Raphaël Enthoven et Paola Raiman à la 100ème de Philosophie
(Photo DR)
Aujourd’hui, dimanche 28 octobre 2012, sur ARTE, de 13h à 13h 30, c’était la 100ème de l’émission de Raphaël Enthoven, Philosophie. A cette occasion, le philosophe avait invité une élève de Terminale, Paola Raiman, afin de réfléchir avec elle sur la question : « A quoi sert la philosophie ? » Une idée qui s’est révélée passionnante, tant leur dialogue a été ouvert et s’est déroulé dans un climat d’écoute mutuelle vraiment remarquable.
Pour commencer, la jeune fille avait choisi un texte de Vladimir Jankélévitch, insistant sur l’idée que la philosophie se situe « quelque part dans l’inachevé ». Son inutilité fait justement sa plus grande utilité. Elle se situe à rebours des idéologies du progrès et de la science, allant à l’encontre d’un régime de l’utile. A la question fréquente : « A quoi ça me sert ? », on répondra : « A rien ! » et c’est bien pour cela que la philosophie est indispensable. Quand on s’adonne à la philosophie, celle-ci ne fait pas de promesses et on ne signe pas un contrat puisqu’il s’agit surtout de "mieux vivre".
Enthoven évoque à ce propos le Gorgias de Platon, ce beau dialogue aporétique, dans lequel Platon s’entretient avec Gorgias, Polos et Calliclès. Selon ce dernier, "le philosophe ignore les lois qui régissent la cité ; il ignore la manière dont il faut parler aux autres dans les affaires privées et publiques; il ne sait rien des plaisirs ni des passions, et, pour tout dire d'un mot, sa connaissance de l'homme est nulle". Cette critique de la philosophie ne cessera d’être reprise à travers les siècles.
Une autre objection avance aussi l’idée qu’elle éloigne du monde, qu’elle fait de celui qui la pratique un solitaire. Dans l’Eloge de la philosophie, Merleau-Ponty répond qu’elle n’éloigne pas des hommes mais que, bien au contraire, elle fait "s’enfoncer dans la condition humaine" pour mieux repartir. Avec elle, il s’agit moins d’appréhender un réel utile que de découvrir « un homme en amont dans l’homme », ce que Sartre appelait « un monde sans les hommes ».
Dans un monde de plus en plus politisé, qui éprouve le besoin de croire à tout prix, « la philosophie proclame le doute ». Le doute est bien la seule chose utile et il est « le credo de la philosophie ». Et d’ailleurs, la croyance est toujours entachée de doute. Lors du duel Sarkozy-Royal, certains partisans de celle-ci disaient : « J’y crois encore ! » Une manière de faire savoir qu’ils commençaient à douter sérieusement de sa victoire. Et c’est bien là toute la différence entre le savoir et la croyance.
Quant au vrai philosophe, il est clair qu’il ne se situe pas dans l’actualité ; on peut même dire qu’il est « inactuel ».
Pour évoquer la naissance de son intérêt pour la philosophie, Paola Raiman emploie les termes d’ « éclosion », d’ « ouverture », d’ « ébranlement ». Elle reconnaît le rôle essentiel du professeur de philo, qui permet à l’élève d’exprimer « des choses qu’il avait silencieusement en soi ». Il possède cette responsabilité considérable de lui donner à appréhender des choses qu’il savait déjà, de lui transmettre cette joie de comprendre qu’il appartient à la condition humaine.
Ce lien si particulier existe aussi avec certains philosophes. Paola Raiman l’éprouve ainsi avec Jankélévitch, mort en 1985. Elle avoue qu’il a écrit des choses qui la touchent particulièrement et qui l’ont « traversée ». Elle reconnaît qu’ « une sorte de fil d’or » la rattache à lui. Son « écriture aérienne » lui fait des « confidences », il est devenu son « ami intime ».
Les devisants passent devant les portraits d’Epicure, de Merleau-Ponty, de Bergson, d’Hannah Arendt, de Nietszche. La jeune fille s’arrête devant ce dernier, représenté à la fin de sa vie, en 1884, alors qu’il était devenu aphasique. C’est après avoir embrassé un cheval sur les naseaux qu’il s’était effondré en l’appelant « Mon frère ! » Enthoven lit alors cet admirable passage, le Fragment 29 de Par-delà le Bien et le Mal, qui définit le philosophe : « Etre indépendant est l’affaire d’un très petit nombre ; c’est un privilège des forts. Et qui en prend le risque prouve sans doute qu’il n’est pas seulement fort mais téméraire jusqu’à l’extravagance. Il s’enfonce dans un labyrinthe, il multiplie par mille les périls déjà inhérents à la vie, dont le moindre n’est pas celui-ci : que nul ne voit de ses yeux comment et où il s’égare, dans quelle solitude il se fait déchirer morceau par morceau, par quelque Minotaure tapi dans la caverne de la conscience. Un tel homme vient-il à périr, sa défaite a lieu si loin de la compréhension des hommes, que ceux-ci ne ressentent rien, n’éprouvent aucune compassion. Et lui ne peut plus retourner en arrière ; il ne peut plus même retourner vers la compassion des humains. »
Ainsi la pratique de la philosophie vous modifie, vous condamne à "cet amour-là", à voir différemment le monde, à aimer malgré les souffrances. Et dans Généalogie de la morale, Nietszche affirme que la souffrance nous apprend beaucoup sur le non-sens de la souffrance. Aussi la philosophie est-elle le pire ennemi d’un dolorisme rédempteur. Elle ne sert à rien mais il faut la pratiquer et si le philosophe est le médecin, il est aussi le malade.
Paola Raiman évoque ensuite Bergson. Elle souligne son image austère, "comme celle d’un pasteur", dit-elle, tellement opposée à sa manière d’écrire tout en souplesse. Elle évoque un passage d’un de ses textes qui l’a marquée et qui se termine par le mot « joie ». La philosophie ne promet pas la joie et pourtant elle nous l’offre. Philosopher, c’est chercher un sens à la vie mais quel est le sens de cette quête de sens ? "Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l'homme n'ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. » (L’Energie spirituelle)
Oui, c’est bien à force d’être inutile que la philosophie est essentielle. Elle invite à une « anarchie intime » que chacun doit trouver. Alors que certains pensent qu’elle ne s’adresserait qu’à une élite, il faut plutôt reconnaître qu’il s’agit d’ « un élitisme collectif ». Nécessitant un lexique, un vocabulaire particulier, la philosophie se travaille et « ce qu’elle dit, chacun, en lisant, en fait l’expérience ».
C’est ce que souligne Epicure sans sa Lettre à Ménécée : « Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le vieux. »
Pour finir, la jeune élève raconte comment elle a hésité à lire Simone Weil, craignant d'aborder un philosophe qui parle de Dieu. Elle reconnaît que ses craintes étaient vaines : « J’avais tort, dit-elle, elle m’a prise à la gorge. » Elle, Simone Weil, cette philosophe morte de faim à trente-quatre ans par solidarité pour ses concitoyens, et qui écrivait : « Un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit mais seulement des obligations. » Paola Raiman admire cette femme exigeante, éprise d’absolu, dont la philosophie n’est nullement désincarnée. Ne place-t-elle pas l’infini dans le fini ?
J’ai beaucoup apprécié cette demi-heure passée à philosopher, au beau milieu de la journée. Il m’a semblé qu’il y avait là, non pas un maître et un élève, mais deux esprits qui se rencontraient en toute liberté et humilité. Paola Raiman partait en quête des idées qui l'avaient marquée tandis que Raphaël Enhoven les reformulait ou les précisait. Et j’ai trouvé que c’était là une véritable leçon de maïeutique, que Socrate eût aimée.