La gare de Lille-Flandres (Photo PSS-archi.eu)
A quoi tient le cours d'une vie ? Souvent à peu de choses, à un événement infime qui fait tout basculer, à une valise qui s'ouvre fortuitement sur un quai de gare...
On était deux ans après la fin de la guerre et le train bringuebalant et poussif venait de pénétrer sous la grande verrière blanchâtre de la gare de Lille. Elle avait posé avec précaution sur le haut marchepied ses longues jambes minces, chaussées de chaussette de laine blanches sous des sandales tressées à semelles compensées. Dans l'après-midi frisquet de novembre, elle s'était demandé en frissonnant dans sa vieille canadienne effrangée pourquoi elle avait accepté de revenir dans cette ville de brique, qu'elle avait quittée avec les siens dans une précipitation angoissée au moment de la Débâcle. N'avait-elle pas eu tort d'accepter l'invitation à ce mariage d'un cousin inconnu, dont sa grand-mère maternelle avait été l'instigatrice ? Elle était la petite-fille préférée de la vieille dame et celle-ci, qui avait une âme d'entremetteuse, espérait secrètement la marier. Elle savait qu'à cette cérémonie se retrouveraient nombre de jeunes hommes à la fleur de l'âge, qui avaient échappé à l'horreur de 1940.
Dans sa valise d'un beige sali en carton bouilli, à la vieille poignée de cuir crevassé, elle avait entassé des escarpins de velours noir que sa sœur lui avaient prêtés en maugréant, et une robe vert mousse avec un grand drapé, confectionnée par sa mère dans du tissu de rideau. Dans un petit écrin rouge aux armes de la ville de Florence, elle avait placé son gros bracelet d'argent arabe, celui qu'elle s'était acheté avec son premier salaire d'infirmière. A vingt-deux ans, elle avait obtenu son diplôme quelques mois auparavant, après avoir travaillé dur pour l'obtenir et contre la volonté de ses parents. Qu'est-ce que c'était que cette fille qui s'était mis dans la tête de vouloir travailler ?
Elle se sentait fatiguée par les longues nuits de garde à l'hôpital, dont elle avait dû prendre le rythme harassant. Bien qu'elle fût heureuse de retrouver sa grand-mère dans son bel hôtel particulier lillois, les vitraux colorés du grand hall d'entrée, les nénuphars de la pièce d'eau, elle appréhendait de devoir « être à son avantage » et de « faire bonne mine » aux invités de la réception du mariage.
Perdue dans la houle des voyageurs qui se hâtaient vers la sortie, elle éprouvait pourtant une douce euphorie à être ainsi portée par la marée humaine. Elle ne se rendit pas compte que sa vieille valise encaissait des coups en grand nombre. Elle n'entendit pas non plus le déclic signifiant que les fermetures au mécanisme usé lâchaient brutalement. Elle ne revint à la réalité que lorsque le contenu de sa valise fut étalé à ses pieds dans un désordre béant. Elle éprouva alors une curieuse sensation de gêne devant son intimité ainsi dévoilée au regard avide et indiscret des voyageurs. Rouge de confusion, dans une sorte de bourdonnement, elle entendit des rires et des lazzi fuser autour d'elle tandis que les gens s'éloignaient d'elle en plaisantant. Les jambes tremblantes, elle s'agenouilla pour tenter de ramasser ses effets, éparpillés sur le béton gris et repoussant. Décidément, il n'y avait qu'à elle qu'arrivaient de telles mésaventures.
Son petit vaporisateur rempli de Vétyver avait roulé à quelques mètres avec son tube de rouge à lèvres, près d'un chariot métallique. En levant les yeux pour se relever, c'est alors qu'elle l'aperçut. Il était debout dans le contre-jour et elle ne vit d'abord que deux mains aux doigts longs et élégants, qui lui tendaient son chandail de lainage gris et son peigne en écaille. Elle les prit avec maladresse et les fourra dans la valise. Elle se remit debout en hâte, redressa une mèche de ses cheveux en bandeau qui avait glissé sur son front, cligna des yeux dans le soleil, tira fortement sur sa jupe et sur sa canadienne pour avoir l'air présentable, et balbutia un merci à peine audible.
« Puis-je vous raccompagner quelque part ? » lui dit l'homme d'une voix grave, en empoignant la valise qu'elle avait refermée fébrilement. Elle était un peu perdue, debout à côté de cet homme inconnu, ne sachant que lui dire. « Mes grands-parents doivent m'attendre à la sortie », hasarda-t-elle, en le regardant de biais. C'est vrai qu'elle ne l'aurait jamais remarqué sans cet incident ridicule. Mais elle fut touchée par sa sollicitude, par les ronds de cuir de sa veste en tweed, par son regard timide et doux de myope, par une imperceptible claudication. Elle percevait bien qu'il la dévisageait de toute son âme et aurait voulu se soustraire à son regard brûlant. Sans mot dire ils remontèrent le quai qui était devenu quasiment désert, la tête remplie de pensées confuses. « Dieu, qu'elle est belle ! » songeait-il, « Qui est-elle ? ». « Me voilà flanqué d' un chevalier servant ! » se disait-elle. La vue de ses grands-parents, serrés l'un contre l'autre sous la grande horloge, la sortit de son embarras. « La muse du voyage a perdu ses bagages », leur dit-il en souriant, « Je la remets entre vos mains. » Il s'inclina cérémonieusement devant leur trio. Rêveuse, elle le regarda partir dans le soir tombant.
Elle ignorait encore que le lendemain, elle le reconnaîtrait dans une autre foule, celle du mariage, métamorphosé en danseur mondain dans une queue-de-pie noire. Elle danserait avec lui toute la soirée. Un an après, toujours en novembre, elle serait de retour sur ce quai de gare avec sa vieille valise, pour un voyage de près de cinquante ans.
Pour la communauté des Croqueurs de Mots,
Défi n°61, Thème proposé par Lénaïg : la valise