Le peintre Léon Chenal (Jérémie Rénier) et Miss Harriet (Laure Killing),
dans l'adaptation de Jacques Rouffio et Philippe Claudel
(Photo Jean Pimentel)
Lundi 12 décembre 2011, sur la 5, j’ai revu pour la deuxième fois l’adaptation télévisée de la nouvelle de Maupassant, Miss Harriet, diffusée déjà en 2007, dans la série Chez Maupassant. Il s’agit de « vingt-quatre récits réalistes, normands et parisiens, destinés à un large public », ainsi que le précise Noëlle Benhamou. Le scénariste en est l’écrivain Philippe Claudel (réalisateur des films Les Ames grises, Il y a longtemps que je t’aime, Tous les soleils) et le metteur en scène Jacques Rouffio (Sept morts sur ordonnance, L’Orchestre rouge, La passante du Sans-Souci…). Il me semble que cette adaptation est une des meilleures de la série, tant par la manière dont elle est filmée que par sa fidélité aux intentions de l’auteur.
Cette nouvelle, qui donne son titre à un des très nombreux recueils des trois cents nouvelles de Maupassant, fut publiée pour la première fois dans Le Gaulois du 9 juillet 1883, sous une forme complètement différente, reprise par Louis Forestier dans l’édition de La Pléiade. Maupassant hésita longtemps sur le titre entre Miss Butler, Miss Hastings et Miss Harriet. C’est ce dernier titre qui fut retenu pour la parution en 1884 chez Victor Havard, à Paris, de douze récits, parus auparavant dans des revues et des journaux, entre mai 1883 et avril 1884.
Miss Harriet inspirera une opérette parodique de Maxime Boucheron et Edmond Aubran, à qui Maupassant demandera de changer le titre pour Miss Heylett. Une preuve sans doute que l’écrivain ne souhaitait pas que l’on sourie de cette histoire.
On fera remarquer que, dans cette nouvelle, une grande attention est portée à la description de la nature, chose assez rare dans le roman français pour être signalée. On songe parfois à Tourgueniev. Quant à la dédicataire de l’œuvre (« A Madame…), elle demeure inconnue.
Comme souvent dans les récits du « taureau triste », il s’agit d’un récit enchâssé, placé dans un récit-cadre qui situe l’action dans un break. C’est un procédé très classique que ce récit de voyage, cette anecdote contée pour faire passer le temps. Parti d’Etretat pour aller visiter les ruines de Tancarville, Léon Chenal, un peintre de renom, raconte à ses six compagnons de voyage « le plus lamentable amour de sa vie », à l’origine de son évolution artistique. L’adaptation a transformé le récit encadrant, en le situant dans un salon. Dans la nouvelle, c’est sur les instances de « la petite baronne de Sérennes » qu’il raconte cet amour « grotesque et passionné ». Ici, il le fait sur la demande de la comtesse d’Etrailles, qui l’interroge sur un grand dessin encadré représentant une femme dont le parapluie se retourne dans la tempête. C’est ainsi que le peintre vieillissant (Jean-Claude Dauphin) raconte cette improbable histoire d’amour à ses hôtes.
Chez la mère Lecacheur (Charlotte Maury-Sentier, à gauche), Léon Chenal (Jérémie Rénier),
Louise (Audrey Beaulieu) debout et Sapeur (Pascal Elso)
(Photo Jean Pimentel)
Alors qu’il était un jeune rupin, âgé de vingt-cinq ans, le narrateur (Jérémie Rénier) avait séjourné dans la ferme-auberge de la mère Lecacheur (Charlotte Maury-Sentier), à Bénouville, entre Yvetot et Etretat. Il y avait rencontré Miss Harriet (Laure Killing), une Anglaise extravagante et exaltée, vivant dans l’admiration et la contemplation de la nature et de son créateur. Ils avaient noué une relation amicale étrange, fondée sur l’amour de la peinture et de la nature. Elle s’était tragiquement terminée par le suicide de la vieille fille dans le puits de la ferme-auberge, au lendemain de l’annonce de son départ par le peintre.
Jacques Rouffio a admirablement rendu les paysages normands du Pays de Caux. Il a su traduire les « impressions » ressenties par le jeune peintre à Etretat. Dans la nouvelle, une des seules où Maupassant traite de la peinture, il est clair que l’écrivain s’identifie au peintre, Léon Chenal, avatar de Corot, Courbet ou encore de Monet, que Maupassant avait vu peindre à Etretat. Maupassant n’était nullement indifférent à la peinture de son temps. En 1869, il avait vu Courbet peindre La Vague, aussi à Etretat. Il racontera vingt ans après ce souvenir : « Dans une grande pièce nue, un gros homme graisseux et sale collait avec un couteau de cuisine des plaques de couleur blanche sur une grande toile nue. » Le téléfilm montre bien comment Léon Chenal arpente la campagne cauchoise, fuyant « toute vision « convenue » de la nature », en quête de sa « palpitation » intime.
La Vague de Courbet
Il y a dans cette adaptation une parfaite adéquation entre le fond et la forme, car on a bien souvent l’impression de regarder un tableau. Et lorsque Miss Harriet contemple Chenal, en train de peindre en extérieur, d’un regard surplombant, on songe à cette toile de Monet représentant une femme avec une ombrelle blanche. Il en va de même pour la vision des falaises d’Etretat, si souvent peintes par l’artiste impressionniste. Dans « La vie d’un paysagiste », Maupassant ne fait-il pas dire à un peintre fictif, son porte-parole, qu’il faut « donner aux mots la vie mystérieuse de l’art » ?
Cette démarche picturale est aussi celle d’Agnès Nègre, la créatrice des costumes. Elle explique ainsi son travail : « Pour le costume de Jérémie Rénier, nous sommes partis d’une peinture, Bonjour Monsieur Courbet, représentative de l’allure d’un peintre de la fin du XIX° siècle. Pour Miss Harriet, nous avons choisi une robe en indienne, très anglaise, mettant en lumière les origines et les caractéristiques puritaines du personnage. »
Bonjour Monsieur Courbet, Gustave Courbet, 1854,
Musée Fabre, Montpellier
Mais en dépit de cette robe sévère qui la ligote, la Miss Harriet de Jacques Rouffio est plus attrayante que la « figure de momie, encadrée de boudins de cheveux gris roulés », dépeinte par le narrateur. Laure Killing promène sur les falaises herbeuses sa silhouette longiligne et élégante. Son jeu traduit bien la valse-hésitation amoureuse de cette « vestale pétrifiée », consumée par l’amour. Elle interprète avec finesse cette sauvagerie foncière, exprimée ainsi par le narrateur : « Elle avait des brusqueries, des impatiences, des nerfs. » Le regard de son beau visage aux traits bien dessinés trahit peu à peu ce « désir exaspéré et impuissant de l’irréalisé et de l’irréalisable ». Evolution particulièrement sensible dans la scène où elle surprend Chenal en train d’embrasser Louise la servante (Audrey Beaulieu) devant le poulailler. L’idylle amoureuse entre la jeune fille et le peintre est d’ailleurs beaucoup plus détaillée dans l’adaptation. Maupassant, quant à lui, est plus économe de moyens et n’évoque que la scène du baiser d’adieu. Dans la nouvelle, Louise s’appelle Céleste.
Chenal et Louise (Photo Jean Pimentel)
Dans ce court récit comme dans bien d’autres, Maupassant se montre un analyste incomparable du cœur féminin. C’est avec mille nuances qu’il décrit comment l’amour naît dans un cœur verrouillé par les principes. Ainsi, Chenal, en qui on peut voir son porte-parole, devine au cours d’une promenade que Miss Harriet est tombée amoureuse de lui : « Tout son pauvre être avait tremblé, vibré, défailli. Je le savais ». Jérémie Rénier incarne avec sensibilité cet « homme épris de sentiments purs » et en même temps « débordé souvent par sa sensualité », ainsi que l’était Maupassant lui-même.
Peut-être que Chenal et Miss Harriet se ressemblent. En effet, alors que les habitants de la ferme-auberge se moquent de Miss Harriet, la traitent d’hérétique et de démoniaque, alors que la mère Lecacheur sourit devant les toiles du jeune artiste, celui-ci est le seul à voir en la vieille fille une âme singulière sensible à l’art. A cet égard, on peut se demander si le personnage ostracisé de Miss Harriet n’est pas le double féminin de l’artiste, incompris et mal aimé.
Tous deux, d’une certaine manière, sont en dehors des « règles académiques ». Sapeur, l’ancien chasseur d’Afrique (Pascal Elso), ne voit dans le désert qu’une terre aride là où Chenal rêve sur la blondeur des dunes. L’instituteur admire le néo-classicisme d’Ingres alors que Miss Harriet devine en l’art une expansion de l’infini. Chenal et Miss Harriet sont les porte-parole, l’un de l’impressionnisme, l’autre d’un certain romantisme, mouvement qui naquirent en opposition aux règles conservatrices. Les deux personnages considèrent que le but de l’art est de poursuivre « la vérité inaperçue ». Dans l’incipit de « La vie d’un paysagiste », cette idée est clairement exprimée : « Il faut ouvrir les yeux sur tous ceux qui tentent du nouveau, sur tous ceux qui cherchent à découvrir l’Inaperçu de la Nature […]. »
Miss Harriet et Chenal, en train de peindre
Dans cette adaptation tenue de bout en bout et qui ne tombe jamais dans le pathos ni le grotesque, les éléments réalistes ne sont bien évidemment pas absents : mœurs et mentalités cauchoises, luttes entre l’Eglise et l’Etat sous la III° République, guerres coloniales. Mais l’écrivain transcende ce réalisme en infléchissant la nouvelle vers l’analyse psychologique d’un amour « grotesque et passionné » qui marquera à jamais le narrateur.
Et s’il ne fallait retenir qu’une image de ce téléfilm sensible, ce serait celle du chaste baiser que le peintre donne à la morte, « sur ces lèvres qui n’en avaient jamais reçu », et alors qu’il vient de disposer autour de son corps ces fleurs des champs qu’elle avait tant aimées.
Comme dans la nouvelle, l’adaptation de l’histoire de Miss Harriet aurait pu se clore là. Philippe Claudel a rajouté la scène de l’enterrement, un peu trop insistante à mon humble avis, sur le pathétique des faits. Toujours est-il qu’auprès de Miss Harriet, pour la porter en terre, il n’y a que le fossoyeur, le prêtre et Chenal. Avec elle disparaît « le secret d’un amour inavoué, celui d’une « muette et touchante Ophélie égarée sous la figure d’un hareng saur », ainsi que l’a décrite l’écrivain Dominique Fernandez.
La Promenade, Claude Monet
Sources :
Miss Harriet, Maupassant, Préface de Dominique Fernandez, Folio, 1036.
La Magazine littéraire, Octobre 2011, Dossier : Le Mystère Maupassant : Article : « Saisir l’Inaperçu » par Kelly Benoudis Basilio.