Dany Lecènes, François Folscheid, Catherine Thévenet, Eglise Saint-Sulpice de Rou
Lors des Journées du Patrimoine 2018, le thème était le Partage. Dany Lecènes, François Folscheid et moi-même, qui taquinons la muse, avons fait deux lectures poétiques de nos poèmes personnels dans les églises Saint-Sulpice de Rou (samedi 15 septembre) et Sainte-Croix de Marson (dimanche 16 septembre). L’ensemble des deux lectures a rassemblé une quarantaine de personnes.
Nous avions organisé nos textes sous le titre Partage des Heures du Jour et de la Nuit. Dans la quête de ces brefs instants de joie et de mélancolie qui émaillent le quotidien, nos poèmes tentent de dire ce mystère, cet « arrière-pays », cher à Yves Bonnefoy, qui nous parle, mais que les mots seront toujours impuissants à exprimer. Précisons que chacun était le diseur de ses propres textes.
Nos textes alternaient avec des morceaux musicaux joués par Dany notre musicienne à la flûte (alto et soprano), au dulcimer, au mélodica, au métalophone.
Après avoir écouté la « Nobody’s jig » de John Playford à la flûte soprano, nous avons entamé la première partie intitulé « Aube » avec mon poème « Petit matin », qui décrit l’instant du réveil et se termine ainsi : « De ma main somnolence/ Je griffe le silence.
Dany a évoqué l’aurore « par la fenêtre circassienne » et « pris en flagrant délit l’homme aux yeux éreintés » avant qu’il « plie pour cause d’aurore/ Son genou déserteur ».
Partie initiale qui s’est achevée avec mon poème « Aube », qui dit ce moment où « le jour hésitant/ Tremble au fond de l’alcôve/ Au beau falot de l’aube ».
Après la « Pavane Chateaumur » d’un anonyme au dulcimer, à la merveilleuse résonance, la deuxième partie, « Jour » a débuté avec le gracieux quatrain de Dany, extrait de La Joie n’a pas de poids :
« La Loire est retrouvée
Avec ses yeux de chat
Laissant à désirer
Ses poses de geisha »
François Folscheid
François a ensuite évoqué la beauté de cette Loire, « son fleuve », cette « eau de diamant trouble », cette « puissance lente bleuie de ciel en miroir ». Une Loire qui l’apaise, le fait rêver, mais dont « l’ombres d’un silure » est peut-être « le reflet des formes obscures qui sont en [lui] ».
Avec « Dans les vignes d’Anjou », je me suis remémoré le temps où j’aimais à marcher « dans les vignes d’Anjou ». « […] Tout en bas du coteau rêvait la Loire douce/ A la mer lointaine/ Moi j’allais rêvasser dans une loge de vigne ».
François, quant à lui, a fait revenir à sa mémoire « le cerisier d’enfance », quand « perché dans l’arbre », il éprouvait « cette sensation de légèreté, d’union avec la nature, loin du monde des hommes ».
Puis, mon poème « Mémoire des frangipaniers » a fait surgir ces arbres lointains, tant aimés lors d’un voyage en Australie :
« […] Fantômes blancs de mes années
Oui sans fin je respirerai
La note de cœur distillée
Des suaves frangipaniers »
Dany Lecènes
Un autre quatrain de Dany a affirmé de nouveau que :
« La joie n’a pas de poids, le papillon le sait
Ignorant qu’il est Dieu quand il ourle le monde
D’un gramme de couleurs comme Jean-Sébastien
Qui lévite en solo de ses ailes de feu »
Joie pure que François retrouve encore dans « l’œuf à la coque », avec « son ovale parfait, sa coquille lisse, son unité sans faille ». Grâce à lui, il peut « retourner au sein, à la source des commencements où tout n’est qu’œuf, cercle, silence. »
Silence qui est celui de mon poème « Une chambre à soi ». Chacun n’aspire-t-il pas à posséder ce « Lieu de solitude et de plénitude/ Havre de naissance et de reconnaissance/ Retrait d’évasion et de création/ Buen retiro intime et serein » ?
Au mélodica, la petite virgule « Avril » de Rémi Belleau a précédé le texte de François nous invitant à brûler « nos peurs et nos doutes dans un grand feu de tourbe […] Et le vent soufflera dans les coraux du cœur. »
Dany nous a alors invités à aiguiser notre regard et à contempler « La fuite empêchée/ D’un chiffon de plastique/ Danseur », celle d’un prosaïque sac-poubelle.
Elle nous a incités, malgré les obstacles, à déceler la beauté et la grâce, même « Aux jours absurdes/ De l’inespérance ».
Elle a su dire avec délicatesse et pudeur la fêlure des couples :
« […] Il n’a rien dit. La déchirure est quotidienne.
Il est à elle. Elle est à lui.
Il n’a rien dit. On n’a rien vu. […]
C’est mon poème « Voiliers au port » qui a conclu cette deuxième partie. Ces voiliers, saisis dans la froidure et l’immobilité d’un mois de janvier, ne sont-ils pas un peu à notre image ?
« […] Et dans l’ombre de l’eau en façon de miroir
Nostalgique et brouillé
A leurs grands mâts noyés aux vergues illusoires
Leur âme est enchaînée »
Dany Lecènes à la flûte
Après un « Air » de John Christian Schickhardt à la flûte alto, nous avons débuté notre troisième partie, « Crépuscule », avec un texte de François, célébrant le bleu : « […] Le bleu derrière le bleu pour atteindre ce qui est avant que d’être – le bleu jusqu’au blanc, jusqu’au noir du silence, jusqu’au noir de la lumière avant tout silence et toute lumière ».
Poursuivant dans cette couleur, j’ai dit mon poème intitulé « Une bouffée d’éther » :
« Dans la queue ocellée du paon qui criaille et fait la roue
Dans le plumage plein de l’oiseau exotique qui chantait à Cnossos
[…] Dans la capote horizon déchiré du soldat fourbu qui meurt sous les balles
Il y a cela ce minuscule éclat de verre brisé
Où le ciel et la mer ne sont plus qu’une bouffée d’éther »
Et c’était encore à moi d’évoquer la solitude dans mon poème « Dans les terres de ma solitude », lequel s’achève ainsi :
« […] Dans les confins de ma solitude
Je me love aux tréfonds de moi-même
Pour que bruisse farouche un unique poème »
Ensuite, François nous conduisait loin vers l’intime de notre cœur : « Nous irons par le halo des sentiers, munis du heaume de lente vapeur, nous irons là-bas au fond de nous-mêmes. »
Et il nous faisait revenir vers « la mémoire d’enfance » : « La mémoire d’enfance est un grenier où sont entassées les étoiles vives et les ombres errantes du temps. […]
En deux quatrains, Dany a ensuite partagé la douleur de l’hiver du sentiment :
[…] Partout l’hiver, l’hiver partout
Comme on cherche l’oiseau comme on trouve le loup
Hélas ! Tout est désert à en devenir fou
Et j’ai laissé mon cœur, mon cœur mourir pour vous. »
François décrivait alors une forme de nirvana de la pensée : « En eau profonde, toute connaissance retourne au sel, devient vibration, plane, indistincte. […] Rien que du sable et du sommeil. Et l’océan qui absorbe, emporte tout. »
Catherine Thévenet
La flûte soprano avec le célèbre « Greenleaves » nous conduisait vers l’église des Dominicains où règne la Vierge au buisson de roses de Martin Schongauer. Un tableau qui m’avait inspiré le poème « Roses sans épines » qui se termine ainsi :
[…] Pour son petit enfant
Au crâne rayonnant
Tenu dans ses doigts ivoirins
Elle aimerait cueillir aux plis de son manteau
Les humbles fraises du jardin clos
La nourriture des enfants morts »
Et Dany décrivait en quatre vers puissants la force de l’Amour :
« Tomber. Tomber amoureux. Tomber sous le poids
Du bois transversal. Tomber. Par manque de soi.
Pour atteindre. Par l’ample geste de la faux.
Tomber d’amour dépossédé jusqu’au vertige. »
Amour décliné d’une autre manière par moi-même dans « A la verticale de l’été », texte évoquant les trois sœurs vietnamiennes du film éponyme de Anh Hung Tran, dont voici les derniers vers :
« […] A la verticale de l’été
Trois destins dissemblables
Pour trois vies si semblables
Sous la pluie drue
De la mousson »
Dany soulignait alors l’impossibilité radicale d’exprimer la nature de l’amour :
« Quand nous aurons tout dit de l’amour
Nous n’en aurons rien dit […] »
Dans une réflexion sur le temps, François nous invitait à retourner sur nos traces : « Revenir au sablier bleu, celui dont le sable ne coule que dans la mémoire du temps. » Incitation pressante à « Boire ce lait jusqu’au pis, remonter la glissière du temps pour évacuer les brumes qui obombrent les pensées et les gestes. »
Dans un sonnet, Dany épanchait une âme empêchée, tout en souffrance :
« Je suis un fruit sans goût, un geste sans mémoire
Un soleil tué d’une flèche de ténèbres
Une musique retenue par son algèbre
Une alouette nue au pied de son miroir
[…] Mais non, il faut apprivoiser comme un oiseau
Les jours vomis où l’âme se trouve en lambeaux
Pour un instant croire qu’ils sont d’éternité. »
Ensuite, François distillait son sentiment sur la raison : « L’abeille de la raison se tient derrière la vitre. Elle n’entre pas dans l’être. Elle ne nous donne ni miel ni chaleur. Seulement le battement de ses ailes, le froid de son exil. »
Un appel sans doute à s’exprimer par un autre biais en répondant à un appel vers un ailleurs plus profond : « Non point ce resserrement, ce broiement, ce chemin de regrets et de rêves enfuis, mais le grand large, le grand large des blés, de la pluie et du vent – de la vastitude de soi, en sa fenêtre haute. »
Dany Lecènes au métalophone
Avec « Au clair de la lune », joué au métalophone, nous sommes entrés dans notre dernière partie, celle de la « Nuit ».
Tout d’abord avec le quatrain de Dany :
« Le Très-Haut c’est très haut
Je n’ai pas d’escabeau
Sauf un rayon de lune
Excusez ma fortune »
C’était une autre nuit, celle du souvenir, que j’évoquais avec mon sonnet « Mondes flottants ». S’y exprime l’impossibilité de retrouver l’image d’un visage perdu :
« Où s’en va ton visage au fil faux des années,
Divagation, mirage et métamorphose,
Entrevu un matin dessous la vitre close
De ce train en partance d’une gare embrumée.
[…] Fantôme et illusion, je n’ai aimé qu’un songe. »
Et François d’évoquer alors une autre vitre, en nous invitant à « Rejoindre la matrice, les eaux primordiales, le long fleuve des origines qui coule dans le noir, derrière la vitre. »
Et pourtant, il semble qu’une lumière demeure car « Sur la rive de sel, on a jeté la torche des vivants » et que « ce soir, une lueur tremble à la hampe des troupeaux ».
« Lueur » qui est peut-être celle de la beauté chantée par Dany :
[…] Je dirai demain
Quelque chose de la beauté
Quelque chose qui ne meurt pas
L’étrangère l’ensanglantante
Beauté
Par ton regard élargi
Sur le monde mauve »
Car, même dans les interrogations angoissées de François, « Où est le chant, où est l’enfance, où est le rivage ? », quelque chose demeure qui s’apparente à l’espoir : « Seul le rougeoiement du ciel, au matin, est rouge d’une attente qui embrase l’horizon ».
Mais quel était-il, cet espoir, pour Camille Claudel, dont j’évoque le tragique internement dans mon poème « C’était quoi l’espoir ? »
[…] Pour Camille, trente ans internée
Menue mèche mourante
Entre les murs de Montdevergues ?
[…] C’était peut-être le souvenir
Ténu et tremblotant
De l’enfance à Villeneuve
Ce joli Villeneuve
Quand elle courait petite
Dans les champs avec Paul
Pour trouver de la glaise
A pétrir »
Terrible tragédie d’un monde que François regarde avec pessimisme et lucidité : « Tout bascule. Le point de tempête est atteint. L’essence des choses s’évapore, le noyau du monde se délite. Tout ce qui en nous donne joie, légèreté, présence vive, se replie. Du plus profond de la nuit éternelle, pivotant sur l’axe de l’univers, Isis tourne vers la terre son regard d’oiseau mort. » Et il conclut : « […] Seuls demeurent le silence des pierres, le flux de l’énergie – l’éternité par-delà vivre et mourir, être et ne pas être. »
Mourir, c’est ne plus être, mais c’est demeurer dans le souvenir de ceux qui restent. Ce que je tente de dire dans mon poème, « Quand un ami vous quitte » :
« Quand un ami vous quitte
Il vous vient un grand froid
Comme une porte ouverte
A la nuit aux abois
[…]
Quand un ami vous quitte
Il naît soudain la fleur
Du souvenir têtu
Aux années jumelées »
Et, nous dit Dany, c’est la mort qui, d’une certaine manière, réconcilie le corps et l’âme :
« Il ne fallait rien moins que la mort
Pour mettre ces deux-là d’accord »
[…]
Or puisque le diable s’endort
Lorsque tu sors ton calame
Célèbre ton corps et ton âme
Fondus dans la nuit sans aurore
[…] »
Oui, en dépit du « sombre noir, force de néant sur nos peines », affirme François, il est possible de « tirer l’espoir de ses filets de sel noir, l’espoir d’air et de vent […], les yeux grands ouverts sur le monde immense du Dedans ».
La vie n’est-elle qu’un éternel recommencement, nous faut-il « Toujours en ce gris revenir » ? demande François. Nous faut-il « mourir de n’avoir point franchi le gué, d’avoir laissé s’enfuir les printemps, les étés » ? « Comme s’il fallait revivre toujours ce qui n’a pu être vécu. »
Pour terminer sur une note moins désespérée, j’ai dit mon poème « Résurrection », inspiré par une installation du peintre Ali Salem pour Art et Chapelles 2011 :
« Dans le blanc du matin
J’ai vu la porte ouverte
Comme d’un baldaquin
La tombe était couverte
[…]
Et cette toile offerte
Vierge tel un vélin
Ce n’était pas la perte
C’est la Vie enfin »
Dany a conclu cette lecture poétique avec un texte extrait de sa dernière publication, La Lettre de Jézafata à son bourreau (2018). On y entend la puissance non-pareille du Poème, qui est une forme de rédemption et d’éternité :
« Le poème, cette conversation avec l’indicible, je l’ai mâché comme une poignée d’herbes amères. Jusqu’à l’écrire. Ô douleur, ô jouissance ! Cinglante humilité du presque. Le poème est le divorce de la vérité d’avec le silence. Sur la plaie vive, verser le baume de la musique. Croire au rythme. S’illusionner du chant. Et puis darder la petite joie rougeoyante qui se souvient de la première étincelle du Tout. Pourquoi voudrais-tu que la Mort existe après le poème ? »
Nous remercions le père Blourdier, curé de la paroisse Jeanne-Delanoue, et Rodolphe Mirande, le maire de Rou-Marson, de nous avoir accueillis tous les trois dans leurs églises. Ces deux petites églises de campagne, humbles comme la violette, ont été de très beaux écrins pour la voix de nos poèmes.
Œuvres dont les textes sont extraits :
Dany Lecènes
La Joie n'a pas de poids, Edilivre, 2013
Il pleut des grâces
Poèmes de la lune où va l'ermite
L'hiver partout, partout l'hiver, Editions secrètes, 2016
Les Lachrymots
La Lettre de Jézafata à son bourreau, Edilivre, 2018
Catherine Thévenet
Vers rêvés, Mon Petit Editeur, 2012
Mais l'ancolie…, Mon Petit Editeur, 2015
Vert Jardin, Mon Petit Editeur, 2017
François Folscheid
D'infiniment de pluie et d'aube, Le Petit Pavé, 2015
Ombres et lueurs de l'involuté, Le Petit Pavé, 2018
Crédit photos
Dominique Lenfantin