
La mort de Treplev avec Arkadina (Dominique Reymond) et Treplev (Xavier Gallais)
(Photo afp.com/ Boris Horvat)
Mardi 24 juillet 2012, France 2 retransmettait La Mouette d’Anton Tchekhov, en léger différé de la cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon. J’attendais avec grande impatience cette retransmission et ma déception devant la mise en scène d’Arthur Nauzyciel n’a eu d’égale que mon attente.
Sur le grand plateau vilarien, devant le haut mur du palais, trois praticables de métal aux formes incurvées constituent une sorte de décor d’après l’Apocalyse pour les quatre actes qui « se passe[nt] dans la propriété de Piotr Gavrilovitch Sorine » (Emmanuel Salinger). Déambulant sur un sol de gravier noir, eux-mêmes vêtus de sombre, les comédiens sont les interprètes de « cette tristesse polyphonique », de cette mélancolie native qui est la marque de la pièce. Elle débute ici par la fin, le suicide de Treplev.
On connaît l’intrigue de cette « comédie », représentée à Moscou en 1896, et qui fut le premier succès théâtral de l’auteur. Fils d’une comédienne célèbre, Irina Nikolaevna Arkadina, Mme Trepleva de son vrai nom (Dominique Reymond), Constantin Gavrilovitch Treplev (Xavier Gallais), qui aime sa voisine Nina Zaretchnaïa (Marie-Sophie Ferdane), fille d’un propriétaire terrien, veut devenir un écrivain renommé. Nina, qui ambitionne d’être actrice, est invitée à jouer une de ses œuvres. Arkadina trouble la représentation par ses remarques désobligeantes : « C’est une affaire décadente », déclare-t-elle. Alors que Constantin est réduit au mutisme, Nina se rapproche de Boris Alexéevitch Trigorine (Laurent Poitrenaux), un écrivain en vogue, amant d’Arkadina.
Un jour, Treplev tue une mouette qu’il apporte à Nina : « J’ai eu aujourd’hui la bassesse de tuer cette mouette. Je la dépose à vos pieds. » Et il ajoute : « C’est comme cela que je vais bientôt me tuer moi-même. » A la vue de l’oiseau mort, Trigorine aura l’idée d’un sujet « pour une petite nouvelle » qu’il communique à Nina : « Une jeune fille vit depuis son enfance au bord d’un lac, une jeune fille comme vous ; elle aime le lac comme une mouette, elle est heureuse et libre comme une mouette. Mais un homme passe par là et, par hasard, par désœuvrement, lui prend la vie, comme si elle était une mouette. »
Nina suit Trigorine à Moscou mais il l’abandonne et ses rêves de devenir actrice ne se réalisent pas. Le dernier acte se passe deux ans après, toujours à l’intérieur de la maison de Sorine. Arkadina et Trigorine se sont retrouvés. Nina, sourde aux prières de Treplev, lui raconte son amour malheureux pour l’homme de lettres puis s’enfuit. Tandis que le gérant sort d’une armoire le corps naturalisé de la mouette, on entend un coup de feu : Treplev s’est donné la mort.
Certes, le dramaturge russe avait souligné le sens de sa pièce à de nombreuses reprises, notamment avec Nina disant : « Je suis une mouette. Non, ce n’est pas ça. Je suis une actrice ». Mais pourquoi affubler les acteurs de ce masque de mouette qui vient encore insister sur une symbolique déjà très explicite ?
Dans cette même perspective, si la musique jouée par Ruth Rosenthal, Xavier Klaine de Winter Family et du chanteur folk anglais Matt Elliot, installés à cour dans une fenêtre éclairée de la muraille, est belle et lancinante, elle appesantit pourtant encore une atmosphère obscure.
Certes, l’inquiétude et l’incapacité à réaliser leurs rêves caractérisent nombre des personnages de la pièce mais ici, « noir c’est noir », au propre et au figuré. Les pieds dans un charbon de terril, tous les comédiens sont comme Macha, la fille du régisseur de Sorine, « toujours en noir », car ainsi qu'elle l'explique à Medvenko l’instituteur, elle est « en deuil de [s]a vie ». Treplev porte étrangement la bosse de Richard III et Nina ressemble à une sombre araignée noire.
Certes, tout metteur en scène se doit de proposer une interprétation et Nauzyciel a ici choisi, par la voix de Treplev, de mettre l’accent sur les difficultés de l’art dans le monde contemporain, ce qui était une des intentions de Tchekhov lui-même. Associant réalisme et symbolisme, on sait que cette pièce rénova le théâtre russe. « Je l’écris non sans plaisir, disait Tchekhov, même si je vais à l’encontre de toutes les lois de la scène. » Elle sera d’ailleurs à l’origine de sa collaboration créative avec Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko, la mouette devenant même l’emblème du Théâtre d’Art. Mais pourquoi, rejetant le réalisme, pousser l’épure jusqu’à l’outrance et imposer aux comédiens une diction artificielle et sans âme ? Celle-ci est lente, appuyée, grandiloquente et Marie-Sophie Ferdane, dont l’élocution l’apparente à Fanny Ardant, ne m’a guère émue.
Tchékhov, ce médecin des âmes, affirmait: « Il faut écrire une pièce où les gens vont, viennent, dînent, parlent de la pluie et du beau temps, jouent au whist, non de par la volonté de l’auteur, mais parce que c’est comme ça que ça se passe dans la vie réelle. […] Il faut laisser la vie telle qu’elle est, et les gens tels qu’ils sont, vrais et non boursouflés. » Je crois que c’est cela que je n’ai pas aimé dans cette représentation, l’emphase et la boursouflure, qui ont enlevé toute crédibilité aux personnages et fait naître en un moi l’ennui.
Je ferai cependant une exception pour Arkadina, interprétée par la grande comédienne Dominique Reymond. Il m’a semblé qu’elle seule parvenait à donner vie à son personnage. Elle retrouvait ici cette pièce qu’elle avait jouée à Chaillot en 1984 sous l’égide d’Antoine Vitez, mais dans le rôle de Nina.
Une expérience de dédoublement des plus troublantes pour elle par ailleurs, puisque, au tout début de la pièce, Nauzyciel fait dire par Arkadina des répliques dévolues à Nina (« Ils ont peur que je devienne actrice. Et moi, je me sens attirée vers le lac comme si j’étais une mouette. ») Dans cette interprétation, trois voix ont donc cohabité en elle : celle de Nina, celle de sa jeunesse ; celle d’Arkadina, celle de sa maturité ; et la sienne propre, celle d’une belle comédienne, qui aime le risque, qui a travaillé avec Sobel, Grüber et Lassalle. J’ai beaucoup aimé son aisance, sa vivacité, sa manière légère de se déplacer, créant ainsi, selon moi, une Arkadina complexe et plus fascinante ici que Nina.
« Il faut de nouvelles formes », dit Treplev dans La Mouette, et "Tchekhov est inépuisable", affirmait Stanislavski. Je ne reproche nullement à Arthur Nauzyciel le parti pris qu’il a choisi de faire de l’Art un des enjeux essentiels de son adaptation : il est en effet au cœur des préoccupations de tous les personnages. Je ne suis nullement comme Trigorine ou Arkadina attachée à « la routine et aux formes anciennes ». Je regrette seulement de n’avoir pas été emportée dans le vol de cette Mouette, dont « les ailes de géant (e) l’empêchent de marcher ».
Sources :
Le Magazine littéraire, Mai 1992, n°299, Dossier Tchekhov, Article de Gilles Costaz, " Le théâtre au complet", pp. 36-37