A la première messe (1884-1886), Giovanni Segantini
Je viens de recevoir une carte postale représentant un tableau de Giovanni Segantini (1858-1899), un peintre italien, dont j’ignorais tout, et oncle de Rembrandt et Ettore Bugatti. Après avoir perdu très jeune son père et sa mère, il fréquentera l’Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan. Installé en Suisse, en Haute-Engadine, il deviendra un peintre de genre, (des scènes de la vie paysanne à Savognin notamment), représentant des sujets typiques dans des paysages de montagne du Nord de l’Italie.
Il chercha toute son existence à capter la lumière éclatante des pics alpins. Si l’extraordinaire luminosité de ses toiles fait de lui un avant-gardiste en matière de paysage et un précurseur du courant moderne, on a coutume généralement de le rattacher au symbolisme. Sur sa tombe, on peut lire : « Arte e amore vincono il tempo » (L’art et l’amour triomphent du temps).
Ce tableau (A messa prima, A la première messe [1884-1886]) représente un vieux prêtre gravissant les degrés d’un escalier menant à une église, sur un fond de ciel d’un bleu éclatant. En le regardant j’ai soudain pensé à un texte de Marcel Proust, dans Les Plaisirs et les Jours (dans la partie « Les Regrets, Rêveries Couleurs du temps »), et dont le titre est « Présence réelle » (XXII). Il s'agit d'une rêverie sur les noms, écrite dans une langue classique et dépouillée, par un Proust qui n'a pas encore choisi le méandre et l'arabesque. Elle baigne dans une atmosphère mystique, qui m'avait sans doute particulièrement frappée, pour ainsi ressurgir d'un coin de ma mémoire.
Le narrateur y évoque les souvenirs amoureux d’un amant « dans un village perdu d’Engadine au nom deux fois doux ». Après avoir fait la description d’une multitude de papillons roses voletant au-dessus du lac de Sils-Maria, il souligne la « présence réelle » de sa maîtresse, loin de ses yeux en ce temps-là. Il se remémore l’éblouissement suscité par quelques mots prononcés à propos de l’Alpgrun : « De là on voit jusqu’en Italie. » Et il y a cette phrase : « Nous partîmes pour l’Alpgrun, imaginant que, dans le spectacle étendu devant le pic, là où commencerait l’Italie, le paysage réel et dur cesserait brusquement et que s’ouvrirait dans un fond de rêve une vallée toute bleue ». Et plus loin : « Et puis, j’avais l’immense espoir de te mener un jour là, lire cette ligne : ensuite tu monterais avec moi plus haut encore me venger de toute cette tristesse.»
Et sur ces marches affaissées, vieillies par le temps, j’imagine que ce vieux prêtre en soutane et las du monde, dont les yeux se sont usés sur son bréviaire à demi fermé, murmure la prière qu’il dira à la première messe du matin : « Seigneur, un jour, je monterai là-haut avec Toi, et je me baignerai dans Ton irradiante clarté bleue. »
Autoportrait de Giovanni Segantini (1893)
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