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22 mai 2013 3 22 /05 /mai /2013 17:39

Ron-Mueck.JPG

 Sans titre ou Vieille femme au lit, Ron Mueck (2000), Art Gallery, Sydney

(Photo ex-libris.over-blog.com, février 2013


Jusqu’au 29 septembre 2013, la Fondation Cartier pour l’art contemporain, boulevard Raspail, expose une dizaine d’œuvres du plasticien australien, Ron Mueck, né en 1958. Cet artiste est connu pour ses créations hyper-réalistes, réalisées en caoutchouc de silicone, résine de polyester, mousse de polyuréthane et polyester. Il paraît que déjà on fait la queue pour voir (admirer ?) ses répliques d’êtres humains.

Ron Mueck, originaire de Melbourne, travaille d’abord dans la publicité, la télévision et le cinéma, puis il devient concepteur de maquettes pour les Muppets et Jim Henson. En 1990, il fonde une entreprise de production de mannequins pour des publicités. Il envisage alors de créer des sculptures les plus réalistes possible, quelle que soit la position du spectateur. L’attention du public se porte sur lui lorsqu’il expose à Londres, à la Royal Academy of Arts, pour l’exposition Sensation, une œuvre intitulée Dead Dad (1996-1997). Le corps nu d’un homme, plus vrai que nature, est posé sur le sol, couché sur le dos. L’ensemble étonne par sa précision extrême et par sa taille, un mètre de long. Mais Ron Mueck crée aussi des sculptures surdimensionnées ou minuscules, telles que l’on peut en voir actuellement à Paris (Couple sous un parasol, 300 x 400 x 350 cm).

Pour ma part, c’est à l’Art Gallery de Sydney, en février 2013, que j’ai rencontré pour la première fois ses réalisations. Ainsi, dans une grande salle blanche, une vieille femme allongée sous des draps voisine avec un vieillard nu et malingre, assis dans un transat. J’avais ainsi été particulièrement impressionnée par cette Vieille femme au lit (2000). Elle est couchée sur le côté, le corps replié en position fœtale, caché sous le drap et la couverture de piqué blanc. Sur l'oreiller, ses cheveux gris sont en désordre, elle a la bouche ouverte et les yeux mi-clos. Un visage de vieille dormeuse au petit matin blême quand on s'accroche aux draps. Elle représente une femme vivante mais son corps est réduit à la taille de celui d’un enfant.

Moment difficile que celui où on la découvre, tant l’impression de vie qui en émane est forte, tant sa vieillesse exprimée avec réalisme vous agresse. Vous êtes dans un musée et pourtant, avec cette vieille femme qui vous regarde, il vous semble être dans une maison de retraite ! On supporte avec peine de regarder ainsi cette étape de la vie à laquelle chacun est destiné. Une question se pose quant aux petites dimensions choisies par l’artiste pour sa sculpture. Est-ce à dire que la vieillesse vous réduit à n’être plus qu’un petit enfant ? La taille symbolise-t-elle la vulnérabilité de l’être humain ? Quand on sait que Ron Mueck fut retenu pour l’exposition Melancolia au Grand Palais en 2003, on peut se demander si ces sculptures ne renouvellent pas à leur manière les vanités du XVIIe siècle.

Avec ces œuvres dérangeantes, Ron Mueck, s’il nous livre une trouble fascination pour la décrépitude et la mort, nous invite sans doute aussi à réfléchir sur ce but ultime que nos sociétés modernes n’ont de cesse d’occulter. N’était-ce pas ce que faisait Donatello quand il sculptait sa Magdalena, Rodin quand il présentait La Vieille ou Vanitas en 1890, ou Camille Claudel Clotho, en 1893 ?

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Marie-Madeleine, Donatello

 rodin_belle_heaulmiere.jpg

      La belle Heaulmière ou La Vieille, Rodin

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Clotho, Camille Claudel

 


 A lire en complément : link

 


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21 mai 2013 2 21 /05 /mai /2013 08:13

      Genêts

      Dans la vallée de l'Alcantara, Sicile

        (Photo ex-libris.over-blog.com, Mardi 07 mai 2013)


Mardi 07 mai 2013, j’étais avec ma fille à l’est de la Sicile, sur les pentes grises et noires de l’Etna. Après la découverte du versant Sud et une balade dans la vallée del Bove, traversée par plusieurs coulées de lave, dont certaines très récentes, nous sommes revenues par le versant Nord. Nous y avons escaladé les dunes noires des Monts Sartorius, posés en enfilade dans un paysage désertique, et avons quitté le volcan en nous dirigeant vers la vallée de l’Alcantara.

Tout au long de cette balade, notre jeune guide a évoqué les deux visages du Janus bi-frons qu'est le volcan, à la fois destructeur et bénéfique. La vigueur de la terre y est en effet extraordinaire : à mesure que l'on monte, citronniers, orangers, vignobles cèdent peu à peu la place aux forêts de noisetiers, d'amandiers, de pistachiers, sans oublier pommiers, poiriers et cerisiers. Peu à peu, apparaissent des bois de bouleaux, de chênes, de châtaigniers, de conifères. Sur les cratères désolés ne pousse plus que l'astragale épineux.

Parmi les buissons éclatants des genêts jaunes, j'ai aimé que ce jeune Sicilien évoque le célèbre poème de Leopardi, le grand maître de la poésie du XIXe en Italie. "La Ginestra", « Le Genêt ou la Fleur du désert » fut composé en 1836, quelques jours avant sa mort et, comme d’autres écrits de sa dernière période, le texte exprime la vulnérabilité de l’être humain, L’on peut ainsi dire qu’il est u son véritable poème testamentaire : il lui fut inspiré par la nature hostile du Vésuve contre laquelle l’homme combat vainement. De structure libre, l’œuvre est une méditation sur la précarité de la condition humaine. Celle-ci est comparée à la fleur du genêt qui se déploie en mai sur les pentes du volcan. Mais telle une « fleur collective », l’homme puise toujours en lui la force de renaître. La plante au jaune éclatant, le « lent genêt » devient alors le symbole d’une forme de résistance humaine qui ne se dément jamais.

genêts 2

      Genêts dans un village du versant Nord de l'Etna

         (Photo ex-libris.over-blog.com, mardi 07 mai 2013)

 

                 Et les hommes préférèrent les ténèbres à la lumière (Saint Jean, III, 19)

Ici, sur le dos aride du mont formidable, du Vésuve exterminateur, que ne réjouit aucun autre arbre, aucune autre fleur, tu répands autour de toi tes rameaux solitaires, genêt odoriférant, et les déserts te plaisent. Je t’ai vu aussi embellir de tes tiges les contrées solitaires qui entourent la cité autrefois reine des mortels, ces campagnes dont l’aspect grave et taciturne semble attester et rappeler au voyageur l’empire détruit. Je te revois maintenant sur ce sol, amante des lieux tristes et abandonnés du monde, compagne fidèle des fortunes détruites. Ces campagnes couvertes de cendres stériles et recouvertes de lave durcie qui résonne sous le pas du voyageur, où le serpent se niche et se tord au soleil, où le lapin retourne au trou caverneux qu’il habite, furent de joyeuses villas, des champs cultivés ; toutes blondes d’épis, elles retentirent du mugissement des troupeaux ; elles furent des jardins et des palais, refuge agréable des loisirs des puissants ; elles furent des cités fameuses que les torrents de l’altière montagne écrasèrent avec leurs habitants, jaillissant comme la foudre de la bouche de feu. Maintenant une même ruine enveloppe tout aux environs, et où tu es, ô noble fleur, comme si tu avais pitié des infortunes d’autrui, tu envoies au ciel un doux parfum qui console le désert. Qu’il vienne ici, celui qui a coutume de porter aux nues notre condition et qu’il voie quel souci notre race inspire à l’aimante nature. Il pourra apprécier aussi avec une juste mesure la puissance de la race humaine, que sa dure nourrice, quand il craint le moins, détruit en partie d’un léger et rapide mouvement et qu’elle peut anéantir tout entière et tout à coup d’un mouvement encore plus léger. Sur ces rives sont gravées les destinées progressives et magnifiques de l’humanité. […]

Il y a bien dix-huit cents ans que ces villes ont disparu, détruites par la force du feu, et le villageois qui travaille ses vignes, à grand peine nourries par la terre morte et pleine de cendre, lève encore son regard défiant vers la cime fatale, qui n’est point adoucie encore et qui, terrible, le menace de ruine lui et ses fils et leur pauvre avoir. Souvent le pauvre homme passe la nuit, couché sans sommeil, en plein air, sur le toit de sa maison rustique, et, bondissant plus d’une fois, il examine le cours du bouillonnement redouté qui descend des entrailles inépuisables sur le flanc sablonneux du Vésuve, et qui éclaire la marine de Capri, le port de Naples et la Mergelline. Et s’il le voit approcher, si au fond de son puits domestique il entend bouillir l’eau, il éveille ses fils, il éveille sa femme en hâte, il fuit avec tout ce qu’il peut emporter de ses biens, et voit de loin son nid familier, et le petit champ, son unique salut contre la faim, devenir la proie du flot enflammé qui arrive en crépitant, et, inépuisable, s’étend pour toujours sur sa maison. Voici qu’après un si long oubli Pompei morte revoit la lumière, comme un squelette enseveli que l’avarice ou la piété remet au jour. Du forum désert, entre les files de colonnades tronquées, le voyageur contemple de loin le double sommet et la crête fumante qui menace encore la ruine éparse. Et dans l’horreur de la nuit mystérieuse, par les théâtres déserts, par les temples mutilés et les maisons brisées, où la chauve-souris cache ses petits, comme une torche sinistre qui se promène à travers les palais vides court le bouillonnement de la lave funèbre, qui rougit de loin à travers l’ombre et colore les lieux environnants. Ainsi, ignorant l’homme, les âges qu’il appelle antiques, et la suite que font les petits-fils après les aïeux, la nature reste toujours verte, ou plutôt elle avance par un chemin si long qu’elle semble rester en place. Les royaumes s’écroulent cependant, les nations et les langues passent ; elle ne le voit pas : et l’homme s’arroge la gloire d’être éternel.

Et toi, souple genêt, qui de tes branches odorantes ornes ces campagnes dépouillées, toi aussi bientôt tu succomberas à la cruelle puissance du feu souterrain qui, retournant au lieu déjà connu de lui, étendra ses flots avides sur tes tendres rameaux. Et tu plieras sous le faix mortel ta tête innocente et qui ne résistera pas : mais jusqu’alors tu ne te seras pas courbé vainement, avec de couardes supplications, en face du futur oppresseur ; mais tu ne te seras pas dressé, avec un orgueil forcené, vers les étoiles, sur ce désert où tu habites et où tu es né, non par ta volonté, mais par hasard ; mais tu l’as d’autant plus emporté sur l’homme en sagesse et en force que tu n’as pas cru que tes frêles rejetons aient été rendus immortels ou par le destin ou par toi-même.

Poésies et Oeuvres morales, Giacomo Leopardi, Traduction F. A. Aulard, Alphonse Lemerre, éditeur, 1880 (Tome II).

 

 

 

 

 

 

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17 mai 2013 5 17 /05 /mai /2013 08:14

jardin-5.JPG

Mai mauve au jardin

(Photo ex-libris.over-blog.com, mardi 14 mai 2013)

 

Jardins renaissants

Pour le peintre printanier

Ô couleurs du Temps

 

 jardin 3

Mai mauve au jardin

(Photo ex-libris.over-blog.com, mardi 14 mai 2013)

En réponse au textoésie de Suzâme  link

Pour la communauté de Suzâme, Textoésies et vous

 

 


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16 mai 2013 4 16 /05 /mai /2013 18:00

 exposition-macchiaioli-musee-orangerie

 

De retour de Sicile et de passage à Paris, j’ai eu envie de continuer à rêver au soleil italien. Aussi me suis-je rendue à l’exposition au musée de l’Orangerie afin de découvrir l’exposition intitulée Les Macchiaioli, Des impressionnistes italiens ? Un titre, en forme de question, des plus incitatif.

La peinture de ces peintres italiens de la seconde moitié du XIXe siècle est méconnue en France. Il faut dire qu’ils le furent aussi de leur vivant et si leur groupe se constitua en 1855, il se dispersa vers 1870. Une unique exposition leur fut consacrée en 1861 à Florence. Au XXe siècle, une seule exposition aussi en 1978 au Grand Palais. On peut donc remercier Beatrice Avanzi, conservateur à Orsay, et Marie-Paule Vial, directrice de l’Orangerie, de nous permettre de découvrir ces artistes que l’on a souvent comparés aux impressionnistes.

Les organisatrices ont choisi de présenter une soixantaine de toiles, regroupées par thèmes, et non pas disposées selon un ordre chronologique. La première salle est consacrée à leur technique, au service d’une thématique de la lumière vers un nouveau style de peinture. Celle-ci est au cœur de la recherche de ces artistes : « Le vrai sujet de leur peinture, quel que soit le sujet abordé, c’est la lumière. » Quant à leur technique, c’est la macchia, cette petite touche si particulière, qui se distingue de la peinture lisse et nette de l’académisme. Les quatre autres salles déclinent le regard de ces peintres sur la quête de la lumière en plein air (2), la vie paysanne (3), leur engagement dans les guerres d’indépendance de l’Italie (4) et les scènes d’intérieur (5). On y apprend aussi comment la photo naissante leur sert parfois d’esquisse et comment ils ont influencé de grands cinéastes italiens, tels Visconti ou Bolognini.

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Les premières toiles que l’on découvre sont les deux célèbres portraits du mécène de ce groupe, Diego Martelli (1838-1896). L’un est de Federico Zandomeneghi, Portrait de Diego Martelli au bonnet rouge ; l’autre, le plus célèbre, est celui de Degas, réalisé en 1879, le montrant assis, les bras croisés sur une sorte de chaises curule. Martelli apporta aux artistes un soutien éclairé et durable, les hébergeant dans sa demeure de Castiglioncello, les conseillant, apportant à certains une aide financière et promouvant leur art à travers le Gazzettino delle Arti del Disegno. Comme nombre de ses protégés, il s’engagera dans la deuxième guerre d’indépendance et mourra à Florence en 1896, un an près son épouse.

Il faut savoir que Macchiaioli  ou « peintres de la macchia » (un terme qui signifie « tache » en italien »), est le terme péjoratif dont se servit un journaliste de La Gazzetta del popolo, pour définir ces artistes novateurs qui déconcertèrent les visiteurs de l’Exposition nationale de Florence en 1862. Cela fait bien sûr penser à l’anecdote concernant les impressionnistes, qui furent aussi objets de scandale.

Diego Martelli décrit ainsi leur démarche : « La macchia fut initialement une accentuation du clair-obscur pictural : un moyen de s’émanciper du défaut capital de la vieille école qui sacrifiait la solidité et le relief de ses peintures à une excessive transparence des corps. » Ces peintres italiens peignent généralement sur des panneaux de bois rectangulaires de petit format pour aboutir à une synthèse géométrique des formes, créée par une lumière, à la fois poétique et rigoureuse. Ce sont qui sont les premiers en Italie à parler de « tons gris », de « valeurs chromatiques », de « touche », d’ « effets lumineux », lesquels définiront leur nouvelle manière de peindre. Ils obtiennent ainsi un langage pictural étonnamment moderne. Selon eux, en effet, ce n’est pas le contour des objets qui fait exister la forme mais bien plutôt la lumière qui la restitue sous l’aspect des couleurs.

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Le tableau le plus significatif à cet égard (celui qui a été choisi pour l’affiche de l’exposition) est signé de Giovanni Fattori ; il est intitulé La Rotonde de Palmieri (1866). Il a été peint dans la ville balnéaire de Livourne où le peintre se rendait régulièrement avec sa femme malade. Sur une rotonde recouverte d’un auvent de toile jaune, dominant la mer, au centre de la toile, un groupe de cinq femmes assises et une debout devisent ou contemplent le lointain. Les traits de leur visage ne sont pas dessinés et le détail de leurs robes est quasiment inexistant, mis à part de minces liserés noirs. Au jaune vert de la toile répond parallèlement le vert kaki du sol, que borde la limite très blanche de la rotonde. On perçoit ici avec force que ces femmes chapeautées de noir, enveloppées d’un châle ou d’une cape, veulent se protéger du soleil, réverbéré violemment par le bleu de la mer et l’éclatant ciel d’un blanc de craie. L’effet est obtenu par un jeu de contrastes subtil, où tout pourtant n’est que suggéré. C’est une toile toute en intensité et en équilibre, que j’ai beaucoup aimée.

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Il en va de même pour une surprenante petite toile de Giuseppe Abatti, Le Cloître de Santa Croce à Florence (1861-62), qui m’a longtemps retenue. Au premier plan, on y voit de gros parallélépipèdes de pierre blanche et grise, entassés les uns sur les autres. Au second plan, décentré à gauche, assis en tailleur sur le muret du cloître, dont ne sont visibles que deux colonnettes, un personnage (un ouvrier sans doute) est assis de dos. Le bleu intense de la calotte dont il est coiffé attire le regard, tout comme le blanc aigu des blocs de pierre taillée. La palette très économe de tons (bleu unique du couvre-chef, noir, camaïeu d’ocres, de verts, de blancs) crée une impression aiguë de lumière, tandis que l’intérieur du cloître est d’un noir d’encre. Par ailleurs, ce sont les travaux de restauration du cloître qui prennent le pas sur l’architecture elle-même. A mi-chemin entre la scène de genre et le paysage, entre géométrie et nature, Abbati propose ici une peinture résolument novatrice.  

Nombre des toiles de cette première salle ont été réalisés à Castiglioncello dans la propriété de Martelli près de Livourne et à Piagentina, une autre commune au sud de Florence. Ce sont surtout ces œuvres-là, réalisées en plein air, qui ont favorisé le rapprochement avec les impressionnistes français. Il faut signaler que ces artistes sont des amoureux de la France : certains y séjournent, Diego Martelli (qui défend les principes de l’impressionnisme) rencontre Degas, un autre lit Zola, ils connaissent Corot. Grâce à la collection du prince Anatole Demidoff, exposée dans sa villa de San Donato, ils ne peuvent ignorer ce qui se fait en France.

Ainsi, tout comme les peintres de l’école de Barbizon attachés au paysage naturel, ces artistes vont peindre la nature toscane et la vie quotidienne de ses paysans. Silvestro Lega ne dit-il pas : « Cette splendide campagne n’a jamais cessé de m’inspirer… Les miracles, je les vois ici, comme, hier soir, j’avais vu le soleil se coucher. » Dans la toile de Giuseppe Abbati, intitulée Route toscane (après 1862), la primauté est encore une fois accordée à la lumière. Les ombres de cinq arbres se détachent sur une route jaune, tandis que les cyprès foncés s’opposent au bleu intense du ciel. Cette nature est parfois animée ainsi que le montre Telemaco Signorini  dans La Lune de miel (1862-63). Sous des arbres alignés, deux jeunes époux qui se tiennent la main sont assis sur un muret au bord de l’eau. Le jeune homme pêche et l’on aperçoit une barque au fond. C’est encore une fois une toile rectangulaire qui sert de support à cette scène simple et sereine, rythmée par la succession des arbres.  

Ce regard sur la campagne s’attarde aussi sur les paysans qui la peuplent. J’ai aimé le rouge syrien des charrettes  rurales, semblable à celui du tableau de Giovanni Fattori, Bœufs attelés à un chariot( vers 1867), tout comme celui de La Porte rouge (1862-63) du même Fattori. Les travaux des champs sont un des thèmes de prédilection de ces peintres : Vincenzo Cabianca peint un Retour des champs (1862), Odoardo Borrani montre un Char rouge à Castiglioncello (1865-66). Quant à Diego Martelli, il écrit : « Ils étudient sur les bœufs leurs tons de blancs favoris.»

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Fattori va jusqu’à porter un regard critique sur la société avec le grand format de sa Scène de halage dans le parc de Cascine à Florence (1864). Cinq haleurs, dont les ombres courbées s’étirent au premier plan sur un ciel immuablement bleu, s’y échinent devant un bourgeois indifférent et figé verticalement, qui promène son enfant. Seul, un petit chien noir regarde les travailleurs de force ! Le format en longueur, la lumière éblouissante, la gamme réduite des couleurs de cette série de toiles sont autant d’éléments picturaux qui contribuent à créer « une image puissante et poétique de la vie en Toscane.»  

L’originalité de ces Macchiaioli réside aussi dans le fait qu’ils s’engagèrent corps et âme dans le Risorgimento. Giuseppe Abbati y perd un œil dans les combats pour la libération des Deux-Siciles et Sernesi y meurt. Négligeant le pathos et l’abondance de détails, ces « peintres-soldats » engagés ont ainsi renouvelé la peinture d’histoire. A l’occasion d’un concours organisé pour créer des œuvres célébrant le mouvement indépendantiste italien, ils multiplient les peintures de moments militaires. Parmi celles-ci, La Sentinelle (1871), de Giovanni Fattori, peint l’attente de trois soldats à cheval, dans une double tonalité de noirs et de blancs. Encore une fois, la banalité du thème, la simplicité de la technique, le jeu appuyé des contrastes sont au service d’une description aiguë de la vie militaire, mettant en relief l’ennui infini de l’attente.

Une toile m’a particulièrement impressionnée dans cette salle 4, tout comme le fut la reine Marguerite qui en pleura lorsqu’elle la vit. Il s’agit encore une fois d’une œuvre de Fattori, Le Soldat démonté (1880). Bien qu’il n’ait pas combattu, Fattori était aussi très engagé dans les luttes italiennes et il le reconnaît dans ses Mémoires : « Les sujets militaires ont toujours représenté mon idéal, parce qu’il me semblait voir ces jeunes hommes, bons et braves, prêts à tout sacrifier pour le bien de leur patrie et de leur famille.»  La toile représente un cavalier, dont le pied gauche est demeuré accroché à l’étrier, qui est traîné sur le ventre par son cheval. Elle se divise en deux parties, opposant un ciel de craie désespérément vide  à une route poussiéreuse aux tonalités ocres, sur laquelle s’inscrit une marque ensanglantée. La scène exprime avec une puissance tragique la violence de l’emballement du cheval, qui galope vers nulle part, si ce n’est vers la mort inéluctable de son cavalier. L’économie des tons, la composition remarquable, le pathétique de l’instant apparaissent comme une épure symbolique de la Guerre.

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Toujours dans cette salle enfin, j’ai admiré le très beau Portrait de Giuseppe Garibaldi (1861) par Silvestro Lega. La simplicité digne de celui qu’on appelait « le Nazaréen » éclate dans ce portait en pied, empreint de solennité et de sérénité. Barbu, une écharpe bleue et blanche nouée autour du cou sur la célèbre chemise rouge, son fusil abaissé à l’intérieur de son bras gauche, le héros du Risorgimento apparaît bien comme ce « Messie laïc » ainsi que l’a surnommé Anna Villari.

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A ce moment de la visite, quelques toiles rappellent la parenté que l’on peut établir entre certains Macchiaioli et le peintre français Paul Guigou (1834-1871). Ses toiles évoquent sa région, le Lubéron. C’est sa Lavandière (1860), saisie de dos à genoux en train de faire la lessive, qui a retenu mon attention. La lumière joue sur son caraco blanc, un peu caché par son grand chapeau de paille où l’ombre joue. La toile est d’une grande harmonie de tons de verts et de gris, sur lesquels se détachent le rouge d’un plat, le blanc du caraco et du baquet et le jaune du chapeau.

Expoa pergola

La salle 5 est dévolue aux scènes d’intérieur, aux scènes  de genre, qui furent des sujets très prisés par les Macchiaioli. Parmi celles-ci, une des plus célèbres est peinte par Silvestro Lega. Elle s’intitule Après le déjeuner (La Pergola), ou encore je crois La Visite, et date de 1868. Décentrée avec un vide sur sa partie gauche, elle représente au second plan trois femmes assises avec une petite fille debout sous une pergola verte, tandis qu’au premier plan, sur la droite, une servante apporte une boisson (le café peut-être). Les lointains s’ouvrent sur la campagne toscane, conférant à l’œuvre une impression de profondeur. Une fois de plus, le jeu des ombres des femmes sur le clair sol pavé, le fouillis de la verdure de la pergola contribuent à créer cette impression de lumière éclatante si chère aux artistes italiens. Lega se rappelle ici les leçons du Quatrocentto et le format des prédelles. La scansion nette de la perspective et la géométrie spatiale simplifiée évoquent Piero della Francesca ou Fra Angelico.

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Dans ces scènes d’intérieur, on rencontre beaucoup de femmes et celles du tableau de Silvestro Lega, Le Chant d’un stornello (1867) sont célèbres à juste titre. Trois femmes, l’une assise au piano et les deux autre debout derrière elle, chantent un poème d’amour, caractéristique de la Toscane et du Latium. Attentives, elles sont saisies dans l’exécution du stornello et j’en ai aimé le travail sur les mains posées sur le piano de l’une ou sur la joue de l’autre. Le jeu du tissu des robes à petits points, à carreaux, à fleurs, le motif du dallage, la fenêtre ouverte sur des cyprès et des collines bleutées, la pureté des visages, les courbes ingresques du modelé des corps créent une atmosphère douce et sereine. Un critique a dit de ce tableau qu’il est « à la fois le plus moderne et le plus ancien, sans qu’il y ait là pour autant la moindre contradiction ». C’est ce genre de toile qui a sans doute inspiré Visconti ou Bolognini.

En revanche, l’Intérieur avec figure (vers 1867) d’Adriano Cecioni a provoqué en moi une impression de malaise. Dans le décor d’une chambre bourgeoise, dont la porte blanche est entrebâillée sur un couloir, une femme vêtue de noir brode un drap, assise au pied d’un lit aux draps bien tirés. La couseuse a un visage blafard et son visage est appuyé contre le bord du lit, beaucoup plus haut qu’elle-même. C’est une toile qui évoque « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles », comme le manifeste la boîte à couture ouverte. Et pourtant, elle distille autre chose, comme une menace. De qui cette femme semble-t-elle se cacher ? Pourquoi ferme-t-elle les yeux ? Pourquoi cette bouche amère ? Qui risque de surgir à la porte ?

Quant au tableau, La Salle des agitées au Bonifacio de Florence (1865), de Telemaco Signorini, il ne peut manquer de demeurer en mémoire. D’un naturalisme cru, dans des tonalités de blancs, de gris, de verts, il représente des malades mentales dans diverses attitudes : assises, debout, grimaçantes, apathiques, brandissant le poing. Comme elles sont à moitié dans l’ombre, leur souffrance n’en est que plus terrible sur le blanc éclatant du mur remplissant plus de la moitié de la toile. Une toile exemplaire de ce qu’on appellera le vérisme italien.

L’exposition s’achève sur la diffusion d’un extrait de Senso de Visconti, qui dure 3 mn 50. Il se place à la fin du film, sur fond de bataille de Custoza( une défaite italienne). En présence d’une prostituée, l’officier autrichien, Franz Mahler (Farley Granger), qui a déserté pour l’amour de la comtesse Livia Sepieri (Alida Valli), dénonce sa lâcheté et l’aveuglement de sa maîtresse. Par vengeance, elle finira par le dénoncer comme déserteur et il sera fusillé. Le film se clôt sur le désespoir de la comtesse qui hurle le nom de son amant mort dans les rues de Vérone, tandis que les Autrichiens fêtent la victoire de Custoza. On  sait que scènes d’intérieur, plans du film, décor, cadrages, composition sont inspirés des toiles des Macchiaioili. Il en va de même pour Le Guépard ou pour L’Innocent de Bolognini.

Cette exposition a donc été pour moi une véritable découverte. Mais la question posée par le titre, Les Macchiaioli, Des impressionnistes italiens ?, est-elle vraiment résolue ? C’est Diego Martelli qui, en 1895, a été le premier à évoquer l’influence française des impressionnistes. A l’instar des peintres français, les Italiens renoncent au primat du dessin sur la couleur et lui préfèrent l’emploi de taches de couleurs. Cecioni le confirme : « Tous les Macchiaioli ou impressionnistes […] sont d’accord sur cela : l’art ne repose pas sur la recherche de la forme, mais sur la manière de rendre les impressions reçues d’après nature, par le biais de taches de couleurs, de clairs et d’obscurs. » Les deux groupes placent aussi leur chevalet en plein air. De plus, de la même manière, Français et Italiens, au début, furent considérés avec mépris par la critique et le public. : on traita les uns d’ « impressionnistes », les autres de « tachistes », termes considérés alors comme péjoratifs.

Cependant, les dates montrent bien que les Macchiaioli précèdent les impressionnistes, ils n’en sont donc pas, et loin de là, un pâle reflet. Ils possèdent vraiment un style qui leur est propre et, notamment, le traitement de la lumière et la vivacité des contrastes. Si les deux groupes d’artistes adoptent certes une attitude critique envers la tradition, la grande différence entre eux, c’est que les peintres italiens sont des artistes engagés alors que les impressionnistes traitent essentiellement des thèmes bourgeois de leur milieu social. Une autre serait que les impressionnistes ont rencontré un succès que ne connurent pas leurs homologues italiens. Enfin, les Macchiaioli pratiquant « le retour aux sources d’une nature toscane », c’est « dans la recherche de moyens personnels que[leur] identité [italienne] revêt son plus bel éclat ».

expo-au-caffe-michelangiolo.jpeg

      Les Macchiaioli au Caffè Michelangiolo

 

Sources : 

Mes notes d’après les cartouches de l’exposition.

Les Macchiaioli, Des impressionnistes italiens ? Exposition au musée de l’Orangerie, L’Objet d’Art, Hors-Série n°67

 

 


 

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16 mai 2013 4 16 /05 /mai /2013 08:30

Le-ruban-blanc.jpg

Décidément, tous les films que j'aime passent de nouveau à la télévision. Hier, mercredi 15 mai 2013, c'était Le Ruban blanc, Une histoire d'enfants allemands, de Michael Haneke, sur ARTE. Aussi, je réédite l'article que j'avais écrit le 01 décembre 2009 (c'est loin déjà) !

Avec Le Ruban blanc, Palme d’or amplement méritée au Festival de Cannes 2009, le cinéaste autrichien Michael Haneke offre au spectateur, horrifié mais fasciné, un film au classicisme épuré, dont la pellicule en noir et blanc renforce la puissance évocatrice.

L’histoire se passe en Allemagne du nord, dans le Brandebourg, en 1913, dans le village d’Eichwald, qui vit encore à l’époque quasi-féodale. Cette petite société rurale, très hiérarchisée, au protestantisme ultra-puritain, est organisée autour du domaine du baron (Ulrich Tukur), pour qui travaillent un régisseur, père d’une nombreuse famille, et des paysans qui, s’ils murmurent contre le maître, se résignent sans indulgence et se contentent de lui décapiter ses champs de choux. Les notables en sont le docteur, assistée de la sage-femme, qui est sa maîtresse mal aimée, le pasteur à la foi cadenassée, qui exerce sur les siens un autoritarisme patriarcal, le jeune instituteur (Christian Friedel), lequel est le narrateur des événement dramatiques qui vont se dérouler dans ce lieu clos à la veille de la Première Guerre Mondiale. Devenu vieux, il raconte en voix off ce qu’il a vu et cru comprendre par ouï-dire de cette histoire de pouvoir et de violence, de maîtres et d’esclaves.

La montée de la tension est orchestrée avec un art savant de la gradation dans l’angoisse et l’horreur. En ce temps qui précède la moisson, survient d’abord la chute de cheval du docteur, provoquée par un mince câble tendu à l’entrée de sa propriété. Pendant son hospitalisation, sa fille Hanni et son petit garçon de cinq ans sont surveillés par la sage-femme Eva, mère célibataire d’un enfant handicapé du nom de Karli. Puis, c’est la femme d’un paysan qui meurt d’un accident, provoqué par l’écroulement des planches pourries de la grange du domaine. Lors de la fête qui conclut les battages, Sigi, l’enfant du baron et de la baronne, disparaît puis est retrouvé ligoté à un arbre après avoir été violemment battu de verges. Il y a ensuite un temps d’accalmie mais des faits inquiétants se reproduisent alors que la neige se met à tomber. La grange du domaine est la proie des flammes, le bébé du régisseur manque de mourir car une main inconnue a ouvert la fenêtre de sa chambre à la froideur de la nuit, le pasteur découvre sur son bureau son oiseau favori transpercé par une paire de ciseaux,le paysan qui a perdu sa femme se pend  et Karli, l’enfant trisomique de la sage-femme, est retrouvé attaché à un arbre et les yeux sauvagement brûlés.

Le jeune instituteur, qui a entrepris d'enquêter sur ces faits troublants, finit par soupçonner la bande des enfants du village, dont il se rend compte qu’ils sont toujours à proximité des événements lorsqu’ils se déroulent. Persuadé que ce sont eux qui sont les auteurs de ces actes horribles, il vient se confier au pasteur qui, prétextant de l'innocence foncière de l'enfance, se refuse à l’entendre et le menace de le faire limoger de son poste. Le film se termine sur l’annonce de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo et sur le rassemblement de tout le village dans le Temple, alors que la guerre vient d’être déclarée.

C’est un film dont certaines scènes demeurent longtemps dans la mémoire du spectateur. Des instants chargés d’une intense émotion, quand le petit garçon du docteur, Rudi, demande à sa grande sœur Hanni ce que c’est que la mort. Quand il comprend que sa mère n’est pas partie en voyage, comme on le lui a toujours dit, il jette son assiette par terre. Le moment bouleversant où le jeune fils du pasteur vient offrir à son père, figé dans son autorité hiératique, en remplacement de son oiseau favori qui a été tué, le petit oiseau que l’enfant a sauvé. A cet instant, l’humanité de l’homme de Dieu semble vouloir jaillir à travers des larmes contenues, mais elle est de suite réprimée. Des instants sont terrifiants de violence : c’est la violence verbale du docteur qui, à son retour de l’hôpital, rejette l’amour de la sage-femme Eva, en la rabaissant avec des mots d’une méchanceté inouïe et en affirmant qu'il souhaite sa mort. Celle des mots terribles que le pasteur prononce contre sa fille, lors de la leçon de catéchisme et qui la font s’évanouir. C’est la violence feutrée qui gît, tapie au-delà des portes, derrière lesquelles on entend les cris étouffés des enfants que le pasteur  bat de verges ou les pleurs retenus de la fille du docteur qui subit les attouchements de son père. C’est la violence des cris inarticulés de Karli, l’enfant handicapé de la sage-femme, qui hurle quand le docteur (qui est peut-être son père) panse ses yeux brûlés. Celle encore des petits paysans qui fabriquent des flûtiaux au bord de l’étang, aux côtés de Sigi, le fils du baron, et que l’un des deux frères malmène et manque de noyer en lui volant sa flûte. Violence que font s'abattre les éternels bourreaux sur les éternelles victimes ; dialectique sans cesse recommencée du maître et de l'esclave (que les nazis porteront à leur point d'orgue).

Car ce que le film veut stigmatiser, c'est bien cette éducation puritaine, rigoriste, patriarcale, porte ouverte à tous les fanatismes, de quelque bord qu’ils soient. Haneke reconnaît que cette problématique de l’éducation lui est très chère : « L’éducation me paraît en tout cas une question majeure. Si vous observez  des enfants autour d’un bac à sable, ils se livrent à de vrais combats pour exister comme individus. Vient ensuite la nécessité de briser cette liberté totale que chacun exige, afin de les transformer en membres d’une société. Je connais les termes en allemand et en anglais mais pas en français, si cela existe, pour signifier que l’on doit « casser » quelqu’un pour en faire un être civilisé. Pour préparer Le Ruban blanc, j’ai lu non seulement beaucoup de livres sur la vie paysanne au XIX°siècle mais également de nombreux traités d’éducation de cette époque. De nombreuses situations du film en sont directement inspirées, à commencer par le port de ce ruban blanc,  imposé aux enfants dans le but de révéler leurs péchés et de les en purifier. Les comportement parentaux qui nous semblent très durs étaient alors habituels. Je crois que l’éducation première est décisive même si les circonstances ultérieures peuvent modifier le processus. Dans le film, les enfants se vengent, du moins on le suppose, mais ils ne se révoltent pas plus que les paysans contre le baron. »

Un des sujets du film est donc l’aliénation, celle des enfants mais aussi celle des femmes. Le sort dévolu à la sage-femme, maîtresse méprisée du docteur, a déjà été évoqué. Celui de la baronne Marie-Louise n’est guère plus enviable, elle que le baron néglige et oblige à vivre dans un environnement brutal et bestial, où règnent l’envie et la méchanceté, elle qui ne veut plus vivre dans ce domaine où elle sent ses enfants en danger. Aliénation encore que celle de la jeune nurse dont l’instituteur est amoureux, mais qui est soumise totalement aux ordres de son autocrate de père, qui lui interdit d’épouser celui qu’elle aime avant un an. Cette idylle amoureuse est cependant la seule lumière dans ce film très sombre.

Mal que font les hommes aux femmes, mal que font les adultes aux enfants, mal que les enfants font aux autres enfants. Et les jeunes comédiens qui les interprètent dans le film sont extraordinaires. Haneke explique qu’ils « se prennent en quelque sorte pour la main de Dieu » (titre un moment envisagé pour le film). « Les enfants perçoivent mieux que les adultes ce qui n’est pas dit parce qu’ils le font avec leur sensibilité. Je le savais, notamment  de par ma propre enfance. J’ai tout de même été étonné en travaillant avec eux […] Nous en avons auditionné plus de sept mille sur près de six mois parce qu’ils étaient essentiels au fonctionnement du film.» Haneke affirme qu’il a pleuré après la première scène tournée par le garçon qui interprète le fils du pasteur, celui à qui son père attache les mains la nuit afin de lui éviter le péché d’onanisme, cet enfant au visage d’ange mais au regard buté, aux yeux cernés, où se mêlent la pureté et l’inquiétude, et toute l’ambiguïté de l’enfance. Cette troupe d’enfants, à la blondeur aryenne (qui font penser peut-être aux futures Hitler Jugend), est conduite par des filles dégingandées aux cheveux au chignon sévère, dégageant de hauts fronts, tels qu’on en voit dans les peintures hollandaises, vêtues de longues jupes et de caracos noirs sur de montantes bottines. A leur suite, une bande de garçonnets à l’allure de jumeaux, aux cheveux coupés ras, aux visages d’une pâleur livide. Enfants, tels des anges de la vengeance, qui érigent en absolu les valeurs implacables transmises par leurs parents et les retournent contre les plus faibles, sans manifester aucune pitié.

La beauté de ce film tient encore au choix du noir et blanc (trois fois plus cher que la couleur !), qui accentue la distance dans le temps : « Notre imagination, quand on se représente le début du siècle, est marqué par le noir et blanc», dit le réalisateur. Cependant la réalisation en a été complexe. Haneke explique en effet qu’il a filmé le plus possible en lumière naturelle, avec des bougies, des lampes, dans un souci de plus grand réalisme mais, et c’est là le paradoxe, qu’il a utilisé une pellicule couleur, « le noir et blanc n’étant pas assez sensible pour cela ». Le traitement digital a ensuite permis d’améliorer l’image mais la postproduction a été très longue puisqu’il y a plus de soixante trucages numériques.

Pour les dialogues, Michael Haneke a essayé de retrouver la langue de cette époque-là, « telle qu’elle apparaît dans les livres, et les personnages s’expriment un peu comme dans les romans de Theodor Fontane », ce que les sous-titres ont du mal à restituer. Cette langue quasi-littéraire a d’ailleurs représenté une difficulté majeure pour les jeunes acteurs. L’œil du spectateur averti remarquera en outre que, lors du générique, sous le titre, sont inscrits des caractères indéchiffrables pour le commun des mortels. Ce sous-titre, Eine deutsche Kindergeschicht (Une histoire d’enfants allemands), écrit en cursive Sütterlin, graphie enseignée aux écoliers allemands jusqu’en 1941 et expression de la pédagogie traditionnelle, révèle le souci de Haneke d’inscrire son intrigue dans le cadre d’une reconstitution historique clairement définie.

Lors de la sortie du film, nombre de critiques ont vu en cette histoire d’enfants vengeurs une préfiguration du nazisme. Haneke ne les a pas complètement démentis : « Vingt ans plus tard, ces enfants seront les adultes de l’Allemagne hitlérienne. J’avais été frappé par Eichmann à son procès, qui répétait, sans regret, avoir servi une bonne cause. » Il attribue même à la « rigueur du protestantisme » l’obéissance extrême derrière laquelle se sont retranchés les nazis jugés à Nuremberg et aussi l’extrémisme des dirigeants du groupe Baader-Meinhof dans les années 70.  "Mais il faut éviter toute méprise, précise Haneke, il ne s’agit pas d’un film sur le fascisme allemand, mais sur les sources du totalitarisme, une notion plus universelle." Dans un entretien réalisé par Dominique Widemann, le lauréat de la Palme d’or 2009 ajoute : « On m’a un jour demandé d’imaginer un titre générique pour l’ensemble de mes films. J’ai répondu « Guerre civile ». J’entends par là non pas ce qui est communément entendu, mais la guerre de tous les jours. Les blessures infligées dans la vie personnelle ou professionnelle. Tout le monde, ou l’immense majorité, est humilié tout le temps et c’est quelque chose que la conscience n’oublie jamais. »

Pour le grand acteur allemand Ulrich Tukur, qui interprète le rôle du baron, ce film est la démonstration éclatante que les sociétés ne trouvent souvent un salut archaïque que dans la guerre (les héros du film seront sans doute de la chair à canon pour la Grande Guerre) et que les abysses se trouvent au fond de chaque être humain, où s’affrontent en une lutte perpétuelle le Bien et le Mal.


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15 mai 2013 3 15 /05 /mai /2013 13:09

 

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      Jardin des Tuileries, vers le Louvre

Photo ex-libris.over-blog.com, lundi 13 mai 2013, vers 14h 30)


Le sourire du poissonnier qui passe au jet d’eau

Son trottoir qui écume

Les doigts du fruitier chinois qui égrène

Les perles d’un raisin abîmé

Les éclats de peinture blanche sur les mains

Du jeune peintre en bâtiment

La cendre de la cigarette à la bouche de l'adolescente

Close sous son walk-man

L’ovale livide sous son casque de la fille à moto

Renversée au feu rouge

Les hurlements fous du type ceinturé par les flics

Dans les longs couloirs du métro

Le bleu sans fond sans fin des Nymphéas

Au jardin d’eau de l’Orangerie

Et sur le Grand Couvert

Une pluie fine et douce glissant sur mon front lisse

Tandis qu’explose mauve un arbre de Judée

Sur le blanc verdi des statues

Jardin des Tuileries

 

Paris, rue Lecourbe, station La Motte-Picquet-Grenelle et Jardin des Tuileries

le 13 mai 2013


 paris 3

      Jardin des Tuileries

(Photo ex-libris.over-blog.com, lundi 13 mai 2013)

 

 

 


 

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14 mai 2013 2 14 /05 /mai /2013 15:38

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 Michelle (Gwyneth Paltrow), et Leonard (Joaquin Phoenix) sur le toit de l'immeuble

(Photo Allo-Ciné)


Hier, lundi 13 mai 2013, ARTE diffusait Two Lovers, que j'ai regardé pour la troisième fois ! Je publie de nouveau le billet que j'avais écrit il y a un an, sans en changer un iota.

Jeudi 24 mai 2012, j’ai revu Two Lovers de James Gray, qui était en lice à Cannes en 2008. C’est un film qui me fait venir à chaque fois les larmes aux yeux. C’est peu de dire que le réalisateur y renouvelle le film d’amour : il le sublime et le transcende dans le réalisme le plus banal. Et il nous prouve ainsi que sa palette est des plus étendues, lui qui s’était illustré avec brio dans le thriller noir (The Yards en 2000 et La nuit nous appartient en 2007).

L’histoire est celle de Leonard Kraditor (Joaquin Phoenix), jeune trentenaire juif new-yorkais, qui ne se remet pas de la rupture de ses fiançailles due à des raisons médicales (Sa fiancée et lui étaient tous deux porteurs d’une maladie génétique). Entre calmants et passe-temps photographique, le jeune homme, revenu dans l’appartement de ses parents (Ruth Kraditor : Isabella Rossellini, et Moni Moshonov : Reuben Kraditor), a sombré dans une dépression, ponctuée de tentatives de suicide.

C’est alors qu’il fait fortuitement la connaissance d’une nouvelle locataire de son immeuble, Michelle, interprétée par Gwyneth Paltrow (oscarisée pour Shakespeare’s in love). C’est une jeune femme blonde un peu fêlée, maîtresse malheureuse d’un homme marié, avocat dans le cabinet où elle travaille. Entre ces deux êtres souffrants naît immédiatement une complicité forte, faite de rires et de confidences. Séparés par la cour de l’immeuble (Hommage appuyé à Fenêtre sur cour), ils communiquent d’une fenêtre à l’autre, se donnant des rendez-vous pour une sortie en boîte ou une rencontre sur le toit de l’immeuble.

Michelle, inconsciente (ou consciente) du mal qu’elle fait à Leonard, lui confie ses douleurs d’amour ; le confident, éperdument amoureux d’elle, souffre en secret. Parallèlement, et contraint par la pression familiale, il a engagé une relation avec Sandra, la fille du repreneur de la teinturerie de ses parents, qui comprend la complexité de son caractère. Ainsi Sandra aime Leonard, qui aime Michelle, qui aime Ronald… On n’est pas loin du triangle racinien.

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La silhouette parfois un peu pataude, parfois élégante, de Joaquin Phoenix, exprime à merveille ce mal être dont il sort par instants en faisant le clown ou en dansant comme un fou sur la piste d’une boîte de nuit. Subtil Joaquin Phoenix, dont le visage, marqué par la discrète et émouvant cicatrice d’un bec-de-lièvre, sait dire tant de choses avec un minimum d’effets. En l’évoquant, James Gray parle de lui comme son alter ego et il explique que le rôle fut écrit spécifiquement pour lui. « Joaquin a une perception très aiguë du comportement humain », explique-t-il. Et on regrettera que, paraît-il, cet acteur rare ait décidé d’arrêter le cinéma pour s’adonner à son autre passion, la musique.

La scène d’amour fiévreuse et intense sur le toit de l’immeuble saisi par le froid est, selon moi, une des plus belles scènes d’amour du cinéma. Et il n’est pas indifférent de savoir que le film fut inspiré à James Gray par une nouvelle de Dostoïevski, Nuits blanches, dans laquelle un homme développe une obsession pour une femme rencontrée dans la rue. Le texte et le film sont tous les deux le récit d’un trouble psychologique mais aussi et surtout l’étude du rapport à l’amour. Ici, les deux femmes, Michelle et Sandra, incarnent les deux postulations : la première, la passion destructrice, l’autre, une forme d’amour conformiste mais rassurante.

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Leonard  au bord de l'eau, après l'abandon de Michelle

Structuré entre deux séquences exprimant la tentation du suicide, ce film à la mise en scène épurée, à la lumière crépusculaire, dit sans doute le passage définitif à l’âge adulte et le renoncement aux passions adolescentes. La brisure de l’abandon de Michelle, dont l’amant renonce à sa famille pour elle, sonne le glas de tous les espoirs fous de Leonard. Sans doute ne souhaite-t-il plus traîner son cœur comme il traînait derrière lui le vêtement nettoyé au début du film. Au bord de la mer, en ramassant le gant que lui a offert Sandra, il semble prêt à relever le défi d’un amour plus sage. Il remonte lentement l’escalier pour aller offrir à Sandra le brillant qu’il destinait à Michelle et il pleure. Scène ultime et complexe d’un film tout en frisons, épidermique et profond.

 

Sources :

Allo-Ciné : Secrets de tournage

 

 

 

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7 mai 2013 2 07 /05 /mai /2013 07:00

Helmut-Newton.JPG

 Upstairs at Maxim's, 1978, Helmut Newton, Tirage argentique

(Photo ex-libris.over-blog.com, lundi 11 février 2013, effet Orton et Boost))

 

J’ai pris cette photo à l’Art Gallery de NSW, à Sydney, le lundi 11 février 2013. J’en aime le noir et blanc, très expressionniste, au service d’une élégance et d’une courtoisie à la française. En même temps, la femme y apparaît dominatrice et l’homme assez féminin : image d’un glamour obscur. La preuve aussi de la "haute qualité de la photo argentique, dans un temps où l'on est obsédé par la couleur et le mouvement".

Ce grand musée de Sydney possède une collection significative de 20 photos de Helmut Newton (1920-2004). Elles proviennent de la période la plus importante de sa carrière, entre 1970 et 1980. Le photographe d’origine allemande est connu pour l'éclairage dramatique et la pose conventionnelle de ses modèles, toujours teintée de sexualité.

Ses photographies voisinent ici avec des œuvres de Bettina Rheims, 30 photos d’une série intitulée Modern Lovers (1990). Sur un fond gris neutre se détachent des modèles pris dans la rue et dont les plus vieux ont vingt ans, donnant ainsi une image androgyne de la jeunesse.

Malgré leur différence de génération, ces deux artistes explorent la construction de l’identité du genre à travers leurs photos.

 

Pour la communaté de Hauteclaire, Entre Ombre et Lumière,

Thème proposé par ABC : Simple visite

 


 

 

 

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30 avril 2013 2 30 /04 /avril /2013 18:13

 

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Dans la chambre de Diane

(Photo ex-libris.over-blog.com, novembre 2012, Effet Boost))

 

Accrochée dans la chambre

Tout en tulle et en soie

Si douce qu’elle semble

La prairie qui verdoie

 

Suspendue si légère

Papillon de printemps

Aux couleurs de fougère

Patiente elle attend

 

L’instant où la petite

Enfant  tout en liesse

Mettra comme en un rite

Sa robe de princesse

 

Pour La communauté de Hauteclaire, Entre Ombre et Lumière,

Thème proposé par Joëlle : Séquence émotion

 

 


 

 

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29 avril 2013 1 29 /04 /avril /2013 17:49

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Vendredi 30 novembre 2012, de passage à Paris, je suis allée voir l’exposition Bohèmes au Grand Palais. Ayant réservé mon billet sur Internet, j’y suis entrée sans faire la queue ; de toute manière, il n’y avait pas grand’monde ! J’y suis restée presque trois heures, tout en y perdant un peu mon latin car le fil conducteur n’en est pas des plus clairs. C’est le scénographe lyrique, Robert Carsen, qui en a réalisé la scénographie, au détriment des toiles elles-mêmes, me semble-t-il. La première partie les présente dans une sorte de long boyau assez sombre et la seconde partie reconstitue ateliers ou cafés : mais était-ce vraiment indispensable ?

Les deux salles du  rez-de-chaussée sont consacrées au bohémianisme, aux Bohémiens, à la façon dont ils ont été dépeints par les artistes à travers les siècles et souvent représentés sous le masque de la diseuse de bonne aventure, du voleur, du vagabond. Après un intermède dans la rotonde où l’on découvre certaines figures féminines emblématiques, Esméralda et Carmen, on monte ensuite au premier étage pour découvrir la bohème artiste au XIX° siècle, quand le mythe est récupéré par tous ceux qui aspirent à la liberté dans l’art. La fin de l’exposition se clôt avec la vision tragique de l’extermination des Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout au long de la visite, le visiteur est bercé par des chants tziganes, la musique de Satie ou des airs de La Bohème de Puccini. L’ensemble de l’exposition est ponctué par des proverbes roms : « Certains regardent le bout de la route. Certains la route » ou encore « Les montagnes ne bougent pas mais les hommes bougent. »

Théodore von Holst Le souhait 1840

L’exposition  débute par un beau poème de Saban Iliaz, intitulé La Longue Route : :

« Nous avons pris une route dans la nuit

Sans savoir où elle pouvait nous mener… »

On pense que les premiers Tziganes sont venus en France au début du XV° siècle. Ils portent des noms variés : Zingari, Czigany, Zigeuner, Gypsies, Egyptiens, Gitans, Bohèmes, Bohémiens, Roms, Romanichels, Manouches… On sait cependant que leur langue est issue du sanscrit et que leur origine est l’Inde. George Sand le souligne : « Des Indiens pur sang qu’on a baptisés de tous les noms des pays traversés par eux dans leur longue et obscure migration à travers le monde. »

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La première partie est ainsi dévolue à la bonne fortune picturale du personnage du Bohémien, ou plutôt de la Bohémienne. Elle séduit le peintre par son charme étrange comme cette ravissante Petite Bohémienne (vers 1505), saisie dans sa mélancolie par Boccaccio Boccaccino l’Ancien. Avec elle naît en quelque sorte le stéréotype de la Bohémienne : sous un turban oriental bleu noué sous le menton, ses cheveux se répandent en boucles sur ses épaules tandis qu’elle est recouverte d’une sorte de châle rouge. Le collier et la ferronnière, très inhabituelle, lui confèrent une grande noblesse.

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J’ai été très intriguée par le tableau d’Andrea Ansaldo, La fuite en Egypte. Marie y porte la coiffe des Egyptiennes, la bern, sorte de grande auréole, présente sur nombre de tableaux. On la retrouve notamment sur la gravure du recueil de François Deserps, Recueil de la diversité des habits (1562) et qui caractérise L’Egyptienne. Peut-être faut-il voir le rejet des Bohémiens dans le fait que, selon la légende, ils auraient refusé l’hospitalité à la Sainte Famille et auraient peut-être pris part à la Crucifixion. Leurs descendants auraient été ainsi condamnés à l’errance, d’où leur présence dans des tableaux représentant la fuite en Egypte. Gypsie, gitan sont en effet deux termes issus du nom Egypte.

Petit à petit, à travers les thématiques picturales, on sent que l’exclusion se fait plus grande au fil des siècles. Des toiles représentent les campements de bohémiens, mis au ban de la société (J. Van de Venne) ; la bohémienne devient diseuse de bonne aventure et par-là un peu magicienne ; le bohémien, quant à lui, est souvent voleur.

georges-de-la-tour-la-diseuse

Deux toiles traitent superbement cette thématique. La très célèbre Diseuse de bonne aventure de Georges de la Tour (vers 1630), où éclatent les rouges et les roses, montre un jeune benêt en train d’être détroussé par trois femmes : l’une, de profil, lui subtilise sa bourse, l’autre, au visage d’ange, coupe discrètement la chaîne de sa montre, tandis que la vieille diseuse de bonne aventure, au visage ridé de vieille momie, retient son attention. La jeune femme très pâle que l’on voit à l'arrière-plan aurait été inspirée au peintre par Preciosa, une gitane, héroïne de "La Petite Gitane", personnage des Nouvelles exemplaires (1613) de Cervantès.

Nicolas Bollery - Les Acteurs vers 1595-1605

Les Acteurs (vers 1595-1605), une toile attribuée à Nicolas Bollery, présentait déjà ce thème du jeune innocent, dupé par plusieurs femmes et, ici, par un personnage masqué de la Commedia dell’arte. Ce tableau est par ailleurs un témoignage de la présence des bohémiens dans les troupes de danse ou de théâtre.

L’édit de 1682 frappe sévèrement les Bohémiens. Les arts et les sciences du Siècle des Lumières se défient d’eux désormais. Dans L’Encyclopédie, Diderot ne les épargne pas : il les traite de « vagabonds » dont le « talent est de chanter, danser, et voler ». Ils seront désormais de plus en plus marginalisés.

De nombreux artistes ont été sensibles à l’errance de ceux qu’Alexandre Hardy, dans La Belle Egyptienne, décrit ainsi :

« Seigneurs des prés, des monts, des camps, des bois

Qui, nobles n’exerçons l’agriculture vile,

Non captifs pour le gain dans l’enclos d’une ville. »

On a tous en mémoire les fines gravures de Callot représentant ces convois de Bohémiens en marche. Quant à J. C. Nessler, il réalise en ivoire et en argent doré une sculpture remarquable, Bohémien à cheval, incrustée d’agates, de diamants, d’émeraudes, et de rubis.

Au XVIIIème, Filipo Napoletano peint un Campement de bohémiens dans les ruines de la villa Tivoli ; D. Teniers II place un groupe de bohémiens dans un Paysage avec une grotte ; même Gainsborough s’intéresse à eux  avec son Paysage avec bohémiens travellers. Il paraît que le commanditaire du tableau, un gentleman d’Ipswich, mécontent du sujet choisi, aurait lacéré de rage le tableau ! Si c’est une vision plus rousseauiste, elle n’occulte pourtant pas le rejet dont sont l’objet ces nomades, certains tendant à se sédentariser pour échapper à l’ostracisme de la société.

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Au milieu de ces toiles, je n’aurai garde d’oublier La Bohémienne de Frans Hals, un « portrait de caractère ». Plein d’audace et de sensualité, il présente plutôt la diseuse de bonne aventure comme une femme de mœurs légères et détone un peu par sa joie de vivre.

Corot zingara au tambour de basque vers 1865

Parmi les toiles du XIXème  siècle, j’ai été séduite par la Zingara au tambour de basque (accessoire obligé de la Tzigane), de Jean-Baptiste Camille Corot, une vision plus adoucie de la Tzigane. Dans l’intimité de son atelier, il réalisa une centaine de portraits, dont certains recomposent le souvenir de paysannes qu’il avait observées dans la campane romaine. Dans des tonalités adoucies de rose, de beige et de vert, la jeune femme, assise de trois-quart, tourne vers le spectateur un regard pensif et mélancolique.

hdCourbet Bohemienne et ses enfants

Certains peintres, comme Alfred Dehodencq ou Henri Regnault, vont jusqu’à suivre les Bohémiens dans leur errance. En 1869, le premier peint des Bohémiens en marche, au visage tanné par le soleil, dans une toile pleine de couleurs et de pittoresque. Courbet montre sur la route La Bohémienne avec ses enfants, avec un singe (ou un enfant ?) dans sa hotte. On y perçoit la dureté de la marche, le poids du fardeau d’une condition difficile. Dans  La rencontre ou Bonjour, M. Courbet, le peintre, revendiquant la liberté de son art, s’assimile au Juif errant : « … je viens de débuter dans la grande vie vagabonde et indépendante du bohémien » écrit-il. Et si Renoir peint son premier amour, Lise Tréhot, en bohémienne, Manet, quant à lui s’écrie en parlant des Bohémiens : « Quel peuple ! » Avec les Roulottes aux Saintes Maries, Van Gogh médite sur le voyage : « Il me semble toujours être dans un voyage qui va quelque part et à une destination.  Si je me dis que le quelque part, la destination n’existent pas, cela me paraît bien raisonnable et véridique. » Les trois Bohémiens de Bellet du Poisat illustrent le poète romantique autrichien Lenau, qui célèbre le mode de vie libre des Tziganes :

« Par trois fois ils m’ont montré comment

Quand la vie pour nous se fait grise,

On la dissipe en fumée, en rêves, en chansons

Et triplement on la méprise. »

Van gogh les roulottes campement de bohémiens aux environs

De nombreux peintres s’intéressent ainsi au mode de vie des Gitans. Manet peint Le montreur d’ours et La régalade. Van Gogh en fait une description paisible et solaire avec les Roulottes aux Saintes Maries de la Mer. Dans la littérature, Bonnet représente Les Hongrois de Carpentras (1868) et Emile Zola décrit une halte de Hongrois à la porte Saint-Ouen {Nouveaux Contes à Ninon1874) et rêve de fuir avec eux dans ses Souvenirs (IX) : « Et je me souviens qu’un jour, ayant sur le cœur quelque gros chagrin d’écolier, je fis le rêve de monter dans un de ces voitures qui partaient, de m’en aller avec ces grandes belles filles dont les yeux noirs me faisaient peur, de m’en aller bien loin, au bout du monde, roulant à jamais le long des routes. »

Charles landelle portait d'un jeune serbe

A la fin du XIXème siècle, les Tziganes deviennent un sujet prisé dans l’empire austro-hongrois. Le peintre de genre autrichien, Auguste von Pettenkoffen, peint une émouvant toile représentant Deux Enfants tziganes ; Charles Landelle propose un Jeune bohémien serbe à la beauté douce et intemporelle, très orientalisante ; Devant le juge, de Sandor Bihari, met en scène un tzigane qui en appelle à la justice pour le bris de son violon ; Karoly Ferenczy peint la superbe toile de trois Tziganes, où éclate le bleu de la robe d’un personnage féminin, tandis que Deux Tziganes, de face, nous regardent avec intensité dans le tableau du Hongrois Lajos Kunffy.

Tsiganes Karoly Ferenczy

Dans l’espace intermédiaire de l’exposition, règne la figure de la Gitane éternelle, telle que Hugo, Gautier et Mérimée, suivi de Bizet, l’ont immortalisée. Carmen ou Esméralda, ce vrai personnage est en effet devenu un mythe féminin éternel. Outre la « surnaturelle créature » de Victor Hugo, La Esméralda de Charles de Steuben avec sa chèvre, on y découvre un somptueux tableau de Théodore von Holst, Le Souhait. Une belle jeune femme à l’abondante chevelure brune, à l’ovale blanc et romantique, y bat les cartes comme la diseuse de bonne aventure de toujours, exprimant ainsi les pouvoirs magiques dont est dotée la Tzigane.

Charles amable lenoir rêverie 1893

Au second étage, c’est à la suite des Romantiques et de l’artiste « maudit » que le « bohème » va faire florès. D’emblée, le ton est donné avec « Rêverie », un tableau un peu mièvre à mon goût, de Charles Amable Lenoir mais qui illustre ma foi fort bien « Le Grenier », un poème de Pierre-Jean de Béranger :

« Je viens revoir l’asile où ma jeunesse

De la misère a subi les leçons.

J’avais vingt ans, une folle maîtresse,

De francs amis et l’amour des chansons.

Bravant le monde et les sots et les sages,

Sans avenir, riche de mon printemps. »

Du haut de son grenier, surplombant la ville, le personnage, sur qui s’appuie amoureusement une jeune femme, est à l’image de ceux que décrit Balzac dans Un prince de la bohème. : « Tous ces jeunes gens, plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin. »

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Et quel beau portrait en pied, par Henri Lehmann,  que celui de Frantz Liszt, sanglé dans un élégant costume noir, qu’éclairent ses longs doigts de musicien racé ! Car c’est son influence que souligne Baudelaire dans ces lignes de Mon cœur mis à nu : « Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le bohémianisme, culte de la sensation multipliée, s’exprimant par la musique. S’en référer à Liszt. »

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Courbet, pour sa part, dans L’Homme à la pipe, fait son autoportrait, le portrait de la bohème parisienne et romantique. La pipe, la barbe, la blouse, sont bien les accessoires obligées du peintre qui se décrit là dans un temps de « pauvreté profonde ». Toute une salle est ainsi consacrée à cette génération  pour laquelle dandysme, désillusion, désespoir et suicide seront les maîtres mots.

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Géricault peint l’Artiste dans son atelier, Delacroix fait son autoportrait, Octave Tassaert montre avec grand réalisme un Intérieur d’atelier. Vêtu du gilet rouge des Romantiques, le peintre assis par terre, dans une attitude de profond abattement, épluche des pommes de terre (ou peut-être dessine), tandis que son fricot mijote dans la cheminée. Sa boîte de peinture est ouverte et vide, son chevalet déserté. « Les bourgeois croient que c’est tout rose, notre vie, et qu’on ne crève pas à ce chien de travail-là. Tu la connais, toi, : l’atelier, depuis le matin six heures jusqu’à midi ; à déjeuner, deux sous de pain et deux sous de pommes de terre frites… », voilà comment les frères Goncourt dénoncent la situation du bohème dans Manette Salomon. Blin, Decamps, Gros-Robert présentent des artistes acculés au suicide. Toute une condition de misère, que Le Poêle dans l’atelier de Paul Cézanne restitue dans sa banalité et sa véracité.

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Henri Murger avec ses Scènes de la vie de bohème(1851) racontera la geste de ces artistes maudits et contribuera à l’élaboration du mythe. Mettant en scène le poète Rodolphe, le musicien Schaunard, le peintre Marcel, le sculpteur Jacques le journaliste Carolus Barbemuche et le philosophe Gustave Colline, sans oublier les grisettes Mimi, Musette et Francine, Murger donne la parole à « tout homme qui entre dans les arts sans autre moyen d'existence que l’art lui-même ». On en voit ici de nombreuses illustrations par Gill Daumier. On sait aussi comment Puccini et sa Bohème contribuèrent à populariser le thème.

Une salle est particulièrement émouvante, c’est celle qui présente  les célèbres Chaussures (III) de Vincent Van Gogh. Quand il peint cette toile, véritable manifeste de l’artiste vagabond, il a décidé de mener une vie d’artiste et mourra quatre ans plus tard. Dans l’exposition, la toile cohabite avec des manuscrits de Rimbaud, et notamment le célèbre texte de « Ma bohème », à la jolie petite écriture ronde, avec ses [d] au jambage en arrière, si caractéristiques :

« … Comme des lyres, je tirais les élastiques

De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur. »

Il est ici rappelé que Verlaine lui dédia « Laeti et Errabundi », du temps où les amants étaient « joyeux et vagabonds ».

Cette bohème, qui « n’est possible qu’à Paris », ainsi que le disait Murger, investit ensuite Montmartre. Le Moulin de la Galette (Madeleine ou Au Moulin de la Galette de l’Espagnol Ramón Casas, Le Moulin de la Galette de Paul Signac), Le Chat Noir (une amusante tôle peinte de l’enseigne représente un chat sur un croissant de lune), le Lapin Agile deviennent de hauts lieux, fréquentés par ceux qui seront les grands artistes de la première moitié du XXème siècle.

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On y retrouve bien sûr les femmes : La Grosse Maria ou Vénus de Montmartre de Toulouse-Lautrec, Carmen Bastián, de Mariá Fortuny Marsal, dans l’impudeur de ses jupes relevées. Dans un café d’époque reconstitué, tandis que s’égrène la musique liquide d’Erik Satie, le tableau L’absinthe de Degas souligne par son étonnante asymétrie la solitude de la femme pensive devant son verre. Quant à Kees Van Dongen, grand habitué de Montmartre, il fait en Espagne la rencontre des belles Gitanes. J’en ai beaucoup aimé sa Gitane (la curieuse), à demi cachée par une porte d’un bleu délavé et drapée dans un châle noir et bleu, sur une robe d’un jaune éclatant brodée de rouge.

Van Dongen La Gitane la curieuse vers 1911

Picasso signe L’absinthe (Le poète Cornuty), une aquarelle sur toile, représentant ce poète espagnol, exemplaire d’une génération éthéromane et criant famine. C’est une toile qui coïncide avec la mort de son grand ami Carlos Casagemas. Ses croquis (pinceau et encre marron sur papier) des Pauvres génies sont des instantanés saisissants de la condition de l’artiste méconnu. On y voit aussi ses premières toiles dont Au Moulin rouge ou Le Divan japonais.

La fin de l’exposition se signale par une remarquable série de toiles de Otto Mueller. Peintre de toutes les bohèmes, cocréateur du mouvement artistique, die Brücke, Otto Mueller mène d’abord une existence de fête et de liberté en compagnie des expressionnistes allemands de Berlin. Fasciné par les valeurs des Tziganes, il vivra ensuite avec eux en Croatie et en Bosnie, pour en réaliser des portraits à la ligne distordue et à la couleur vive. Il fut exposé par les nazis dans le cadre de L’Entartete Kunst (l’art dégénéré) munichois en 1937. J'en ai aimé sa Madone Tzigane, la pipe au bec...

Otto-Mueller-Madone-Tzigane-.jpg

Cette exposition est d’une grande richesse mais il me semble qu’elle présente un trop grand nombre de toiles et que sa perspective n’en est pas clairement définie. La seconde partie, la bohème artistique, pouvait faire l’objet d’une présentation à elle toute seule. On sort du Grand Palais, un peu abasourdi, avec le désir de mettre au clair tout ce qu’on a vu. Et on a surtout en tête le souvenir des "prunelles ardentes" de l'insaisissable peuple des nomades.

 

Sources :

Mes notes d’après les cartouches de l’exposition.

Télérama Hors-série, Les bohèmes, Quand l’art vagabonde, Exposition au Grand Palais.

Bohèmes, Le roman de la liberté, L’album de l’exposition.

Voir l'article : "Tzigane, la nation invisible"

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