Margarita (Maryse Lefevbre), Felice (Florence Desalme),
Lucietta (Nayéli Forest), Marina (Sylvie Garbasi)
(Photo P. Leïva)
Les femmes doivent-elles être domptées comme des animaux sauvages ? C’est ce que laisserait à penser la mise en scène des Rustres de Carlo Goldoni, proposée par la compagnie des Déménageurs Associés. Cette œuvre, considérée souvent comme le chef d’œuvre du dramaturge italien, et jouée vendredi 20 janvier 2012, salle Beaurepaire à Saumur, par une troupe pleine d’entrain, aborde le sujet de la domination masculine. On sait que, malgré les avancées du féminisme, il est, hélas, toujours d’actualité.
Cette comédie, écrite en dialecte vénitien, fut représentée pour la première fois en 1760. L’action se situe à Venise, pendant le carnaval. Le vieux Lunardo (Laurent Makles) a accordé en mariage sa fille Lucietta (Nayéli Forest) à Filipetto (Manu Dubois), le fils de son ami Maurizio (Philippe Escudié). Une des clauses de leur accord stipule que les deux jeunes gens ne se verront pas avant la cérémonie. Margarita (Maryse Lefevbre), épouse de Lunardo et belle-mère de Lucietta et Marina (Sylvie Garbasi), belle-sœur de Maurizio, à l’instigation de Félice (Florence Desalme), femme de Canciano (Philippe Calmon), ami des deux pères, organisent une rencontre entre les deux promis. Avec la connivence du comte Riccardo (Bruno Dubois), Filipetto, masqué et travesti en fille, s’introduit chez Lunardo, le soir où ce dernier a convié ses amis Maurizio, Canciano et Simone (Franck Douaglin), un autre « rustre », pour fêter le mariage convenu. Quand la supercherie est dévoilée, les deux pères veulent renoncer à leur projet. Au cours d’un vibrant plaidoyer en faveur de la condition féminine, Félicie les ramènera à la raison amoureuse et le mariage sera célébré.
A la demande du metteur en scène Jean-Louis Crinon, Maryse Lefebvre a réalisé l’adaptation de cette comédie de mœurs. Elle y a travaillé dans le but de « faire oublier l’adaptation », en rendant celle-ci la plus moderne possible. Elle a donc cherché à « retrouver en français la vivacité d’une langue très imagée, très colorée, sans alourdir ». Le résultat est une langue « sans modernisme flagrant », fluide et des plus crédibles. Elle a joué aussi sur le comique de répétition, avec des expressions reprises notamment par Lunardo et Margarita. Ainsi, cette dernière est affectée d’un tic langagier qui lui fait répéter un « Figurez-vous ! », que la comédienne souligne par un geste du doigt au-dessus de sa lèvre supérieure, et dont se gausse Lucietta.
Lucietta (Nayéli Forest) et Margarita (Maryse Lefevbre)
(Photo Théâtre Le Nickel))
Le spectacle s’ouvre sur une scène éclairée par une lanterne de verre coloré, surplombant une cage aux fauves, sorte de filet, avec deux sas, l’un à cour et l’autre à jardin. Dispositif ingénieux pour représenter l’intérieur domestique des deux rustres, et autour duquel les masques du carnaval dansent et font de la musique. A l’intérieur de cet espace de cirque, les barbons affrontent leurs femmes et leur fille, essayant de les dresser, ainsi que le signifient les petits tabourets de différente hauteur, semblables à ceux sur lesquels sautent les fauves lors des numéros de dressage. Dans ce lieu confiné, on marche avec des patins, qui connotent une atmosphère domestique, conservatrice et patriarcale. Une jolie idée vraiment que ce dispositif symbolisant l’enfermement des femmes, des rets qui tomberont brutalement lorsque Félicie prendra avec éloquence le parti de ses congénères.
Simone (Franck Douaglin), Felice (Florence Desalme),
Canciano (Philippe Calmon), Lunardo (Laurent Makles)
(Photo P. Leïva)
De temps à autre, une barque vénitienne jaune et bleue sur roulettes, poussée ou tirée à grand ahan par un gondolier, conduira les personnages d’une maison à l’autre. Côté jardin, des portants pour les vêtements que revêtent les comédiens selon leur rôle. C’est là aussi que, sur un banc, se tiennent les masques du carnaval, quand ils ne dansent pas autour de la cage. Tous les changements se font à vue, dans un esprit proche de celui de la commedia dell’arte.
Simone (Franck Douaglin), Marina (Sylvie Garbasi), Filipetto (Manu Dubois)
(Photo P. Leïva)
Les costumes ont été réalisés par Olga Papp dans des couleurs vives et acidulées, chaque famille possédant la sienne : bleu turquoise pour celle de Lunardo, orange pour celle de Simone, framboise pour celle de Canciano. La coiffe des femmes est surmontée de boules de couleurs qui font penser au bonnet des petits polichinelles pour enfants. Les hommes portent chapeaux turcs avec pompon et babouches, les costumes s’inspirant de la tradition méditerranéenne ou de celle des Balkans. Le jaune et l’orangé renvoient aussi à la couleur des fauves, de même que le costume de Simone qui est zébré comme le pelage d’un tigre.
L’ensemble contribue à créer une atmosphère moyen-orientale, aux lisières de l’Italie et de la Turquie. Celle-ci est rehaussée par la variété des instruments de musique ; du carillon à la mandoline en passant par les flûtes, le tuba, la guitare ou l’accordéon, ils créent un univers ludique et poétique, tout en ponctuant l’action. Les lumières de Patrick Flores servent superbement les allées et venues des masque musiciens, conférant à l’ensemble cette atmosphère de carnaval si particulière.
Goldoni a ici fait la part belle aux femmes et les comédiennes s’en donnent à cœur joie ! Marina et Felice ont le verbe haut et leur éloquence, jamais prise en défaut, en fait des porte-parole convaincants de la condition féminine. C’est avec un aplomb jamais démenti qu’elle cloue le bec aux hommes. Margarita, seconde épouse de Lunardo, regrette bien de s’être mariée avec un barbon tel que son mari et rejoint sa belle-fille Lucietta dans la lutte pour la liberté. Quant aux rustres, aux ours, complices dans l’art d’asservir leur épouse, prompts à interdire et à morigéner, ils manifestent bien peu de combativité quand la gent féminine leur tient tête.
Lucietta (Nayéli Forest), Lunardo (Laurent Makles), Margarita (Maryse Lefevbre)
(Photo P. Leïva)
L’intérêt de la pièce du maître italien (220 pièces en moins de 20 ans !) réside bien sûr dans ce tableau des rapports homme-femme à une époque où la société patriarcale est encore la règle. A mi-chemin entre Molière et Marivaux, Goldoni garde le dynamisme de la commedia dell’arte et le jeu des masques, en les associant à une comédie d’intrigue et en recherchant un certain réalisme dans les comportements des personnages. On sait que son réalisme sera considéré comme dangereux par Carlo Gozzi qui l’accusait d’être un auteur de « trivialités et bestialités poétiques ». Il sera encore critiqué par les tenants du théâtre baroque. C’est ainsi que fatigué et ulcéré par ces attaques, le dramaturge partira à Paris pour y soutenir la Comédie-Italienne, alors en mauvaise posture. Aveugle et indigent, il mourra à Paris le 06 février 1793.
A l’encontre du théâtre de Molière, qu’il considérait comme son maître, Goldoni n’est jamais pessimiste et il a foi en l’homme. En lutte contre l’intolérance, les abus de pouvoir, la domination masculine, il se situe déjà dans l’esprit des Lumières. Cet observateur amusé des travers de son époque séduit de plus en plus nombre de troupes. Et la mise en scène particulièrement pertinente de Jean-Louis Crinon nous rappelle que les femmes tout autant que les hommes ont le droit de participer au carnaval de la vie.
Le salut final de la troupe des Déménageurs Associés
(Photo P. Leïva)
Sources :
Dossier sur la pièce par Les Déménageurs Associés