En France, qui connaît le grand poète, prosateur, essayiste et traducteur polonais Czeslaw Milosz, souvent confondu avec son oncle, Oscar Vladislas de Lubicz Milosz, Français d’origine polono-lituanienne, et qui le lit encore ? C’est pourtant une véritable découverte que de se plonger dans Sur les bords de l’Issa (1955), ouvrage quasi-autobiographique dans lequel il évoque la Lituanie de son enfance.
« Naître dans un petit pays où la terre est humaine ».
Né le 30 juin 1911 à Szetejnie dans une vieille famille lituanienne (alors sous domination russe) qui, en 1918, optera pour la Pologne, il gardera la nostalgie de la terre de sa prime enfance : « J’ai mes racines là-bas, à l’est, et pour toujours » écrit-il et, dans son discours de réception au Nobel (1980), il rend un vibrant hommage à ses racines : « Il est bon de […] naître dans un petit pays où la terre est humaine parce qu’elle est à la mesure de l’homme, où des langues et des religions différentes ont coexisté au cours des siècles. Je pense à la Lituanie, terre de mythes et de poésie. »
La question de l’identité sera capitale dans son œuvre mais, en même temps, la polyphonie des langues et des cultures si particulière à Wilnio (Vilnius) sera « le fil conducteur » de son œuvre. Dans cette ville coexistaient les communautés catholique, juive, karaïte, calviniste, mahométane et orthodoxe, réalité qui le forma au respect de la croyance d’autrui et à une attention particulière aux différents phénomènes sociaux. Perpétuel exilé, celui qui mourut à 93 ans à Cracovie, le 14 août 2004, et qui avait travaillé sans relâche pour réconcilier les mille visages de l’Europe, vit son rêve d’unité enfin réalisé quand la Pologne rejoignit l’U-E culturelle en 1987.
Les bords de l’Issa, une « exception ».
Sur les bords de l’Issa a été publié en 1955, alors que Milosz est exilé depuis 1951. L’intrigue se déroule sur 13 ans à travers 70 chapitres et raconte l’enfance et l’adolescence de Thomas Dilbin, qui vit chez ses grands-parents, à la tête d’un petit domaine rural en déclin.
Ecrits longtemps après qu’ils ont été vécus, ces événements sont narrés par un adulte qui raconte ce qu’a observé l’enfant qu’il était, tout en intervenant une dizaine de fois dans le récit. « Quand on se met à raconter ces choses, on ne sait pas quel temps choisir, le présent ou le passé, comme si le passé n’était pas tout à fait passé tant qu’il persiste dans la mémoire des générations- ou même d’un seul chroniqueur. » (p. 14). Roman ou autobiographie, c’est au lecteur de décider : « Ce qu’autrui devinera n’est pas mon affaire » dit l’auteur dans Milosz par Milosz. Il est cependant avéré que ce livre fut une thérapie pour le poète en exil.
Au fil des chapitres se dessine une vie dans le Pays des Lacs, sorte d’Eden originel, où abondent les forêts qui protègent des vents de la Baltique, où une faune d’une grande richesse murmure sa symphonie dans les pins, les sapins, les bouleaux, les chênes et les charmes, et où les habitants ont longtemps vécu en autarcie. D’emblée, cependant, les bords de l’Issa, « une rivière noire, profonde », apparaissent comme un lieu à part, « une exception », où bien des réminiscences de l’époque païenne subsistent (p. 9 à 15).
Les descriptions retiennent particulièrement l’attention du lecteur. De riches, précises et autonomes lorsqu’elles plantent le décor de l’Issa, elles deviennent symboliques et subjectives quand elles montrent le héros au sein de la nature. Il en est ainsi quand le narrateur décrit la rivière Issa « toujours pleine d’échos » (p. 28 et 29), ou encore ce printemps « qui ne ressembla à aucun autre » au chapitre XLI. Mystère et fantastique prennent alors le pas sur la stricte observation.
Un monde lituanien d’après la Grande Guerre.
Tout un monde lituanien d’après la Grande Guerre revit sous la plume de Milosz ; les lacs « à la surface bleue », le village de Ginè, « avant tout une colline recouverte de chênes » (p. 15 à 17), la maison du jeune héros (« La maison, le verger derrière elle et la pelouse, c’est ce que Thomas connut d’abord »), et les animaux en grand nombre. Au milieu des chansons d’autrefois (p. 30 et 31), ressurgissent les étapes annuelles qui rythmaient la vie paysanne, les foires, les moissons, les battages (p. 114) et les nombreuses fêtes religieuses. On assiste à la plus grande fête, celle de Pâques, à la course aux Œufs, à la Fête-Dieu, à celle de la saint André, à l’Assomption et à Noël, dans une moindre mesure. On suit les rituels pratiqués par l’abbé Monkiewicz au baptême et « lorsque la demeure de la chair s’effrite, que le mouvement du cœur faiblit […] le contrat de la matière et du souffle est désormais rompu » (p. 234).
Si la religion de ces terres isolées est très présente, elle est cependant fortement mêlée de superstition et « les diables y sont plus nombreux qu’ailleurs ». Les bords de l’Issa sont fréquentés par le Petit Allemand, « le deuxième nom du Malin », et Balthazar le forestier croit toujours qu’Il est là (p. 304). La grand-mère Misia est férue de sorcellerie : « N’importe quel signe de l’autre monde la mettait de bonne humeur ; il confirmait à ses yeux que l’homme sur la terre n’est pas seul mais en compagnie. » (p. 25). Une nuit, Pakienas, le vieux garçon, qui s’adonne à la superstition, est poursuivi par une colonne de vapeur, dont il est persuadé qu’elle est l’âme d’un berger venue le châtier (p. 35). Dans le hangar, un monstre à trois têtes « tatares », « mou comme un sac de son », apparaît à Satybelka, manifestation possible « des prisonniers tatares qui avaient travaillé à Ginè dans des temps très anciens » (p. 68-69). Quant à Magdalena, que Thomas a surprise nue se baignant dans l’Issa, elle devient la maîtresse de l’abbé Peïskswa et, devant le scandale, s’empoisonne avec de la mort-aux rats (Chapitre XV). Après son enterrement, le 15 août, jour de Notre-Dame des Plantes, elle ne veut pas « quitter les lieux où elle a trouvé le bonheur » et des phénomènes inexplicables se produisent. Les exorcismes étant restés vains, elle sera finalement déterrée, transpercée au moyen d’un pieu et après avoir été décapitée, sa tête sera placée contre la plante de ses pieds. « Les troubles de la cure cessèrent aussitôt » (p. 75).
La région est encore le domaine du sorcier Masiulis, à qui Magdalena, la femme de Luc, vient demander un philtre d’amour pour conserver l’amour de son amant Romuald (p. 215-216), mais surtout des Invisibles qui se pressent « assis en rangs, à croupetons » au chevet des mourants et remettent en cause la présence du Dieu Caché. « Montre la trace de ta puissance, et je croirai que je ne m’en vais pas dans le néant, dans la pourriture de la terre- ils rampent et font tout ce qu’ils peuvent pour que cette pensée-là survive au dérèglement de toutes les pensées. » (p. 241). Alors que Thomas réfléchit sur l’indifférence de Dieu (« Et si les prêtres racontent des histoires, si Dieu ne s’occupe pas du tout du monde ? »), il songe à « la sorcière transparente Laumè » qui se métamorphose à volonté et, au château d’Alunta, rêve, fasciné, à la prêtresse païenne qui échappa à l’assaut des Chevaliers Teutoniques en se suicidant. « Et son âme, où est-elle ? Maudite à jamais pour s’être défendue du baptême ? » (p. 225). Quant à la légende de Saulè (le Soleil) et de Ménuo (la Lune), elle révèle combien les Lituaniens ont la nostalgie de ces « temps où les mortels entraient en rapport avec les déités du ciel. » (p. 232-233).
Et par-dessus tout, dans ces terres où le serpent d’eau est sacré et où « quiconque le tue appelle sur soi le malheur », domine la couleur noire. L’Issa est noire, un étang s’appelle l’étang Noir, les vipères portent une raie noire sur le dessus ou elles sont noires avec une tête rouge, les corneilles, les chiens sont de cette teinte et l’instituteur s’appelle Joseph le Noir.
La grande Histoire est aussi présente grâce aux tomes de L’Histoire de l’ancienne Lituanie de Narbut que trouve Thomas dans les armoires de son grand-père. Elle se révèle aussi à travers la généalogie de la famille Surkant et particulièrement le parcours de l’hérétique Jérôme Surkant, partisan du calvinisme, alors que la famille de Thomas est catholique depuis le XIV° siècle. Y est rappelé comment la Lituanie devint un grand empire en 1385 par le mariage de Jaguelon avec la reine de Pologne, comment elle vainquit les Chevaliers Teutoniques en 1410, comment en 1656 elle fut un temps soumise à Charles-Gustave de Suède et fut annexée par les Russes en 1795. Le grand-père Arthur Dilbin ne fut-il pas envoyé en Sibérie par ces mêmes Russes ? Et pourtant « Il n’y avait pas de raison pour les Lituaniens de dépendre du roi de Pologne plutôt que du roi de Suède. » (p. 133).
L’on y apprend que dans ce pays les structures sociales étaient très codifiées et réparties entre nobles, Juifs et paysans. Alors que les propriétaires terriens parlent le polonais, les paysans, comme Balthazar le forestier, s’expriment en lituanien. On sent la révolte des paysans lituaniens contre les maîtres qui ont choisi la Pologne. Ainsi, Joseph le Noir l’instituteur devine que c’est le jeune Wackonis qui a lancé une grenade sur la maison des Surkant. Au jeune homme qui lui dit que les seigneurs ont bu leur sang, que la terre est à eux et que, si on les tue, ils peuvent toujours fuir en Pologne, il répond : « Toi, tu es un Lituanien. Un Lituanien, ce n’est pas un bandit. La terre, nous la reprendrons quand même aux seigneurs. » (p. 97). Pourtant le grand-père, le curé et Joseph feront cause commune lorsque l’Etat entreprendra de s’emparer des forêts.
On sent aussi l’inquiétude du chroniqueur devant l’industrialisation grandissante qui menace les paysans : « Le progrès va les enfermer dans des gouffres ténébreux et ils ne verront plus les couchers de soleil, le vol des martins-pêcheurs, les étoiles scintillantes, toutes les merveilles de ce monde inépuisable. » (p. 14).
Le foisonnant roman de Milosz donne vie à de très nombreux personnages qui contribuent à la maturation psychologique du jeune héros Thomas.
Une famille de propriétaires terriens à Ginè.
Thomas est issu d’une lignée de gentilshommes dont on a perdu le souvenir. « On estimait leur richesse moins à l’étendue de leurs terres qu’au nombre d’âmes qui y vivaient. » Il habite chez son grand-père maternel, Casimir Surkant, la maître du domaine, qui n’aime « rien plus que la tranquillité et les livres traitant de la culture et des plantes ».Le fait qu’il « était « trop bon » […] écartait de lui les voisins de son rang. » (p. 19-20). Thomas éprouve un grand amour pour ce vieil homme qui l’initiera aux livres et à la botanique.
Son épouse Michalina, dite Misia, ne s’occupe guère de son petit-fils qui imagine qu’elle est faite « d’une matière dure et qu’en elle une petite machine faisait tic tac sans avoir besoin d’être remontée, un perpetuum mobile pour lequel le monde extérieur était superflu (p. 23-26). Elle ne s’intéresse qu’à la vie d’outre-tombe et, si elle appelle son petit-fils « vilain » ou « sot », « cela ne l’impressionnait pas parce qu’il savait qu’elle l’aimait ».
Ils ont deux filles. Héléna a épousé le gérant d’un domaine voisin, Luc Juchniewicz, et elle prend soin des ruches. Elle deviendra la maîtresse de Romuald. Tékla est la mère de Thomas. Pour lui, même si elle n’est pas à ses côtés, « elle restait une merveille trop grande pour servir à quoi que ce fût et, la regardant, il avalait sa salive à force d’amour » (p. 21 22). Il la retrouvera et partira avec elle à la fin du roman.
Tékla s’est marié avec un citadin, Théodore Dilbin et ils sont tous deux des exilés politiques en Pologne. Théodore, qui a une formation de vétérinaire, est un aventurier et le grand absent du livre, celui qui ne revient jamais. Son frère Constantin est considéré comme le fils indigne de la famille. Leur père, Arthur Dilbin, un insurgé de 1863, est celui qui fut envoyé en Sibérie, et l’époux de celle qu’on appelle la grand-mère Dilbin, de son prénom Bronislawa, la cadette des six filles du comte von Moll qui, par un beau jour d’hiver vient s’installer à Ginè et y finira sa vie, accompagnée par les Invisibles. Contrairement à Misia, elle veille sur son petit-fils, lui donne de menus cadeaux qu’elle tire de sa boîte en fer-blanc et surtout lui enseigne le vaste monde. Elle lui parle de son arrière-grand-père, le docteur Ritter, de théâtre, d’opéra, du merveilleux domaine de Imbrody, « qui appartenait aux Mohl, la famille de sa mère » (p. 80-85), lui raconte des anecdotes variées sur les juifs et l’initie à l’Histoire par le biais de la lutte contre la Russie, à laquelle son mari et ses fils Théodore et Constantin participèrent : « Souviens-toi, Thomas : dix-huit cent soixante-trois. La devise des insurgés : « Pour notre liberté et la vôtre » signifiait qu’ils luttaient aussi pour la liberté des Russes, mais le tzar était alors puissant et ils n’avaient à lui opposer que des fusils de chasse et des sabres. » (p. 83).
Autour de ce noyau familial qui donne son affection à l’enfant sans parents, gravite tout un petit monde. Ce sont Pola et Antonine les domestiques ; Satybelka l’économe, les trois curés qui se succèdent, Bien-Bien, puis le jeune curé amant de Magdalena, qui fait ses sermons en lituanien, et enfin le troisième prêtre, l’abbé Monkiewicz, qui se sentira impuissant à arracher Balthazar à l’influence du Malin. Il y a enfin Joseph le Noir, le nationaliste lituanien, qui déteste Surkant parce qu’il a fait le choix de la Pologne, mais qui devient quand même l’instituteur de Thomas.
Thomas, un garçon tourmenté en marge du monde.
Tous ces personnages forment le monde de Thomas, dont les souvenirs d’enfance sont la trame de ce livre. Le narrateur explique qu’aucune photo de son jeune héros n’a été prise et que ce dernier, quand il se regarde dans le miroir, est « incapable de se voir en se comparant aux autres » (p. 117). Le portrait qui est donné de lui n’est guère flatteur et en fait une sorte de Poil de Carotte lituanien. « Un chaume dur et épais d’un blond foncé retombait sur son front, […] Joufflu, les yeux gris, le nez petit et retroussé comme celui d’un verrat […] Grand pour son âge. » Sa haine est portée à son comble lorsqu’il entend un jour un des fils Koreva murmurer à son frère : « Thomas a la figure comme un cul tatare. »
On sent qu’il a du mal à établir des relations avec les autres et les petites filles le troublent et l’inquiètent. Son éveil sexuel se fera avec la jeune Onutè Akulonis (p. 55-56), qu’il évitera avec malaise lorsqu’il la reverra quelques années plus tard. Sans doute timide, il n’est lui-même, « sans souci des manières et des contraintes », qu’avec son grand-père, grâce à qui il « err[e] dans la fable des semences qui germent sous la terre, de la montée des tiges, des corolles, des pétales, des pistils et des étamines ».
Son caractère asocial est renforcé par son goût pour la lecture qui l’isole. Il découvre la Sophie de la comtesse de Ségur qui porte « de longues culottes terminées par une dentelle » mais il ne peut lire les légendes des images car elles sont en français. Il voudrait pénétrer le mystère des Tragédies de Shakespeare dont les pages sont tachées de rouille, mais, « bien que ce fût écrit en polonais », il se décourage : ce sont là « affaires de grandes personnes ». Il n’apprendra vraiment à lire que dans deux livres de voyages qui le fascineront, représentant des « nègres » à la peau rayée qui le font rêver à des terres lointaines et inaccessibles : « Et alors commença pour lui une ère nouvelle. » (p. 77). Quant au Coran, le livre saint le rassure. Il aime surtout se plonger dans son cahier spécial (et secret) qui ressemble à un livre et sur la couverture duquel il a inscrit « Oiseaux ». Il aime la sonorité des noms latins et s’oblige à écrire « scrupuleusement » le L., dont il ignore qu’il est l’initiale de Linné, le premier qui classa les espèces. « Cela en valait la peine, car nommer un oiseau, c’est presque l’avoir pour toujours . » (p. 176).
Ses essais en amitié tourneront court. Thomas s’entichera de Dominique Malinowski, le fils de la veuve la plus pauvre de Ginè. Il s’efforcera d’obtenir par tous les moyens « l’approbation de ces yeux gris et froids », attiré qu’il est par « ce qui est rude et méchant ». Dominique gouverne « à l’aide d’une terreur silencieuse » et se venge « de ce qu’il avait eu à souffrir de la part des adultes » (p. 104). Dominique a du ressentiment contre Dieu parce qu’il est indifférent au malheur de sa mère. Quand il profane l’hostie divine sur une table de pierre et la mange après l’avoir déchirée avec une alène, Thomas fuit soudain devant l’épouvante du péché mortel et perçoit en un instant « la fausseté de ces moments où il s’était cru l’ami de Dominique » (p. 110-111).
Thomas apparaît comme un enfant tourmenté, qui se préoccupe de sa propre destinée. Lorsqu’il calligraphie des chiffres pendant ses leçons chez Joseph l’instituteur, il aspire à connaître « quelqu’un qui pût lui dire : ceci est bien, cela est mal, et alors on sait qu’il en est ainsi » (p. 173). Lorsqu’il va en forêt pour chasser, il se voit confronté à un dilemme : « Il lui venait parfois à l’esprit qu’il était plus heureux lorsqu’il ne portait pas d’armes, parce qu’en somme, tuer n’est pas indispensable. Pourtant, si l’on va à la forêt sans fusil, chacun demande pourquoi, on a l’air bête, on ne sait pas s’expliquer, tandis qu’autrement « on va à la chasse » et c’est clair. » (p. 277).
Lors d’une chasse aux canards avec Romuald, Victor et Denis, Thomas laisse volontairement s’échapper un col-vert. C’est alors l’occasion pour lui de s’interroger sur le déterminisme : « Est-ce Dieu qui a décidé qu’il ne devait pas périr ? Si c’est lui qui l’a voulu, alors il a dû lui souffler à l’oreille de ne pas tirer. Mais pourquoi, dans ce cas, lui avait-il semblé que cela dépendait uniquement de son propre vouloir ? » (p. 321). Lors d’une autre chasse en octobre, il sera assailli par les mêmes pensées, bien que le monde lui parût « simple et clair » (p. 308-309). Il prête l’oreille à sa voix intérieure, s’interrogeant sur sa capacité à être maître de son propre vouloir. « Il savait qu’il devait se soumettre à des décrets s’accomplissant à travers lui, et ainsi chacun de ses pas lui appartenait et, en même temps, ne lui appartenait pas. »
Son aspiration à la pureté se manifeste par un rêve qui le ravit autant que la fessée de verges administrée par un des garçons de ferme. Il se trouve dans l’arène d’un cirque au temps de Néron et chante avec un groupe de chrétiens. Les larmes qu’il verse sont le signe de la bonté dont il fait preuve en subissant le martyre (des lions le dévorent) et il se transforme « en une rivière sans digues », exalté dans une « lumière rayonnante et [en ] union avec le Bien, à jamais » (p. 192). Mais il ne cesse de se poser des questions et, après avoir jeûné, craint que le Malin ne lui fasse perdre de nouveau pied et douter de Dieu (p. 294).
Thomas, un enfant dans la nature.
Balthazar le forestier initiera Thomas au monde merveilleux de la nature. Thomas court joyeux à sa rencontre lorsqu’il apporte champignons ou gibier. Avec sa femme et ses deux enfants, l’homme de la forêt habite une maison dans un bois de charmes à l’écart : « Thomas aurait bien voulu habiter là, loin de tout, avec les bêtes qui tendent le cou du milieu des fourrés et observent le mouvement de la ferme. » (p. 46).
Quant au grand-père Surkant, il fait pénétrer son petit-fils dans un univers à part, « dans le vert royaume des plantes au moment où les feuilles jaunissaient et tombaient des arbres- un autre royaume que celui de la réalité. Il s’y trouvait en sécurité, les plantes ne sont pas mauvaises. Là, rien ne le repousserait. » (p. 116).
Un été, Pakienas procure à Thomas les cartons dont il besoin pour constituer un herbier et il se met à collectionner des espèces. Orchis, molènes, giroflées, asters, réséda, trouveront place dans l’herbier qui ne durera qu’une saison, l’attention de Thomas se portant ensuite vers les oiseaux (dont nous avons déjà parlé) et les animaux.
Dans ce livre, dix chapitres sont consacrés à la chasse et ils sont parmi les plus beaux du livre. Peut-être est-ce parce que, tout-petit, on mettait Thomas sur une peau d’ours que le goût de la chasse lui vint. « Le grand-père se souvenait que, lorsqu’on avait tué l’ours dont il restait encore la peau et qu’on en avait fumé les jambons, les chiens reconnaissaient cette viande son odeur et leur poil se hérissait. « (p. 121). L’enfance de Thomas est bercée d’histoires extraordinaires d’ours politiques, d’ours intelligents, de braconnages d’élans et de grand-duc en cage. « Le contact de ce pelage court (celui de l’élan) réveillait sans doute [dans le grand-duc] les souvenirs de tous ses ancêtres qui déchiraient faons et lièvres. » (p. 119-14). D’étranges associations d’idées lui viennent en tête lorsqu’il songe « à tout ce qui est poil » : « S’identifiant en quelque sorte avec le grand-duc, se transformant en lui tandis qu’il tressaillait sur l’élan, il s’en fallait de peu qu’il ne se demandât s’il n’avait pas aussi envie de déchirer Magdalena, ou si les délices qu’il éprouvait ne venaient pas de ce qu’elle était déjà morte. »
« Chevalier, exterminateur du Mal », Thomas chasse les vipères à Borkunaï, où elles représentent un « véritable fléau »(p. 156). Accompagnant Romuald et chaussé de hautes bottes, il les traque sur le sentier près du ruisseau, dans le marécage, en s’en approchant avec prudence. Elles exercent sur lui une sorte de fascination inexplicable : « - Quelle bizarre exception parmi toutes les créatures vivantes ! » que ce « petit morceau de corde » dont la « puissance réside en quelque sorte au-delà d’elle-même, comme si elle n’était qu’un accessoire ou un instrument » (p. 156). Il sera même donné à Thomas d’apercevoir un spectacle rarissime, une noce de vipères : « Une danse d’éclairs sur le sol. »
Son initiation à la chasse se fait l’été où il devient l’ami de M. Romuald ; il a alors l’honneur de tirer sous sa direction avec un vrai fusil de chasse et de voir comment il appâte les gélinottes avec un pipeau (p. 158). Il accède ainsi aux activités des professionnels, apprend à nettoyer les fusils et à enlever la peau des oiseaux (p. 157). Il apprend à chasser avec les trois chiens courants et le chien d’arrêt (p. 160) et, s’il a du mal à jouer du cor, découvre la paix et les joies de l’automne. Son apprentissage se fait d’abord en tant que « simple apprenti de bas rang ». Les histoires de chasse, la poursuite et la mort d’un lièvre (p. 163) feront de lui un vrai chasseur. Et il aura le droit de porter des « bottes à longue tige, si possible avec un tirant qu’on boucle sous le genou » (p.165).
Il vivra l’expérience sans pareille de la chasse au grand tetras (p. 197), « un oiseau qui est le symbole de la vraie grande forêt ». Il ignore ce qui l’excite le plus, de « l’image de l’éventail ouvert de la queue » de l’oiseau-dindon ou « de sa propre image se faufilant dans la pénombre ». Tremblant de froid et d’attente, Thomas écoute le fascinant tek-ap, tek-ap de l’oiseau et pressent « le prestige de cette chasse qui exprime la sauvagerie du printemps » (p. 202).
La mort du grand tetras est pour lui l’occasion d’une véritable expérience existentielle. Il éprouve alors « la nostalgie d’une entente avec diverses créatures vivantes, telle qu’il n’en existe pas » et il comprend que « prendre soi-même une autre forme, mettons celle d’un tetras, cela aussi est impossible « (p. 205). Quand il chasse l’épervier, il oublie même qui il est, en se donnant une âme d’épervier (p. 255). Lui qui possède l’art suprême de frouer, « ce signal aigu, entre le miaulement d’un chat et le sifflement d’une balle », s’en voit soudain dépossédé quand sa voix se met à muer (p.256).
Allant de plus en plus loin dans une approche métaphysique de la chasse, Thomas met son point d’honneur à ne se servir que de sa propre adresse. Chassant sans fusil, il essaie d’approcher furtivement d’assez près les animaux « pour être sûr que, s’il avait eu un fusil, il n’aurait pas manqué son coup » (p.206).
Mais en même temps, à Alunta, lors de la chasse au canard, qui se fait en canot, il éprouve le plaisir et la surprise d’aller chercher le canard qu’on a tué de sa main. La berdanka, le fusil, devient une partie de lui-même. Quand il s’interroge sur le vouloir-vivre du gibier, il se persuade que son but de vaincre et empailler est « plus important que la volonté de vivre des animaux « (p. 256).
Sans cesse écartelé entre son goût de la chasse et sa compassion pour le règne animal, il éprouve ainsi une forme de haine à l’égard de lui-même, le jour de la chasse aux lagopèdes, au cours de laquelle il ne tue aucun animal. Il s’en veut alors d’avoir déçu Romuald (p. 276). Ayant tant aspiré à devenir un « citoyen de la forêt », ce « chasseur dans l’âme » éprouve une grande déception de « voir qu’il ne ser[a] jamais l’homme complet qu’il avait rêvé d’être (p. 277), car il lui manque la maîtrise de lui-même.
Après avoir laissé échappé des chevreuils parce qu’il veut que leur observation dure et qu’il aspire à « se dissoudre et, invisible, participer », après avoir aussi laissé s’enfuir un jeune renard, il fait l’expérience capitale du mystère de la mort quand il tue un petit écureuil (p. 278-281) « qui ne savait pas mourir » et assiste à son agonie. Le monde devient alors une apparence, une coquille vide, et il s’abandonne à appeler sa mère dans une sorte d’incantation : « Maman, maman, maman, viens ! » (p.281). Il en appelle à Dieu dont il ne comprend pas qu’il ait pu créer un monde voué à la mort(p. 284). Il comprend que tout être humain porte en soi le germe de la destruction.
La chasse apparaît donc bien pour Thomas un étape essentielle de sa formation, une véritable initiation philosophique et le moyen privilégié du dévoilement du monde.
« Je règle mes comptes avec la vie ».
Pour Milosz, cette œuvre fut essentielle : « Je règle mes comptes avec la vie », déclara-t-il à son propos. Méditation profonde sur les créatures et les liens qui les rattachent à l’au-delà, réflexion sur le Mal, chant de la réintégration, le roman est sans doute tout cela à la fois. Avec cette œuvre à la prose poétique ample et inimitable, qui lui fut une thérapie nécessaire avant de retourner à l’écriture proprement poétique, « la patrie qui remplace celle qui soudain lui a manqué », Milosz l’exilé refonde sa patrie spirituelle aux confins de l’Europe, en retrouvant l’harmonie originelle du passé de son enfance.
Dans une interview accordée par Milosz lors de la réception du Nobel, Jean Offredo voyait juste en affirmant que ce sont « son attachement à sa terre natale, sa foi chrétienne, son sens de l’homme, qui ont donné à sa poésie de l’exil la dimension littéraire » reconnue par le Nobel en 1980.
D'après des notes prises lors du compte-rendu de lecture de Bénédicte Picard et des notes personnelles.
Les pages renvoient à : Sur les bords de l'Issa, Czeslaw Milosz,L'Imaginaire, Gallimard, 1956.
Bibliographie.
Jeudi 10 décembre 2008