Hermione (Léonie Simaga) et Pyrrhus (Eric Ruf),
dans la mise en scène d'Andromaque, de Muriel Mayette
(Photo : Théâtre antique d'Orange)
C’est dans une mise en scène de l’Andromaque (1668) de Racine, proposée par son administratrice générale, Muriel Mayette, que la troupe de la Comédie-Française a retrouvé le Théâtre antique d’Orange, qu’elle avait déserté depuis près de cinquante ans. L’amphithéâtre de plein air servit en effet de « résidence d’été » au Français, jusqu’en 1967. Vendredi 17 juin, France 2 retransmettait ces retrouvailles, qui inauguraient en même temps l’ouverture des Chorégies d’Orange, le « doyen des festivals français » (1869).
On connaît l’intrigue de cette pièce qui reprend le dilemme tragique, fondé sur la passion amoureuse : « Une princesse veuve (Andromaque, veuve d’Hector), tombée au pouvoir de celui qui symbolise l’extermination de toute sa famille (Pyrrhus, fils d’Achille, roi d’Epire) peut-elle accepter de l’épouser même pour sauver son fils (Astyanax), seul survivant du carnage ? Lui reste-t-il un autre choix que d’épouser et de mourir ? » La particularité de cette tragédie, qui connut un succès comparable à celui du Cid (1637), tient aux réactions en chaîne qu’entraîne le dilemme de ce seul personnage. De promesses en reniements, d’accès de clairvoyance en illusions funestes, déchirés entre raison et passion, les personnages sont inéluctablement menés à la folie et à la mort. Muriel Mayette précise que « tous les personnages ici sont traumatisés et ne peuvent rien y changer ». Elle évoque « une cascade de ratages, de dérapages, de trahisons ». Elle les décrit comme « des fauves dans un lieu de hasard qui tournent en rond et [dont] parfois l’un d’entre eux rugit ».
En plein air, en plein vent, les vers du "doux, [du] cruel Racine" ont résonné de toute leur musicalité, modulés par des comédiens dont l’art excelle à se plier au « respect du ton de l’alexandrin » et à le rendre naturel. Muriel Mayette s’est surtout attachée à le rendre le plus intelligible possible, afin de rendre toute sa clarté et sa musicalité au phrasé du poète. Trop peut-être, diront certains, qui pourront regretter un excès de liaisons et un appui sur les terminaisons, notamment chez Cécile Brune qui interprète Andromaque.
Pour ma part, j’ai aimé cette représentation de plein air qui contraint les comédiens à jouer avec le mistral. Sous le grand mur de pierre ocrée, le jeu des ombres menaçantes, m’a semblé particulièrement propice à rendre cette atmosphère du palais de Pyrrhus, à Buthrot, où la mort est tapie partout. Ce mur imposant, écrasant, n’est-il pas le symbole du fatum qui accable les personnages ? Cette paroi est superbement éclairée par Yves Bernard, notamment lorsque Andromaque évoque la nuit cruelle de la destruction d’Ilion et que, dans les hauteurs, s’éclaire la statue de l’imperator. Muriel Mayette commente ainsi la fonction de ce décor : « Nous sommes des fourmis, des humains petits et fragiles, pris dans leurs contradictions et leurs souffrances mais debout. Debout contre la pierre et son immortalité. »
Ce lieu unique permet encore aux comédiens des déplacements sur l’escalier et des évolutions derrière les colonnes brisées (On songe à la chute d’Ilion). Phoenix (Aurélien Recoing) demeure souvent en haut de l’escalier, en confident discret mais influent.
Muriel Mayette signe ici une mise en scène des plus classiques, à l’esthétique sobre et épurée. Les tuniques à l’antique en voile arachnéen, réinventées par Virginie Merlin, font merveille. Frémissant au gré du vent, leur tonalité varie du blanc au gris plus soutenu (tunique d’Andromaque), en passant par le beige et le parme. Dans ces voiles légers, chaussés de sandales, les jambes lacées (Pyrrhus), les personnages paraissent des cariatides, brûlées par un feu intérieur.
Muriel Mayette a souhaité par ailleurs une bande-son, confiée à Arthur Besson, pour signifier, dit-elle, « le rythme intérieur ». Mais cette musique m’est apparue redondante et n’ajoute rien à la pièce, qui se suffit amplement de la musicalité de l’alexandrin.
Léonie Simaga (Hermione, fille d’Hélène, accordée à Pyrrhus) domine cette distribution de son jeu sensuel et passionné. Avec Andromaque, c’est la première fois, dans une pièce tragique, qu’une héroïne intime à un héros, ici Oreste, fils d’Agamemnon (Clément Hervieu-Léger), l’ordre de tuer un roi légendaire (Pyrrhus), son compatriote et son rival. Il faut voir cette jeune et belle comédienne dans cette scène où, folle de jalousie, elle demande à Oreste (qui l’aime) de tuer le roi d’Epire. Il faut l’entendre crier avec fougue :
« S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain. »
Et quelle vibration lorsqu’elle s’étonne devant Pyrrhus :
« Je ne t’ai point aimé, cruel, qu’ai-je donc fait ? »
A côté d’elle, Oreste, dont la tonalité de voix s’infléchit parfois vers l’aigu, fait un peu pâle figure. Sa vulnérabilité semble l’emporter sur sa passion pour la fille d’Hélène. Eric Ruf campe un Pyrrhus, au visage de fantôme, qui n’a plus rien de la superbe du destructeur de Troie. Jouet d’une passion qui le dévore, il semble la proie de volontés contradictoires non maîtrisées. Se refusant à être « le jouet d’une flamme servile », il demande en même remps à Phoenix si l’amour est le maître, tout en aspirant à redevenir ce qu’il fut :
« C’est Pyrrhus, c’est le fils, c’est le rival d’Achille. »
Enfin, Andromaque, jouée par Cécile Brune, m’a un peu déçue. Elle ne laisse pas suffisamment percevoir ce déchirement intérieur entre sa fidélité à Hector et sa volonté de sauver Astyanax. Cependant, elle émeut et trouve des accents épiques dans la scène fameuse où elle évoque devant sa confidente la chute de Troie :
« Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. »
Ainsi, en dépit de ces quelques réserves, j’ai aimé réécouter les vers sublimes de cette « tragédie de l’amour meurtrier », qui révéla en même temps au public du XVII° siècle que la faiblesse pouvait être héroïque. Au pied du Grand Mur, les comédiens français n’ont point démérité. Ils ont donné corps à ces personnages dont la « vertu est capable de faiblesse » et, comme le souhaitait Racine dans sa Préface, j’ai eu envie de les plaindre, sans les détester.
Sources :
Racine, Andromaque, Oeuvres complètes, Théâtre- Poésie, Edition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Bibliothèque de La Pléiade
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