Portrait d'Anna de Noailles par Philip-Alexis de Laszlô
Je voudrais faire avec une pâte de fleurs
De vers de langoureuse et glissante couleur,
Où la rose d’été, l’œillet et le troène
Répandraient leur arôme et leur douce migraine ;
Des vers plus odorants qu’un parterre en juin
Où l’on marche en posant sur son cœur une main,
Où, las de la lumière et des herbes trop belles,
On soupire en rêvant sous de larges ombrelles ;
Des vers qui soient pareils à nos premiers jardins,
Quand, remuant le sable et les cailloux, soudain
Le paon traînait le beau feuillage de sa queue
Près de la mauve molle et des bourraches bleues ;
Des vers toujours gluants de sucre et de liqueurs,
Comme le doux gosier des plus suaves fleurs,
Comme la patte aiguë et mince de l’abeille
Enduite de miel fin et de poudre vermeille,
Et comme le fruit chaud du tendre framboisier
Qu’étant petite enfant, mon âme, vous baisiez,
Car vous aimiez déjà les choses de la vie,
Le matin odorant, la pelouse ravie,
Les rosiers emplis d’ombre et d’insectes légers,
L’inexprimable odeur du divin oranger,
Avec le cœur penchant et le fervent malaise
De Sainte Catherine et de Sainte Thérèse…
Les Jardins, III, in Les Eblouissements, Anna de Noailles
Je feuillette souvent la vieille édition jaune que je possède des Eblouissements d’Anna de Noailles, datée de 1928. Sur la page de garde, ma grand-mère a indiqué que ce recueil lui fut offert par mon père en 1941, alors qu’elle était réfugiée à Nantes. Je sais que mon aïeule aimait beaucoup les vers de celle qui posa pour van Dongen, Jacques-Emile Blanche ou Jean-Louis Forain.
Parlant de cette œuvre, Proust disait qu’elle recèle « un charme, un talisman qui tient aux doigts de l’ouvrier ». Dans ce poème justement, « Je voudrais faire avec une pâte de fleurs », qui est un dialogue avec elle-même (« vous baisiez », « vous aimiez »), la poétesse y livre son art poétique. On l’y retrouve tout entière, avec son amour fou de la nature et déjà cette inquiétude profonde qui ne cessera de la ronger, présente dans les deux derniers vers et l’emploi des points de suspension. Elle y explique comment elle voudrait écrire des vers, telle une cuisinière poète qui utiliserait une rare « pâte de fleurs ».
Le poème est « enchanteur »- terme employé encore par Proust- par cette atmosphère début de siècle, où l’on imagine des femmes évanescentes et dolentes en proie à une rêverie vague (v .8), sous des « ombrelles », tandis que des paons délicats et élégants font la roue.
Anna de Noailles sollicite ici toutes les sensations de manière à ce qu’elles se muent en sentiments, ainsi que l’avait bien vu l’abbé Mugnier dans son Journal. La vue est présente avec les « mauves molles » et « les bourraches bleues », la « poudre vermeille » du cœur des fleurs ; le toucher est suggéré par la main posée sur le coeur, « la patte aiguë et mince de l’abeille », le baiser au « fruit chaud du tendre framboisier » donné par la narratrice enfant, les « insectes légers » ; le goût est signifié à travers les aspects « gluants de sucre et de liqueurs » du pistil des fleurs ; l’odorat, le sens le plus sollicité, l’est grâce à l’évocation de « l’arôme de la rose d’été (reprise par « les rosiers »), l’œillet et le troène », le lexique des senteurs étant par ailleurs très présent (« répandraient », « arôme », « odorant » (deux occurrences) et le terme « odeur ») ; l’ouïe l’est enfin par la connotation du bruit des cailloux et celui du bourdonnement de « l’abeille ». C’est de toute cette matière merveilleuse et sensuelle que la poétesse voudrait confectionner ses « vers », le terme étant repris dans l’anaphore des deuxième, troisième et quatrième quatrains.
On perçoit l’ivresse exaltée que procure la beauté de ce jardin grâce à l’emploi des superlatifs et des termes mélioratifs : ici la migraine devient « douce », les vers sont « plus odorants qu’un parterre en juin », les herbes sont « trop belles », les ombrelles sont « larges », le gosier des fleurs est « doux », les fleurs sont « les plus suaves », la pelouse est « ravie », l’odeur de l’oranger est « inexprimable » et l’arbuste est lui-même qualifié de « divin ».
Le sentiment d’exaltation qu’Anna de Noailles éprouve est bien transcrit par cette écriture de la richesse et de l’excès. On y sent aussi l’intense nostalgie du paradis de l’enfance avec l’évocation des « premiers jardins », éden inoublié de la « petite enfant », et qui la modelèrent. On devine encore la précocité d’une « âme » sensible à la beauté du monde : « Car vous aimiez déjà les choses de la vie ». Pleine d’élan, ne baisait-elle pas « déjà »le fruit du framboisier ?
Sans doute aimé-je aussi beaucoup ce poème panthéiste car il se clôt sur l’évocation de deux grandes saintes qui ont connu le mariage mystique : sainte Catherine d'Alexandrie (ma patronne !) et sainte Thérèse d’Avila, laissant subtilement entendre que l’extase est toujours liée au corps, à la sensation. Et dans la fin de ce poème, la comtesse de Noailles, noyée dans des effluves odoriférants, à la limite de la pâmoison et de l’asphyxie, « le cœur penchant », dans un « fervent malaise », m’apparaît bien comme une mystique, en épousailles avec la nature.
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Suzâme : un poème « coup de cœur »