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15 juin 2019 6 15 /06 /juin /2019 18:32

Il y a bien longtemps, j’avais vu le film Le Jardin des Finzi-Contini (titre original italien : Il giardino dei Finzi-Contini), un film italien, réalisé en 1970 par Vittorio de Sica. Librement adapté du roman éponyme de Giorgio Bassani paru en 1962, le film m’avait laissé un souvenir vif, notamment grâce à Dominique Sanda, dans le rôle mystérieux de Micòl Finzi-Contini.

Je viens de lire ce roman qui fut un grand succès lors de sa publication et c’est peu de dire que j’ai été passionnée par cette histoire, dont la plus grande partie se passe dans le jardin de la grande famille juive ferraraise des Finzi-Contini. Dans le contexte de la montée du fascisme en Italie, entre 1938 et 1943, le narrateur, qui appartient à la bourgeoisie juive de Ferrare, fait la chronique rétrospective et mélancolique d’un amour emporté dans les horreurs de la Shoah.

Encadré par un prologue et un épilogue, le roman se structure en quatre parties, le prologue créant d’emblée une atmosphère mortifère. C’est en effet la visite de la nécropole étrusque de Cerveteri, le long de l’Aurelia, « un dimanche d’avril 1957 », qui fait rejaillir chez le narrateur son désir ancien d’ « écrire sur les Finzi-Contini ». Se reportant aux premières années de sa jeunesse à Ferrare, il revoit alors « la tombe monumentale » de cette famille où seul le fils Alberto, né en 1915 et mort en 1942 d’une lymphogranulomatose, sera inhumé. « Alors que Micòl, la fille cadette, née en 1916, et son père le professor Ermanno, et sa mère la signora Olga, et la signora Regina, la mère paralytique et très âgée de la signora Olga, tous déportés en Allemagne au cours de l’automne 43, qui pourrait dire s’ils ont trouvé une sépulture quelconque ? » Oui, c’est bien la mort qui plane sur toute l’œuvre et lui confère cette aura si particulière.

Alors, pour échapper à cette menace diffuse, et dans ce contexte où germe l’antisémitisme, la famille Finzi-Contini se tient à part dans la synagogue, sort peu dans les rues de Ferrare, se nourrit des nombreux livres de sa majestueuse bibliothèque et vit en recluse dans son merveilleux jardin. Le père de Giorgio le narrateur critique son « affectation », son « orgueil héréditaire », « l’absurde isolement dans lequel ils vivaient ou, même, […] leur antisémitisme sous-jacent et persistant d’aristocrates ». Et comme le dira son père au narrateur vers la fin de la quatrième partie, c’est sans doute parce que Micòl était tellement autre que Giorgio en était tombé amoureux : « Ce sont des gens différents… ils n’ont même pas l’air de judim… Eh oui, je le sais : si elle, Micòl, te plaisait tellement, c’était peut-être pour cela… parce qu’elle nous était supérieure… socialement. » Et il lui dit aussi : « Dans la vie, si l’on veut comprendre, comprendre vraiment ce que sont les choses de ce monde, il faut mourir au moins une fois. »

 

En parallèle avec la montée du fascisme et les mesures antisémites prises contre les juifs ferrarais (exclusion du club de tennis, de la bibliothèque municipale…), le narrateur nous conte ainsi avec émotion son amour fou pour Micòl Finzi-Contini. Un amour né alors qu’ils étaient adolescents, qu’ils se jetaient des regards enfiévrés et furtifs sous le talèd de leur père respectif à la synagogue, ou encore que Micòl prenait place à la sortie des cours dans la voiture à cheval conduite par le vieux Perotti.

Dans la mémoire du narrateur, inoublié, demeure ce jour où ils se rencontrèrent de part et d’autre du mur du Barchetto del Duca et de la magna domus. Conseillé par l’adolescente, le garçon était descendu dans une angoissante chambre souterraine pour y cacher sa bicyclette et, quand il était remonté à l’air libre, Micòl avait dû abandonner son échelle, hélée par le cocher Perotti ou par son père. Il lui faudra attendre dix années avant de pénétrer dans le jardin enchanté des Finzi-Contini. Le narrateur évoque ici superbement le souvenir : « Combien d'années s'est-il écoulé depuis ce lointain après-midi de juin ? Plus de trente. Pourtant, si je ferme les yeux, Micòl Finzi-Contini est toujours là, accoudée au mur d'enceinte de son jardin, me regardant et me parlant. En 1929, elle n'était guère plus qu'une enfant, une fillette de treize ans maigre et blonde avec de grands yeux clairs, magnétiques. Et moi, j'étais un jeune garçon en culotte courte, très bourgeois et très vaniteux, qu'un petit ennui scolaire suffisait à jeter dans le désespoir le plus puéril. Nous nous regardions fixement l'un l'autre. Au-dessus d'elle, le ciel était bleu et compact, un ciel chaud et déjà estival, sans le moindre nuage. Rien ne pourrait le changer, ce ciel, et rien, effectivement, ne l'a changé, du moins dans le souvenir. » Si le narrateur devra attendre longtemps avant de pénétrer dans le jardin enchanté des Finzi-Contini,  un lien ténu mais vivace se sera créé alors entre les deux adolescents, qui constituera la trame du récit.

En 1938,les lois antisémites ayant exclu les jeunes bourgeois juifs du club de tennis de la ville, Micòl et son frère Alberto vont les recevoir dans leur parc et sur leur court de tennis. Au cours des longues promenades dans le jardin où Micòl apprend à Giorgio le nom des arbres, au fil des visites que le jeune étudiant fait à Alberto et à sa sœur, se tisse une relation étrange et ambiguë où l’amitié se confond avec l’amour. Quand Giorgio prend conscience de la profondeur de son amour pour Micòl, celle-ci, de plus en plus inaccessible, se dérobe à lui et le rejette. La désillusion du jeune homme est immense.

 

Je me suis interrogée sur cette valse-hésitation que Micòl impose à Giorgio. Comment l’expliquer à un moment où la menace fasciste se fait plus présente ? Il me semble que, peut-être, l’attitude parfois incompréhensible de la jeune fille soit due à un besoin viscéral de se protéger de toute atteinte du monde extérieur. Nombreuses sont les fois où elle se plaint de devoir aller à Venise pour terminer sa maîtrise et on ne la voit jamais dans les rues de Ferrare. Tout comme Emily Dickinson, la poétesse américaine, sujet d’étude de Micòl, qui vécut recluse dans la maison familiale d’Amherts, elle demeure à part dans le grand jardin familial, avec son court de tennis, sa ferme et son arboretum. Dans la magna domus, la grande bibliothèque, la chambre d’Alberto, sa collection d’opalines lui servent de repères. Partout, l’accompagne Ior, le grand danois. C’est ainsi que Micòl est souvent représentée rêvant à sa fenêtre, métaphore de son refus de regarder la sombre réalité en face.

 

Pourtant les points communs ne manquent pas entre les deux jeunes gens, eux qui aiment tous deux la littérature italienne et Carducci, et qui possèdent une sensibilité à fleur de peau. Mais peut-être que Micòl considère Giorgio comme un vieil ami d’enfance : n’avait-elle pas elle-même souhaité placer une place commémorative sur le mur d’enceinte de leur rencontre, dédiée au « vert paradis des amours enfantines » ? N’est-elle pas encore guidée par un réflexe de classe envers un jeune homme d’une condition légèrement inférieure à la sienne ? Elle lui reproche surtout de ne pas savoir se dominer et lui assène avec dureté qu’ « étant donné les rapports qu’il y avait toujours eu entre [eux], [sa] manie de l’embrasser, de [se] frotter contre elle n’était probablement la preuve que d’une seule chose : celle de [sa] profonde sécheresse de cœur, de [son] incapacité constitutionnelle d’aimer vraiment ». Enfin, il se peut qu’elle ne supporte pas sa jalousie maladive, puisqu’il est persuadé qu’entre elle et lui il y a quelqu’un d’autre. Si, à la toute fin de la Quatrième partie, le narrateur laisse entendre que cet autre amoureux pourrait être leur ami commun, l’ingénieur communiste Giampi Malnate, rien dans le texte ne vient le confirmer. Giorgio, s’approchant de la Hütte, le vestiaire du tennis, où il croit trouver les deux amants, n’y entendra que le silence. Dans le film, Vittorio de Sica est allé plus loin en montrant Micòl et Malnate nus sous le regard de Giorgio. Je préfère de beaucoup le doute que laisse planer le roman qui ajoute encore au mystère de Micòl.

 

C’est dans le chapitre III de la Quatrième partie que Micòl s’expliquera sur son désamour pour Giorgio. Elle reconnaît qu’ils sont « stupidement honnêtes l’un et l’autre, semblables en tout et pour tout comme deux gouttes d’eau ». Comment auraient-ils pu « désirer sérieusement [se] déchirer ? » Puis elle envisagera avec une ironie cruelle la scène de leurs fiançailles à la synagogue : « Nous fiancer, peut-être avec accompagnement d’échange de bagues, de visites des parents, etc. ? « Quelle histoire édifiante […] Pouah ! » Sans doute est-elle guidée par une forme d'idéalisme qui lui fait craindre la banalité déceptive de la vie, lui interdisant tout engagement. Pressent-elle avec son âme de pythie que son destin sera tragique et que l'amour ne pourra la sauver ? Surtout, elle avouera à Giorgio, qu’à la différence des gens « normaux », leur manière commune de concevoir la vie est toute tournée vers le passé : « Elle le sentait très bien : pour moi, non moins que pour elle, ce qui comptait c’était, plus que la possession des choses, le souvenir qu’on avait d’elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaître que décevante, banale, insuffisante. Comme elle me comprenait ! Mon désir que le présent devînt tout de suite du passé, pour pouvoir l’aimer et le contempler à mon aise, était aussi le sien, exactement pareil. C’était là notre vice : d’avancer avec, toujours, la tête tournée en arrière. N’en était-il pas ainsi ? »

 

Passage capital, qui ne peut manquer de faire songer à Proust, et qui explique la conception littéraire de Bassani. Sophie Nezri-Dufour explique très bien cette obsession pour le passé, signe d’une « volonté névrotique de possession de l’existence ». Le texte est placé dans une « atemporalité », un passé mythifié et figé. Ce faisant « en éliminant la temporalité, Bassani élimine la menace qu’elle représente et l’empêche de voir la réalité telle qu’elle est ». Et ce temps suspendu, arrêté, ne permet pas non plus l’évolution des personnages. Micòl demeure inchangée dans le passé. C’est peut-être cela qui a fait dire que le roman est une critique de l’aveuglement des bourgeois juifs de Ferrare devant la montée des périls. Seul, Giorgio dans le roman évolue, tant et si bien que l’œuvre peut se lire comme un roman d’apprentissage.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce roman et notamment sur la thématique du jardin qui est au cœur de l’œuvre et lui donne son titre. C’est à ce lieu emblématique qu’est confiée la dimension consolatrice du passé : beau et immuable, le jardin échappe à la tyrannie du temps, précise Sophie Nezri-Dufour. De nombreux détails font de cet endroit un lieu de légende. Le jardin et la magna domus sont des lieux inaccessibles, Micòl habite la pièce la plus haute de la demeure, elle est toujours accompagnée de son gardin, le danois Ior, Tel un être à part, elle possède un langage particulier, le « finzicontinico » et  prépare un breuvage céleste, le « Skiwasser ». Quant au sifflet d’Alberto qui appelle sa sœur dans le jardin, il est comparé à un « olifant ». Nouvelle Béatrice, Micòl est celle qui initie Giorgio aux arbres du jardin, comme Eve initiait Adam au Paradis. Puis elle le guidera à travers des cercles concentriques de la bibliothèque de son père à sa chambre haute, en passant par la chambre de son frère Alberto. Une ascension symbolique, prémonitoire de la chute. Car après le renvoi de Giorgio par Micòl, le jardin devient un enfer, préfiguration de l’enfer à venir.

 

Roman d’une grande richesse littéraire (nombreuses allusions à la littérature italienne et française), mythologique (connotations mythiques attachées aux lieux et aux personnages), historique (montée du fascisme, explications politiques), sociologique (description de la communauté juive de Ferrare avec ses coutumes et ses rituels), le roman de Bassani ne laissera aucun lecteur indifférent. Mais pour moi, au cœur du Jardin des Finzi-Contini, ce qui demeure, c’est le souvenir de Micòl, avec ses cheveux blonds, « de ce blond particulier et strié de mèches nordiques, de ce blond de fille aux cheveux de lin, qui était seulement à elle », l’amour perdu de Giorgio Bassani à qui il a dédié son roman.

 

Dominique Sanda dans le rôle de Micol Finzi-Contini

https://journals.openedition.org/italies/1090 : La symbolique du jardin dans Le jardin des Finzi-Contini, Sophie Nezri-Dufour

 

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29 mai 2019 3 29 /05 /mai /2019 16:51

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Une grenouille verte vivait dans un bassin

Parmi les poissons rouges et moult congénères ;

Elle aimait sautiller et coasser matin

Et gober des insectes et de frétillants vers.

Elle attendait le mai et la lente éclosion

D’un beau nénuphar rose dont elle était éprise ;

Quand il apparaissait, éperdue d’émotion,

Elle poussait plus haut ses tendres vocalises.

Le nymphéa, qui se savait la fleur du Divin,

N’avait pas un regard pour la douce reinette,

Issue de cette race de vils amphibiens,

Dont les Français friands remplissent leur assiette.

Malgré mises en garde et avertissements

Du peuple du bassin inquiet pour l’amoureuse,

La grenouille en folie plongea éperdument

Afin d’étreindre enfin la fleur tant ombrageuse.

Las ! Elle ne savait pas que l’amour est mortel :

La trouble Fleur de Nixe la prit dans ses rhizomes

Et l’entraîna bientôt en un nœud criminel

Au fin fond du bassin et de son noir royaume.

 

Moralité

Ne vous attachez point aux gens qui vous dédaignent,

Il y a fort à parier que votre cœur ne saigne.

 

Fable librement inspirée par la présence annuelle d'un nénuphar et de grenouilles dans notre bassin de pierre.

A notre grande surprise, en ce jour de l'Ascension, nous avons découvert notre reinette au coeur du nénuphar où elle a passé l'après-midi au soleil. De quoi faire mentir la chute de ma fable !

 

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25 mai 2019 6 25 /05 /mai /2019 20:52

La Plage de Saint-Aubin-sur-Mer, Gustave Courbet (1867)

Mon frère aîné adore les cartes postales et c'est un plaisir toujours renouvelé de découvrir celles qu'il m'envoie régulièrement.  Récemment, il m'a fait parvenir cette reproduction d'une petite toile de Gustave Courbet, intitulée La Plage de Saint-Aubin-sur-Mer (1867) de Gustave Courbet. J'y ai lu : "Que font ces deux enfants, frère et soeur ? sur cette grève désolée ? D'où viennent-ils ? Comment sont-ils arrivés là ? Si tu racontais leur histoire ?" Pour satisfaire à sa demande, j'ai donc écrit aujourd'hui le texte ci-dessous.

Ce matin de printemps-là, Miss Harriett et Gustave Courbet avaient délaissé leurs pinceaux pour une promenade à deux vers la falaise herbue du Cap-Romain. Ce n’était pas une promenade en amoureux, non, mais le compagnonnage de deux artistes qui s’étaient rencontrés à l’hôtel de la Boule d’Or à Saint-Aubin-sur Mer. Miss Harriett était une artiste-peintre anglaise, qui avait dépassé l’âge fatidique des trente ans, et dont la rigidité puritaine et le corps maigre comme un échalas faisaient se détourner les regards masculins, avides de chairs roses et accortes. Elle avait abandonné son Angleterre natale pour une Normandie,  humide aussi certes, mais plus riante. Quant à Gustave Courbet le provocateur, dont la notoriété était désormais établie depuis l’exposition internationale de Bruxelles, il séjournait régulièrement depuis 1865 dans la petite commune normande, traité comme un coq en pâte par le pharmacien Fouquet chez qui il logeait avec sa sœur chérie, Zélie.

Les deux artistes, qui s’étaient découvert une passion commune pour la marche et la peinture au grand air sur le motif, se retrouvaient toujours près de la fontaine des Trois Grâces de Langrune. Quand Courbet, assis sur son rebord rugueux, voyait de loin arriver la marcheuse, il avait toujours un petit serrement de cœur. Il ne savait pourquoi elle lui rappelait une des trois jeunes filles, celle qui a les cheveux d’un auburn foncé et qui est à droite de profil, dans le tableau qu’il avait peint en 1865, Trois Anglaises à la fenêtre. Sanglée dans sa robe de serge beige à col montant qui lui faisait comme une minerve, chaussée de ses pauvres bottines de marche éculées, à la main, son ombrelle effilée comme un arc, la jeune femme lui semblait une Diane chasseresse, oubliée de Zeus et des hommes. De son pas vif et ardent, elle s’approchait de lui, et souriait à son pantalon de toile rêche au bleu délavé, son gilet de velours beige élimé, négligemment passé sur une grosse chemise de coton blanc. Elle se souviendrait toujours de sa puissante barbe noire, tout à la fois drue et soyeuse, brillante sous le chapeau de paille troué. Et alors qu’il s’appuyait sur son vieux bâton de marche noueux pour se relever, elle lui lançait avec son surprenant accent anglais : « Bonjour, Monsieur Courbet ! »

Ce matin-là, elle avait emporté sa gibecière d’osier : elle y avait glissé d’odorantes tranches de pain bis, un bon morceau de ce Livarot dont elle aimait tant la belle couleur orangée, quatre pommes irrégulières et acides et une petite bouteille d’un cidre piquant, fabriqué par Généreux son logeur, le fermier le plus riche de la contrée. Ah, il ne fallait lui en conter à celui-là, qui n’avait de généreux que le nom ! Bien qu’elle vécût chez lui depuis quelque temps, elle demeurait toujours impressionnée par son tonitruant accent normand et ses formidables moustaches poivre et sel, drues comme les poils du balai que sa brave femme d’Olympe poussait sans relâche dans la salle basse et enfumée de leur grand logis à colombages. Ce matin, c’est lui qui, bonhomme, avait lancé au bas de l’escalier de bois noirci : « I fait rien beau, c’te matin ! » comme pour encourager sa locataire à sortir.

Maintenant, ils étaient étendus sur le haut de la falaise, à demi-cachés dans les hautes herbes dansantes, sous un ciel pommelé de gris où la brise iodée faisait de fantaisistes trouées bleues.  Ils aimaient cet endroit, mélancolique avec cette vieille ruine de maison, désertée sans doute par un pêcheur, désormais habitée par les mouettes qui venaient criailler et pleurer en se posant sur l’arbre courageux qui avait poussé en son ventre vide. On leur avait raconté qu’en cet endroit sauvage et venteux il y avait eu une villa gallo-romaine et qu’une déesse-mère dormait peut-être sous leurs pieds au cœur de la dune, mythologie archaïque qui venait nourrir leurs rêveries.

Courbet somnolait sous son chapeau de paille, perdu dans les méchants souvenir des avanies subies lors des différents Salons de peinture, quand on écartait ses toiles loin du regard du public et qu’on le traitait d’ « agitateur », de « socialiste », de « rouge ». Miss Harriett, son maigre buste relevé, s’appuyait sur son coude et laissait divaguer son regard aigu de peintre vers le jade uniforme de la mer. Cette mer-là était basse, plate comme un miroir, à peine bordée d’un friselis d’écume, et le jusant avait laissé à découvert trois petites coques, curieusement alignées en oblique, dont le noir rivalisait avec celui des varechs et des algues oubliés par le reflux. Un pâle soleil de printemps créait des ombres irrégulières sur un sable jaune hérissé de cailloux blancs où une flaque bleue créait parfois une trouée d’azur clair.

Au fil paresseux de son regard, Miss Harriett avait soudain aperçu deux fragiles silhouettes enfantines, qui faisaient ombre commune sur la grève claire. Elle qui n’avait pas d’enfants, et qui n’en aurait jamais, avait ressenti l’envie brutale et irrépressible de parler avec ces petits d’homme. Se soulevant à demi et mettant ses mains en porte-voix, elle les avait hélés du haut de la falaise : « Ouh, ouh, les petits bézots, montez-là donc que nous causions un peu ! » Surpris par cette voix tombée du ciel, les petits s’étaient violemment serré les mains et s’étaient retournés dans un même élan. Clignant des yeux, ils avaient aperçu le couple allongé dans l’herbe et, après avoir hésité, avaient rejoint en courant les promeneurs en empruntant le côté bas de la falaise.

Les enfants, un garçon et une fille, s’étaient plantés là devant ces inconnus et les interrogeaient du regard. Ils auraient pu être jumeaux, car leur taille était presque semblable, et leur visage poupin, au nez mal dégrossi, semblait celui d’un frère et d’une sœur. Le garçon avait des cheveux coupés au bol, d’un blond de moisson éclatant. Il était comme pendu dans une grande vareuse bleue de pêcheur sur une chemise au col blanc tire-bouchonné et un vilain pantalon court qui dévoilait les mollets musclés d’un enfant habitué à courir pieds-nus dans les rochers coupants et les sentiers caillouteux. Sa petite compagne, à l’épaisse chevelure  rousse comme un feu de sarments, était collée à son frère qui la tenait fermement par l’épaule. Et comme si sa course vers les promeneurs lui avait fait battre le cœur, elle avait la main gauche appuyée sur sa poitrine comme pour en réfréner les battements. Une longue chemise de coton blanc dissimulait ses bras. Quant à sa robe à bretelles vert kaki, elle avait dû être coupée dans le même tissu usé que le pantalon de son frère et elle ne portait pas non plus de chaussures. Si proches l’un de l’autre, dans l’attitude servile, humble et fragile des enfants accoutumés à être battus, ils étaient émouvants et Miss Harriett dut se retenir pour ne pas les serrer contre elle.

Gustave Courbet, réveillé de sa somnolence par les pas précipités des enfants, les regardait avec intensité, en proie à une émotion étrange. Il revit soudain le corps blanc de Virginie, le modèle qu’il avait tant aimé, et dont il avait eu un garçon. L’avait-il jamais désiré cet enfant que la jeune femme avait prénommé Désiré et qu’elle avait élevé seule après leur séparation ? Devant ce petit garçon qui aurait pu avoir l’âge du sien, il éprouva en un foudroiement la honte et la blessure de ne l’avoir pas reconnu. Où était-il maintenant cet enfant dont les traits lui demeureraient pour toujours inconnus et qu’il ne pourrait jamais peindre ?

Tandis que le peintre demeurait silencieux en proie à ses remords, Miss Harriett distribuait aux enfants le pain, les pommes et le fromage de sa gibecière. Ils dévorèrent ce viatique inattendu avec l’avidité de ceux qui ne mangent pas à leur faim tous les jours. Toujours debout, toujours serrés l’un contre l’autre, tels les Dioscures, entre deux bouchées, ils apprirent par bribes leur triste histoire à Miss Harriett. Très vite après leur naissance, ils avaient été placés en nourrice chez la Jacquotte, une femme mi-rebouteuse, mi-guérisseuse, et leurs parents, dont ils ignoraient tout, n’étaient jamais venus les rechercher. Désormais privée de subsides, la Jacquotte se vengeait sur eux en les faisant trimer pour elle. Les journées étaient longues qui les voyaient, par tous les temps, cueillir les simples dans les sous-bois et sur les chemins, ramasser les moules coupantes dans les rochers et le varech glissant sur le sable mouillé, traire les deux vaches rétives de l’étable, nourrir la basse-cour, ramasser l’herbe pour les lapins, couper le bois pour nourrir le feu. Et quand la Jacquotte avait trop forcé sur la chopène, elle passait sa mauvaise ivresse sur leurs corps malingres en les fouettant avec de fines baguettes de frêne.

En les écoutant, Miss Harriett se disait que le monde était bien injuste et que les enfants en étaient les premières victimes expiatoires. Submergée d’émotion, elle vit les enfants enfourner une dernière bouchée de Livarot, marmonner un « boujou byin » à peine audible et prendre leurs jambes à leur cou. Un intense sentiment de solitude l’envahit alors que les frêles silhouettes disparaissaient prestement comme des hirondelles de mer au bas de la falaise. Quant à Courbet, il s’était de nouveau allongé, la tête sous son chapeau, pour ne plus voir la douleur du monde. Elle lui sauterait bien assez tôt à la gorge lors de la Commune sanglante.

Quelques années plus tard, Miss Harriett découvrirait une petite toile de Courbet, accrochée sur un mur de l’hôtel de la Boule d’Or. En dessous, l’hôtelier avait griffonné un méchant écriteau : La Plage de Saint-Aubin-sur-Mer (1867). Lui reviendrait alors en plein cœur cette fin de matinée printanière où, sur une falaise herbue, un grand peintre avait sommeillé à ses côtés et où deux petits enfants avaient croqué dans ses pommes acides et dévoré son pain bis. Oui, il « avait fait rien beau, c’te matin-là ! » Et elle ne saurait jamais qu’un siècle plus tard, en 1943, lors de la construction du Mur de l’Atlantique, les Allemands découvriraient la statue gauloise d’une déesse-mère, vêtue d’une tunique, ornée d’une torque et la tête ceinte d’un diadème. A ses pieds, un garçon et une fillette…

Toute ressemblance avec des personnages et des lieux réels n’est nullement fortuite.

http://ex-libris.over-blog.com/article-ophelie-en-hareng-saur-miss-harriet-de-maupassant-93400908.html

 

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12 mai 2019 7 12 /05 /mai /2019 07:36

Le Vulcain gourmand

Sur le photinia rougi

S’enivre de blanc

Catheau

 

Voici le Vulcain rapide

Qui vole comme un oiseau

Son aile noire et splendide

Porte un grand ruban ponceau

 

Gérard de Nerval

 

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5 mai 2019 7 05 /05 /mai /2019 20:40

Au matin pascal

Bourdonnement dans le ciel

Gros insecte orange

 

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5 mai 2019 7 05 /05 /mai /2019 18:26

Fleur du seringa

Au blanc parfum entêtant

Durable mémoire

 

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28 avril 2019 7 28 /04 /avril /2019 10:53

 

Qui n’est pas en quête du bonheur ? Qui n’a pas hâte de vivre « le jour avant le bonheur » ? C’est cette recherche d’un jeune garçon sans parents, le narrateur de l’œuvre, connu sous le surnom de ‘a scigna, le singe (ou encore de Personne comme Ulysse), que nous découvrons dans le roman éponyme de Erri De Luca, paru en 2010 chez Gallimard (pour la traduction française de Il giorno prima della felicità).

Confié à une mère adoptive qui le laisse exister en toute liberté et lui permet d’aller à l’école, le jeune orphelin se lie d’amitié avec don Gaetano, un concierge, qui voyagea en Argentine, et qui joue auprès de lui le rôle de mentor. Dans une Naples, plus espagnole qu’italienne, il grandira entre les viriles parties de football et les vers de Salvatore Di Giacomo que lui prête le libraire don Raimondo, entre les parties hasardeuses et agaçantes de scopa avec son protecteur et la découverte des souterrains de la ville, entre les repas tièdes de « pâtespatates » et de surprenantes réparations de tuyaux.

Il fera surtout l’apprentissage merveilleux et douloureux de l’amour auprès d’une certaine Anna (peut-être folle), aimée en silence depuis l’enfance et retrouvée dix ans plus tard. Mais, comme le lui avait prédit don Gaetano, qui a l’art de lire dans les pensées, elle ne sera pas pour lui. Après une révélation inattendue sur ses origines et une bagarre initiatique avec un couteau à usage unique, le jeune homme expérimentera alors une autre forme de liberté.

Par petites touches en patchwork, Erri de Luca, propose ici l’émouvant portrait d’un adolescent pauvre, non pas révolté sur son sort, mais raisonnable et guidé par le désir d’apprendre. A travers son regard aigu et poétique, Naples se donne à voir, pouilleuse et généreuse, violente et lyrique, surplombée par un Vésuve dans le cratère duquel un soldat américain peut tomber car il ne l’a pas vu ! Par la voix de don Gaetano, en effet, c’est encore la libération de Naples par les Alliés qui nous est contée, avec l’insurrection de ses habitants et la folle effervescence qui s’ensuivit. Une présence américaine qui jouera, indirectement un rôle dans le destin du jeune héros.

J’ai aimé ce livre, sans doute nourri des souvenirs d’un Erri De Luca, napolitain de souche, où le parler local vient égayer l’italien. L’envie forcenée de vivre y transparaît partout, dans le désir de connaître du personnage, qui dit superbement sa joie d’apprendre : « Merveilleux aussi d’avoir une salle faite pour apprendre. Merveilleux l’oxygène qui s’unissait au sang et emportait au fond du corps le sang et les mots. Merveilleux les noms des lunes qui entouraient Jupiter, le cri de « Mer, mer, des Grecs à la fin de leur retraite […] » Joies d’une école qui aura fait de lui un écrivain, comme semblent le préciser les dernières lignes du roman : « Maintenant, j’écris sur les feuilles d’un cahier tandis que le bateau pointe vers l’autre bout du monde. »

Il règne dans ce livre une sorte d’optimisme exprimée dans la bonté foncière d’un don Gaetano, qui s’efface quand sa mission est terminée : « T’aggia ‘mpara’ e t’aggia perdere. Je dois t’apprendre et je dois te perdre ». On le retrouve encore dans la solidarité du petit peuple napolitain, qui chante et plaisante en dépit des aléas de la vie. L’humour y contribue avec le personnage de La Capa, le locataire qui confond les mots et avec qui le dialogue est difficile : « Don Gaetano, vous êtes vraiment fort pour ne pas rire devant La Capa, vous êtes un héros » admire le narrateur. Quant à Dieu, n’y est-il pas surnommé le Nôtre ? Il en va de même pour la description méliorative d’une nature somptueuse que don Gaetano révèle à son protégé lors d’une montée au Vésuve, notamment : « Nous sommes arrivés au bord du cratère, un trou large comme un lac, où disparaissait la pluie fine du nuage avant de toucher terre. Le nuage de l’été nous trempait, mouillés de sueur et de sa pluie. Tout n’était que paix dans ce sac de brume légère, une paix tendue qui concentrait le sang. »

Ce roman (mais en est-ce vraiment un ?) est aussi empreint d’une grande poésie, notamment dans les dialogues amoureux : « Je ne suis pas à côté de toi, Anna, je suis ton côté. – Tu es la partie manquante qui revient de loin et qui s’ajuste. » Ou bien : « Toi, tu es le pollen. Tu m’obéis à moi qui suis le vent. » Après une seconde rencontre sexuelle, exaltante mais éprouvante avec Anna, aux limites de la mort, le narrateur, au terme de son apprentissage, pourra enfin avouer : « Il était arrivé, le jour du bonheur, le plus terrible de ma courte vie. »

Et pourtant, à la fin de la lecture, je me suis dit que « le jour avant le bonheur » n’est sans doute jamais celui qu’on croit.

 

 

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24 avril 2019 3 24 /04 /avril /2019 17:22

Dans mon jardin pascal, un papillon musarde
Et, parmi la pierraille, un lézard se hasarde ;
L’hirondelle fidèle a retrouvé son nid,
Une plume s’égare sur les poissons rougis ;
Dans l’if vert s’enroule la tourterelle grise,
La grenouille au bassin lance ses vocalises.
La glycine s’élance à l’assaut du vieux tronc,
L’étoile du cactus brandit ses éperons ;
Les orgueilleux iris rivalisent de mauve
Avecque le lilas aux senteurs de guimauve ;
Deux dames-d’onze-heures, au blanc immaculé,
A côté de la rose fleurent l’humilité,
Et les arbres fruitiers tout fleuris d’espérance
Présentent au ciel d’avril mille-et-une nuances.

Dans mon jardin pascal, au loin, les cloches sonnent,
Au mois de floréal, mon cœur fou carillonne.

 

 

Photos ex-libris.over-blog.com

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19 avril 2019 5 19 /04 /avril /2019 17:42

La chute de la flèche de Notre-Dame, Crédit photos LCI

 

Elle a péri dans les flammes

La forêt de Notre-Dame ;

Sur le parvis endeuillé

Gisent des charbons brûlés.

 

Les gargouilles et les stryges

Soudain crient et puis se figent,

Quand la flèche en fou fracas

Sur la nef tombe et s’abat

Philippe Villeneuve et le coq de la flèche, Crédit photos Capture d'écran Jacques Chanut

Elle a chu la fine épine,

Dentelle qui tout domine,

Mais le coq de son sommet

Continuera de chanter.

 

Dans la galerie biblique,

Les rois tremblent et sont stoïques,

Le vent enfle le brasier,

Dévorant les toits plombés.

 

Les fières tours s’arc-boutent,

Elles résisteront toutes,

Protégeant le grand bourdon,

Sa musique en carillon.

 

Quand le feu enfin s’achève,

Un grand silence se lève,

Et Paris bouleversé

Sait que sa Dame est sauvée.

 

Après des siècles de règne,

Il ne se peut que s’éteigne

Le fanal du grand vaisseau

Qui vainquit tous les assauts.

La Croix après l'incendie, Geoffroy Van der Hassel, AFP

Quand on ouvrira la porte,

Parmi les eaux qui sanglotent,

Dans la nef à ciel ouvert,

Surgit la Croix de lumière.

 

Lundi de Semaine sainte,

Journée tragique et défunte,

Notre-Dame, corps vivant,

Comme le Christ souffrant,

 

Aura vécu son martyre,

Mais sans jamais s’avilir,

Aura souffert sa Passion

Vers une Résurrection.

 

Le Vendredi saint 2019

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16 avril 2019 2 16 /04 /avril /2019 14:33

  Le mystère de la passion

  Manuscrit du Mystère de la Passion (vers 1450), de Arnoul et Simon Gréban

Hier, lundi 15 avril 2019,  dans la soirée, l'incendie de la très ancienne charpente de Notre-Dame de Paris a entraîné la chute de la flèche de la cathédrale. Après une longue lutte avec le feu, les pompiers sont venus à bout des flammes et la structure du bâtiment, en dépit des inquiétudes, a été préservée. En l'honneur de ce bâtiment qui a défié les siècles, je publie de nouveau ce texte que j'avais écrit en décembre 2010.

« Quand donc viendra la clôture de ce dur labeur ? » se demandait avec angoisse Arnoul, le gentil escholier de la Sorbonne, déjà passé maître ès arts, et qui était depuis moult années clerc en théologie. Cloîtré dans sa petite chambre aux murs chaulés de blanc, tout en haut de la tour d’escalier de son logis de la rue de la Licorne, dans cette chaude fin d’après-midi, il laissait son regard errer jusqu’aux tours de Notre-Dame, qui surplombaient altièrement les toits du quartier misérable où il demeurait.

Il y vivait chichement avec Ombeline, sa vieille servante, depuis qu’à l’âge de onze ans, il avait quitté Compiègne, après le siège malheureux de la ville, qui avait conduit la Pucelle sur la place du Marché à Rouen. Grâce aux recommandations du bon maître Thomas de Courcelles, doyen de la cathédrale et proviseur de la Sorbonne, il était devenu l’organiste et le maître de chorale du lieu saint et son petit logis en était proche.

C’est sous les voûtes ogivales et résonnantes de Notre-Dame, dans le prisme coloré des feux des deux rosaces du transept, dans l’élévation mugissante de la musique des grandes orgues, dans le chant pur et céleste des jeunes garçons de la maîtrise, qu’avait jailli comme un miracle l’idée d’écrire  Le Mystère de la Passion. Dès lors, corps et âme, Arnoul avait été tout entier habité par ce dessein. Il avait rompu avec ses compagnons de débauche, il avait cessé de fréquenter les tavernes et tout le temps qu’il ne passait pas sur les bancs de la Sorbonne, il le consacrait à écrire l’histoire du gentil Notre-Seigneur.

Ce qu’il voulait dire, crier, hurler, c’est que le Christ avait donné sa vie pour tous les hommes, en rédemption de leurs péchés, et que sa Passion se poursuivrait jusqu’à la fin du monde. La souffrance des hommes, elle lui déchirait les yeux chaque jour, quand il sortait, tout ébloui par la lumière, sur le parvis de Notre-Dame.

Il se souvenait de ce qu’on lui avait raconté et il songeait souvent aux protestations d’innocence en ce même lieu du grand maître des Templiers, Jacques de Molay, et à sa mort infamante par le feu. Il regardait en frissonnant la haute échelle patibulaire, servant aux condamnés à monter jusqu’à la potence. Quand, il passait près de l’Hôtel-Dieu, il s’effrayait de la longue file des indigents, boiteux, aveugles, mutilés, loqueteux, tous ces misérables qui se pressaient près des portes aux lourdes ferrures, pour être soignés ou recevoir un bol de bouillon. Son cœur se serrait aux abords de l’hospice des Enfants-Trouvés, lorsqu’il songeait à ces petits êtres innocents qui ne connaîtraient jamais ni père ni mère.

Il ne pouvait oublier non plus que c’est la peste, la noire ravageuse, qui lui avait enlevé ses parents dans sa prime enfance. Quant à la guerre qui durait bientôt depuis cent ans, elle laissait la France exsangue et rien n’avait plus ni sens ni raison. Un roi était devenu fou ; les Ecorcheurs, mercenaires impitoyables et sans aveu, torturaient les voyageurs dans les forêts ; les canons remplaçaient les bombardes et tuaient davantage ; et, forfaiture suprême, l’on avait laissé aller à la mort Jeanne la Pucelle.

Alors, quand l’écriture lui devenait trop lourde, quand sa main se crispait sur sa plume, il appelait à la rescousse son frère Simon, secrétaire du comte du Maine. Fidèle et combatif, celui-ci venait le rejoindre à bride abattue dans sa retraite. Tous les deux, recréant l’intimité fraternelle de leurs toutes premières années, s’attelaient jusqu’au petit matin à la tâche prométhéenne que Arnoul s’était fixée.

Ils s’étaient distribué les passages et chacun rédigeait selon son art. Simon, méditatif et rationnel, était passé maître dans la création des personnages allégoriques, Justice, Miséricorde, Paix, Sagesse, et il n’avait pas son pareil pour tourner des morales et des sentences. Imaginatif, il excellait encore dans les indications pour la mise en scène, les didascalies concernant le jeu des acteurs et ajoutait d’une main preste : « cum pueris » ou bien « cum organis ». Arnoul, musicien dans l’âme, se réservait la composition des chants et de la musique, qu’il souhaitait solennelle. Sensible et émotif, c’est lui qui composait avec ardeur les couplets lyriques, les ballades, les rondeaux. Ombeline n’avait-elle pas pleuré quand il lui avait récité la « Complainte de Judas », les « Lamentations de la Vierge » ou la « Prière de Jésus au jardin des Oliviers ?

« Ô père, ne m’oublie pas,

Regarde la cruelle agonie

Dans laquelle tu m’as plongé :

On ne peut suer un tel sang

Sans que la cause n’en soit vive… »

Mais combien elle avait ri, tout en ayant un peu peur aussi, lorsque les deux frères lui avaient joué « Le Chœur des démons » :

« Commencez , mes petits diablotins ,

Grignotez et croquez vos notes,

Et marmottez comme des singes

Ou des vieux corbeaux tout affamés. »

Ainsi, peu à peu, lentement, au prix de maints efforts toujours recommencés, pendant nombre d’années, dont Arnoul ne se rappelait pas le chiffre, La Passion avait pris forme, nourrie de la propre chair des deux frères, de leurs études, de leurs travaux, de leurs rencontres, de leurs prières et de la violence de ce monde dans lequel ils essayaient de vivre tant bien que mal. Et un soir de givre et de glace, aux abords de Noël, alors qu’Ombeline rajoutait sans cesse du bois dans l’âtre, ils avaient contemplé, épuisés mais heureux comme les bergers à la crèche, la pile de manuscrits renfermant Le Mystère de la Passion. Ils étaient incrédules et se demandaient comment ils avaient pu composer ainsi trente-cinq mille vers et faire naître de leur esprit deux-cent-vingt-quatre personnages, qui prendraient vie en quatre journées.

 

  rosace nord

  Rosace nord de Notre-Dame de Paris

 

Alors, dans un même élan, Arnoul et Simon Gréban sortirent dans le froid vif et pinçant, et dirigèrent leur pas vers Notre-Dame. Là, dans la cathédrale vide, où ne brillait que la petite flamme du tabernacle, ils s’agenouillèrent pieusement, Arnoul sous la rosace sud et Simon sous la rosace nord. Et dans le tournoiement lumineux des médaillons, sous la pluie multicolore des fleurs du Paradis, les yeux mouillés de larmes, tout attachés sur le Christ en Majesté, la Mère de Dieu, la multitude de saints, de prophètes, d’anges, de rois, d’apôtres qu’ils avaient côtoyés pendant des années, ils remercièrent du plus profond de leur cœur le doux Seigneur qui, dans sa très haute miséricorde, leur avait octroyé la grâce d’achever Le Mystère de la Passion.

 

  Roasace sud Notre-Dame-de-Paris - rosace sud

  Rosace sud de Notre-Dame de Paris

 

 

 

 

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Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

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La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

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