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4 octobre 2018 4 04 /10 /octobre /2018 14:30

Dany Lecènes, François Folscheid, Catherine Thévenet, Eglise Saint-Sulpice de Rou

Lors des Journées du Patrimoine 2018, le thème était le Partage. Dany Lecènes, François Folscheid et moi-même, qui taquinons la muse, avons fait deux lectures poétiques de nos poèmes personnels dans les églises Saint-Sulpice de Rou (samedi 15 septembre) et Sainte-Croix de Marson (dimanche 16 septembre). L’ensemble des deux lectures a rassemblé une quarantaine de personnes.

Nous avions organisé nos textes sous le titre Partage des Heures du Jour et de la Nuit. Dans la quête de ces brefs instants de joie et de mélancolie qui émaillent le quotidien, nos poèmes tentent de dire ce mystère, cet « arrière-pays », cher à Yves Bonnefoy, qui nous parle, mais que les mots seront toujours impuissants à exprimer. Précisons que chacun était le diseur de ses propres textes.

Nos textes alternaient avec des morceaux musicaux joués par Dany notre musicienne à la flûte (alto et soprano), au dulcimer, au mélodica, au métalophone.

Après avoir écouté la « Nobody’s jig » de John Playford à la flûte soprano, nous avons entamé la première partie intitulé « Aube » avec mon poème « Petit matin », qui décrit l’instant du réveil et se termine ainsi : « De ma main somnolence/ Je griffe le silence.

Dany a évoqué l’aurore « par la fenêtre circassienne » et « pris en flagrant délit l’homme aux yeux éreintés » avant qu’il « plie pour cause d’aurore/ Son genou déserteur ».

Partie initiale qui s’est achevée avec mon poème « Aube », qui dit ce moment où « le jour hésitant/ Tremble au fond de l’alcôve/ Au beau falot de l’aube ».

Après la « Pavane Chateaumur » d’un anonyme au dulcimer, à la merveilleuse résonance, la deuxième partie, « Jour » a débuté avec le gracieux quatrain de Dany, extrait de La Joie n’a pas de poids :

« La Loire est retrouvée

Avec ses yeux de chat

Laissant à désirer

Ses poses de geisha »

François Folscheid

François a ensuite évoqué la beauté de cette Loire, « son fleuve », cette « eau de diamant trouble », cette « puissance lente bleuie de ciel en miroir ». Une Loire qui l’apaise, le fait rêver, mais dont « l’ombres d’un silure » est peut-être « le reflet des formes obscures qui sont en [lui] ».

Avec « Dans les vignes d’Anjou », je me suis remémoré le temps où j’aimais à marcher « dans les vignes d’Anjou ». « […] Tout en bas du coteau rêvait la Loire douce/ A la mer lointaine/ Moi j’allais rêvasser dans une loge de vigne ».

François, quant à lui, a fait revenir à sa mémoire « le cerisier d’enfance », quand « perché dans l’arbre », il éprouvait « cette sensation de légèreté, d’union avec la nature, loin du monde des hommes ».

Puis, mon poème « Mémoire des frangipaniers » a fait surgir ces arbres lointains, tant aimés lors d’un voyage en Australie :

« […] Fantômes blancs de mes années

Oui sans fin je respirerai

La note de cœur distillée

Des suaves frangipaniers »

Dany Lecènes

Un autre quatrain de Dany a affirmé de nouveau que :

« La joie n’a pas de poids, le papillon le sait

Ignorant qu’il est Dieu quand il ourle le monde

D’un gramme de couleurs comme Jean-Sébastien

Qui lévite en solo de ses ailes de feu »

Joie pure que François retrouve encore dans « l’œuf à la coque », avec « son ovale parfait, sa coquille lisse, son unité sans faille ». Grâce à lui, il peut « retourner au sein, à la source des commencements où tout n’est qu’œuf, cercle, silence. »

Silence qui est celui de mon poème « Une chambre à soi ». Chacun n’aspire-t-il pas à posséder ce « Lieu de solitude et de plénitude/ Havre de naissance et de reconnaissance/ Retrait d’évasion et de création/ Buen retiro intime et serein » ?

Au mélodica, la petite virgule « Avril » de Rémi Belleau a précédé le texte de François nous invitant à brûler « nos peurs et nos doutes dans un grand feu de tourbe […] Et le vent soufflera dans les coraux du cœur. »

Dany nous a alors invités à aiguiser notre regard et à contempler « La fuite empêchée/ D’un chiffon de plastique/ Danseur », celle d’un prosaïque sac-poubelle.

Elle nous a incités, malgré les obstacles, à déceler la beauté et la grâce, même « Aux jours absurdes/ De l’inespérance ».

Elle a su dire avec délicatesse et pudeur la fêlure des couples :

« […] Il n’a rien dit. La déchirure est quotidienne.

Il est à elle. Elle est à lui.

Il n’a rien dit. On n’a rien vu. […]

C’est mon poème « Voiliers au port » qui a conclu cette deuxième partie. Ces voiliers, saisis dans la froidure et l’immobilité d’un mois de janvier,  ne sont-ils pas un peu à notre image ?

« […] Et dans l’ombre de l’eau en façon de miroir

Nostalgique et brouillé

A leurs grands mâts noyés aux vergues illusoires

Leur âme est enchaînée »

Dany Lecènes à la flûte

Après un « Air » de John Christian Schickhardt à la flûte alto, nous avons débuté notre troisième partie, « Crépuscule », avec un texte de François, célébrant le bleu : « […] Le bleu derrière le bleu pour atteindre ce qui est avant que d’être – le bleu jusqu’au blanc, jusqu’au noir du silence, jusqu’au noir de la lumière avant tout silence et toute lumière ».

Poursuivant dans cette couleur, j’ai dit mon poème intitulé « Une bouffée d’éther » :

« Dans la queue ocellée du paon qui criaille et fait la roue

Dans le plumage plein de l’oiseau exotique qui chantait à Cnossos

[…] Dans la capote horizon déchiré du soldat fourbu qui meurt sous les balles

Il y a cela ce minuscule éclat de verre brisé

Où le ciel et la mer ne sont plus qu’une bouffée d’éther »

Et c’était encore à moi d’évoquer la solitude dans mon poème « Dans les terres de ma solitude », lequel s’achève ainsi :

« […] Dans les confins de ma solitude

Je me love aux tréfonds de moi-même

Pour que bruisse farouche un unique poème »

Ensuite, François nous conduisait loin vers l’intime de notre cœur : « Nous irons par le halo des sentiers, munis du heaume de lente vapeur, nous irons là-bas au fond de nous-mêmes. »

Et il nous faisait revenir vers « la mémoire d’enfance » : « La mémoire d’enfance est un grenier où sont entassées les étoiles vives et les ombres errantes du temps. […]

En deux quatrains, Dany a ensuite partagé la douleur de l’hiver du sentiment :

[…] Partout l’hiver, l’hiver partout

Comme on cherche l’oiseau comme on trouve le loup

Hélas ! Tout est désert à en devenir fou

Et j’ai laissé mon cœur, mon cœur mourir pour vous. »

François décrivait alors une forme de nirvana de la pensée : « En eau profonde, toute connaissance retourne au sel, devient vibration, plane, indistincte. […] Rien que du sable et du sommeil. Et l’océan qui absorbe, emporte tout. »

Catherine Thévenet

La flûte soprano avec le célèbre « Greenleaves » nous conduisait vers l’église des Dominicains où règne la Vierge au buisson de roses de Martin Schongauer. Un tableau qui m’avait inspiré le poème « Roses sans épines » qui se termine ainsi :

[…] Pour son petit enfant

Au crâne rayonnant

Tenu dans ses doigts ivoirins

Elle aimerait cueillir aux plis de son manteau

Les humbles fraises du jardin clos

La nourriture des enfants morts »

Et Dany décrivait en quatre vers puissants la force de l’Amour :

« Tomber. Tomber amoureux. Tomber sous le poids

Du bois transversal. Tomber. Par manque de soi.

Pour atteindre. Par l’ample geste de la faux.

Tomber d’amour dépossédé jusqu’au vertige. »

Amour décliné d’une autre manière par moi-même dans « A la verticale de l’été », texte évoquant les trois sœurs vietnamiennes du film éponyme de Anh Hung Tran, dont voici les derniers vers :

« […] A la verticale de l’été

Trois destins dissemblables

Pour trois vies si semblables

Sous la pluie drue

De la mousson »

Dany soulignait alors l’impossibilité radicale d’exprimer la nature de l’amour :

« Quand nous aurons tout dit de l’amour

Nous n’en aurons rien dit […] »

Dans une réflexion sur le temps, François nous invitait à retourner sur nos traces : « Revenir au sablier bleu, celui dont le sable ne coule que dans la mémoire du temps. » Incitation pressante à « Boire ce lait jusqu’au pis, remonter la glissière du temps pour évacuer les brumes qui obombrent les pensées et les gestes. »

Dans un sonnet, Dany épanchait une âme empêchée, tout en souffrance :

« Je suis un fruit sans goût, un geste sans mémoire

Un soleil tué d’une flèche de ténèbres

Une musique retenue par son algèbre

Une alouette nue au pied de son miroir

[…] Mais non, il faut apprivoiser comme un oiseau

Les jours vomis où l’âme se trouve en lambeaux

Pour un instant croire qu’ils sont d’éternité. »

Ensuite, François distillait son sentiment sur la raison : « L’abeille de la raison se tient derrière la vitre. Elle n’entre pas dans l’être. Elle ne nous donne ni miel ni chaleur. Seulement le battement de ses ailes, le froid de son exil. »

Un appel sans doute à s’exprimer par un autre biais en répondant à un appel vers un ailleurs plus profond : « Non point ce resserrement, ce broiement, ce chemin de regrets et de rêves enfuis, mais le grand large, le grand large des blés, de la pluie et du vent – de la vastitude de soi, en sa fenêtre haute. »

Dany Lecènes au métalophone

 

Avec « Au clair de la lune », joué au métalophone, nous sommes entrés dans notre dernière partie, celle de la « Nuit ».

Tout d’abord avec le quatrain de Dany :

« Le Très-Haut c’est très haut

Je n’ai pas d’escabeau

Sauf un rayon de lune

Excusez ma fortune »

C’était une autre nuit, celle du souvenir, que j’évoquais avec mon sonnet « Mondes flottants ». S’y exprime l’impossibilité de retrouver l’image d’un visage perdu : 

« Où s’en va ton visage au fil faux des années,

Divagation, mirage et métamorphose,

Entrevu un matin dessous la vitre close

De ce train en partance d’une gare embrumée.

[…] Fantôme et illusion, je n’ai aimé qu’un songe. »

Et François d’évoquer alors une autre vitre, en nous invitant à « Rejoindre la matrice, les eaux primordiales, le long fleuve des origines qui coule dans le noir, derrière la vitre. »

Et pourtant, il semble qu’une lumière demeure car « Sur la rive de sel, on a jeté la torche des vivants » et que  « ce soir, une lueur tremble à la hampe des troupeaux ».

« Lueur » qui est peut-être celle de la beauté chantée par Dany :

[…] Je dirai demain

Quelque chose de la beauté

Quelque chose qui ne meurt pas

L’étrangère l’ensanglantante

Beauté

Par ton regard élargi

Sur le monde mauve »

Car, même dans les interrogations angoissées de François, « Où est le chant, où est l’enfance, où est le rivage ? », quelque chose demeure qui s’apparente à l’espoir : « Seul le rougeoiement du ciel, au matin, est rouge d’une attente qui embrase l’horizon ».

Mais quel était-il, cet espoir, pour Camille Claudel, dont j’évoque le tragique internement dans mon poème « C’était quoi l’espoir ? »

[…] Pour Camille, trente ans internée

Menue mèche mourante

Entre les murs de Montdevergues ?

[…] C’était peut-être le souvenir

Ténu et tremblotant

De l’enfance à Villeneuve

Ce joli Villeneuve

Quand elle courait petite

Dans les champs avec Paul

Pour trouver de la glaise

A pétrir »

Terrible tragédie d’un monde que François regarde avec pessimisme et lucidité : « Tout bascule. Le point de tempête est atteint. L’essence des choses s’évapore, le noyau du monde se délite. Tout ce qui en nous donne joie, légèreté, présence vive, se replie. Du plus profond de la nuit éternelle, pivotant sur l’axe de l’univers, Isis tourne vers la terre son regard d’oiseau mort. » Et il conclut : « […] Seuls demeurent le silence des pierres, le flux de l’énergie – l’éternité par-delà vivre et mourir, être et ne pas être. »

Mourir, c’est ne plus être, mais c’est demeurer dans le souvenir de ceux qui restent. Ce que je tente de dire dans mon poème, « Quand un ami vous quitte » :

« Quand un ami vous quitte

Il vous vient un grand froid

Comme une porte ouverte

A la nuit aux abois

[…]

Quand un ami vous quitte

Il naît soudain la fleur

Du souvenir têtu

Aux années jumelées »

Et, nous dit Dany, c’est la mort qui, d’une certaine manière, réconcilie le corps et l’âme :

« Il ne fallait rien moins que la mort

Pour mettre ces deux-là d’accord »

[…]

Or puisque le diable s’endort

Lorsque tu sors ton calame

Célèbre ton corps et ton âme

Fondus dans la nuit sans aurore

[…] »

Oui, en dépit du « sombre noir, force de néant sur nos peines », affirme François, il est possible de « tirer l’espoir de ses filets de sel noir, l’espoir d’air et de vent […], les yeux grands ouverts sur le monde immense du Dedans ».

La vie n’est-elle qu’un éternel recommencement, nous faut-il « Toujours en ce gris revenir » ? demande François. Nous faut-il « mourir de n’avoir point franchi le gué, d’avoir laissé s’enfuir les printemps, les étés » ? « Comme s’il fallait revivre toujours ce qui n’a pu être vécu. »

Pour terminer sur une note moins désespérée, j’ai dit mon poème « Résurrection », inspiré par une installation du peintre Ali Salem pour Art et Chapelles 2011 :

« Dans le blanc du matin

J’ai vu la porte ouverte

Comme d’un baldaquin

La tombe était couverte

[…]

Et cette toile offerte

Vierge tel un vélin

Ce n’était pas la perte

C’est la Vie enfin »

Dany a conclu cette lecture poétique avec un texte extrait de sa dernière publication, La Lettre de Jézafata à son bourreau (2018). On y entend la puissance non-pareille du Poème, qui est une forme de rédemption et d’éternité :

« Le poème, cette conversation avec l’indicible, je l’ai mâché comme une poignée d’herbes amères. Jusqu’à l’écrire. Ô douleur, ô jouissance ! Cinglante humilité du presque. Le poème est le divorce de la vérité d’avec le silence. Sur la plaie vive, verser le baume de la musique. Croire au rythme. S’illusionner du chant. Et puis darder la petite joie rougeoyante qui se souvient de la première étincelle du Tout. Pourquoi voudrais-tu que la Mort existe après le poème ? »

Nous remercions le père Blourdier, curé de la paroisse Jeanne-Delanoue, et Rodolphe Mirande, le maire de Rou-Marson, de nous avoir accueillis tous les trois dans leurs églises. Ces deux petites églises de campagne, humbles comme la violette, ont été de très beaux écrins pour la voix de nos poèmes.

Œuvres dont les textes sont extraits :

Dany Lecènes

La Joie n'a pas de poids, Edilivre, 2013

Il pleut des grâces

Poèmes de la lune où va l'ermite

L'hiver partout, partout l'hiver, Editions secrètes, 2016

Les Lachrymots

La Lettre de Jézafata à son bourreau, Edilivre, 2018

Catherine Thévenet

Vers rêvés, Mon Petit Editeur, 2012

Mais l'ancolie…, Mon Petit Editeur, 2015

Vert Jardin, Mon Petit Editeur, 2017

François Folscheid

D'infiniment de pluie et d'aube, Le Petit Pavé, 2015

Ombres et lueurs de l'involuté, Le Petit Pavé, 2018

Crédit photos

Dominique Lenfantin

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1 septembre 2018 6 01 /09 /septembre /2018 13:49

Depuis plusieurs années, aux abords de l’été, la Bibliothèque de Rou-Marson et la PEB organisent une Balade contée, le nez en l’air. Conduite par Renée Monnier, qui connaît tous les secrets des plantes, cette promenade est ponctuée de textes poétiques choisis autour d’un thème. Cette année 2018, elle a eu lieu le vendredi 29 juin et  a permis à une trentaine de promeneurs de découvrir des jardins à Rou et à Marson.

Cette balade a débuté à Rou dans mon jardin, composé surtout d’essences méditerranéennes : lavande, lavandin, sauges multicolores et médicinales, thym, cyprès. Le jardinier et maître des lieux étant né de l’autre côté de la Méditerranée, on y trouve aussi des palmiers. Quelques rosiers encore qui me furent offerts lors de mon départ à la retraite et qui portent des noms d’écrivains. Le millepertuis s’y plaît bien, tout comme les hortensias roses, les acanthes d’une amie, la passiflore, le laurier rose ou la clématite. Quasiment aucun plant n’a été acheté : un vinaigrier venu de Dampierre-sur-Loire où nous habitions, un rosier ancien repiqué, des plantes trouvées ici ou là, une sauge de Russie donnée par une cousine, des buddleias ou arbres à papillons qui poussent comme du chiendent… Il faut dire que le jardinier, qui fut viticulteur dans une autre vie, a la main verte. Un premier poème m’a permis de décrire l’ensemble du jardin et de la maison.

« […] Cette maison-là

Ici

Et pas une autre

Au blond gravier crissant qui nageait dans la Loire et ses méandres paresseux

Avec ses toits bleu aigu ses cheminées de ciel

Où lentes déambulent et roucoulent les tourterelles grises

Et sa pierre moussue si douce sous les semelles

Quand les lavandins les roses et le thym font des mers parfumées […] »

 

Un autre texte a rappelé une soirée d’été en juin 2012, juste avant que la nuit ne tombe : « Le jardin vibre et bruit sans trouble et sans alarme/ Ni vacarme […] Sur le jardin serein la nuit tendra sa palme/ Si calme »

Et en quittant la maison, sous le porche aux nids d’hirondelle, nous avons dit alternativement ma « Villanelle pour l’hirondelle » :

« […] Que j’aime la belle oiselle

Qui me dit le renouveau

Le ciel rit à tire-d’aile

Quand s’en revient l’hirondelle »

 Les visiteurs ont ensuite repris leur voiture pour se diriger vers le jardin de Michelle, route de l’Etang à Marson. Un grand jardin aux lisières d’un bois où se hasarde parfois un chevreuil ou un sanglier. Quand les propriétaires ont acheté ce terrain il y a une quarantaine d’années, c’était une friche. C’est à présent un agréable creux de verdure avec une balancelle de bois pour rêver à l’ombre des grands arbres où le muguet éclate en grappes serrées au 1er mai, tandis que, doucement au soleil, poussent tomates et salades dans un petit potager rectangulaire entretenu avec soin.

Michelle, la maîtresse des lieux, était particulièrement choisie pour dire « Le jardin et la maison », extrait du Cœur innombrable d’Anna de Noailles, et dont voici la fin :

« […] - Peu à peu la maison entr’ouvre ses fenêtres
Où tout le soir vivant et parfumé pénètre,

 

Et comme elle, penché sur l’horizon, mon cœur
S’emplit d’ombre, de paix, de rêve et de fraîcheur… »

 

Marie-Christine et Pierre ont évoqué l’araignée et l’ortie, humbles représentantes de l’Amour universel chanté par Victor Hugo dans Les Contemplations :

 

« […] Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ; 
Tout veut un baiser. 
Dans leur fauve horreur, pour peu qu’on oublie 
De les écraser, 

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe, 
Tout bas, loin du jour, 
La vilaine bête et la mauvaise herbe 
Murmurent : Amour ! » 

 

Christian, avec « La Coccinelle » du même Hugo, a rappelé cette charmante saynète qui associe la « bête à Bon Dieu » à la femme aimée :

 

« […] Sa bouche fraîche était là:
Je me courbai sur la belle,
Et je pris la coccinelle;
Mais le baiser s’envola.

 

« Fils, apprends comme on me nomme »,
Dit l’insecte du ciel bleu,
« Les bêtes sont au bon Dieu ;
Mais la bêtise est à l’homme. »

 

L’occasion pour un des participants de nous donner l’origine de l’expression « bête à Bon Dieu ». Selon une légende, au Moyen Age,  un homme accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis devait être décapité. Mais lorsqu'il posa la tête sur le billot, une coccinelle se posa sur son cou. Le bourreau  tenta de l'éloigner mais elle revint systématiquement à sa place. Le roi Robert II le Pieux y vit une intervention divine et gracia l'homme, d'où la naissance légendaire de l'expression « beste de bon Dieu », considérée comme un porte-bonheur qu'il ne fallait pas écraser. Le vrai meurtrier aurait été finalement retrouvé quelques jours plus tard.
 

Avec un extrait des Nouvelles lettres d’un voyageur, Marie-Christine a souligné cet amour sensuel et profond qu’éprouvait George Sand pour la nature :

 

« Il y a des heures où je m'échappe de moi, où je vis dans une plante, où je me sens herbe, oiseau, cime d'arbre, nuage, eau courante, horizon, […] où je brille dans les étoiles et les vers luisants, où je vis enfin dans tout ce qui est le milieu d’un développement  qui est comme une dilatation de mon être. »

 

Et pour clore ce moment bucolique chez Michelle, Christian et Pierre ont ressuscité les essais audacieux et maladroits des inénarrables Bouvard et Pécuchet de Flaubert :

 

« […] « Deux fois par jour, il [Pécuchet] prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eût encensées. A mesure qu’elles verdissaient, sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir et versait à plein goulot, copieusement. »

 

Reprenant leur voiture, les promeneurs se sont tous retrouvés sur la place du château de Marson et ont pénétré dans le jardin de la Cave aux Fouées chez M. Noyer. Renée Monnier, qui connaît par cœur l’histoire du village, nous a rappelé qu’autrefois il y avait là un jardin appartenant au château de M. Fricotelle. Il comprenait notamment un ensemble de serres chauffées avec une collection d’orchidées. On envoyait des fleurs à Paris deux fois par semaine et les planches à bouquets permettaient aux habitants d’avoir des fleurs gratuitement. On y trouvait aussi un jardin potager. Enfin, le tertre était un verger.

 

Dans cet endroit où subsiste une des serres d’autrefois, Renée a fait revivre le rêve de verger du Papet dans Jean de Florette de Pagnol :

 

« Mon rêve, c’est de refaire le grand verger Soubeyran, sur tout le plateau du Solitaire, comme il était du temps de mon père : […] Mille arbres, sur vingt raies espacées de dix mètres, et, entre les raies, des rangées sur fils de fer de panses muscades : tu marcherais entre des murs de grappes, tu verrais le soleil à travers des raisins… ça, Galinette, ce serait un monument, ce serait beau comme une église, et un vrai paysan n’y entrerait pas sans faire le signe de croix ! »

 

Marie-Do nous a donné à imaginer la splendeur du jardin du Paradou, cet Eden redevenu sauvage, dans La Faute de l’abbé Mouret de Zola :

 

« La grotte disparaissait sous l’assaut des feuillages. En bas, des rangées de roses trémières semblaient barrer l’entrée d’une grille de fleurs rouges, jaunes, mauves, blanches, dont les bâtons se noyaient dans des orties colossales, d’un vert de bronze, suant tranquillement les brûlures de leur poison. […] Chevelure immense de verdure, piquée d’une pluie de fleurs, dont les mèches débordaient de toutes parts, s’échappaient en un échevellement fou, faisaient songer à quelque fille géante, pâmée […]

A quelques mètres de là, c’est le potager d’un habitant de Marson qui nous a accueillis. Après avoir longé les framboisiers, nous nous sommes retrouvés au soleil, à l’abri du coteau de tuffeau. Nous avons écouté les précisions topographiques sur le ruisseau de Marson qui longe les jardins, avant que Marie-Noëlle et Pierre ne donnent vie aux légumes, aux fruits, aux insectes et aux animaux du « Dialogue au jardin » de Jules Renard, extrait de ses Histoires naturelles. Il y élabore des parallèles amusants entre le monde des animaux, des plantes, et celui des hommes. L'intention de l'auteur est d'observer les hommes derrière le masque de ces animaux ou de ces plantes.

« LE POMMIER, au Poirier d’en face

—        C’est ta poire, ta poire, ta poire…c’est ta poire que je voudrais produire. »

 

Michelle et Marie-Do ont ensuite célébré les charmes du « Potager », un poème de Rosemonde Gérard, extrait des Pipeaux. Au matin, entre artichauts, groseilles, salades et melons, se dresse la silhouette du « bonhomme qui fait peur aux oiseaux », inoffensif à cette heure matinale, et que les petits oiseaux « piquent d’une caresse ».

 

Ensuite avec « Le verger » d’Anna de Noailles, extrait du Cœur innombrable, on a plutôt eu l’impression de se promener dans un potager. La poétesse nous y invite avec finesse à interpréter le poème au second degré : qui dit verger, pense fruit, voire pomme, le fruit défendu … C’est en effet une ode à la nature, sensuelle et évocatrice… Anna de Noailles nous y fait ressentir la plénitude qu’elle éprouve à y évoluer :

 

« […] Et ce sera très bon et très juste de croire

Que mes yeux ondoyants sont à ce lin pareils,

Et que mon cœur, ardent et lourd, est cette poire

Qui mûrit doucement sa pelure au soleil… »

 

Dans La raison gourmande, dans une perspective hédoniste, le philosophe Michel Onfray pose la question : y-a-t-il une philosophie du goût ? Un bel essai sur les nourritures terrestres dont Renée nous a dit un extrait. Une longue énumération tout en saveurs et en couleurs :

 

« Pommes de terre aux peaux rêches, carottes aux saveurs sucrées, salades de couleurs vives, qui pleuraient le lait à la racine, haricots verts aux arabesques baroques, cornichons hérissés de piquants comme un monstre préhistorique à la gueule patibulaire, céleris-raves à extraire de leur langue terreuse pour de puissantes senteurs, choux verts aux zébrures labyrinthiques, […] »

 

La dernière étape de notre promenade nous a conduits dans le charmant jardin de Renée Monnier, avec une petite serre, des bosquets de fleurs de ci-delà et des endroits ombragés pour rêver. Les promeneurs s’y sont assis en rond pour écouter d’abord le lyrisme satirique de Raymond Queneau dans « Le jardin précieux ». Après une description idyllique de fleurs, la chute est rude : « […] Une gente fillette avec un sécateur/ en fit tout un bouquet – la fin de ce bonheur ». Dans « Solitude, ô mon éléphant », Louise de Vilmorin nous a rappelé le passage inéluctable du temps grâce à une gracieuse évocation des saisons :

 

« […] Mais s'il [le temps] peut te changer, me changer et me prendre 
Ma jeunesse d'hier et notre heure aujourd'hui, 
Il n'empêchera pas les saisons de nous rendre 
L'iris et l'anémone et le mille-pertuis, […] »

 

Au cours de cette balade dans les jardins, comment ne pas évoquer la rose du Petit Prince, « unique », parce que c’est lui qui l'a choisie. Et lui de dire aux autres roses :

 

« Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c'est ma rose. »

 

Puis, c’était au tour des petits animaux de nos jardins d’être présents à travers la voix de Maurice Carême. Sa grande simplicité de ton, qui s’apparente à celle des enfants, nous fait imaginer sans peine le hérisson qui « pique et repique » alors qu’il est « si pacifique » et les trois escargots « qui s’en allaient cartable au dos ». Avec « Instant félin », on a évoqué aussi le chat que j’avais aperçu dans l’embrasure de la fenêtre de mon voisin, « somnolent, bienheureux/ Gardien à sa fenêtre d’un noir mystérieux » qui «  Se tient au bord du temps tel un sphinx rustique ». 

« La mante et la mouche », une de mes fables, extraite de mon recueil Clair Bestiaire, a invité les auditeurs à se méfier de ceux qui font de beaux discours :

 

[…] La mante allait ravir la mouche téméraire

Mais celle-ci, évitant  les pattes sanguinaires,

S’envola prestement loin de la religieuse,

Qui resta sur le tas, affamée et boudeuse. […]

 

Enfin, après la distribution de proverbes jardiniers et autres sentences potagères, chacun a pu dire à voix haute ces dictons ou paroles d’écrivains qui célèbrent la nature et l’homme-jardinier et dont je citerai celle de Fontenelle : « De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. »

 

Un apéritif convivial, composé d’une délicieuse salade de fruits du jardin, d’une succulente galette au beurre de Doué, d’un gâteau au sureau et autres délicatesses, a clôturé cette balade bucolique et nous a fait entrer en douceur  et en gourmandise dans l’été.

 

Crédit Photos : Dominique Lenfantin

 

 


 

 

 

 

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23 juillet 2018 1 23 /07 /juillet /2018 19:35

Photo ex-libris.over-blog.com le 21/07/2018

 

A l’assaut du mur

Sauterelle de la nuit

L’ombre a reverdi

A Kergavat, Samedi 21 juillet 2018, vers 22 h

 

 

 

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12 juillet 2018 4 12 /07 /juillet /2018 15:01

Dominique Blanc (Agrippine) et Néron (Laurent Stocker)

Jeudi 5 juillet 2018, nous avons assisté à la retransmission en live de Britannicus de Jean Racine, par la Comédie-Française, dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig, désormais directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

Lors de la première de la pièce, le vendredi 3 décembre 1669, la salle de l’hôtel de Bourgogne n’était pas aussi remplie qu’on aurait pu l’espérer deux ans après le succès d’Andromaque. Il faut préciser qu’un autre spectacle entrait alors en concurrence avec celui de Racine : je veux parler de l’exécution capitale en place de Grève du marquis de Courboyer, condamné à mort pour une dénonciation calomnieuse de lèse-majesté contre le sieur d’Aulnoy ! Ce jeudi 5 juillet 2018, la salle du Grand Palace aussi  était loin d’être pleine et on ne peut que le regretter pour un spectacle de cette qualité.

La pièce n’ayant eu qu’un succès d’estime, c’est sans doute pour cela que, lors de sa publication en 1670, Racine la dédicaça au duc de Chevreuse, comptant par là-même sur la faveur de la Cour. Le dédicataire était en effet le gendre de Colbert, auquel il est fait allusion dans la dédicace. Le ministre, « dont toutes les heures sont précieuses », aurait même pris le temps de se faire lire la pièce par l’auteur lui-même. Toujours est-il, et c’est Racine qui l’écrit lui-même dans la seconde Préface: « Les critiques se sont évanouies. La Pièce est demeurée.  C’est maintenant celle des miennes que la Cour et le Public revoient le plus volontiers. » C’est encore vrai de nos jours !

Ce Britannicus est la première mise en scène de Stéphane Braunschweig pour la troupe du Français. Séduit par cette pièce racinienne (mais « romaine ») en 5 actes, qui décrit de violents enjeux de pouvoir, il en a fait un affrontement contemporain entre une mère toute-puissante (Agrippine) et son fils (Néron), qu’elle a poussé sur le trône après en avoir écarté le successeur légitime (Britannicus). On perçoit évidemment les résonances actuelles que prend cette pièce, jouée dans de sobres costumes contemporains. On pense au couple Ceaucescu ou Bokassa, à la famille El Assad, aux lignées de rois arabes. Et le metteur en scène de nous inviter à regarder aussi du côté de House of Cards ou de Borgen.

Vêtus de beige, de noir, de blanc, les personnages, manipulateurs et manipulés, évoluent dans une antichambre surmontée d’une monumentale porte blanche à deux battants. Celle-ci s’ouvre sur une salle éclairée par une haute fenêtre et une ouverture dans le plafond ; tous s’y retrouvent autour d’une grande table, entourée de chaises modernes en métal et en bois. On pourrait se croire dans le Salon ovale ou derrière les hauts murs du Kremlin. Au-delà, on devine encore d’autres portes, ouvrant sur des corridors secrets d’où l’on écoute, surveille, épie, espionne.

La mort de Britannicus, François Chauveau, Edition de Britannicus de 1675

On sait que le sujet de cette tragédie « n’est pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus », ainsi que le dramaturge le précisera dans la même Préface. Car de bourreau à victime il n’y a qu’un pas dans un régime tyrannique et la mise en scène de Stéphane Braunschweig joue à fond la carte politique. Selon lui, la pièce pose des questions essentielles pour tout régime démocratique : un bon pouvoir se fait-il aimer ou se fait-il craindre ? « Las de se faire aimer, il veut se faire craindre » est-il dit de Néron au début de la pièce. Le metteur en scène précise que la langue racinienne peut présenter des écueils à cet égard. « Si on n’est que dans la musique, on ne comprend rien à ce qui est dit. » Il considère en effet que « le théâtre, ce sont des gens qui se parlent et pas des gens qui récitent de la poésie ». L’essentiel pour lui est qu’on comprenne bien le sens, surtout dans une pièce qui est très politique. Savoir si on doit éliminer les opposants du pouvoir en place, voilà ce que l’on doit faire ressortir. Il ne faut surtout pas avoir l’impression qu’on est « au musée de la langue française ».

La distribution est bien au service de la description de cette « perversion du pouvoir ». Laurent Stocker interprète Néron, ce Néron que l’on reprochait à Racine de l’avoir fait « trop cruel ». A quoi il rétorquait dans la Préface de 1670 que, selon Tacite, « s’il a été quelque temps un bon Empereur, il a toujours été un très méchant homme ». Le comédien est ce « monstre naissant », d’une manière hermétique et opaque. Trapu, massif, ramassé sur lui-même, avec son regard clair d’une inquiétante immobilité, on sent qu’il est sur le point de laisser éclater toute sa violence rentrée contre cette mère qui ne cesse de lui rappeler que c’est d’elle qu’il tient son pouvoir. Il est comme un petit garçon buté et capricieux (notamment dans la scène 3 de l’acte IV), qui, sous une feinte politesse, n’accepte plus d’obéir à sa génitrice :

 

« Je me souviens toujours que je vous dois l’Empire.

Et sans vous fatiguer du soin de le redire,

Votre bonté, Madame, avec tranquillité

Pouvait se reposer sur ma fidélité. »

 

Il joue ce Protée à deux faces, tiraillé encore entre l’influence bénéfique de Burrhus et celle, maléfique, de Narcisse. Racine a choisi ce moment capital où « contre Britannicus Néron s’est déclaré », le temps du basculement dans le mal

On regrettera pourtant son manque de sensualité dans le morceau de bravoure de la scène 2 de l’acte II, quand il fait à Narcisse le récit de l’enlèvement de Junie. Je n’y ai guère perçu le trouble et l’émotion suscités par ce superbe passage :

 

                                    « Excité d’un désir curieux

Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,

Triste, levant au Ciel ses yeux mouillés de larmes,

Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,

Belle, sans ornement, dans le simple appareil

D’une Beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. »

 

Britannicus, le fils de l’empereur Claudius, supplanté par son demi-frère Néron, est interprété par Stéphane Varupenne. Il possède cette jeunesse que l’on reprocha encore à Racine de lui avoir attribuée. A quoi le dramaturge répondait « qu’un jeune Prince de dix-sept ans, qui a beaucoup de cœur, beaucoup d’amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité, qualités ordinaires d’un jeune homme, [lui] a semblé très capable d’exciter la compassion ». Il joue avec une sorte d’étonnement, ponctué d’éclats, ce personnage d’amoureux solaire et innocent qui ne se rend pas compte des forces mauvaises que déclenche son amour pour Junie. Aveugle à tout ce qui n’est pas son amour, il court à sa perte et il est ainsi bien propre à susciter l’émotion tragique, « la crainte et la pitié ».

 Benjamin Lavernhe (Narcisse), Stéphane Varupenne (Britannicus), Dominique Blanc (Agrippine) et Néron (Laurent Stocker)

 

C’est une belle trouvaille de la part de Racine d’avoir donné à Britannicus une amante. Il a ainsi interposé entre les causes politiques (Britannicus représentait pour Néron un réel danger institutionnel et il était une carte entre les mains d’Agrippine) et l’effet tragique des motivations personnelles tout à fait vraisemblables, qui renforcent la dimension humaine de la rivalité fraternelle. Ainsi, l’intrigue amoureuse, bien loin d’affadir la pièce, lui apporte une force supplémentaire. A partir de la scène 4 de l’acte V (où Burrhus annonce à Agrippine la mort par poison du jeune prince), le fond de scène dévoile alors le corps abandonné à la mort de la victime de Néron. Un clair-obscur impressionnant qui fait songer à La Passion du Christ de Nicolas Poussin ou au Christ mort de Philippe de Champaigne.

 Georgia Scalliet (Junie), Stéphane Varupenne (Britannicus)

 

Junie, interprétée par la vibrante et sensible Georgia Scalliet, forme avec Britannicus  ce couple dont la pureté et l’innocence contribuent à faire ressortir la noirceur de Néron. Inspiré par le célèbre Pyrame et Thisbé (1621) de Théophile de Viau, le duo confère un bel accent élégiaque à la pièce. Lors de sa première apparition, à la scène 3 de l’acte II, la comédienne est vêtue d’un très fin trench beige qu’elle serre compulsivement sur elle-même tandis que Néron se rapproche d’elle. Son regard d’animal affolé, la veine qui gonfle à son joli cou, sa diction hachée, confèrent à son jeu un vibrato particulier qui fait d’elle une véritable héroïne tragique. Elle est encore très convaincante dans la scène 6 de l’acte II, lorsqu’elle s’entretient avec Britannicus et que Néron les épie. « Je suis perdue, dit-elle, et je le [Britannicus] vois paraître. » Elle joue subtilement le déchirement qui est le sien entre son amour pour son amant et la peur que lui inspire Néron. C’est dans une longiligne robe noire qu’apparaîtra dans le dernier acte celle qui a pressenti la menace (Acte V, scène 3) et qui dit à Agrippine :

 

« Le changement, Madame, est commun à la Cour

Et toujours quelque crainte accompagne l’amour. »

 

C’est Albine (Clotilde de Bayser, très juste dans son emploi de confidente), dans la dernière scène qui apprendra à Agrippine que Junie est entrée chez les Vestales. Racine justifiait ce choix en dépit du fait qu’elle avait dépassé l’âge requis : « J’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son  malheur, [le Peuple] pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois […] »

 Narcisse (Benjamin Lavernhe) et Britannicus (Stéphane Varupenne) Photo Getty Images

 

Narcisse, l’âme damnée de Néron, prend ici les traits de Benjamin Lavernhe.  Racine a choisi ce personnage pour confident car, selon Tacite qu’il suit fidèlement, « cet Affranchi avait une conformité merveilleuse avec les vices du Prince encore cachés ». Avec sa barbe, son regard puissamment inquisiteur, son imperméable beige, le comédien interprète subtilement la fourberie de cet agent double (il conseille aussi Britannicus). Il sera tué par le peuple alors que, obéissant jusqu’au bout à Néron, il veut empêcher Junie d’entrer dans le temple des Vierges. Ce personnage dit de « Peste de Cour », qui encourage son maître dans ses mauvaises inclinations, trouve ici une dimension très intéressante avec ce jeune comédien.

Hervé Pierre (Burrhus), Dominique Blanc (Agrippine) 

Burrhus, le gouverneur de Néron, est joué par Hervé Pierre. Ce personnage secondaire, disciple du stoïcien Sénèque, représente le type du Romain vertueux. Peint « sous de nobles traits » qui plurent à Boileau, celui qui « pour le mensonge eut toujours trop d’horreur » voit son élève lui échapper en dépit de ses efforts. Sanglé dans un imperméable foncé, arborant de grosses lunettes à monture noire, le comédien joue ce précepteur dépassé par les événements et qui n’a plus aucune influence sur son élève. On s’interrogera sur cette idée de mise en scène qui lui condamne un bras gauche, dont la main est dissimulée par un gant de cuir noir. Est-ce le symbole de son empêchement à conseiller Néron ? Est-ce une séquelle des combats qu’il a menés pour son maître ? Hervé Pierre est ici ce grand commis de l’Etat qui n’a plus aucun rôle et le constate avec amertume après la mort de Britannicus qu’il n’a  pu empêcher :

 

« Pour moi dût l’Empereur punir ma hardiesse,

D’une odieuse Cour j’ai traversé la presse,

Et j’allais accablé de cet Assassinat

Pleurer Britannicus, César et tout l’Etat. »                                           

 

Enfin, c’est Dominique Blanc, nouvelle sociétaire de la Comédie-Française, qui interprète Agrippine. Dans une interview, elle raconte avec simplicité son émotion à voir la petite étiquette à son nom, « Melle Blanc », sur les costumes de la troupe. Stéphane Braunschweig évoque à son propos « une actrice magnifique, très concrète, très touchante ». Il souligne son mélange de « très grande fragilité » et de « très grande puissance » et explique qu’ « elle donne beaucoup de force au personnage d’Agrippine ». Selon la comédienne, ce personnage est doté d’une passion du pouvoir incroyable et elle aimerait que son interprétation rende justice à "la grande intelligence" de la mère de Néron. Et d’ajouter que les héros de Racine « ne sont plus des êtres humains quelque part » et qu’ « il y a en eux une dimension assez monstrueuse ».

 

Dominique Blanc parvient à montrer les différentes facettes de ce personnage que Racine a souhaité décrire « tout à la fois forte et faible, retorse et naïve, majestueuse et trépignante, effrayante et pitoyable ». Il dira dans sa Préface de 1670 : « C’est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer. » La comédienne l’exprime quant à elle avec une forme de douceur impressionnante, un calme olympien, mais qui dissimule une volonté inflexible. Elle précise qu’Agrippine « est une guerrière avant tout, qui a la passion du pouvoir. Pour elle, il s’agit d’une question de vie ou de mort parce qu’elle vit dans des temps extrêmement agités. Vaincre ou périr, gouverner ou périr », tels sont les termes de son dilemme. En même temps, dans cette pièce, elle voit son fils  - et le pouvoir - lui échapper et cela lui est insupportable. Habillée sobrement d’un costume deux-pièces noir, éclairé par un chemisier blanc, de discrètes boucles dorées aux oreilles, Dominique Blanc interprète avec une force intériorisée le personnage, tandis que sa voix claire articule et module avec « une limpidité terrible » l’alexandrin

 

A ce propos, la comédienne ajoute qu’ « on a une chance folle d’avoir cet auteur [Racine] ». Selon elle, « c’est une espèce de trésor national et ses alexandrins nous sont enviés par le monde entier ». Elle précise même que, lorsqu’elle tourne avec des acteurs britanniques (certes ils ont Shakespeare), elle sent bien qu’ils  nous envient l’alexandrin du XVIIe. Je trouve qu’avec cette belle comédienne, l’alexandrin semble « naturel » et vivant. Elle rappelle à propos cette phrase de Michel Bouquet : "Dire l'alexandrin, c'est comme être devant une grille de bronze avec une petite lime." "Mais on y arrive !" ajoute-t-elle dans un sourire

 

Et j’aime beaucoup ce qu’elle dit de son travail d’interprète : « Je me vois comme une espèce de matière vivante, pas forcément malléable. Mais il faut avoir dans le travail une grande souplesse. Merce Cunningham préférait travailler avec de vieux danseurs qui avaient de la souplesse d’esprit. C’est ce qu’il faut garder, c’est ce qui est important. » Son interprétation d’Agrippine me semble en être la parfaite illustration.

 

Pour conclure, cette mise en scène de Britannicus, dépouillée de ses oripeaux romains (on se rappellera qu’au XVIIe Racine était joué en costumes contemporains), permet de donner toute sa puissance au texte de Racine. Elle met aussi et surtout en relief sa dimension politique et dénonce cette perverse libido dominandi qui fait et défait les empires et consacre le malheur des hommes.

 

Crédit photos : Brigitte Enguérand, Collection Comédie-Française

Sources :

Racine, Œuvres complètes, Britannicus, Notice, pp. 1397-1420, La Pléiade

Interview de Stéphane Braunschweig, TV5 Monde

Entrée Libre, la 5, Portrait de Dominique Blanc

 

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5 juillet 2018 4 05 /07 /juillet /2018 13:00

Gabriel Tallent (Photo Alex Adams)

Il est des romans dont la violence vous emporte comme un torrent, tant ils vous horrifient en même temps qu’ils vous fascinent. Ce sentiment ambivalent, je l’avais éprouvé à la lecture des Bienveillantes de Jonathan Littell ou encore du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel. Et c’est cela que j’ai ressenti de nouveau en lisant (comme en apnée) My absolute darling, du trentenaire américain Gabriel Tallent, roman dont la gestation lui a demandé huit années. On ne sort pas indemne en effet de ce gros livre de plus de 450 pages, une histoire d’amour absolu et destructeur, dont le décor est un océan Pacifique violent et une nature sauvage, tout à la fois angoissante et apaisante pour l’héroïne. Selon Stephen King, ce livre-phénomène est un chef-d’œuvre qu’il va jusqu’à comparer à La nuit du chasseur de David Grubb.

L’héroïne est une adolescente de 14 ans, Julia Alveston, surnommée Croquette ou bien Turtle par son père. Surnom mérité pour cette jeune fille contrainte de « faire le dos rond » en face d’un homme exclusif, manipulateur et pervers. S’il la traite le plus quotidiennement de « connasse, petite moule, putain, pute », elle est en même temps pour lui son « absolute darling ». « Tu me sauves la vie chaque matin », dit-il à sa fille et à Caroline, une ancienne amie de sa femme : « Elle est tout pour moi, Caroline. Regarde-la. Quelle beauté, non ? » Ou encore avec fierté : « C’est ma fille, c’est pour elle que j’existe. »

Tous deux vivent sur la côte nord de la Californie, à six kilomètres au nord de Mondecino, dans une maison isolée, envahie par les champignons, les rats, les araignées et autres insectes. Dans un « entremêlement de roses et de sumac vénéneux », Martin Alveston, le père, élève sa fille dans un grand isolement social, l’autorisant seulement à aller au collège et l’accompagnant régulièrement jusqu’à l’arrêt du bus. Il l’aide à réviser ses listes de vocabulaire, tout en lui disant que « cette école, c’est rien, mais [qu’elle] doi[t] quand même jouer le jeu ». Adepte du survivalisme, il fait une tirade d’anthologie devant le proviseur Green. « Nous traversons une époque à la fois palpitante et terrible. Le monde est en guerre dans le Moyen-Orient. Le carbone dans l’atmosphère approche des quatre cents ppm. Nous sommes témoins de la sixième grande extinction des espèces. Au cours de la prochaine décennie, nous connaîtrons le pic de Hubbert. On l’a peut-être même déjà franchi. Nous semblons poursuivre l’utilisation de la fracturation hydraulique, ce qui représente un risque, certes différent, mais bien présent quant à nos ressources en eau potable. Et malgré tous vos efforts, nos enfants pensent toujours que l’eau arrive par magie dans leurs robinets. Ils ignorent qu’il existe une nappe phréatique sous leur ville, ni même que son niveau est sérieusement en baisse, ni que nous n’avons aucun projet afin d’alimenter la ville en eau après qu’elle se serait définitivement tarie. La plupart d’entre eux ignorent que cinq des six dernières années ont été les plus chaudes de l’histoire. J’imagine que vos élèves pourraient s’intéresser à tout ça. J’imagine qu’ils pourraient s’intéresser à leur avenir. Mais au lieu de ça, ma fille passe des contrôles de vocabulaire. En classe de quatrième. Et vous vous étonnez qu’elle ait la tête ailleurs ? »

Quant à la mère de Croquette, elle s’est suicidée par noyade, sans doute après avoir compris la relation incestueuse liant son mari à sa fille. « Turtle pense, Je ne sais pas si la mort de ma mère m’a fait souffrir. Elle pense, Si c’est le cas, je ne le sens pas, et je ne sens pas sa perte. Elle ne me manque pas, et je ne veux pas qu’elle revienne, et je n’éprouve rien de particulier, rien du tout, et si je souffre, c’est parce que Martin me fait souffrir, mais je pourrais presque croire que c’est à cause du drame et pas de sa cruauté. »

Martin, écologiste et philosophe (il lit les philosophes présocratiques, Marc-Aurèle et Hume), a élevé sa fille de manière à ce qu’elle sache toujours se débrouiller dans la nature : on la verra attraper des anguilles à main nue, faire du feu avec du bois mouillé, construire une cabane dans un arbre creux pour se protéger de la pluie, analyser avec précision le rythme des marées, nager sous l’eau au sein d’un océan déchaîné, manger des scorpions vivants et (mais c’est peut-être un fantasme) échapper à un puma. Dormant sur une planche en contreplaqué dans un sac de couchage militaire avec une couverture de laine, elle se nourrit de morceaux de varech séché, d’oursins et de bigorneaux et boit du thé aux orties. Elle est encore capable de se soigner elle-même et de se concocter d’efficaces cocktails d’antibiotiques, lorsqu’elle est blessée.

Quand elle a eu six ans, Martin lui a aussi enseigné le maniement des armes et elle s’y exerce quotidiennement. Elle ne se déplace jamais sans son Sig Sauer qu’elle monte et démonte avec soin chaque jour, emportant avec elle le vieux couteau Bowie, offert par Papy, le père de Martin, avec qui elle aime faire des parties de cribbage. Aux deux adolescents, Brett et Jacob, dont elle fait la connaissance, celle qui lit Lysistrata apparaît comme un être extraordinaire, une « ninja », disent-ils, qui possède « une intelligence étrange et poétique dans les associations d’idées ». Et la mère de Brett de dire : « Tu sembles quand même à demi-sauvage. » Quant à Croquette elle-même, elle se définit comme « récalcitrante ».

Mais au quotidien, Turtle doit endurer les changements d’humeur de son père, qui est son unique référence, ses excès d’amour et ses assauts de violence. Elle éprouve à son endroit des sentiments ambivalents, semblables à ceux d’un disciple pour le gourou d’une secte. Martin n’emploie-t-il pas les mêmes instruments de sujétion : humiliations, manipulation, violence, isolement ? Lorsqu’il entre dans sa chambre certains soirs, elle se dit que « dans cette attente, elle le veut parfois, et parfois ne le veut pas. » Gabriel Tallent analyse avec une grande finesse les sentiments de son héroïne. Dans ses monologues intérieurs, elle s’interroge sur son hésitation foncière, « ce doute envers [elle-même] qui [la] paralyse. « Elle pense, Tu es vouée à commettre des erreurs, et si tu n’es pas prête à en commettre, tu seras à jamais retenue en otage au commencement des choses, il faut que tu arrêtes d’avoir peur, Turtle. »

Cette relation étrange est ponctuée de scènes d’une violence inouïe. Ainsi, quand le grand-père offre son couteau à sa petite-fille, Martin, jaloux, oblige celle-ci à faire des tractions sur une poutre sous la menace de l’arme blanche. Quand elle tombe et se blesse légèrement, il lui décoche seulement : « Mais la prochaine fois, ne lâche pas prise ! » De même, lorsqu’il découvre le T-shirt de Jacob dans une malle et qu’il le brûle dans un accès de colère furieuse : « Si tu crois que je n’ai pas remarqué à quel point tu es différente. Si tu crois que je n’ai pas remarqué à quel point tu t’éloignes. » « Tu es à moi », ne cesse-t-il de lui répéter. Sa mainmise sur sa fille est terrible.

Dans une interview, Gabriel Tallent explique que la fiction est une tentative de voir les autres clairement. Selon lui, Martin (mal aimé par son père et torturé par la mort de sa femme), est un homme qui souffre mais qui essaie de dépasser ses blessures. Quand on est en proie à une immense douleur, on ne parvient pas à penser aux autres, explique l’écrivain. Il y a des moments où il parvient à aimer sa fille et d’autres où il ne pense qu’à lui. Quand on est l’enfant de quelqu’un comme ça, ajoute l’auteur, on s’accroche à l’espoir. Turtle accorde à son père la compréhension qui va avec l’amour qu’elle éprouve pour lui mais tout le monde ne gagne pas cette bataille et n’arrive pas forcément à surpasser ses propres blessures. Gabriel Tallent ajoute qu’il préfère ne pas employer le mot « ambigu » à propos de Martin ; ce mot, selon lui, implique qu’il n’existe rien qui soit nécessairement vrai. L’adjectif « ambivalent », signifiant « divisé intérieurement », lui semble préférable. Ce que fait le père de Turtle, c’est mal et cela n’a rien d’ambigu ! Ce n’est pas parce qu’on a souffert qu’il faut faire souffrir les autres.

C’est à la faveur de la rencontre avec Brett et Jacob que l’adolescente commence à comprendre que son existence n’est pas normale et qu’une autre vie est possible. Le roman est donc le récit d’une douloureuse et tragique émancipation, favorisée par quelques personnages bienveillants. Il y a d’abord Anna, la prof du collège, qui a deviné les causes du manque de concentration de son élève : « Il faut qu’on parle à ton père », dira-t-elle très vite dans le roman.  Caroline, une ancienne amie de sa mère, qui s’étonnera aussi : « Julia ma puce, je me demande juste comment ça va à la maison pour toi. » Puis ce sera Papy qui, après avoir vu les contusions et les bleus sur le corps de Turtle, affrontera Martin dans ce qui sera pour lui une ultime rencontre avec son fils : « C’est pas des façons d’élever une enfant ! » lui assènera-t-il avant de succomber à une crise cardiaque. Et comment Turtle pourrait-elle résister à ce père qui la culpabilise en permanence : « J’ai renoncé à tout pour toi, dit-il. Je te donnerais n’importe quoi, Croquette. Mais est-ce que c’est ça que tu veux, qu’ils me traquent ? Parce qu’ils le feront. Si cette prof finit par piger, si ce gros connard de proviseur découvre la vérité, si les gens se mettent à poser des questions, si quelqu’un comprend un jour. C’est ça que tu veux ? » Sous influence, Turtle vit en permanence dans un déchirement intérieur qu’elle ne parvient pas à résoudre.

Ce long chemin vers la libération ne pourra se réaliser que lorsque Turtle sortira enfin d’elle-même et se prendra, malgré elle, d’amitié pour Cayenne, une fillette de dix ans, venue de Yakima, une ville de l’Etat de Washington, que son père a ramenée un jour chez eux. Afin de lui éviter ce qu’elle-même a subi, elle sera contrainte de prendre le parti de cet être vulnérable et d’affronter son bourreau. Ce qui donnera lieu à une scène paroxystique, dont la lecture est troublante et difficile.

Point de happy end cependant et l’auteur le dit lui-même : « Elle recherche son indépendance mais elle reste une victime. » A la fin du roman, Turtle est recueillie par Anna qui tente de la ré-apprivoiser à la vie. La jeune fille n’a alors qu’un but : créer un potager « dans une parcelle ensoleillée, sans clôture près de la maison et elle aimerait y planter des pois, des courges, des haricots verts, de l’ail, des oignons, des pommes de terre, des laitues et des artichauts. » Mais même cela est difficile et les éléments se rebellent contre elle. Et le constat est amer. Elle a beau se dire : « Martin est mort et tu es vivante », le chemin est encore long vers la résilience : « Elle n’a pas envie de mener un combat perdu d’avance contre tous les éléments contre tout, et elle se déteste, elle déteste cette personne pleurnicharde  et incapable qu’elle est devenue, elle déteste se voir ainsi blessée, profondément et terriblement blessée, et comme la route sera longue avant de pouvoir rentrer chez elle. »

Gabriel Tallent explique ainsi son propos : « Je voulais écrire une histoire de résistance autour d’un personnage qui se bat pour devenir bon, son combat pour sauver son âme. Tout le reste était secondaire. » On ne peut qu’admirer la manière dont ce jeune auteur est entré dans la tête de cette adolescente, la faisant parler avec une véracité et un réalisme époustouflants. L’écrivain précise d’ailleurs que « quand on écrit un roman, on franchit toutes les barrières sociales et la frontière entre les hommes et les femmes.  Et [qu’]on en perd parfois ses repères. » « J’ai voulu donner mon point de vue, renchérit-il ; même si j’étais du sexe opposé, j’ai vu des choses importantes, j’ai découvert des vérités. Je voulais écrire ces chose-là, je les avais vues. » Et l’on ne peut que reconnaître qu’il a su admirablement les transcrire.

Et à ceux qui s’offusqueraient de la brutalité du sujet, de la cruauté et de la violence des personnages, on rétorquera que Gabriel Tallent parvient cependant à éviter les écueils du mauvais goût, du voyeurisme et de la complaisance dans l’horreur. Pratiquant l’art du dialogue avec un art certain, témoignant d'impressionnantes connaissances en botanique, proposant de magistrales descriptions de la nature sauvage, il brosse avec Julia Alveston le portrait psychologique émouvant d’une jeune fille courageuse soumise à la manipulation mentale. Avec un grand sens du détail, il nous permet encore d’approcher les mécanismes mentaux d’une Amérique profonde, qui porte l’empreinte d'un naturalisme à la Thoreau, tout en vivant sous la menace permanente de la libre circulation des armes à feu. A la fin du roman, la silhouette résiliente d’une Turtle, à la fois fragile et forte, nous accompagnera longtemps.

 

Sources :

Interview de Gabriel Tallent sur Babelio

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26 juin 2018 2 26 /06 /juin /2018 13:36

Sur les bords du Thouet,

près d'Argenton-l'Eglise,

au lieudit Pernanges,

de belles libellules,

volettent,

sautillent,

bondissent

et cabriolent,

tels des papillons

merveilleux

et bleus.

Légers,

insaisissables,

impondérables,

impalpables,

transparents

de lumière,

évanescents,

immatériels,

petites âmes

dansantes

entre le ciel

et l'eau

 

 

 

 

 

Photos ex-libris.over-blog.com, le 19 juin 2018

 

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25 juin 2018 1 25 /06 /juin /2018 15:27

La façade du prieuré du Breuil-Bellay

Alice Cherbonnel, alias Jean de la Brète

Je connaissais la rue Jean de la Brète à Saumur mais je ne m’étais jamais demandé qui était ce personnage ! C’est à l’occasion d’une visite guidée le samedi 16 juin 2018 au prieuré du Breuil-Bellay que j’ai découvert l’existence de la romancière Alice Cherbonnel, alias Jean de la Brète. Née à Saumur en 1858, d’une mère angevine et d’un père normand, et morte en 1945 au Breuil-Bellay, sur la commune de Cizay-la-Madeleine. L’écrivain a vécu dans cet ancien prieuré que sa famille avait transformé en maison d’habitation. Elle y écrivit une grande partie de son œuvre, composée de plus de 35 romans, dont deux furent couronnés par l’Académie française. Il s’agit notamment de Mon oncle et mon curé, qui fut adapté au théâtre en 1935 et au cinéma en 1938 par Jean Nohain. Les visiteurs pouvaient voir ce film projeté à 21 h 30. Ce roman, réédité en 1977, raconte les premiers émois amoureux d’une orpheline impertinente, prétexte à une peinture de la société de la fin du XIXe siècle.

Sophie Sassier, guide de Saumur Ville d'Art et d'Histoire, et M. de Rivière, le propriétaire du Breuil-Bellay

C’est Sophie Sassier, guide de Saumur Ville d’Art et d’Histoire, qui a conduit la visite avec le brio et le savoir impressionnant qu’on lui connaît. Elle était accompagnée par Henry de Rivière, le propriétaire des lieux, et par Anne Faucou, qui a fait des recherches sur Alice Cherbonnel. La déambulation était ainsi entrecoupée avec des textes de la romancière qui aima cette maison.

Nos guides : M. de Rivière, Sophie Sassier, Anne Faucou

Sophie Sassier a d’abord rappelé l’histoire de l’ordre de Grandmont auquel appartenait le prieuré. Cet ordre monastique fut fondé au début du XIIe siècle par les disciples de l’ermite Etienne de Muret, qui avait fondé un ermitage à Muret vers 1076, et qui fut canonisé en 1189. C’est le premier prieuré établi à Grandmont en Haute-Vienne qui donna son nom à l’ordre. Ce dernier fut doté d’une règle approuvée par le pape Adrien IV en 1156. Cette règle était fondée sur la pauvreté et la charité dans un lieu retiré du monde. La pratique exemplaire de la deuxième vertu  valut aux Grandmontains le surnom de « Bonshommes ».

La particularité de l’ordre était la cohabitation entre clercs consacrés à la prière et laïcs, dits « convers » qui géraient les maisons annexes avec un « dispensateur » à leur tête. Les clercs, quant à eux, étaient soumis à l’autorité d’un « correcteur ». Les clercs « se trouvèrent par cette institution soumis aux laïques qu’ils auraient dû gouverner entièrement suivant la pratique de tous les autres religieux », d’où les crises dans l’ordre. Les libéralités d’Henri II Plantagenêt permirent l’extension en France de l’ordre. Il s’en servit de base pour contrôler le Limousin et ses vassaux. Lui-même et ses fils participèrent à la construction des bâtiments et à l’essor de l’ordre en Aquitaine, Poitou, Anjou, Normandie, Angleterre. Aux nouvelles implantations Plantagenêt répondent les fondations du roi de France : 159 celles entre 1124 et 1274. Plus de 80 % des actes de fondation se situent entre 1189, date de la canonisation du fondateur, et 1216. A la fin du XIIIe siècle, on dénombrait plus de 140 monastères ou « celles », regroupant près de 900 clercs. En 1317, le pape Jean XXII réforma l’ordre. Le prieuré chef fut élevé en abbaye tandis qu’étaient créés 39 prieurés regroupant plusieurs des anciennes « celles ».

Soumis à la commende (on parle de ces « messieurs de Grandmont »), l’ordre périclita et nombre de « celles » furent transformées en fermes. Les Guerres de Religion furent à l’origine du déclin de l’abbaye chef d’ordre et de plusieurs prieurés et maisons annexes. Au XVIIe siècle, une tentative de réforme de « stricte observance », suscitée par le frère Charles Frémon, ne connut que peu de succès. Au milieu du XVIIIe siècle, l’ordre était très affaibli. Il devint alors la cible de la Commission des Réguliers, réunie en 1765 par Louis XV, dont le but était d’examiner l’état des communautés religieuses. L’ordre de Grandmont en fut la principale victime, à cause de la complicité de son rapporteur l’archevêque Loménie de Brienne. La bulle du pape Clément XIV (1772) ordonna la suppression de l’ordre de Grandmont et l’attribution de ses biens à l’évêché de Limoges. C’est la mort du dernier abbé, Xavier Mondain de la Maison Rouge, en 1787 qui scella définitivement la fin de l’ordre. La nouvelle abbaye de Grandmont, dont la reconstruction s’était achevée en 1768, fut détruite et ses trésors dispersés par l’évêque de Limoges, monseigneur Duplessis d’Argentré.

Réconfort de générations d’hommes par son secours spirituel ou social, le monde grandmontain révèle le pouvoir sur les hommes de cénobites, habiles gestionnaires. S’il séduit par sa règle, souvenir de son origine érémitique, il vit constamment en symbiose avec le contexte politique et économique.

Les vestiges du cloître sur les murs

Après cette présentation de l’ordre de Grandmont, les visiteurs ont pu découvrir les vestiges de l’ancien prieuré du Breuil-Bellay, devenu maison d’habitation. La forme en U du bâtiment permet de comprendre qu’il s’agit de l’ancien cloître dont la partie sud a été démolie. On peut l’imaginer en voyant sur les murs les traces des arcatures et de l’ancienne porte qui menait au dortoir des moines. C’est au sud que se trouvait l’hôtellerie. Les façades de droite et du centre présentent de nombreuses fenêtres en trompe-l’œil, peintes en gris, comme c’était la mode au XIXe siècle.

La chapelle grandmontaine du Breuil-Bellay

On a ensuite un grand choc lorsqu’on pénètre dans l’immense chapelle, située à l’ouest de cet ensemble. De l’extérieur, on ne devine guère qu’il s’agit d’une chapelle puisque le bâtiment est surmonté d’un fronton triangulaire à l’antique, qui fait pendant à la partie droite. D’une hauteur spectaculaire (mais le sol devait être bien plus haut autrefois), elle offre au regard les vestiges d’un grand retable baroque, dont on ne sait exactement s’il est de la main de Biardeau ou de Charpentier.

Eléments du retable baroque

La Vierge à l'Enfant au sommet du retable

Il est encore surplombé d’une Vierge à l’Enfant. Alors que Marie est décapitée, l'Enfant-Jésus a la tête qui penche dangereusement. De nombreux vestiges sculptés sont posés à terre.

Photo de la statue de saint Etienne qui a disparu

C’est dans cette chapelle que se trouvait une belle statue de saint Etienne, vraisemblablement saint Etienne le diacre (dit le protomartyr) et non saint Etienne de Muret, le fondateur de l’ordre. Cette sculpture, dont Sophie Sassier a fait circuler la photo, avait été mise en dépôt au musée du Mans. Par un malencontreux hasard elle a été vendue à un collectionneur et on ignore actuellement où elle se trouve.

Le second lavabo sur la façade est et le pressoir dans le fond de la nef

Le retable vu du fond de la nef

Sophie Sassier nous a fait remarquer la disposition du chœur, plus large que la nef unique, une particularité des chapelles de l’ordre de Grandmont. M. de Rivière nous a aussi montré le second lavabo dans le fond de la chapelle sur le mur est. En effet, les prêtres de l’extérieur qui venaient dans ce prieuré n’avaient pas le droit de célébrer dans le chœur. Au fond de la chapelle, on remarque un ancien pressoir, décrit par Alice Cherbonnel dans ses souvenirs. On donne des concerts dans cette chapelle où l'accoustique est excellente.

A l’ouest, où se trouve l’entrée du lieu saint, les visiteurs étaient protégés par un auvent monumental.

Anne Faucou devant l'entrée ouest de la nef

Détail du tympan du portail d'entrée

La bibliothèque de Jean de la Brète

Ensuite, M. de Rivière nous a conduits dans une sorte de corridor, dont j’ai cru comprendre qu’il avait été le cimetière des moines, devenu la bibliothèque d’Alice Cherbonnel. Ses livres ont été conservés, vestiges émouvants des lectures variées de la romancière disparue.

Le chevet de la chapelle côté nord

La façade nord du prieuré

Vestige d'une fenêtre du dortoir des moines

Ensuite, en passant par l’entrée ouest, nous nous sommes rendus à l’arrière du prieuré pour une autre lecture. Celle-ci nous a rappelé que, sur le toit de la chapelle, Alice Cherbonnel avait fait construire un belvédère qui n’existe plus et dont témoignent les cartes postales anciennes. Il en subsiste l’escalier d’accès dans les combles du bâtiment est. Elle y venait lire et écrire dans le calme et en hauteur. Par ailleurs, il y avait sans doute autrefois un clocher-peigne, attesté par la trace du cordon des cloches sur un des murs de la chapelle.

La voûte de la salle capitulaire

Dans la salle capitulaire

Notre visite s’est achevée avec la salle capitulaire qui présente une belle arcature dite Plantagenêt (typique de l’Anjou), d’une remarquable harmonie. M. de Rivière souhaiterait la restaurer et enlever l’affreux badigeon gris XIXe qui la recouvre. Contrainte de partir à cause d'un impératif vespéral, j'ai regretté de ne pouvoir assister au récital donné par le groupe saumurois Les Chats noirs, dont fait partie Anne Faucou.  Ces chanteurs sont spécialisés dans un répertoire de chansons contemporaines de l'époque d'Alice Cherbonnel. Ce sera pour une autre fois !

J’ai beaucoup aimé cette balade dans un endroit tout proche de mon village de Rou-Marson et dont j’ignorais tout. A noter qu’Anne Faucou présentera Alice Cherbonnel lors d’une conférence qu’elle fera au Breui-Bellay le samedi 15 septembre 2018, à l’occasion des Journées du Patrimoine.

 

Sources :

Les panneaux informatifs sous l’auvent monumental de la chapelle

Les commentaires de Sophie Sassier

Wikipedia.org

Crédit photos :

ex-libris.over-blog.com

 

 

 


 

 

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31 mai 2018 4 31 /05 /mai /2018 20:56

Réverbère à Marcq-en-Baroeul

(Photo ex-libris.over-blog.com, lundi 28 mai 2018)

 

 

Tu as vu

La lumière des réverbères est jaune

Du coup on dirait que la nuit est marron

Comme de l'or et de la boue

 

Lucille, Ludovic Debeurme

 

 

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23 mai 2018 3 23 /05 /mai /2018 10:13

Coquelicots dans le hameau de Kérouriec (Morbihan)

(Photo ex-libris.over-blog.com, le 17 mai 2018)

 

In Flanders fields the poppies blow

Between the crosses, row on row,

That mark our place; and in the sky

The larks, still bravely singing, fly

Scarce heard amid the guns below.

We are the Dead. Short days ago

We lived, felt dawn, saw sunset glow,

Loved, and were loved, and now we lie

In Flanders fields.

Take up our quarrel with the foe :

To you from failing hands we throw

The torch; be yours to hold it high.

If ye break faith with us who die

We shall not sleep, though poppies grow

In Flanders fields.

 

Major John McCrae – 1915 – Boezinge

 

En me baladant dans la campagne bretonne j’ai photographié ces coquelicots, petites « crêtes de coq » ou petits « drapeaux ». Et, en cette année où nous commémorerons l’armistice de 1918, j’ai pensé au poème de John McCrae, « In Flanders fields ».

On ignore les circonstances exactes de la création de ce texte écrit en mai 1915 par un médecin militaire canadien, alors à son poste à Essex Farm, à 2 km au nord du centre d'Ypres, et qui mourut le 28 janvier 1918 à l’hôpital de Wimereux. Fut-il rédigé par le soldat après les funérailles de son ami Helmer au matin du 2 mai ? Ou bien lors des temps d’attente de l’arrivée des soldats blessés ? Toujours est-il que McCrae retravailla son poème avant de le juger digne d’être publié. C’est le magazine britannique Punch qui le fit paraître le 8 décembre 1915.

La fin du premier vers fait toujours l’objet d’une polémique. Selon Allinson, l’un des membres de l’unité de McCrae, la première version du poème contenait le verbe « grow » (« poussent »). Mais comme celui-ci est aussi utilisé à l’avant dernier-vers, le magazine Punch obtint l’autorisation de le remplacer par le verbe « blow » (« s’envolent »). Par la suite, on trouvera indifféremment l’un ou l’autre verbe. Et sur un billet de banque canadien, c’est le verbe « blow » qui figure, tandis que plusieurs pièces de monnaie sont frappées à l’effigie du coquelicot. 

Même si certains ont dénigré ce texte, "In Flanders Fields", dans sa simplicité, demeure au Canada un texte emblématique associé aux cérémonies du Jour du Souvenir. 

 

 

Sources :

Wikipédia

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23 mai 2018 3 23 /05 /mai /2018 10:00

Lézard vert occidental (Lacerta bilineata ou lacerta viridis) près de l'étang de Kéravéon à Erdeven

(Photo ex-libris.over-blog.com, le 18 mai 2018)

 

Aux abords de l’étang

Alangui au soleil

Animale merveille

Dans son vert sublimé

Ses yeux hypnotisés

Le lézard immobile

Dans son vert chlorophylle

Rêve depuis huit mille ans

 

 

 

 

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Des blancs ruisseaux de Chanaan

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