Mercredi 26 décembre 2012, à l'Art Gallery de la Nouvelle Galles du Sud à Sydney, j'ai découvert la peinture de Francis Bacon (1909-1992). J'avais certes déjà vu nombre de ses autoportraits et portraits (notamment celui de Michel Leiris dans un livre de littérature pour mes classes de Première), mais cette impressionnante rétrospective, intitulée Five Decades, m'a permis d'approcher l'ampleur de son oeuvre.
La première partie (1940-1950) présente des toiles où le thème du cri est essentiel. Cri d'un peintre qui était asthmatique, allergique aux chevaux et aux chiens de son père, dont toute l'oeuvre résonne comme un appel d'air pour survivre, un "struggling for breath". En témoigne notamment Study for a portrait : dans un carré aux tonalités gris-bleu, un visage hurle. Le cri, c'est aussi celui de l'infirmière dans Le Cuirassier Potemkine d'Eisenstein, film qui le marqua profondément et dont l'on voit l'extrait.
Nombre de thèmes de prédilection du peintre sont présents dans ces tableaux : la guerre dans Figures in a landscape, une toile réalisée à partir d'une photo d'Eric Hall, transformée en une menaçante peinture complexe, le personnage tenant une arme de guerre. Figure Study 1 fait référence au nazisme, en combinant différentes sources d'images, dont Giotto. Le personnage, avec fleurs, chapeau et manteau, s'y trouve déjà dans la position d'un crucifié, retrouvée fréquemment dans l'oeuvre.
La violence est aussi presente dans Untitled crounching figures. Plusieurs silhouettes accroupies évoquent la relation tumultueuse du peintre avec son amant Peter Lacy, pilote de la Royal Air Force, tout comme The end of the line, empreint d'une charge sadomasochiste, tel un coup de poing.
Danx cette salle, j'ai particulièrement aimé Study from the human body, le premier nu de Francis Bacon : mystère et profondeur d'un rideau entrouvert, à quoi Robert Melville trouve "an air of extreme hazard".
Nombre des figures obsessionnelles du peintre sont présentes dans cette salle. Il en va ainsi de celle des Euménides qui reviendront en leitmotiv dans son oeuvre. A study for a figure at the base of a crucifixion les montre sur un fond violemment rouge, inspirées ici par la réécriture de Thomas Eliot (The Family Reunion, 1939).
Dans la deuxième salle, on est frappé par les toiles qui évoquent la viande animale. A propos de Head I, une toile en noir et blanc, Gilles Deleuze signale "a logic of sensation... in thick impaste almost sculptural". Déjà aussi ce qui sera le fondement de son oeuvre, ''a deep identity" : "this slippage between human and animal [which] can't be resolved." "L'homme qui souffre est une bête, la bête qui souffre est un homme."
Head II dit aussi cela, cette hésitation entre l'humain et l'animal. Bacon expliquait que, pour cette toile, il avait voulu peindre comme Velasquez en lui donnant la texture de la peau d'un hippopotame. Figure with meat, représentant un homme entre deux quartiers de viande, avoue sa fascination pour la viande et sa croyance dans la ressemblance entre la chair humaine et la chair animale. "We are a potential carcass" affirme-t-il.
Puis on découvre un portrait de Lucian Freud, inspiré d'une photo de Franz Kafka, ce procédé de peinture d'après photo étant une constante de l'oeuvre de Bacon.
La série des portraits du pape Innocent X révèle quant à elle son admiration pour Velasquez : "J'ai toujours pensé que c'était un des plus grands peintres au monde et j'ai fait une fixation sur lui'' reconnaît-il. L'artiste espagnol l'inspirera encore pour un de ses autoportraits de 1950, dans lequel il se représente autoritaire et dominateur ; plus tard, il regrettera cependant cette série des papes.
Plus loin, Figure in landscape m'est apparue très étrange. Tout en orange, ocre et gris, elle rappelle un voyage que fit le peintre à Tanger en compagnie de Peter Lacy.
Study for a crounching nude, en blanc, gris, ocre et jaune, soulignée de noir au bas de la toile, fournit nombre de clés de l'oeuvre. Le rail circulaire, l'ombre menaçante, la figure qui émerge, autant d'éléments picturaux chers au peintre : "Our shadows are our ghosts'' dira-t-il. Bacon y ajouta du sable.
Dans la même veine, Untitled (Crounching nude) présente un personnage accroupi dans un cercle, posture récurrente de l'oeuvre, devant un rideau. On y perçoit comme une énergie mouvante dans une balle, prête à exploser. C'est, je crois, cette série de toiles enveloppées de mystère, représentant des formes ectoplasmiques, dans des tonalités de gris, de bleu laiteux et de noir, que j'ai préférées dans cette exposition. L'une d'entre elles, Untitled (Figure), porte collant et cravate, préfigurant la série qui représentera l'homme au travail.
Study for figure n0 4 montre un homme a l'intérieur d'un carré, dans une position inconfortable, génératrice d'anxiété. Cette atmosphère claustrophobique renvoie sans doute à l'expérience homosexuelle de Bacon, dans une Angleterre ou l'homosexualité ne sera décriminalisée qu'en 1967.
Tres étonnante est la toile aux couleurs vives (rouge, jaune, noir), Study for a portrait of Van Gogh IV. Elle s'inspire d'un tableau du peintre des Tournesols, The painter on the road of Tarascon, datée de 1888, et qui fut détruite pendant la Guerre de 40. Van Gogh y apparaît "like a phantom''.

Dans cette même salle consacrée aux années 1950-1960, une toile violente, Lying figure, représente Henrietta Moraes, une amie du peintre, réalisée d'après des photos de John Deakin. Etendue sur un lit comme si elle était sur une croix, on la voit une seringue fichée dans le bras. ''I put the syringe because I want a nailing on the flesh on to the bed'' explique le peintre.
Dans la troisième salle, Study for selfportrait, est typique de la peinture de Bacon après 1960, dominée par les gris et les bleus et la pratique des séries. C'est sans doute cette manière de peindre qui est la plus connue. Les courbes bleues des formes du visage sont distordues, les yeux sombres émergent d'un isolement profond.

Assez peu d'animaux dans la peinture de l'artiste anglais. On retiendra cependant Study for a baboon, réalisée lors d'un voyage en Afrique ; Study for a running dog, une sorte de signature psychologique révélant un etat de panique ; Untitled dog crée un mouvement gris-blanc sur un fond vert ; enfin, Owls, d'après Birds of the night d'Eric Hoskin. On pense ici aux Euménides, motif récurrent de l'oeuvre. Quant à la forme du sphinx qui se devine derrière les oiseaux, elle est signe de l'attachement de Bacon aux thèmes de l'Antiquité.
Study for a nude, réalisée sur une photo de Muybridge, montre un homme prêt à plonger dans un cube. " Michelangelo and Muybridge are mixed up in my mind together'' dira Bacon.

Dans Untitled (half lenght figure in the sea), le personnage et la mer sont sombres, mystérieux, indistincts. A propos de cette toile, on soulignera que l'océan est un thème tres peu présent dans les toiles de Bacon.
Toujours dans cette salle, un tableau d'un bleu monochrome, Untitled (Study after Velasquez), a retenu mon attention avec ses touches d'un noir vibrant et ses raies verticales rouges.
Au milieu de la salle, des vitrines m'ont particulierement intéressée. Elles présentent des photos, souvent en très mauvais état, de tous ceux qui ont connu ou inspiré Francis Bacon : Reihard Hasset, Eddy Batache, John Edwards, Michel Leiris, Isabel Rawsthorne, Lucian Freud, Henrietta Moraes. On voit aussi George Dyer dans son atelier et Bacon, peint par Brett Whiteley. Velasquez, Michel-Ange, Raphael, Courbet, les grands maîtres, sont aussi en bonne place.
Ensuite de nombreuses portraits, parmi les plus originaux, sont consacrés à l'amant de coeur, George Dyer. Dans Three studies of George Dyer notamment, le visage de celui que Bacon lui-même décrit comme ''a petty criminal of the East End'' apparaît déformé dans des tonalités de blanc et de beige.
Cette déformation si caractéristique du peintre se retrouve dans Three studies for portrait of Henrietta Moraes. Le visage du modèle fait penser à celui d'un babouin. Sa désintégration crée une impression de chair liquide, ainsi que l'a fait remarquer Georges Bataille.
A propos de tous ces portraits, il n'est pas inutile de rappeler ce que disait l'artiste : "In trying to do a portrait, my ideal would be just to pick up a hand full of paint and throw it at the canvas and hope that the portrait was there." Cela se vérifie avec le portrait dans les tons bleus de Henrietta Moraes : amorale, voleuse, violente, alcoolique, droguée, mais "lovable" ! Et encore avec le Portrait of J. Hawthorne, une amie de longue date. "What I want to do is to distort the thing far beyond the appearance, but in th distortion to bring it back to a recording of the appearance."
Dans la série des portraits, celui de l'écrivain Michel Leiris, dont j'ai déjà parlé, retient l'attention. En effet, contrairement aux portraits souvent violents et cruels, celui-ci est tendre et sensuel : "compassion et despair"...
Self portrait illustre les dires du peintre : " The successful image come from a balance between critical faculties and accident." Quant a Study for self portrait, elle offre un corps en plein tumulte qui semble tourner sur lui-même et dont l'ombre devient un objet qui est comme l'extension de sa propre chair.
Studies for the human body est tres intéressant avec ses trois personnages, devant ou derrière le miroir : il dit ''something about the act of looking".
Une très grande toile d'après Muybridge surprend ensuite par ses dimensions. Intitulée The human figure in motion, elle montre des personnages en mouvement : une femme vidant un récipient, un enfant paralysé qui marche... Les trois dimensions selon Bacon, telle serait une des significations de ce tableau.

On passe ensuite dans une salle qui évoque les annees 70, une période qui verra une importante rétrospective de l'oeuvre de Bacon au Grand Palais et la mort de George Dyer. C'est John Edwards qui devient alors le futur héritier de Francis Bacon.
La présence de George Dyer est encore obsédante ici dans nombre de toiles. Dans Three figures and a portrait, elle est associée aux Eumenides (encore elles) avec une référence à Degas. Dans Triptych, on voit George Dyer de dos, dont l'image se reflète dans un miroir suspendu dans une cage cubique. Au milieu, l'homme lit un journal devant un miroir opaque : une oeuvre impressionnante, inspirée toujours par Velasquez et sa Rokeby Venus. Dans Triptych, August 72, une ombre liquide rose se répand sur la toile : la vie de Dyer qui s'enfuit. Seatled figures met en scène Bacon et Dyer assis, avec parapluie et battes de base-ball.
D'autres autoportraits révèlent un artiste toujours en quête de l'insaisissable soi-même, une quête qu'il décrit ainsi : '' It's a model just like any other important, in grasping something which is constantly changing, and the problem is the same whether it'is a self-portrait or a portrait of someone else." Dans Self portrait, Bacon se peint tel un adolescent...
L'exposition s'achève avec, notamment, un Triptych représentant les blessures violentes occasionnées lors des corridas, Study for the human body où se tordent des personnages et un beau portrait de John Edwards, représenté assis mais dépourvu de bras.

Une dernière salle est consacrée à des photos rappelant la vie de cet artiste majeur du XXeme siècle, qui disparaît en 1992.
C'est une exposition qui m'a vraiment beaucoup marquée et dont certaines toiles ne cessent de me hanter. Ainsi, je ne peux que souscrire a ce qu'écrit le Times à propos de cette rétrospective qui fera date : " His images... arrive straight through the nervous system and hijack the soul."

Sources : les cartouches explicatifs de l'exposition, Francis Bacon, Five Decades.