé le très vaste champ de l’histoire des mentalités, de la condition féminine à celle des ouvriers en passant par l’histoire des prisons.

Elle explique qu’elle en est venue à travailler pendant trois ans sur le thème de la chambre parce qu’elle l’a croisé depuis toujours dans ses multiples recherches. Les ouvriers n’avaient-ils pas de difficultés à se loger ? Les réformateurs des prisons ne pensaient-ils pas aux cellules des moines ? Chaque fois qu’elle abordait un sujet, « une chambre s’allumait quelque part ». C’est ainsi qu’elle en est venue à prendre ce thème pour objet de recherche. La chambre, selon elle, est le belvédère d’où l’on observe le monde, le creuset des civilisations. Il n’y a jamais rien eu de plus important pour l’être humain que d’avoir « une chambre à soi » comme l’écrivait Virginia Woolf. De la camara grecque à la chambre d’enfants en passant par la ruelle des Précieuses, son ouvrage embrasse de multiples lieux.

Dans cet ouvrage, surtout consacré à l’histoire de la chambre dans la culture occidentale, la chambre commence avec la camara grecque. C’est d’abord la pièce où les hommes dorment ensemble, (de là le terme « camarade »), d’une certaine façon, c’est la chambrée. Cet espace commencera à se constituer vraiment au Moyen Age autour de la chambre du Roi, lieu public où la royauté se donne à voir dans la « chambre de parade », puis plus tard au XVIII°siècle autour de la chambre conjugale du couple aristocratique. C’est essentiellement aux XVIII° et au XIX° siècles qu’elle deviendra un espace privé.

La chambre est bien évidemment le lieu de l’amour et, selon Michelle Perrot, le lit précède la chambre. Celle-ci est une boîte qui se construit autour de la couche et l’historienne, tout en  appréciant la reproduction de la chambre de Van Gogh en première de couverture de son livre, aurait de loin souhaité la représentation d’une boîte. Cependant, elle précise que, si elle donne beaucoup de place à l’objet-lit , elle explique que l’objet-chambre est un ensemble bien plus vaste et plus complexe.

Cette cellule du monde est donc une sorte de structure élémentaire investie par les écrivains. Proust, à l’encontre de Sartre par exemple, on le sait, était un homme de chambre (« Longtemps je me suis couché de bonne heure… »).Très nombreuses dans La Recherche, les chambres dessinent une histoire de Paris, les sensations, les lumières. Proust, même s’il était aussi un mondain, travaillait dans sa chambre. Quand il avait fini, il sonnait sa fidèle Céleste, à qui il confiait le soin de recopier ses nombreuses « paperolles ». Et on connaît l’histoire qui raconte que, à Céleste, un matin qui lui demandait s’il allait bien, il répondit : « Oui, Céleste, je viens d’écrire le mot « Fin ». 

Si la chambre peut être le reflet de l’âme, elle est surtout celui du corps. De nombreux écrivains s’y sont suicidé et Louis XIV y mourut abandonné de tous, y compris de Madame de Maintenon, sauf de ses fidèles valets.

Michelle Perrot fait par ailleurs remarquer que, lors du mouvement étudiant du 22 mars 1968, une des revendications des étudiant était de pouvoir pénétrer dans le dortoir des filles à Nanterre. Elle note que c’était une revendication masculine et pense que depuis les choses ont changé !

Au cours de ce passionnant travail de recherche, elle reconnaît que la chambre qui a suscité en elle le plus d’émotion est celle du poète Joë Bousquet. On sait que, paralysé à vie par un éclat d’obus, il fit de sa chambre de Carcassonne un lieu incomparable de sociabilité et d’écriture, jusqu’à sa mort en 1950.

Elle conclut son intervention en se montrant en accord plénier avec Pascal, pour qui « le grand malheur des hommes réside dans le fait qu’ils ne savent pas rester en repos dans leur chambre. » Elle termine en lançant une invitation aux écrivains : « Il reste une histoire de la nuit à écrire ! »


Samedi 12 décembre 2009

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10 décembre 2009 4 10 /12 /décembre /2009 15:59


En France, q
ui connaît le grand poète, prosateur, essayiste et traducteur polonais Czeslaw Milosz, souvent confondu avec son oncle, Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, Français d’origine polono-lituanienne, et qui le lit encore ? C’est pourtant une véritable découverte que de se plonger dans Sur les bords de l’Issa (1955), ouvrage quasi-autobiographique dans lequel il évoque la Lituanie de son enfance.


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« Naître dans un petit pays où la terre est humaine ».

Né le 30 juin 1911 à Szetejnie dans une vieille famille lituanienne (alors sous domination russe) qui, en 1918, optera pour la Pologne, il gardera la nostalgie de la terre de sa prime enfance : « J’ai mes racines là-bas, à l’est, et pour toujours » écrit-il et, dans son discours de réception au Nobel (1980), il rend un vibrant hommage à ses racines : « Il est bon de […] naître dans un petit pays où la terre est humaine parce qu’elle est à la mesure de l’homme, où des langues et des religions différentes ont coexisté au cours des siècles. Je pense à la Lituanie, terre de mythes et de poésie. » 

La question de l’identité sera capitale dans son œuvre mais, en même temps, la polyphonie des langues et des cultures si particulière à Wilnio (Vilnius) sera « le fil conducteur » de son œuvre. Dans cette ville coexistaient les communautés catholique, juive, karaïte, calviniste, mahométane et orthodoxe, réalité qui le forma au respect de la croyance d’autrui et à une attention particulière aux différents phénomènes sociaux. Perpétuel exilé, celui qui mourut à 93 ans à Cracovie, le 14 août 2004, et qui avait travaillé sans relâche pour réconcilier les mille visages de l’Europe, vit son rêve d’unité enfin réalisé quand la Pologne rejoignit l’U-E culturelle en 1987.

Les bords de l’Issa, une « exception ».

Sur les bords de l’Issa a été publié en 1955, alors que Milosz est exilé depuis 1951. L’intrigue se déroule sur 13 ans à travers 70 chapitres et raconte l’enfance et l’adolescence de Thomas Dilbin, qui vit chez ses grands-parents, à la tête d’un petit domaine rural en déclin.

Ecrits longtemps après qu’ils ont été vécus, ces événements sont narrés par un adulte qui raconte ce qu’a observé l’enfant qu’il était, tout en intervenant une dizaine de fois dans le récit. « Quand on se met à raconter ces choses, on ne sait pas quel temps choisir, le présent ou le passé, comme si le passé n’était pas tout à fait passé tant qu’il persiste dans la mémoire des générations- ou même d’un seul chroniqueur. » (p. 14). Roman ou autobiographie, c’est au lecteur de décider : « Ce qu’autrui devinera n’est pas mon affaire » dit l’auteur dans Milosz par Milosz. Il est cependant avéré que ce livre fut une thérapie pour  le poète en exil.

Au fil des chapitres se dessine une vie dans le Pays des Lacs, sorte d’Eden originel, où abondent les forêts qui protègent des vents de la Baltique, où une faune d’une grande richesse murmure sa symphonie dans les pins, les sapins, les bouleaux, les chênes et les charmes, et où les habitants ont  longtemps vécu en autarcie. D’emblée, cependant, les bords de l’Issa, « une rivière noire, profonde », apparaissent comme un lieu à part, « une exception », où bien des réminiscences de l’époque païenne subsistent (p. 9 à 15).

Les descriptions retiennent particulièrement l’attention du lecteur. De riches, précises et autonomes lorsqu’elles plantent le décor de l’Issa, elles deviennent symboliques et subjectives quand elles montrent le héros au sein de la nature. Il en est ainsi quand le narrateur décrit la rivière Issa « toujours pleine d’échos » (p. 28 et 29), ou encore ce printemps « qui ne ressembla à aucun autre » au chapitre XLI. Mystère et fantastique prennent alors le pas sur la stricte observation.

Un monde lituanien d’après la Grande Guerre.

Tout un monde lituanien d’après la Grande Guerre revit sous la plume de Milosz ; les lacs « à la surface bleue », le village de Ginè, « avant tout une colline recouverte de chênes » (p. 15 à 17), la maison du jeune héros (« La maison, le verger derrière elle et la pelouse, c’est ce que Thomas connut d’abord »), et les animaux en grand nombre. Au milieu des chansons d’autrefois (p. 30 et 31),  ressurgissent les étapes annuelles qui rythmaient la vie paysanne, les foires, les moissons, les battages (p. 114) et les nombreuses fêtes religieuses. On assiste à la plus grande fête, celle de Pâques, à la course aux Œufs, à la Fête-Dieu, à celle de la saint André, à l’Assomption et à Noël, dans une moindre mesure. On suit les rituels pratiqués par l’abbé Monkiewicz au baptême et « lorsque la demeure de la chair s’effrite, que le mouvement du cœur faiblit […] le contrat de la matière et du souffle est désormais rompu » (p. 234).

Si la religion de ces terres isolées est très présente, elle est cependant fortement mêlée de superstition et « les diables y sont plus nombreux qu’ailleurs ». Les bords de l’Issa sont fréquentés par le Petit Allemand, « le deuxième nom du Malin », et Balthazar le forestier croit toujours qu’Il est là (p. 304). La grand-mère Misia est férue de sorcellerie : « N’importe quel signe de l’autre monde la mettait de bonne humeur ; il confirmait à ses yeux que l’homme sur la terre n’est pas seul mais en compagnie. » (p. 25). Une nuit, Pakienas, le vieux garçon, qui s’adonne à la superstition, est poursuivi par une colonne de vapeur, dont il est persuadé qu’elle est l’âme d’un berger venue le châtier (p. 35). Dans le hangar, un monstre à trois têtes « tatares », « mou comme un sac de son », apparaît à Satybelka, manifestation possible « des prisonniers tatares qui avaient travaillé à Ginè dans des temps très anciens » (p. 68-69). Quant à Magdalena, que Thomas a surprise nue se baignant dans l’Issa, elle devient la maîtresse de l’abbé Peïskswa et, devant le scandale,  s’empoisonne avec de la mort-aux rats (Chapitre XV). Après son enterrement, le 15 août, jour de Notre-Dame des Plantes, elle ne veut pas « quitter les lieux où elle a trouvé le bonheur » et des phénomènes inexplicables se produisent. Les exorcismes étant restés vains, elle sera finalement déterrée, transpercée au moyen d’un pieu et après avoir été décapitée, sa tête sera placée contre la plante de ses pieds. « Les troubles de la cure cessèrent aussitôt » (p. 75).

La région est encore le domaine du sorcier Masiulis, à qui Magdalena, la femme de Luc, vient demander un philtre d’amour pour conserver l’amour de son amant Romuald (p. 215-216), mais surtout des Invisibles qui se pressent « assis en rangs, à croupetons » au chevet des mourants et remettent en cause la présence du Dieu Caché. « Montre la trace de ta puissance, et je croirai que je ne m’en vais pas dans le néant, dans la pourriture de la terre- ils rampent et font tout ce qu’ils peuvent pour que cette pensée-là survive au dérèglement de toutes les pensées. » (p. 241). Alors que Thomas  réfléchit sur l’indifférence de Dieu («  Et si les prêtres racontent des histoires, si Dieu ne s’occupe pas du tout du monde ? »), il songe à « la sorcière transparente Laumè » qui se métamorphose à volonté et, au château d’Alunta, rêve, fasciné, à la prêtresse païenne qui échappa à l’assaut des Chevaliers Teutoniques en se suicidant. « Et son âme, où est-elle ? Maudite à jamais pour s’être défendue du baptême ? » (p. 225). Quant à la légende de Saulè (le Soleil) et de Ménuo (la Lune), elle révèle combien les Lituaniens ont la nostalgie de ces « temps où les mortels entraient en rapport avec les déités du ciel. » (p. 232-233).

Et par-dessus tout, dans ces terres où le serpent d’eau est sacré et où « quiconque le tue appelle sur soi le malheur », domine la couleur noire. L’Issa est noire, un étang s’appelle l’étang Noir, les  vipères portent une raie noire sur le dessus ou elles sont noires avec une tête rouge, les corneilles, les chiens sont de cette teinte et l’instituteur s’appelle Joseph le Noir.

La grande Histoire est aussi présente grâce aux tomes de L’Histoire de l’ancienne Lituanie de Narbut que trouve Thomas dans les armoires de son grand-père. Elle se révèle aussi à travers la généalogie de la famille Surkant et particulièrement le parcours de l’hérétique Jérôme Surkant, partisan du calvinisme, alors que la famille de Thomas est catholique depuis le XIV° siècle. Y est rappelé comment la Lituanie devint un grand empire en 1385 par le mariage de Jaguelon avec la reine de Pologne, comment elle vainquit les Chevaliers Teutoniques en 1410, comment en 1656 elle fut un temps soumise à Charles-Gustave de Suède et fut annexée par les Russes en 1795. Le grand-père Arthur Dilbin ne fut-il pas envoyé en Sibérie par ces mêmes Russes ? Et pourtant « Il n’y avait pas de raison pour les Lituaniens de dépendre du roi de Pologne plutôt que du roi de Suède. » (p. 133).

L’on y apprend que dans ce pays les structures sociales étaient très codifiées et réparties entre nobles, Juifs et paysans. Alors que les propriétaires terriens parlent le polonais, les paysans, comme Balthazar le forestier, s’expriment en lituanien. On sent la révolte des paysans lituaniens contre les maîtres qui ont choisi la Pologne. Ainsi, Joseph le Noir l’instituteur devine que c’est le jeune Wackonis qui a lancé une grenade sur la maison des Surkant. Au jeune homme qui lui dit que les seigneurs ont bu leur sang, que la terre est à eux et que, si on les tue, ils peuvent toujours fuir en Pologne, il répond : « Toi, tu es un Lituanien. Un Lituanien, ce n’est pas un bandit. La terre, nous la reprendrons quand même aux seigneurs. » (p. 97). Pourtant le grand-père, le curé et Joseph feront cause commune lorsque l’Etat entreprendra de s’emparer des forêts.

On sent aussi l’inquiétude du chroniqueur devant l’industrialisation grandissante qui menace les paysans : « Le progrès va les enfermer dans des gouffres ténébreux et ils ne verront plus les couchers de soleil, le vol des martins-pêcheurs, les étoiles scintillantes, toutes les merveilles de ce monde inépuisable. » (p. 14).

Le foisonnant roman de Milosz donne vie à de très nombreux personnages qui contribuent à la maturation psychologique du jeune héros Thomas.

Une famille de propriétaires terriens à Ginè.

Thomas est issu d’une lignée de gentilshommes dont on a perdu le souvenir. « On estimait leur richesse moins à l’étendue de leurs terres qu’au nombre d’âmes qui y vivaient. » Il habite chez son grand-père maternel, Casimir Surkant, la maître du domaine, qui n’aime « rien plus que la tranquillité et les livres traitant de la culture et des plantes ».Le fait qu’il « était « trop bon » […] écartait de lui les voisins de son rang. » (p. 19-20). Thomas éprouve un grand amour pour ce vieil homme qui l’initiera aux livres et à la botanique.

Son épouse Michalina, dite Misia, ne s’occupe guère de son petit-fils qui imagine qu’elle est faite « d’une matière dure et qu’en elle une petite machine faisait tic tac sans avoir besoin d’être remontée, un perpetuum mobile pour lequel le monde extérieur était superflu (p. 23-26).  Elle ne s’intéresse qu’à la vie d’outre-tombe et, si elle appelle son petit-fils « vilain » ou « sot », « cela ne l’impressionnait pas parce qu’il savait qu’elle l’aimait ».

Ils ont deux filles. Héléna a épousé le gérant d’un domaine voisin, Luc Juchniewicz, et elle prend soin des ruches. Elle deviendra la maîtresse de Romuald.  Tékla est la mère de Thomas. Pour lui, même si elle n’est pas à ses côtés, « elle restait une merveille trop grande pour servir à quoi que ce fût et, la regardant, il avalait sa salive à force d’amour » (p. 21 22). Il la retrouvera et partira avec elle à la fin du roman.

Tékla s’est marié avec un citadin, Théodore Dilbin et ils sont tous deux des exilés politiques en Pologne. Théodore, qui a une formation de vétérinaire, est un aventurier et le grand absent du livre, celui qui ne revient jamais. Son frère Constantin est considéré comme le fils indigne de la famille. Leur père, Arthur Dilbin, un insurgé de 1863, est celui qui fut envoyé en Sibérie, et l’époux de celle qu’on appelle la grand-mère Dilbin, de son prénom Bronislawa, la cadette des six filles du comte von Moll qui, par un beau jour d’hiver vient s’installer à Ginè et y finira sa vie, accompagnée par les Invisibles. Contrairement à Misia, elle veille sur son petit-fils, lui donne de menus cadeaux qu’elle tire de sa boîte en fer-blanc et surtout lui enseigne le vaste monde. Elle lui parle de son arrière-grand-père, le docteur Ritter, de théâtre, d’opéra, du merveilleux domaine de Imbrody, « qui appartenait aux Mohl, la famille de sa mère » (p. 80-85), lui raconte des anecdotes variées sur les juifs et l’initie à l’Histoire par le biais de la lutte contre la Russie, à laquelle son mari et ses fils Théodore et Constantin participèrent : « Souviens-toi, Thomas : dix-huit cent soixante-trois. La devise des insurgés : « Pour notre liberté et la vôtre » signifiait qu’ils luttaient aussi pour la liberté des Russes, mais le tzar était alors puissant et ils n’avaient à lui opposer que des fusils de chasse et des sabres. » (p. 83).

Autour de ce noyau familial qui donne son affection à l’enfant sans parents, gravite tout un petit monde. Ce sont Pola et Antonine les domestiques ; Satybelka l’économe, les trois curés qui se succèdent, Bien-Bien, puis le jeune curé amant de Magdalena, qui fait ses sermons en lituanien, et enfin le troisième prêtre, l’abbé Monkiewicz, qui se sentira impuissant à arracher Balthazar à l’influence du Malin. Il y a enfin Joseph le Noir, le nationaliste lituanien, qui déteste Surkant parce qu’il a fait le choix de la Pologne, mais qui devient quand même l’instituteur de Thomas.

Thomas, un garçon tourmenté en marge du monde.

Tous ces personnages forment le monde de Thomas, dont les souvenirs d’enfance sont la trame de ce livre. Le narrateur explique qu’aucune photo de son jeune héros n’a été prise et que ce dernier, quand il se regarde dans le miroir, est « incapable de se voir en se comparant aux autres » (p. 117). Le portrait qui est donné de lui n’est guère flatteur et en fait une sorte de Poil de Carotte lituanien. « Un chaume dur et épais d’un blond foncé retombait sur son front, […] Joufflu, les yeux gris, le nez petit et retroussé comme celui d’un verrat […] Grand pour son âge. » Sa haine est portée à son comble lorsqu’il entend un jour un des fils Koreva murmurer à son frère : « Thomas a la figure comme un cul tatare. »

On sent qu’il a du mal à établir des relations avec les autres et les petites filles le troublent et l’inquiètent. Son éveil sexuel se fera avec la jeune Onutè Akulonis (p. 55-56), qu’il évitera avec malaise lorsqu’il la reverra quelques années plus tard. Sans doute timide, il n’est lui-même, « sans souci des manières et des contraintes », qu’avec son grand-père, grâce à qui il « err[e] dans la fable des semences qui germent sous la terre, de la montée des tiges, des corolles, des pétales, des pistils et des étamines ».

Son caractère asocial est renforcé par son goût pour la lecture qui l’isole. Il découvre la Sophie de la comtesse de Ségur qui porte « de longues culottes terminées par une dentelle » mais il ne peut lire les légendes des images car elles sont en français. Il voudrait pénétrer le mystère des Tragédies de Shakespeare dont les pages sont tachées de rouille, mais, « bien que ce fût écrit en polonais », il se décourage : ce sont là « affaires de grandes personnes ». Il n’apprendra vraiment à lire que dans deux livres de voyages qui le fascineront, représentant des « nègres » à la peau rayée qui le font rêver à des terres lointaines et inaccessibles : « Et alors commença pour lui une ère nouvelle. » (p. 77). Quant au Coran, le livre saint le rassure. Il aime surtout se plonger dans son cahier spécial (et secret) qui ressemble à un livre et sur la couverture duquel il a inscrit « Oiseaux ». Il aime la sonorité des noms latins et s’oblige à écrire « scrupuleusement » le L., dont il ignore qu’il est l’initiale de Linné, le premier qui classa les espèces. « Cela en valait la peine, car nommer un oiseau, c’est presque l’avoir pour toujours . » (p. 176).

Ses essais en amitié tourneront court. Thomas s’entichera de Dominique Malinowski, le fils de la veuve la plus pauvre de Ginè. Il s’efforcera d’obtenir par tous les moyens « l’approbation de ces yeux gris et froids », attiré qu’il est par « ce qui est rude et méchant ». Dominique gouverne « à l’aide d’une terreur silencieuse » et se venge « de ce qu’il avait eu à souffrir de la part des adultes » (p. 104). Dominique a du ressentiment contre Dieu parce qu’il est indifférent au malheur de sa mère. Quand il profane l’hostie divine sur une table de pierre et la mange après l’avoir déchirée avec une alène, Thomas fuit soudain devant l’épouvante du péché mortel et perçoit en un instant «  la fausseté de ces moments où il s’était cru l’ami de Dominique » (p. 110-111).

Thomas apparaît comme un enfant tourmenté, qui se préoccupe de sa propre destinée. Lorsqu’il calligraphie des chiffres pendant ses leçons chez Joseph l’instituteur, il aspire à connaître « quelqu’un qui pût lui dire : ceci est bien, cela est mal, et alors on sait qu’il en est ainsi » (p. 173). Lorsqu’il va en forêt pour chasser, il se voit confronté à un dilemme : « Il lui venait parfois à l’esprit qu’il était plus heureux lorsqu’il ne portait pas d’armes, parce qu’en somme, tuer n’est pas indispensable. Pourtant, si l’on va à la  forêt sans fusil, chacun demande pourquoi, on a l’air bête, on ne sait pas s’expliquer, tandis qu’autrement « on va à la chasse » et c’est clair. » (p. 277).

Lors  d’une chasse aux canards avec Romuald, Victor et Denis, Thomas laisse volontairement s’échapper un col-vert. C’est alors l’occasion pour lui de s’interroger sur le déterminisme : «  Est-ce Dieu qui a décidé qu’il ne devait pas périr ? Si c’est lui qui l’a voulu, alors il a dû lui souffler à l’oreille de ne pas tirer. Mais pourquoi, dans ce cas, lui avait-il semblé que cela dépendait uniquement de son propre vouloir ? » (p. 321). Lors d’une autre chasse en octobre, il sera assailli par les mêmes pensées, bien que le monde lui parût « simple et clair » (p. 308-309). Il prête l’oreille à sa voix intérieure, s’interrogeant sur sa capacité à être maître de son propre vouloir. « Il savait qu’il devait se soumettre à des décrets s’accomplissant à travers lui, et ainsi chacun de ses pas lui appartenait et, en même temps, ne  lui appartenait pas. »

Son aspiration à la pureté se manifeste par un rêve qui le ravit autant que la fessée de verges administrée par un des garçons de ferme. Il se trouve dans l’arène d’un cirque au temps de Néron et chante avec un groupe de chrétiens. Les larmes qu’il verse sont  le signe de la bonté dont il fait preuve en subissant le martyre (des lions le dévorent) et il se transforme « en une rivière sans digues », exalté dans une « lumière rayonnante et [en ] union avec le Bien, à jamais » (p. 192). Mais il ne cesse de se poser des questions et, après avoir jeûné, craint que le Malin ne lui fasse perdre de nouveau pied et douter de Dieu (p. 294).

Thomas, un enfant dans la nature.

Balthazar le forestier initiera Thomas au monde merveilleux de la nature. Thomas court joyeux à sa rencontre lorsqu’il apporte champignons ou gibier. Avec sa femme et ses deux enfants, l’homme de la forêt habite une maison dans un bois de charmes à l’écart : « Thomas aurait bien voulu habiter là, loin de tout, avec les bêtes qui tendent le cou du milieu des fourrés et observent le mouvement de la ferme. » (p. 46).

Quant au grand-père Surkant, il fait pénétrer son petit-fils dans un univers à part, « dans le vert royaume des plantes au moment où les feuilles jaunissaient et tombaient des arbres- un autre royaume que celui de la réalité. Il s’y trouvait en sécurité, les plantes ne sont pas mauvaises. Là, rien ne le repousserait. » (p. 116).

Un été, Pakienas procure à Thomas les cartons dont il besoin pour constituer un herbier et il se met à collectionner des espèces. Orchis, molènes, giroflées, asters, réséda, trouveront place dans l’herbier qui ne durera qu’une saison, l’attention de Thomas se portant ensuite vers les oiseaux (dont nous avons déjà parlé) et les animaux.

Dans ce livre, dix chapitres sont consacrés à la chasse et ils sont parmi les plus beaux du livre. Peut-être est-ce parce que, tout-petit, on mettait Thomas sur une peau d’ours que le goût de la chasse lui vint. « Le grand-père se souvenait que, lorsqu’on avait tué l’ours dont il restait encore la peau et qu’on en avait fumé les jambons, les chiens reconnaissaient cette viande son odeur et leur poil se hérissait. «  (p. 121). L’enfance de Thomas est bercée d’histoires extraordinaires d’ours politiques, d’ours intelligents, de braconnages d’élans et de grand-duc en cage. « Le contact de ce pelage court (celui de l’élan) réveillait sans doute [dans le grand-duc] les souvenirs de tous ses ancêtres qui déchiraient faons et lièvres. » (p. 119-14). D’étranges associations d’idées lui viennent en tête lorsqu’il songe « à tout ce qui est poil » : « S’identifiant en quelque sorte avec le grand-duc, se transformant en lui tandis qu’il tressaillait sur l’élan, il s’en fallait de peu qu’il ne se demandât s’il n’avait pas aussi envie de déchirer Magdalena, ou si les délices qu’il éprouvait ne venaient pas de ce qu’elle était déjà morte. »

« Chevalier, exterminateur du Mal », Thomas chasse les vipères à Borkunaï, où elles représentent un « véritable fléau »(p. 156). Accompagnant Romuald et chaussé de hautes bottes, il les traque sur le sentier près du ruisseau, dans le marécage, en s’en approchant avec prudence. Elles exercent sur lui une sorte de fascination inexplicable : « - Quelle bizarre exception parmi toutes les créatures vivantes ! » que ce « petit morceau de corde » dont la « puissance réside en quelque sorte au-delà d’elle-même, comme si elle n’était qu’un accessoire ou un instrument » (p. 156). Il sera même donné à Thomas d’apercevoir un spectacle rarissime, une noce de vipères : «  Une danse d’éclairs sur le sol. »

Son initiation à la chasse se fait l’été où il devient l’ami de M. Romuald ; il a alors l’honneur de tirer sous sa direction avec un vrai fusil de chasse et de voir comment il appâte les gélinottes avec un pipeau (p. 158). Il accède ainsi aux activités des professionnels, apprend à nettoyer les fusils et à enlever la peau des oiseaux (p. 157). Il apprend à chasser avec les trois chiens courants et le chien d’arrêt (p. 160) et, s’il a du mal à jouer du cor, découvre la paix et les joies de l’automne. Son apprentissage se fait d’abord en tant que « simple apprenti de bas rang ». Les histoires de chasse, la poursuite et la mort d’un lièvre (p. 163) feront de lui un vrai chasseur. Et il aura le droit de porter des « bottes à longue tige, si possible avec un tirant qu’on boucle sous le genou » (p.165).

Il vivra l’expérience sans pareille de la chasse au grand tetras (p. 197), « un oiseau qui est le symbole de la vraie grande forêt ». Il ignore ce qui l’excite le plus, de « l’image de l’éventail ouvert de la queue » de l’oiseau-dindon ou « de sa propre image se faufilant dans la pénombre ». Tremblant de froid et d’attente, Thomas écoute le fascinant tek-ap, tek-ap de l’oiseau et pressent « le prestige de cette chasse qui exprime la sauvagerie du printemps » (p. 202).

La mort du grand tetras est pour lui l’occasion d’une véritable expérience existentielle. Il éprouve alors « la nostalgie d’une entente avec diverses créatures vivantes, telle qu’il n’en existe pas » et il comprend que « prendre soi-même une autre forme, mettons celle d’un tetras, cela aussi est impossible «  (p. 205). Quand il chasse l’épervier, il oublie même qui il est, en se donnant une âme d’épervier (p. 255). Lui qui possède l’art suprême de frouer, « ce signal aigu, entre le miaulement d’un chat et le sifflement d’une balle », s’en voit soudain dépossédé quand sa voix se met à muer (p.256).

Allant de plus en plus loin dans une approche métaphysique de la chasse, Thomas met son point d’honneur à ne se servir que de sa propre adresse. Chassant sans fusil, il essaie d’approcher furtivement d’assez près les animaux « pour être sûr que, s’il avait eu un fusil, il n’aurait pas manqué son coup » (p.206).

Mais en même temps, à Alunta, lors de la chasse au canard, qui se fait en canot, il éprouve le plaisir et la surprise d’aller chercher le canard qu’on a tué de sa main. La berdanka, le fusil, devient une partie de lui-même. Quand il s’interroge sur le vouloir-vivre du gibier, il se persuade que son but de vaincre et empailler est « plus important que la volonté de vivre des animaux «  (p. 256).

Sans cesse écartelé entre son goût de la chasse et sa compassion pour le règne animal, il éprouve ainsi une forme de haine à l’égard de lui-même, le jour de la chasse aux lagopèdes, au cours de laquelle il ne tue aucun animal. Il s’en veut alors d’avoir déçu Romuald (p. 276). Ayant tant aspiré à devenir un « citoyen de la forêt »,  ce « chasseur dans l’âme » éprouve une grande déception de « voir qu’il ne ser[a] jamais l’homme complet qu’il avait rêvé d’être (p. 277), car il lui manque la maîtrise de lui-même.

Après avoir laissé échappé des chevreuils parce qu’il veut que leur observation  dure et qu’il aspire à « se dissoudre et, invisible, participer », après avoir aussi laissé s’enfuir un jeune renard, il fait l’expérience capitale du mystère de la mort quand il tue un petit écureuil (p. 278-281) « qui ne savait pas mourir » et assiste à son agonie. Le monde devient alors une apparence, une coquille vide, et il s’abandonne à appeler sa mère dans une sorte d’incantation : « Maman, maman, maman, viens ! » (p.281). Il en appelle à Dieu dont il ne comprend pas qu’il ait pu créer un monde voué à la mort(p. 284). Il comprend que tout être humain porte en soi le germe de la destruction.

La chasse apparaît donc bien pour Thomas un étape essentielle de sa formation, une véritable initiation philosophique et le moyen privilégié du dévoilement du monde.

« Je règle mes comptes avec la vie ».

Pour Milosz, cette œuvre fut essentielle : « Je règle mes comptes avec la vie », déclara-t-il à son propos. Méditation profonde sur les créatures et les liens qui les rattachent à l’au-delà, réflexion sur le Mal, chant de la réintégration, le roman est sans doute tout cela à la fois. Avec cette œuvre à la prose poétique ample et inimitable, qui lui fut une thérapie nécessaire avant de retourner à l’écriture proprement poétique, « la patrie qui remplace celle qui soudain lui a manqué », Milosz l’exilé refonde sa patrie spirituelle aux confins de l’Europe, en retrouvant l’harmonie originelle du passé de son enfance.

Dans une interview accordée par Milosz lors de la réception du Nobel, Jean Offredo voyait juste en affirmant que ce sont « son attachement à sa terre natale, sa foi chrétienne, son sens de l’homme, qui ont donné à sa poésie de l’exil la dimension littéraire » reconnue par le Nobel en 1980.


D'après des notes prises lors du compte-rendu de lecture de Bénédicte Picard et des notes personnelles.
Les pages renvoient à : Sur les bords de l'Issa, Czeslaw Milosz,L'Imaginaire, Gallimard, 1956.

Bibliographie.

  • Composition (Kompozycja 1930)
  • Voyage (Podróż 1930)
  • Poèmes sur le temps figé (Poemat o czasie zastygłym, 1933)
  • Trois Hivers (Trzy zimy, 1936)
  • Le Salut (Ocalenie, 1945)
  • La Pensée captive. Essai sur les logocraties populaires (Zniewolony umysł, 1953)
  • La Prise du pouvoir (Zdobycie władzy, 1953)
  • Lumière du jour (Światło dzienne, 1953)
  • Sur les bords de l'Issa (Dolina Issy, 1955)
  • Traité poétique (Traktat poetycki, 1957)
  • L'Europe familiale (Rodzinna Europa, 1959)
  • Le roi Popiel et autres poèmes (Król Popiel i inne wiersze, 1961)
  • Une autre Europe (1964)
  • Gucio enchanté (Gucio zaczarowany, 1965)
  • Visions de la Baie de San Francisco (Widzenia nad Zatoką San Francisco, 1969)
  • La ville sans nom (Miasto bez imienia, 1969)
  • Histoire de la littérature polonaise (1969)
  • Les devoirs privés (Prywatne obowiązki, 1972)
  • Où le soleil se lève et où il se couche (Gdzie słońce wschodzi i kędy zapada, 1974)
  • Empereur de la terre (Emperor of the earth, Berkeley University of Cal. Press, 1976)
  • La Terre d'Ulro (Ziemia Ulro, 1977)
  • Le jardin des sciences (Ogród nauk, 1979)
  • Enfants d'Europe, et autres poèmes (1980)
  • L'hymne à la perle (Hymn o perle, 1982)
  • Témoignage de la poésie (The Witness of Poetry, Harvard Univ.Press, 1983)
  • Terre inépuisable (Nieobjęta ziemia, 1984)
  • En commençant par mes rues (Zaczynając od moich ulic, 1985)
  • Chroniques (Kroniki, 1987)
  • Des endroits lointains (Dalsze okolice, 1991)
  • A la recherche de la patrie (Szukanie ojczyzny, 1992)
  • Au bord de la rivière (Na brzegu rzeki, 1994)
  • Pause métaphysique (Metafizyczna pauza, 1995)
  • Les légendes de la modernité (Essais de la guerre) (Legendy nowoczesności (Eseje wojenne), 1996)
  • La vie sur les îles (Życie na wyspach, 1997)
  • Le chien mandarin (Piesek przydrożny 1997)
  • L'Abécédaire de Milosz (Abecadło Miłosza, 1997)
  • Un autre Abécédaire (Inne abecadło, 1998)
  • Voyage dans l'entre-deux-guerres (Wyprawa w dwudziestolecie, 1999)
  • Cela (To, 2000)
  • Orphée et Eurydice (Orfeusz i Eurydyka 2003)
  • Durant le voyage (O podróżach w czasie (2004)

Jeudi 10 décembre 2008

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28 novembre 2009 6 28 /11 /novembre /2009 16:58

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Le 11 novembre 2009, dans la série Les Mercredis de l'Histoire, Arte diffusait un documentaire-fiction intitulé Erich-Maria Remarque, La Gloire et l'Exil. Le film retrace l'histoire de ce livre dont la notoriété nationale et internationale fut sans précédent et qui entraîna son auteur dans un exil sans retour. C'est d'ailleurs sur ce départ définitif, le 30 janvier 1933, le lendemain de la prise du pouvoir par Hitler, que s'ouvre le film.

L'expérience de la guerre.
En 1898, Erich-Paul Remark, de son vrai nom, naît à Osnabrück en Basse-Saxe, dans une famille modeste. Son père, Peter-Franz Remark est relieur. A dix-huit ans, il passe du lycée à la caserne. Il faut tordre le cou à une légende selon laquelle il se serait engagé volontairement en 1916. En réalité, il a alors l'âge légal de l'incorportaion.

Il fait ses classes à Osnabrück et Münster puis à Zehl. Sept mois plus tard, il est envoyé sur le front de l'Ouest avec son camarade de classe et ami Georg Middendorf. En novembre 1916, leur affectation à la même escouade leur permet de rester ensemble. Le journal de Middendorf, commencé le 23 juin, donne de nombreux détails sur cette période, pendant laquelle ils apprennent à se connaître et à s'apprécier.

Affectés à la réalisation de tranchées et de réseaux de barbelés, ils travaillent près du front mais ne font pas partie des fantassins qui montent à l'assaut. Ils construisent des positions difficiles à prendre par l'ennemi. Dans les tranchées, c'est l'horreur et le passage en force est impossible. Les Allemands concentrent la puissance de feu de leur artillerie sur un point précis pour espérer percer les forces ennemies. On est en Flandres, près d'Ypres, et le front oscille constamment mais les avancées ne sont jamais décisives et les victimes nombreuses.

Une lettre de Middendorf rapporte la blessure dont Remark est victime. C'est son ami qui l'a retrouvé, blessé par des éclats d'obus au-dessus du genou gauche et au poignet droit. En état de marcher, il gagne un abri où il fait panser ses plaies. En septembre 1917, il est transféré à l'hôpital militaire de Duisburg où il se rend indispensable. Lorsqu'un train en provenance de Cambrai ramène des blessés atrocement mutilés avec des membres sectionnés, des plaies béantes à la tête, Remark se sent coupable d'être à l'abri. Il écrit à son ami : « Avec tes bottes russes et ton estomac jamais rassasié, comment vis-tu en ce moment? Cela m'intéresse car j'écris un roman. »

Ce récit auquel il pense ne sera pas autobiographique, il y intégrera son vécu personnel dans un contexte fictionnel. A Duisburg, il recueille des témoignages de blessés.

Le 9 septembre 1917, il apprend la mort de sa mère, Anna-Maria. Une permission lui permet d'aller à son enterrement et il la dessine sur son lit de mort. Le thème de la mort jouera un rôle essentiel dans son oeuvre : comment se comporter face à son caractère inéluctable? Que faire de cette vie avant que la mort n'intervienne? La pensée de Remark ne cessera désormais de tourner autour de ces questions.


Une crise existentielle profonde.
La fin de la guerre en 1918 apporte la paix mais il est impossible de s'en réjouir car tout a changé. Les rapports entre les hommes sont faussés, tout est bancal, décalé, brisé. On est face à une crise existentielle profonde. Avec cette guerre d'un genre nouveau (armement, tranchées), les soldats qui avaient eu en tête les idéaux héroïques qu'on leur avait inculqués sont traumatisés à vie. Il faut chercher de nouvelles voies, faire advenir un homme nouveau. De plus, en 1918, le système politique change, la révolution mettant fin à la monarchie. Cependant, nombreux sont ceux qui sont incapables d'accéder à un mode de pensée démocratique et d'autres le refusent catégoriquement ; ce sera une lourde hypothèque pour la République de Weimar.

Osnabrück, novembre 1918. Cette vie qu'on avait quittée joyeux et le coeur léger, voilà qu'on en reprend le fil, solitaire et meurtri. Tout n'est que grisaille et incertitude. Quand Remark retrouve son père, ce dernier lui apprend qu'il va se remarier avec Maria-Anna-Henrika Bahlmann. Très lié avec sa mère entre dix et quatorze ans, plus attaché à elle qu'à son père, le jeune homme en est blessé, d'autant plus qu'il souffre aussi du manque d'intérêt que son père porte à l'art.

Remark reprend sa formation d'enseignant. Il retourne à l'Institut de Formation des Maîtres, devenu l'Institut Catholique Prussien, pour être instituteur. Il y retrouve Middendorf et son ami Dopp, mutilé d'une jambe. Leurs professeurs, qui n'ont pas combattu, ne comprennent pas qu'ils n'ont plus devant eux de jeunes étudiants mais des soldats qui ont connu l'horreur du front et ne sont plus dans une attitude de soumission. Remark est alors un des deux délégués étudiants qui part à Hanovre au Ministère afin de demander la révision des programmes et prendre en compte les exigences des étudiants. Excellent négociateur, il obtient gain de cause. Le 1er août 1919, il commence une carrière d'instituteur.

A cette époque, on lui décerne la Croix de fer de la 7e Armée, pour « acte de courage devant l'ennemi », confirmé par le Conseil des Soldats. Remark se pavane dans Osnabrück en uniforme en arborant sa décoration, ce qui étonne son ami Dopp, qui lui déclare : « Je te croyais pacifiste! » Il se met aussi en scène en se faisant photographier avec un chien. On se perd en conjectures sur cette attitude. S'agit-il de séduire les jeunes filles? Adopte-t-il cette attitude pour s'amuser, par défi, par rébellion envers son père et contre la société bourgeoise de l'époque?

Dans cette Allemagne de l'après-guerre qui peine à surmonter sa défaite et manque de tout, Remark écrit un premier roman intitulé La baraque du rêve, un ouvrage totalement étranger à tous les problèmes du temps. Dans un style fleuri, cette oeuvre raconte la vie d'un cercle d'artistes dans le monde de l'avant-guerre. C'est en fait un monument à Fritz Horstmayer, un artiste charismatique, sorte de gourou que Remark avait fréquenté à Osnabrück. Il apparaît sous les traits d'Ernst Winter, un compositeur en proie à une crise existentielle, dont il se sauve grâce au soutien d'une jeune femme dévouée : « Ne pense plus ; ne rumine plus. Le monde est beau. » Telle pourrait être la morale de ce livre.


Le choix de l'écriture.
Ayant trouvé un éditeur, Remark démissionne de l'enseignement et prend la décision de se consacrer à l'écriture. Cependant son roman « à l'eau de rose » est un échec qu'il a du mal à surmonter. Il écrit à Stefan Zweig qui l'encourage à persévérer. Tout en travaillant dans un atelier qui fabrique des stèles funéraires, il entreprend de recueillir le matériau pour un livre d'un genre différent. Mais devant l'inflation galopante, les difficultés financières, ses amis lui disent qu'il aurait mieux fait de rester professeur.

Il devient alors journaliste pour Les Nouvelles d'Osnabrück, s'y fait remarquer et découvre les plaisirs de la vie berlinoise. Il écrit Le célibataire qui marque l'évolution de son style ; l'écriture s'y fait plus moderne, le ton plus insolent, révélant ainsi l'air du temps.

C'est à cette époque qu'il prend son nom d'artiste : Erich-Maria Remarque. Marie (qui est le prénom de sa mère) est en fait un hommage à Rainer-Maria Rilke. Le patronyme de Remarque est un souvenir de ses ancêtres français. Son père est profondément blessé par ce changement de nom : « Tu te renies toi-même » lui dit-il.

En avril 1922, Erich-Maria Remarque entre à la rédaction du magazine L'Echo-Continental à Hanovre et rencontre le succès. Il fait la connaissance de Ilse Jutta Jeanne Zambona, une actrice mariée à un grand bourgeois de Hanovre, une femme libérée, à sa hauteur. Il s'affiche avec de multiples conquêtes, des femmes connues, qui attestent de son appartenance aux milieux en vue du cinéma. Il est fier de paraître dans les galas, les premières, les grands bals, au bras de jolies femmes.
En 1925, il s'installe à Berlin avec sa maîtresse qu'il épouse, tout en passant avec elle un contrat de mutuelle liberté conjugale. Il s'adapte aisément à la grande métropole mondaine et prend le titre de baron de Buchenwald, dit Remarque, titre acheté à un noble ruiné, Hugo von Buchenwald. Il accède à ce statut social supérieur dont il a toujours rêvé et se sent comme un poisson dans l'eau dans ce nouveau milieu.

En 1926, il devient rédacteur de Sport im Bild, le magazine de la bonne société. Il se découvre une passion pour les voitures de sport et la vitesse. Il écrit une nouvelle, Petit roman automobile.


Le récit d'un simple soldat.
A cette période pourtant, la mode est aux souvenirs de guerre et on lui propose une critique des romans de guerre allemands. Il pense alors à raconter son propre vécu, à faire le récit d'un simple soldat « catapulté » du lycée au front, qui voit disparaître un à un ses camarades. Il souhaite écrire quelque chose qui soit différent de ce qu'il a écrit jusque là. Quand il commence à rédiger, il ne sait où cela le mènera.

C'est donc en 1927 qu'il renoue enfin avec ce projet, né dix ans plus tôt à l'hôpital militaire de Duisburg : écrire un roman sur la guerre. Il reprend ses anciens carnets : « Sur cent cinquante partis, la moitié seulement est rentrée mais le cuistot avait fait à manger pour tout le monde. Résultat : double ration pour tout le monde. On s'est goinfré! » Ce sera la matière de son livre.

Remarque sent le besoin d'évoquer sa propre expérience de la guerre mais, au fil des versions, plus il retravaille son texte, plus l'aspect autobiographique s'efface au profit de la dimension fictionnelle, et par là même, de la dimension universelle du roman. Il veut que cette oeuvre soit la représentation du vécu de toute une génération. Il va raconter l'histoire d'une escouade d'hommes, dont la plupart ont fréquenté la même école, mais qui ne sont pas des volontaires. Ce sont des jeunes gens naïfs « embarqués » malgré eux dans la folie de la guerre. L'intérêt se porte sur les simples soldats, ceux qui subissent les décisions des puissants, des maîtres de guerre français ou allemands, alors que les officiers sont relégués au second plan. De jeunes hommes qui voient leur vie anéantie et ne comprennent pas pourquoi ils devraient la sacrifier.

Pour créer ses personnages, Remarque s'inspire de récits et de biographies authentiques qui concourent à la crédibilité du texte. S'il utilise nombre de témoignages, il invente les personnage de Katchinski et de Himmelstoss. Inspirés par des êtres réels, ils sont cependant nés de l'imagination de l'auteur. Quant à Paul Bäumer, s'il ne peut être totalement identifié à Remarque, il lui ressemble par bien des aspects. En fervent défenseur de la vie, Remarque témoigne que la mort est absurde, cruelle, assassine. Il pose ainsi une question fondamentale : quelle est la valeur de la culture si un tel carnage est possible?

Après avoir passé beaucoup de nuits à écrire, enfin il sent qu'il tient la fin de son roman : « Paul Baümer tomba un jour d'octobre 1918, un jour si tranquille sur tout le front que le communiqué se contentait d'indiquer qu'à l'ouest il n'y avait rien de nouveau. Il était étendu face au sol comme s'il dormait. En le retournant, on vit que l'agonie n'avait pas été longue. Son visage était serein et laissait à penser qu'il était satisfait que tout soit terminé. »

Tout en regrettant que le héros n'ait pas survécu, Jutta Remarque considère que c'est ce que son mari a écrit de meilleur. Le titre est déjà trouvé ; ce sera A l'ouest, rien de nouveau (Im Westen nichts neues).

En mars 1928, l'auteur soumet son roman à une cinquantaine d'éditeurs, et notamment aux Editions Fischer, la maison la plus renommée de la République de Weimar, spécialisée dans les textes littéraires plus que dans la littérature de guerre. On lui répond qu'il a du talent mais que le public est las de la guerre et qu'il devrait écrire autre chose. Ce sont finalement les Editions Ullstein qui acceptent son manuscrit et lui proposent de le publier en feuilleton dans leur meilleur journal, le Vochiste Zeitung. En dépit des conditions posées par Ullstein qui demande à Remarque de renforcer le côté « vécu », d'édulcorer un peu le texte pour ne pas trop effrayer le lecteur, d'adapter sa biographie en le vieillissant un peu, le romancier ne peut se permettre de refuser d'être publié chez Ullstein, éditions qui jouissent d'une grande notoriété. Le roman sera présenté comme l'oeuvre d'un jeune homme de trente ans, mu par la nécessité de témoigner de ce qu'il a vécu avec ses camarades. Ce ne sera pas un roman de guerre mais le récit du vécu de son auteur. Et Ullstein d'ajouter : « On dira que vous avez exorcisé vos démons par l'écriture ; les lecteurs adorent ça. » S'il était connu comme journaliste, Remarque trouve donc ici la chance de démarrer une vraie carrière littéraire.


A l'ouest, rien de nouveau : le succès.
Le succès est immédiat et dépasse toutes les espérances de l'auteur et de l'éditeur. « En trente ans, je n'ai jamais vu ça », dit Ullstein. On attend avec impatience chaque nouveau chapitre, on veut savoir quand sortira « le grand roman de guerre », l'oeuvre d'un romancier qui devient soudain une star. Les critiques élogieuses font florès. « C'est un monument à la gloire du soldat inconnu, signé par tous nos morts » écrit Walter von Molo. « Cette histoire, des millions l'ont vécue, des millions la liront aujourd'hui et demain », commente Karl Zuckmayer. « Ce livre est grand dans sa simplicité, poignant dans sa vérité », souligne Paul Loebe, le Président du Reichstag.

Le succès dépasse tout ce qu'on avait pu voir dans l'histoire de l'édition allemande : en un an, plus d'un million d'exemplaires seront vendus. « Tous les gens qui savent lire dans la République de Weimar ont lu A l'ouest, rien de nouveau. » La vie de Remarque s'en trouve métamorphosée et il accède au train de vie auquel il a toujours aspiré. Accueilli partout avec enthousiasme, le roman est traduit dans le monde entier.

Cependant, la menace est tapie dans l'ombre. « Votre roman est bestial, calomnieux, écoeurant », écrit un vicaire. Si pour tous ceux qui ont fait la guerre comme simples soldats et ont été embrigadés, le roman sonne juste, il n'en va pas de même pour les officiers généraux, les industriels de l'armement. Et pour Augustin Nochst, chargé de réorganiser l'armée allemande après la guerre, Remarque est le diable en personne.

Bientôt, Remarque, qui avait décidé de refuser toute interview, est contraint par son éditeur de les accepter. Il est mal à l'aise devant les questions, notamment lorsqu'on lui demande combien de temps il a passé au front.

Très vite, il est confronté à d'injustes accusations : il aurait volé le manuscrit à un camarade de guerre, il l'aurait même assassiné, il aurait tout inventé de A à Z! Bientôt, d'autres bruits courent : la presse nationaliste allemande prétend qu'il est juif, que son vrai nom est Kramer (anagramme de Remark). Comment un homme qui a transformé ainsi son patronyme peut-il être crédible?

Alors que le roman sort en librairie le 29 janvier 1929, le romancier ne se réjouit plus guère de son succès à cause des attaques incessantes qui portent atteinte à sa bonne foi et à son honneur. Dans cette épreuve, sa femme ne lui est pas d'un grand secours car elle mène sa vie de son côté. Remarque se résout à accorder une interview à Axel Herbrecht, un journaliste et critique littéraire qui est un ami proche. Il lui déclare qu'une fois l'oeuvre achevée, l'auteur doit se taire. Il se dit surpris par les réactions suscitées par son roman, selon lui totalement apolitique, et auxquelles il ne s'attendait pas. Il explique l'intention qui a présidé à la rédaction de son oeuvre. Il a voulu traiter un sujet très humain : des jeunes en âge d'affronter la vie vont affronter la mort. L'ouvrage lui a demandé six semaines d'écriture, le soir après son travail, qui l'ont obligé à revivre ses souvenirs de guerre. Il a vécu cette période dans un état de désespoir qui l'a lui-même surpris.


La menace.
Pendant ce temps, la polémique prend de l'ampleur. Si la gauche libérale le soutient, la droite attaque violemment le pacifiste convaincu qu'il est. Remarque est l'homo civilis par excellence, celui qui place l'individu au-dessus de toute idéologie, de toute religion et au-dessus de l'Etat. Pour la protection de l'individu, il prône l'indépendance, la tolérance et l'humour, trois notions qui n'en font pas vraiment un agitateur politique.

C'est ce moment que choisit Jutta son épouse pour le quitter. Quant à lui, il retourne à Osnabrück en novembre 1929, souhaitant prendre du recul. Il souhaite retrouver la tranquillité et l'inspiration dans sa ville natale qu'il choisit comme décor de son prochain roman. Jutta demande le divorce et il loue la villa Hauberg pour travailler à un nouveau projet intitulé Après. D'anciens amis le harcèlent, viennent lui réclamer de l'argent, en prétextant qu'ils lui ont fourni des anecdotes pour son roman.

Plusieurs producteurs d'Hollywood s'arrachent les droits d'adaptation du roman et Remarque se décide à signer avec Universal. Le 4 décembre 1930, le film, réalisé par Lewis Milestone, sort en salle en Allemagne.

Remarque reçoit alors une étrange visite, celle d'un émissaire de Goebbels qui déclare vouloir protéger le romancier contre les entreprises juives trompeuses d'Ullstein et Universal. Remarque comprend que Goebbels veut utiliser son nom pour sa propagande et déclare violemment qu'il n'est pas à sa botte. L'envoyé de Goebbels part en proférant des menaces.

En fait, le succès de Remarque a touché Goebbels au pire moment de sa vie d'écrivain. Il vient d'essuyer un échec avec un roman « lamentable », achevé peu de temps auparavant. En spécialiste de la propagande, il a voulu passer sous silence le roman de Remarque, mais le succès retentissant de l'adaptation cinématographique l'a obligé à réagir. Il organise donc des émeutes dans les cinémas avec les jeunes de la SA et les sympathisants du parti national-socialiste des travailleurs allemands, tandis que les Juifs sont « passés à tabac ». Le 5 décembre, une rixe est de nouveau organisée dans un cinéma et les nazis y déclarent qu' « il n'y a qu'un Juif pour aller voir un film pareil ». Le 11 décembre, le film est interdit en Allemagne par le Film-Oberprüfstelle, le comité de censure cinématographique de l'époque. On peut considérer cet acte comme la première incursion à l'ouest des nazis qui en même temps s'imposent peu à peu comme réalité politique dans l'ouest de Berlin. « Le film tombera demain. Nous aurons alors remporté une grande victoire sous l'impulsion du national-socialisme », disent les nazis. En fait, c'est la rue qui aura dicté son action au gouvernement!

Parmi ces jeunes de la SA, aucun n'a fait la guerre et dans son roman, Après, Remarque écrit : « Les morts ne crient pas vengeance. Ils crient : « Plus jamais ça! » » Il comprend que les mots ne suffisent plus. « Je suis un écrivain, pas un homme politique. Une fois l'oeuvre achevée, je dois me taire. » En 1930, se sentant de plus en plus menacé, il achète une villa à Porto Ronco sur le lac Majeur, tout en conservant sa résidence à Berlin. Il divorce de Jutta et publie L'Ennemi.


L'exil.
Le 28 janvier 1933, a lieu à Berlin le Bal de la Presse. Cette date peut être considérée comme le dernier jour de liberté de l'Allemagne. Von Papen et Hitler se sont coalisés contre Hindenburg et le lendemain Hitler deviendra chancelier. C'est le 30 janvier que Remarque, de plus en plus sous surveillance, choisit pour quitter l'Allemagne, après avoir enjoint son ex-femme Jutta à l'accompagner, ce qu'elle refusera (En 1938, il l'épousera une seconde fois, pour divorcer d'elle le 20 mai 1957, et épouser Paulette Goddard, le 25 février 1958). Remarque ne reviendra jamais en Allemagne.

Le 10 mai 1933, son livre, « qui trahit la mémoire de nos soldats », est brûlé dans un de ces autodafés dont les nazis ont le secret, « pour une éducation du peuple dans un esprit de combativité ». Le 21 mars 1938, on déclare que les livres de Remarque sont « le reflet d'une attitude vile et anti-allemande ». Leur auteur est déchu de la nationalité allemande, le 20 mai.

En 1943, sa soeur, Elfriede Remark, qui a toujours été hostile au nazisme depuis la prise du pouvoir par Hitler, est arrêtée sur dénonciation de ses voisins. Elle aurait publiquement exprimé le souhait que le chancelier du Reich soit tué d'une balle dans la tête. Au procès, le président du Tribunal du Peuple lance : « Votre frère nous a échappé, vous ne nous échapperez pas! » « Au nom du peuple allemand, Elfriede Scholz, née Remark, est reconnue coupable d'activités de propagande visant à corrompre la nation. Déshonorée à jamais, vous êtes condamnée à mort. » Telle est la sentence. La soeur du romancier est décapitée à la hache à Plötzensee le 16 décembre 1943.

Quand il apprend l'assassinat de sa soeur, Remarque entreprend un nouveau roman qu'il lui dédie, L'Etincelle de vie, et dont l'intrigue se passe dans un camp de concentration. Il s'engage dans l'action politique et dans la lutte contre l'oubli des crimes commis sous la dictature nazie.


"Travailler et apporter sa modeste contribution".
Le documentaire-fiction diffusé par Arte s'achève sur un entretien entre Remarque et Friedrich Luft, daté de 1963 :

- « Pensez-vous que l'écrivain a une influence sur le monde? Cinq ans après la parution de votre roman, les Himmelstoss (nom du cruel caporal du roman) ont pris le pouvoir en Allemagne. Dix ans après sa parution, la Seconde Guerre Mondiale a éclaté. Les écrivains ne cessent d'envoyer des signaux mais personne ne semble les percevoir et encore moins s'en soucier. Ce constat pourrait-il finir par vous décourager d'écrire?

- Non, jamais! Je sais que personne n'écoute. Nous avons vu une nouvelle guerre éclater, mais c'est une raison supplémentaire d'y croire. Car que restera-t-il si nous abandonnons l'idée qu'un progrès est possible? Que restera-t-il alors? C'est parfois très difficile d'y croire. Mais il faut y croire et il faut s'investir pour cela. Je serais quand même prêt à faire quelques concessions sur l'aspect artistique de mon travail si cela pouvait augmenter son impact et servir le Progrès. Mais ce sont des choses qu'on ne sait pas à l'avance. Tout ce qu'on peut faire, c'est travailler et apporter sa modeste contribution. Peut-être que ce sera utile malgré tout. »


Ainsi, cet écrivain qui se déclarait apolitique est devenu par la force des circonstances un écrivain engagé, contraint à faire de sa plume une arme au service de l'humanisme. Patrick Modiano n'écrivait-il pas : « L'un des privilèges de la littérature, c'est justement de rompre le silence, de crever la carapace du conformisme, des idéologies et des mensonges politiques, de dire « je », au nom de ceux qui n'ont pas pu parler ou de ceux que personne ne voulait entendre »?


Œuvres

Toutes ses oeuvres sont profondément marquées par sa vie, et elles peuvent être considérées comme des autobiographies romancées.

1920 : La Baraque de rêve (Die Traumbude)

1929 : À l'Ouest, rien de nouveau (Im Westen nichts neues)

1931 : Après (Der Weg zurück)

1937 : Trois Camarades (aussi connu sous le titre Les Camarades)

1939 : Les Exilés (Liebe deinen Nächsten)

1946 : Arc de triomphe

1954 : Un temps pour vivre, un temps pour mourir (paru aussi sous le titre L’Île d’espérance aux Editions Plon en 1954)

1956 : L'Obélisque noir ; traducteur Gaston Floquet ; Mémoire du Livre ; ré-édition 2001 (ISBN 2913867278)

1961 : Le ciel n'a pas de préférés (Der Himmel kennt keine Günstlinge) (OCLC 11265885)

1963 : La Nuit de Lisbonne (Die Nacht von Lissabon) (OCLC 72372714)


Filmographie

1930 : À l'Ouest, rien de nouveau (All Quiet on the Western Front) de Lewis Milestone. Scénario de George Abbott d’après le roman éponyme d’Erich Maria Remarque Im Westen Nichts Neues.

1937 : The Road Back de James Whale. Scénario de Charles Kenyon, E.M. Remarque, d’après son roman Der Weg zurück, et R.C. Sherrif.

1938 : Trois camarades (Three Camarades) de Frank Borzage. Scénario de F. Scott Fitzgerald, Edward E. Paramore Jr et E.M. Remarque, d’après son roman Drei Kameraden (Les Camarades).

1941 : Ainsi finit notre nuit (So Ends Our Night) de John Cromwell. Scénario d’E.M. Remarque, d’après son roman Liebe deinen Nächsten (Les Exilés), et Talbot Jennings.

1947 : L’Orchidée blanche (The Other Love) d’André De Toth. Scénario de Beyond, Ladislas Fodor et Harry Brown d’après E.M. Remarque.

1948 : Arc de Triomphe (Arch of Triumph) de Lewis Milestone. Scénario d’E.M. Remarque, d’après son roman éponyme, Lewis Milestone et Harry Brown.

1955 : La Fin d’Hitler/Le Dernier Acte (Der Letzte Akt) de Georg Wilhelm Pabst. Scénario de Fritz Habeck, M.A.Mussano, d’après son roman Ten Days To Die, et E.M. Remarque.

1958 : Le Temps d'aimer et le temps de mourir (A Time to Love and a Time to Die) de Douglas Sirk. Scénario d’Orin Jannings et E.M. Remarque, d’après son roman Zeit zu leben und Zeit zu sterben (Un temps pour vivre, un temps pour mourir). Remarque apparaît dans ce film comme acteur (Le Professeur Pohlman).

1977 : Bobby Deerfield de Sydney Pollack. Scénario d’E.M. Remarque, d’après son roman Der Himmel kennt keine Günstlinge (Le Ciel n’a pas de préférés) et Alvin Sergent.

1979 : À l’Ouest rien de nouveau (All Quiet on the Western Front). Téléfilm de Delbert Mann. Scénario de Paul Monash et E.M. Remarque.

1985 : Arch of Triumph. Téléfilm de Waris Hussein Scénario de Charles E. Israël et E.M. Remarque.

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Samedi 28 novembre 2009

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10 novembre 2009 2 10 /11 /novembre /2009 18:16

 

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Neige (Kar en turc) est le septième roman d’Ohran Pamuk, écrit entre 1999 et 2001, publié en turc en 2002 et édité en français aux Editions Gallimard en 2005. La même année, il reçoit le Prix Médicis étranger et le prix Nobel de Littérature en 2006. C’est le premier roman politique de l’auteur, dont il assume la complexité :  « Tout le livre est un mélange de tragédie et de farce, d’ironie et de drame, de sourire et de larmes », complexité accentuée par l’entrelacement des deux séjours du héros et du narrateur du roman, créateur de perspectives et d’échos.

Le héros, Kerim Alakuşoĝlu, autrement appelé Ka (ce qui fait de lui un personnage kafkaïen), est exilé pour des raisons politiques en Allemagne. Chargé par un journal stambouliote, il se rendra à Kars, petite ville à l'est de la Turquie, en hiver, pendant trois jours et trois nuits, afin de suivre les élections municipales et d’enquêter sur des suicides de jeunes filles, à qui le gouvernement turc interdit le port du foulard. Ce voyage est pour lui l’occasion de retrouver İpek, une ancienne camarade de l’université qu’il continue à aimer en secret.

Au sein de cette petite ville en proie aux affrontements entre islamistes et kémalistes, et tout en suivant les événements tragiques qui s’y passent, il est subjugué par l’atmosphère  neigeuse qui enveloppe la ville. Il s’interroge sur ses raisons de vivre, en écrivant des poèmes métaphoriques et sensuels, inspirés par ce qui lui arrive.

Le roman Neige apparaît comme une extraordinaire mise en abyme puisque Ka écrit un recueil de poèmes dont le titre est éponyme de celui du roman. La neige en est un actant essentiel. C’est un décor magnifique qui isole les protagonistes, jouant un rôle dramatique capital qui cristallise les antagonismes et les haines des habitants de Kars.

Les dix-neuf poèmes de Ka demeurent cependant fragmentaires et, si la table des matières du roman en donne les titres selon l’ordre dans lequel ils sont nés dans l’esprit du poète, le lecteur n’en saura que peu de choses. Ainsi par exemple « Neige », le premier poème de trente-quatre vers  apparaît dans le dixième chapitre ; il dit la banalité de la vie à Kars, un chat noir, la station de train. Le chapitre douze cite des vers que Ka souhaite insérer dans un poème qu’il intitulera « Toute l’humanité et les étoiles ». Au chapitre quatorze, « L’amitié des étoiles » évoque l’amour, les étoiles, les paroles de Kadife, la sœur d’İpek. Tous ces poèmes sont l’expression de la tradition orale anatolienne, il sont l’âme séculaire de ces territoires de l’Est.

Un poème possède à l’évidence une place privilégiée dans le roman. Intitulé « Moi Ka », ce dixième poème est placé quasiment au centre du corpus des textes, qui en compte dix-neuf. Par ailleurs, il trouve sa place au centre du flocon hexagonal, qui est dessiné à la fin du chapitre vingt-neuf, intitulé « L’incomplétude en moi », et qui représente l’âme de Ka, son être profond. La neige est cet élément qui permet au héros de s'interroger : " Que fais-je dans ce monde? [...] Ma vie est aussi misérable que le paraissent au loin ces flocons de neige. L'être humain vit, s'érode, disparaît. Il se dit qu'en un sens, il avait déjà disparu, mais que dans l'autre il existait encore : il aimait à se penser en flocon de neige, et suivait avec amour et tristesse la voie que prenait sa vie." (p. 131).
Le narrateur écrira :" Bien plus tard, se rappelant les conditions dans lesquelles il avait écrit à Kars, il dessinerait un flocon de neige, représentation de sa propre vie, dont le flocon exprimerait l'organisation logique, et il déciderait de placer ce poème au centre du dessin comme de sa vie. Mais ces décisions-là- et le livre tente de répondre à cette question- dans quelle mesure ne sont-elles pas, comme l'a été le poème pour Ka, le fruit de la vie elle-même avec sa mystérieuse symétrie?" (p. 134)". A la fin du roman, on peut lire la liste des poèmes selon la place qu'ils occupent sur le flocon de neige.
Les dix-huit autres poèmes sont en effet disposés selon trois axes qui sont Logique, Mémoire et Rêve. C’est ce flocon de neige qui apparaît à Orhan Bey, le narrateur, en quête, à Francfort, du cahier de poèmes de Ka, après son assassinat par trois balles, sous le « K » lumineux d’un néon étincelant de rose.
« La structure matérielle du flocon de neige (ou son alchimie, qui voit la neige et ses cristaux devenir de l’eau) peut être lue comme le symbole de l’évolution psychique du personnage, si l’on s’attache à comprendre les titres des poèmes dont le contenu demeure inconnu au lecteur. » Le flocon de neige serait alors la projection de l’inconscient de Ka ou de l’inconscient collectif de la ville de Kars. Ces poèmes ne sont-ils pas en effet « révélés par la grâce d’une puissance extérieure » ?

Une correspondance entre Ka et le narrateur avait appris à ce dernier les dernières années de l’existence du poète. C’est au prix d’un labeur de quatre ans que l’écrivain avait mis la touche finale à son recueil de poèmes. Après son retour de Kars, il avait compris que ces textes écrits dans la fulgurance  recelaient une architecture « profonde et secrète ». Il était parti à la recherche de la logique mystérieuse de ses propres écrits et avait comblé leurs manques en essayant de la respecter. En même temps, Ohran Bey avait découvert un homme torturé par les douleurs de l’amour, qui se compare à « un animal blessé », qui éprouve « un intense sentiment de perte et d’incomplétude », « un sentiment insoutenable de perte et d’abandon qui [le] fait saigner de toute part ». Le narrateur n'avait jamais retrouvé le petit cahier vert....

« Une fois par vie, il neige dans nos rêves » avait écrit Pahmuk en 2002. Et Ka, dialoguant avec cheikh Efendi, lui dit : "La neige m'évoque Dieu, [...] La neige m'a rappelé combien ce monde était mystérieux et beau et combien la vie était en fait un bonheur." (p.143).  Outre la lecture socio-politique du roman (au demeurant passionnante, qui présente uneTurquie déchirée entre tradition et modernité), existe donc une autre lecture, plus intime et plus mystérieuse. Expérience mystique du héros, méditation sur le flocon de neige et sa symbolique, autoportrait du personnage (Ka), du narrateur (Ohran Bey)  et de l’auteur (Ohran Pamuk), le roman tisse des interrogations sur Dieu et le sens de la vie pour tout homme : « Dieu, ce n’est pas une question d’intelligence ou de foi, c’est une lucidité rappelant que toute vie est une énigme. » (p. 294).  

Les pages renvoient à Neige, Edition Folio, n°4531).  

Mardi 10 novembre 2009.

                             

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6 novembre 2009 5 06 /11 /novembre /2009 19:10

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 Bashô (1644-1694), dit "le père du haïku".
 

Né en Périgord, diplomate, universitaire, éducateur international, Henri Lachèze a parcouru le monde. C'est par le hasard d'un détour australien que j'ai eu connaissance de cet auteur qui m'envoyé ses textes, dont j'ai particulièrement aimé les haïkaï, genre dans lequel il excelle. Vivant maintenant en Dordogne, il s'adonne tout entier à la poésie.

Sa devise en poésie, c'est d'écrire avec sérieux, par respect pour la langue et le lecteur, mais surtout de ne pas se prendre au sérieux.

De l'art si subtil du haïku, il dit : "Le haïku, c'est comme l'ikebana, c'est du temps suspendu, de l'émotion concentrée et une réhabilitation du vide. Il obéit à des règles mais il doit en même temps donner l'impression d'une éclosion spontanée et cacher sa complexité sous les apparences de la plus grande simplicité."

Lauréat de nombreux prix  de poésie, il a écrit :

Feux du Coeur, Poèmes (Prix biennal René Laplace 1996, Salon des Poètes de Lyon).
D'un silence à l'autre, Haïkaï, Maison Rhodanienne de Poésie, 1999.
Les moissons de la mémoire, Poèmes, Les Presses Littéraires, 2004.
Reflets de l'éphémère,  en collaboration avec  Marie Lachèze, Aquarelles de Claude Souteyrand, Les dossiers d'Aquitaine, 2009.


Un site très complet sur le haïku :  http://pagesperso-orange.fr/dominique.chipot/haikus/origines.html


Samedi 31 octobre 2009.

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3 novembre 2009 2 03 /11 /novembre /2009 18:16


" C'est Lolita qui est célèbre, pas moi " dit Nabokov lorqu'il connaît la célébrité en 1955. Cette modestie est le fait pourtant d'un immense écrivain.

Nabokov 3

     

UNE ENFANCE RUSSE (1889-1919).

Aîné de cinq enfants, il naît le 23 avril 1889 dans une famille aisée de la vieille noblesse russe. Son arrière-grand-père était premier président de l'Académie de Médecine, son grand-père ministre de la Justice. Il habite alors dans une vaste demeure à Saint-Pétersbourg (47, rue Morskaya) et passe ses étés dans la propriété de Vyra qui compte plus de 50 domestiques  et où il va aux champignons, à 50 kms au sud de la ville. A cinq ans, il sait déjà lire et écrire en anglais grâce à des gouvernantes anglaises, mais aussi françaises et russes, et « au voisinage d'une bibliothèque de cent mille ouvrages ». Il reçoit une éducation plurilingue et dévore la grande littérature dès son plus jeune âge.

Il fait ses études à Tenichev, un collège d'avant-garde. Son père, représentant à la première Douma, est un politique libéral, fondateur du Parti Constitutionnel Démocrate (qui obtient la majorité aux premières élections parlementaires en 1906). Il est ministre du gouvernement Kerensky après la chute du tsar.

 

L'EXIL: BERLIN, PARIS, LONDRES (1919-1940).

La Révolution d'Octobre oblige la famille à s'exiler en Crimée puis à l'Ouest. Les deux fils aînés partent à Cambridge tandis que le père et les autres membres de la famille prennent la route de Berlin où vit une importante communauté de Russes exilés. Même à l'étranger, son père demeurera politiquement actif mais il sera assassiné en 1922 par un réactionnaire monarchiste russe. Dans sa biographie, Nabokov érige un monument littéraire à son père bien-aimé (Autres Rivages, Gallimard, 1991).

Nabokov et son frère étudient la littérature russe au Trinity College de Cambridge. Vladimir veut, même en exil, devenir un écrivain russe et désire conserver tout ce qui lui reste de son pays, en l'occurrence la langue."L'histoire de ces années en Angleterre, écrit-il, est en réalité l'histoire de mes efforts pour devenir un écrivain russe." Il écrit alors ses premières nouvelles dans sa langue maternelle.

La fin de ses études le ramène à Berlin. Il vit comme nombre d'émigrés russes de traductions, publie ses premiers textes dans le journal émigré Roul. Il exerce de petites activités comme professeur de tennis (Dans le roman Lolita, il décrit à merveille le jeu tennistique de Lolita, p. 277-278 et 391-394) et commence à écrire. Neuf romans en russe sous le pseudonyme féminin de Sirine paraissent pendant le séjour à Berlin. Son premier livre, Machenka, qui lui vaut un début de célébrité parmi les émigrés russes d'Angleterre, est une histoire d'amour. Lev Ganin, un émigré, est nostalgique de Machenka laissée en Russie. Cette expression nostalgique sera ressentie par beaucoup d'émigrants russes et les accompagnera tel un cavalier fou toute leur vie, comme le dira Nabokov dans la préface du roman en 1926. Sa notoriété s'accroît en 1928 avec Roi, dame, valet. Avec La Défense Loujine, Nabokov à peine diplômé, est devenu un écrivain russophone de renom.

Il vivra quinze ans à Berlin mais demeurera un étranger en Allemagne, vivant pour son travail et sa famille. "L'image la plus vivante que je trouve en triant dans ma mémoire les étrangers que je connus durant les années entre les deux guerres, c'est celle d'un jeune étudiant d'université allemand, bien élevé, tranquille, portant des lunettes, dont le dada était la peine capitale." On retrouve dans Le Don, écrit vers 1930, cette allergie à Berlin où il ne rencontre jamais les "aimables musiciens d'autrefois qui, dans les romans de Tourgueniev, jouaient leurs rhapsodies jusqu'à une heure avancée, les nuits d'été : ou un collectionneur de papillons du type flâneur et démodé qui épinglait ses captures sur la paille de son chapeau." En 1923, il fait la connaissance de sa future femme, Vera Slonim, fille d'un entrepreneur de Saint-Petersbourg. Ils auront un fils Dimitri, né en 1934, qui sera chanteur d'opéra à Milan, pilote de courses et traducteur des oeuvres de son père. La famille quitte Berlin en 1937 car Vera est juive et en danger dans l'Allemagne nazie.

Paris sera une première étape avant le départ aux Etats-Unis en 1940. A l'égard de la France, son attitude sera plus nuancée qu'envers Berlin mais il raille les milieux de Russes blancs qui restent entre eux. "Aujourd'hui, dans un monde nouveau que j'aime, où j'ai appris à me sentir chez moi, les extravertis et les cosmopolites à qui il m'arrive de parler de ces choses passées croient que je plaisante, ou m'accusent de pose à rebours, quand je soutiens qu'au cours de presque un cinquième du siècle passé en Europe occidentale, je n'ai pas eu, parmi les quelques Allemands et Français que j'ai connus (pour la plupart des logeuses et des gens de lettres), plus de deux bons amis en tout et pour tout."

 

UN RUSSE ANGLOPHONE EN AMERIQUE (1940-1960).

S'il choisit l'Amérique, c'est qu'il est fasciné par le spectacle de la vie américaine. Il se dit parfaitement à l'aise en Amérique ; il rêve d'un appartement insonorisé au dernier étage d'un gratte-ciel new-yorkais et d'une maison en Georgie. Mais malgré tout, c'est à la légendaire Russie de son enfance qu'il reste attaché. "Si, depuis 1917, j'en ai après la dictature soviétique, ça n'a rien à voir avec aucune question de propriété. Mon mépris pour l'émigré qui hait les Rouges parce qu'ils lui ont "volé" son argent et sa terre, est absolu. La nostalgie que j'ai nourrie toutes ces dernières années est le sentiment hypertrophié d'avoir perdu mon enfance, non le chagrin d'avoir perdu des billets de banque."

Les premières années sont donc difficiles : refaire à quarante ans une carrière, réinventer un monde, opter pour une langue étrangère, bien qu'il ait commencé à apprendre à lire l'anglais avant le russe. "Ma tragédie personnelle, explique-t-il dans une postface à Lolita, est qu'il m'a fallu troquer mon idiome naturel, mon vocabulaire russe si riche, libre de toute contrainte et si merveilleusement docile, contre un mauvais anglais de remplacement dépourvu de tous les accessoires- le miroir surprise, le rideau de fond en velours noir, les traditions et associations tacite- que l'illusionniste de terroir, queue de pie au vent, manipule avec une aisance magnifique afin de transcender à son gré l'héritage national" (531-532). (Ce problème de la langue fut essentiel pour lui qui écrivait encore: "Je suis un Russe tricolore, un Américain qui fut élevé en Angleterre, un Saint-Petersbourgeois qui a un grasseyement parisien en russe, mais n'en a pas en français, où je roule plutôt mes r à la façon russe." ) Nabokov doit écrire alors en anglais, conscient qu'il perd progressivement son public.
Ses livres sont censurés en Union Soviétique. La grande communauté des Russes en exil à Berlin, à Prague, à Paris, se dissout quand approche la guerre. L'anglophilie de sa famille le sert et pour lui il est assez aisé de commencer à écrire en anglais. Il publie quelques contes dans des revues, une étude sur Gogol, "singulière mais pour le moins respectable", donne des cours de langue russe à Wellesley College. Son premier roman en anglais et non plus dans son russe natal, La vraie vie de Sebastian Knight en 1938, marque le plus grand tournant de sa carrière d'écrivain. Son style se perfectionne et ce roman peut être considéré comme un manifeste de son travail.

Car Nabokov ne s'intéresse pas à la politique : tout au plus se considère-t-il comme un libéral au même titre que son père. Il ne s'intéresse pas à la sociologie et l'actuel roman américain lui paraît "documentaire". Il manque d'art. Il est également hostile à la psychologie appliquée et ses attaques contre Freud, "le rebouteux viennois", sont légendaires. Le réalisme est sans doute le terme qu'il déteste le plus. Pour lui, le réalisme n'existe pas. "Prenez Madame Bovary. On croyait que c'était un roman réaliste. Mais voyez ce jeune mari qui s'endort à côté de cette belle jeune femme et qui n'entend pas l'amant qui jette des cailloux à la fenêtre. Et Madame Bovary, à cinq heures du matin, qui passe et se faufile le long des murs et personne ne la voit ! Mais voyons, ce n'est pas du réalisme, ça. C'est du pur romantisme !" Les combinaisons que l'artiste invente, donnent ou doivent donner au lecteur le sentiment, non pas de l'oeuvre moyenne, mais d'une nouvelle réalité propre à l'oeuvre.

C'est cette nouvelle réalité que Nabokov cherchera à construire d'oeuvre en oeuvre, une réalité indépendante du monde extérieur dont elle se nourrit mais qu'elle dépasse par l'imagination.

Les passions de sa vie seront ainsi la littérature, les échecs (Humbert dans Lolita joue aux échecs avec le père de Valéria (57) et avec Gaston Godin à Beardsley (310)) et les papillons. (Cf Lolita, pages 196, 395 et 491). Dès seize ans, il commence sa première collection mais il devra s'en séparer lors de son départ en exil.Ceci se reproduira plusieurs fois, Nabokov étant toujours en fuite. (Cf la fuite de Humbert Humbert à travers les USA).

Invité à revenir en Union Soviétique, il refuse.

En 1942, il est chargé de recherches par Harvard grâce à sa connaissance des papillons. En 1948, il travaille comme « Research Fellow » en zoologie comparée. Un papillon observé portera même son nom: le Plebeius (Lysandra) Cormion Nabokov ou Nabokov's blue, ce dont il était très fier.

Après six ans d'interruption, il se remet à écrire et, en 1945, il choisit la nationalité américaine. Il se considérera désormais comme un patriote américain et c'est le seul pays où il se sente heureux; non seulement parmi les intellectuels, les bibliothécaires et les papillons, mais aussi avec tout le monde, même le marchand de journaux du coin de la rue.

La publication de Autres Rivages, un récit de souvenirs d'enfance, lui vaut la reconnaissance littéraire tant attendue aux Etats-Unis.

En 1948, il réside à Ythaka, petite ville de 30 000 habitants entourée de collines, de bois, de lacs, de papillons, (le décor de Feu pâle) dans l'Etat de New-York, et y enseigne la littérature russe à l'Université Cornell. Dans La Transparence des choses, il se souviendra de cette époque à laquelle il écrivait Lolita. Puis, pendant vingt ans, Nabokov sera toujours en déplacement à travers les Etats-Unis, voyageant avec Vera au volant d'une élégante voiture. Ils déménageront vingt-quatre fois et vivront dans des logements meublés appartenant à des enseignants partis en voyage.

Ce schéma sera repris dans Lolita qui lui apporte la consécration. (Humbert Humbert (quarante ans) et Lolita (douze ans) quittent Ramsdale et vagabondent à travers les Etats-Unis. A la fin du roman, H.H a perdu son amour-enfant, a assassiné son rival et se trouve au bord du gouffre physiquement et moralement). Le roman sera publié chez Olympia Press en 1955 mais seulement en 1958 aux USA. Il fait scandale mais la critique y reconnaîtra un chef-d'oeuvre. Si l'on revient à la conception de la littérature selon Nabokov, pas de Lolita dans sa vie, en revanche une petite palpitation qui l'émeut lors d'un séjour à Paris en 1939, en revanche une réelle et longue déambulation dans les motels américains, une impossibilité à se fixer en un lieu, un besoin d'habiter une succession d'appartements sans jamais en posséder aucun. Le matériau est là : une sensation, une déambulation. Mais à partir de cette réalité sociale ou émotive, Nabokov combine et construit  une réalité littéraire qui existe sur plusieurs niveaux de narration et de vérité. A propos de Lolita, il écrivait: "Il m'avait fallu quarante ans pour inventer la Russie et l'Europe occidentale, et il me fallait à présent inventer l'Amérique."

 

LES BORDS DU LAC LEMAN (1960-1977).

Nabokov quitte les Etats-Unis en 1960 pour s'installer au dernier étage de la partie Cygne du Montreux-Palace de Montreux, non loin de Genève où il a de la famille. Immense rotonde ouverte sur le lac, salons désuets aux dominantes rouge passé, enfilades de couloirs, kilomètres de corniche à la Marienbad.  Dans un appartement à un étage élevé, des pupitres sur lesquels sont disposés dictionnaires et glossaires, et un lutrin où, chaque matin, il écrit debout, avant et après un petit déjeuner frugal ; à onze heures, il se rase, prend un bain et déjeune en compagnie de sa femme dont l'efficace collaboration le protège contre les indésirables. Le lac Léman équivalait à ses yeux à la Méditerranée. Il pouvait le contempler à loisir depuis sa luxueuse suite de six pièces que son épouse appelait affectueusement "our permanent headquarter". Le succès international de Lolita lui assure un revenu permanent. Il publie ensuite Feu pâle (1961), dont la construction autour de trois histoires imbriquée constitue une phénoménale mise en abîme.

Il se consacre alors exclusivement à l'écriture et suit la carrière de chanteur de son fils à Milan. Il travaille pendant de longues années à Ada ou l'Ardeur, son plus long et son dernier roman. Roman monumental, il est celui « pour lequel j'aimerais que l'on se souvienne de moi » disait-il.  (En vain, plusieurs décennies après sa mort, cet auteur d'une quarantaine de romans est essentiellement connu pour Lolita.) Ada ou l'Ardeur  contribue encore à faire de lui un écrivain à succès qui publie plusieurs romans, et son autobiographie qu'il retravaille.

Il poursuit son activité de lépidoptériste sur les rives du lac Léman. Lorqu'il fait beau, il part à la chasse aux papillons; il connaît peu de choses plus délicieuses que de sortir avec son filet de chasse et de monter en télésiège dans un ciel sans nuages, tout en suivant du regard, sous lui, l'ombre de la chaise aérienne. On raconte que lors d'une promenade à Lausanne, il rencontra par hasard sa gouvernante suisse qui lui avait appris le français en Russie en 1905. Devenue entre-temps à moitié sourde, l'écrivain lui offrit un appareil acoustique.

Son fils l'aide à traduire ses romans de l'anglais en russe, car il est méfiant à l'égard des traducteurs. Nabokov ne retournera jamais en Russie. Le souvenir de « sa » Russie, celle de sa jeunesse et de 1919, marquera sa vie et son oeuvre. Il meurt le 2 juillet 1977. Vladimir (qui disait dans Time en 1981: "La vie est une grande surprise. Pourquoi la mort n'en serait-elle pas une plus grande?") et Vera Nabokov reposent aujourd'hui au cimetière de Clarens à côté de Montreux.

 

LE LEPIDOPTEROLOGISTE.

Les papillons ont été la passion de sa vie avec la littérature.  Ne tient-il pas à inclure dans ses bibliographies la liste complète de ses articles sur les lépidoptères? Dans Autres Rivages, il a raconté ses mésaventures de chasseur de papillons dont on se gausse. Dans les années 1940, il fut chargé de l'organisation de la collection de papillons du Museum of Comparative Zoology de Harvard. Ses écrits dans ce domaine sont très pointus et on lui doit la création de nombreuses espèces. Comme il était en outre spécialisé dans la peu spectaculaire sous-famille Polyommatinae des Lycaenidae, cet aspect de son oeuvre et de sa vie a été peu étudié.

Sa précieuse collection de papillons fut léguée au Musée de zoologie de Lausanne. Cette très riche collection a demandé quatorze ans de travail aux conservateurs du musée pour sa mise en valeur.

Le paléontologue et écrivain Stephen Jay Gould a évoqué dans un de ses essais (réunis dans le volume I Have Landed) les papillons de Nabokov. Il y note que celui-ci était à l'occasion un scientifique stick-in-the-mud (borné, qui ne veut rien savoir) ; en particulier, il n'a jamais accepté que la génétique ou le nombre de chromosomes soient des critères permettant de distinguer les espèces d'insectes. Gould note aussi que de nombreux supporters de Nabokov ont tenté d'attribuer une valeur littéraire à ses écrits scientifiques. A l'inverse, d'autres prétendent que son oeuvre scientifique enrichit son oeuvre littéraire. Gould, lui, défend une troisième voie et accuse les deux précédents de sophisme. Au lieu de considérer que l'une des facettes du travail de Nabokov a causé ou stimulé l'autre, il avance que les deux facettes naissent de l'amour de Nabokov pour le détail, la symétrie et la contemplation.

 

Romancier, poète et critique littéraire, Nabokov se caractérise par la dextérité, l'ingéniosité de son style et par sa position d'auteur intermédiaire entre les littératures russe et américaine.Il écrivit un ouvrage sur Gogol et traduisit l'Eugène Onéguine de Pouchkine. En outre, une imagination débordante, l'usage de la parodie,  ainsi que des jeux de mots dans différentes langues et l'oscillation permanente entre comique et tragique (Il écrit dans Le Don: " Si vous voulez, voici ce que je suis prêt d'admettre: je ne suis moi-même rien d'autre qu'un chercheur d'aventures verbales."), contribuent à faire de lui un immense écrivain. Il se distingue par la subtilité de son style, la dextérité de la satire et l'ingéniosité de l'innovation formelle qui ont inspiré des romanciers comme John Barth. L'audace et l'expressionnisme des sujets qu'il a traités ont contribué à introduire les courants expressionnistes européens au sein de la tradition romanesque américaine, essentiellement réaliste. Son ton, mi-satirique, mi-nostalgique, suscita un registre affectif alliant le sérieux au comique exploité par des auteurs comme Pynchon qui juxtaposent les notes opposées de l'esprit et de la peur.

LES TEXTES PUBLIES EN FRANCAIS.

Certaines oeuvres ont été publiées sous différents titres qui sont indiqués.

l      Machenka.

l      La Défense Loujine, 1930.

l      Roi, dame, valet, 1933.

l      La vraie vie de Sebastian Knight (1938).

l      Autres Rivages, 1951.

l      Lolita, 1955.

l      Feu pâle, 1955, qui évoque un long poème écrit par un poète imaginaire disparu et cite les commentaires d'un  critique dont la glose engloutit l'objet de son étude et assume une vie propre.

l      Ada ou l'Ardeur, 1969.

l      Chambre obscure= Rires dans la nuit= Camera obscura.

l      La course du fou= La Défense Loujine.

l      L'Aguet= Le Guetteur.

l      La Méprise.

l      Nicolas Gogol.

l      Invitation au supplice.

l      Pnine, 1957, à caractère autobiographique, dont le héros est un professeur russe émigré incompétent.

l      Le Don, 1992.

l      L'Extermination des Tyrans.

l      Regarde, regarde les arlequins.

l      La Transparence des Choses.

l      Une Beauté russe.

l      L'Exploit.

l      Mademoiselle O.

l      Littérature 1-2 & 3.

l      Détails d'un coucher de soleil (nouvelles).

l      Intransigeances= Partis pris.

l      L'Enchanteur.

l      L'Homme de l'URSS et autres pièces.

l      Correspondance Nabokov-Wilson, 1940-1971.

l      La Vénitienne, Un coup d'aile et autres nouvelles.

l      Lettres choisies, 1940-1977.

l      Poèmes et problèmes.

l      The Original of Laura, roman inachevé.


Les pages entre parenthèses renvoient à Lolita, Edition Folio, n° 3532, Nouvelle traduction de Maurice Couturier.

Juin 2007

 

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14 octobre 2009 3 14 /10 /octobre /2009 10:54


Qui aurait cru qu'Edouard Baer, le bouillant trublion des médias, aurait pu endosser la silhouette de Patrick Modiano, l'écrivain du non-dit et du manque? C'est pourtant ce qu'il fait dans son spectacle, Un Pedigree, fidèlement adapté de l' « hétéro-autobiographie » (terme de FAL) de l'oeuvre éponyme de l'auteur (2005). Il y est juste et émouvant de bout en bout, par la magie d'une rencontre improbable: « Et la grâce opère, autour de cet attachement profond qu'un acteur entretient avec un auteur- un lien rare et mystérieux qui appartient à la littérature vivante » ainsi que le remarque le metteur en scène Anne Berest.


Un-pedigree.jpg


Dans un décor dépouillé à l'extrême et qui sied à l'écriture de l'absence, Edouard Baer parvient à rendre, sans effet aucun, la souffrance chuchotée d'un enfant qui ne comptait pas, « un chien qui fait semblant d'avoir un pedigree ». Et cela, uniquement par des déplacements circonscrits autour de la table où gisent des papiers qui ne resaisissent jamais le passé, par des gestes banals (relever ses cheveux, prendre un stylo, se retourner doucement, regarder au loin, tirer une lettre froissée de sa poche, murmurer à mi-voix), grâce aussi à une voix chaude et parfois imperceptiblement tremblée, qui font de l'acteur un somnambule de la mémoire.

Et Modiano lui-même ne s'y est pas trompé. N'a-t-il pas dit dans L'Express du 1er mai 2008: « Edouard a trouvé le ton juste, avec beaucoup de naturel. Sa lecture coïncide pleinement avec mon texte» ?

Dans Un Pedigree, écrit « comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n'était pas la [s]ienne », on découvre en même temps une existence née « sur le terreau -ou le fumier- d'une ville sans regard » et les clés d'une oeuvre. Celle-ci y résonne à chaque ligne et Modiano le confirme: « Presque chaque paragraphe de ce livre peut se retrouver dispersé dans mes autres livres et « transposé » dans l'imaginaire. » Car le monde que connut le jeune Patrick Modiano, c'est un monde interlope fait d'affairistes véreux, d'hommes louches à l'identité incertaine, de demi-mondaines volages et de comédiennes ratées, toutes ces figures interchangeables qui composent son univers romanesque.  « Par la suite, j'ai voulu mettre des visages sur les noms de ces gens-là, mais ils restaient toujours tapis dans l'ombre, avec leur odeur de cuir pourri. »

Cet univers qu'il traversa jusqu'à sa vingt et unième année comme « en transparence », c'est celui de ses parents qui ne se rattachaient à « aucun milieu bien défini ». Le prénom de son père, juif originaire de Salonique, est Alberto (Rodolphe) mais on l'appelle Aldo. Son fils découvrira qu'il a une double identité puisque, sur la liste des locataires du 15 quai de Conti où il habitait, figure un certain « Henri Lagroua » dont le concierge dit au jeune Patrick qu'il est son père. « Mais les noms finissent par se détacher des pauvres mortels qui les portaient et ils scintillent dans notre imagination comme des étoiles lointaines. » Un homme « sans existence légale », qui passa sa vie à de mystérieux trafics, qui ne rencontrait son fils que pour des rendez-vous volés et chercha toujours à l'éloigner par « une mystérieuse fatalité ». Sa mère, d'origine anversoise, est « une jolie fille au coeur sec », qui n'eut jamais plus d'intérêt pour son fils qu'elle n'en eut pour son chow-chow: « Le chow-chow s'était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu'il me touche infiniment et que je me sens proche de lui. »

Et pourtant, quand sa mère se mettait en colère son fils priait pour elle et, « dans une autre vie », il marche « bras dessus bras dessous [avec son père], sans plus jamais cacher à personne [leurs] rendez-vous ». Modiano reconnaît lui-même éprouver pour les protagonistes de cette oeuvre « une certaine tendresse, mais qui se confond avec la pitié. »

Un Pedigree est le livre de la mémoire bégayante, c'est une liste de noms pour « un chien qui fait semblant d'avoir un pedigree », c'est une oeuvre à l'odeur d'éther: « L'éther aura cette curieuse propriété de me rappeler une souffrance mais de l'effacer aussitôt. Mémoire et oubli. » Quarante ans ont passé quand Modiano écrit ce livre,  celui d'une vie qui "continuait sans que l'on sût très bien pourquoi l'on se trouvait à tel moment avec certaines personnes plutôt qu'avec d'autres, à tel endroit plutôt qu'ailleurs, et si le film était une version originale ou une version doublée".
Un seul événement capital cependant dans cette enfance au rancart, la douleur indicible de la mort de Rudy son frère, en février 1957: « A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. » Par peur de la trahison ou de l'indécence, cette disparition est évoquée avec pudeur et délicatesse mais « le reste ne méritait pas le secret et ce que Henri Michaux appelle « la discrétion de l'intime ».

C'est sur la douleur de cette absence que Modiano construira son oeuvre future, celle des boulevards de ceinture, des villas tristes, des quartiers perdus, des paniers à salade de l'Occupation où l'on s'assoit, en 1942 ou 1943 en face de jeunes filles dont on perd la trace... A propos de sa mère Modiano avait écrit: « Je me souviens d'avoir recopié, au collège, la phrase de Léon Bloy: « L'homme a des endroits de son coeur qui n'existent pas encore et où la douleur entre afin qu'ils soient. » Mais là, c'était une douleur pour rien, de celle dont on ne peut même pas faire un poème. » Il n'a pas écrit de poème mais il a créé une oeuvre qui ne ressemble à nulle autre.

La prestation théâtrale d' Edouard Baer, si elle est drôle à de rares instants, est toute en retenue, « mais lorsqu'on vient d'en rire, [ne faudrait-il pas] en pleurer »? Il connaît le texte par coeur et par le coeur, nous donnant ainsi à entendre la petite musique lancinante de Modiano, un air fait de vides et de pauses, une sorcellerie incantatoire, et l'on pourrait en dire ce qu'écrivait Proust à propos de Nerval dans le Contre Sainte-Beuve: « C'est tout entre les mots, comme dans la brume de Chantilly », qui serait ici les brouillards parisiens d'une enfance oubliée sur « un ponton vermoulu ».

                                                                                                                                                  Mercredi 14 octobre 2009

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12 octobre 2009 1 12 /10 /octobre /2009 10:49

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Dans le cadre d’Une Semaine enchantée en Pays saumurois et d’une exposition intitulée La Nef des Egarés (12-20 septembre 2009), Myriam Nion a présenté à la chapelle Saint-Jean, rue Corneille, à Saumur, une série de dessins au crayon illustrant quatre œuvres fantastiques : Le Corbeau d’Edgar Allan Poe, La musique d’Erich Zann de H. P. Lovecraft, Le Château de Franz Kafka et Le joueur d’échecs de Stefan Zweig. Ces dessins sont insérés dans quatre élégants petits livres de format carré, reliés à la japonaise, proposant des extraits des quatre œuvres, qui sont autant de portes ouvertes vers les mondes mystérieux qui hantent les écrivains.

A des degrés divers, ces quatre textes sont bien représentatifs du genre fantastique, tel que l’a défini Szvetan Todorov, en ce sens qu’ils répondent au principe d’incertitude. "Dans un monde qui est le nôtre […] se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens […] ou bien l’événement a véritablement eu lieu. […] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude. » (Introduction à la littérature fantastique). Il s’agit donc bien de l’irruption du surnaturel dans le quotidien et d’un basculement fondamental de tous les repères.

Le Corbeau, poème narratif d’Edgar Poe (1845), est le récit de la mystérieuse visite d’un corbeau chez le narrateur, alors que celui-ci pleure la mort de son amour, Lenore. L’oiseau se perche sur un buste de Pallas, juste au-dessus de la porte de sa chambre, et croasse inlassablement la phrase « Jamais plus ! » La lumière de la lampe projette son ombre sur le sol et le narrateur de dire : «  […] et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera- jamais plus. » Il sombre dans la folie.

La musique d’Erich Zann (1922) est une nouvelle d’un autre écrivain américain, Howard Phillips Lovecraft. On y découvre un narrateur qui s’avoue incapable de retrouver la rue Auseuil (nom révélateur : au seuil du mystère ?), dans laquelle il séjourna autrefois. Il se remémore les événements vécus dans une chambre au cinquième étage de la troisième maison du bout de la rue, la plus haute de toutes.  Il se sent « progressivement hanté par la bizarrerie » de la musique étrange d’un joueur de viole allemand, Erich Zann, qui l’invite dans sa chambre, avec une unique fenêtre donnant sur la nuit. Le musicien lui joue follement des morceaux différents de ceux qu’il a entendus et qui semblent vouloir couvrir les sons d’une musique venue d’ailleurs. La fenêtre de la chambre s’ouvre et le narrateur a soudain la perception « d’un espace inimaginable vibrant de musique et de mouvement, ne ressemblant à rien de ce qui pouvait exister sur terre. » Il se  retrouve seul avec, devant lui « ce chaos, ce pandemonium, et, derrière [lui], le délire démoniaque de la viole hurlant à la lune. »

Dans Le Château, œuvre inachevée de Kafka (1926), le héros, l’énigmatique arpenteur M. K.,  cherche à obtenir une autorisation des autorités pour séjourner dans le village enneigé où il échoue un soir d’hiver. Le grand Château du comte lui demeurera à jamais inaccessible. Il renonce à son entreprise mais le narrateur écrit: «  […] il n’était maintenant que trop libre, il s’était conquis cette liberté […] mais- […] rien n’était non plus si dépourvu de sens ni désespéré que cette liberté, cette attente et cette intangibilité. »

Enfin, Le Joueur d’échecs (1943) est une longue nouvelle de Stefan Zweig qui fut publiée à titre posthume. Elle raconte l’affrontement sur un paquebot en partance pour l’Argentine de deux joueurs d’échecs que tout sépare: Mirko Czentovic d’origine modeste mais tacticien redoutable, et le Docteur B., autrefois avocat en Autriche, qui, lors de son emprisonnement dans les geôles nazies, parvient à survivre et à échapper de peu à la folie en rejouant mentalement les parties d’échecs découvertes dans un livre et en jouant même contre lui-même ! Si le Docteur B. perd la seconde partie contre Czentovic, il remporte néanmoins une victoire sur lui-même en ne sacrifiant pas son esprit au jeu. L’issue de la partie sur le bateau peut être lue comme la victoire du Bien sur le Mal ; le jeu représente le Mal quand il devient monomanie et destruction de l’esprit.

Depuis les sombres dessins de Goya, Hugo et Odilon Redon, on connaît la puissance fascinatrice de la couleur noire. Théophile Gautier n’écrivait-il pas : « Le noir comme le rouge, comme le vert, comme le bleu, comme toute autre nuance, a ses clairs, ses demi-teintes, ses ombres ; il ne fait pas, parmi les objets qui l’entourent, cette tache absolument opaque ; il s’y relie par des reflets, par des rappels, par des ruptures ; autrement il creuse un trou dans le tableau. » ? En illustrant ces quatre textes célèbres au crayon de bois, Myriam Nion fait la démonstration éclatante que « le noir est une couleur ». Jouant de toutes les nuances du noir, du gris et du blanc, la dessinatrice parvient à distiller une angoisse sourde. C’est le corbeau de Poe, plus noir que noir, qui fait du narrateur un dément ; c’est la silhouette  noire du joueur de viole de Lovecraft, se détachant sur la mystérieuse obscurité musicale, tandis que s’envolent les blancs feuillets explicatifs du musicien ; c’est, derrière des piles de paperasseries blafardes, l’ombre noire de l’arpenteur de Kafka, soulignée par le blanc d’une liberté désespérée ; c’est l’affrontement manichéen des cases blanches et noires du Joueur d’échecs, sur lesquelles est prostré le personnage du Docteur B..

Travaillant dans une librairie et amoureuse des livres depuis toujours, Myriam Nion parvient à en dévoiler l’ « inquiétante étrangeté ». Le narrateur du Corbeau s’endort sur un « bizarre volume de savoir oublié» ; le texte écrit par le musicien Erich Zann est emporté dans la nuit de l’horreur et ne sera jamais lu ; dans Le Château, l’arpenteur est écrasé par la hauteur des bibliothèques des fonctionnaires zélés ; le Docteur B. est, dans un premier temps, sauvé de la folie par la lecture d’un manuel de jeu d’échecs.

Le fantastique étant ce monde au-delà du réel qui fait vaciller le lecteur et le blesse, le noir en est bien la couleur de prédilection, ainsi que l’écrit Jacques Kober : « Le noir […] est une perte d’équilibre, un appel d’air. C’est le noir qui fait faire aux couleurs le grand écart. Il s’agit donc d’une lumière au-delà de la lumière […] le noir concret (si j’ose dire) peut-être brûlure ou caresse, éclaboussement […]. » En utilisant avec tout son talent les subtiles variations du noir pour une plongée vertigineuse dans le fantastique, Myriam Nion illustre ce qu’écrivait Jean Dubuffet : « éclat, mat, luisant, poli, rugueux, fin… le noir est une abstraction ; il n’y a pas de noir, il y a des matières noires. » Grâce à elle, on pénètre dans les « trous noirs » de la littérature.

 

                                                                        
Lundi 12 octobre 2009

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  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
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Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

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