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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 07:00

 

 

 balthus-peintre2

      Le peintre et son modèle, Balthus (1980/1981),

Paris, Musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou

 

Se haussant, en un ample mouvement, il avait tiré violemment le rideau lie-de-vin de la croisée. La lumière blafarde du petit matin avait empli l’atelier monacal. Elle, forme pure, adolescente au visage de primitif italien, auréolée de sa chevelure de putti, à genoux sur le sol froid, elle scrutait le journal pour y lire… mais quoi au juste ? Lui, elle le voyait de dos : sa silhouette familière, perdue dans la grossière chemise brune, ses jambes longilignes, serrées dans son vieux jean rapiécé, et puis sa tête tant aimée, sa tête bandée comme celle d’une momie. Dans la pièce, tout était à sa place : le bidon d’essence de térébenthine sous l’escabeau sang-de-boeuf, qui lui sert pour ses grandes fresques, la boîte en carton aux damiers bicolores et aux curieux caractères, la coupe de fruits, deux pommes et une poire, qui avait servi pour la nature morte, en place sur la petite table de bois blanc. Et pourtant, tout était changé.

Elle frissonna. Elle revit tout.

C’est hier soir. Comme chaque semaine, petit saute-ruisseau, comme il l’appelle avec tendresse, elle passe à l’atelier de son peintre, rue de Furstenberg. Elle lui apporte les courses pour la semaine. La porte verte n’est pas fermée. Quel étourdi ! pense-t-elle. Elle la pousse doucement. Elle voit l’atelier sens dessus dessous : le chevalet renversé, le portrait de Katia lacéré et piétiné, les tubes de peinture crachant leurs couleurs, la jupe rouge comme une tache sanglante sous la chaise renversée, le journal ouvert sur le sol, le bidon de térébenthine basculé. Dans l’alcôve cachée, les coussins de soie indienne, les draps du lit comme emportés par la tempête. Lui, son peintre, il est assis sur son vieux fauteuil de rotin bancal. Le visage exsangue, les yeux clos, le corps recroquevillé, il se tient la tête à deux mains. Elle court à lui, elle voit la vilaine plaie au front. Ce n’est rien, dit-il dans un murmure, je suis tombé.

Elle se penche vers lui, effleure de ses lèvres la béance rouge. Elle va dans le cabinet de toilette, y trouve sa fiasque de whisky et prend un vieux bandage sali. Avec des gestes calmes et précis, elle nettoie la plaie, entoure sa tête abîmée avec le serpent de coton. Il se laisse faire sans mot dire. Elle le prend par la main, le conduit comme un aveugle vers le divan. Elle refait le lit et il attend debout, le regard vide. Avec des gestes maternels, elle l’aide à s’allonger, tire jusqu’au visage fatigué draps et couvertures.

Preste et vive, elle se met à ranger l’atelier. Elle redresse le chevalet. Le long du mur, derrière des toiles, elle cache le tableau outragé, elle referme les tubes de peinture, remet en ordre la boîte de couleurs, relève la chaise, le bidon d’essence sous l’escabeau, replace les vêtements de Katia sur le dossier de la chaise, met le journal sur l’autre chaise de paille. Voilà, tout est à sa place. Elle est fière de son œuvre. D’un pas vif, elle ferme le rideau sur la nuit qui vient. Gisante, elle s’étend à côté de lui. Il a déjà fermé les yeux. Il fait tout noir dans l’atelier froid. Elle sent sa chaleur. La nuit dure, dure. Elle ne dort pas. Son rêve redessine son corps.

C’est le matin. Il se réveille. Il porte la main à la tête. Il se lève en titubant. Sur la pointe des pieds, comme on ouvre le rideau d’un théâtre, il déchire violemment le tissu lie-de-vin. Par la croisée, la lumière blafarde du petit matin emplit l’atelier monacal. Elle se déplie lentement hors du lit. Sur la chaise paillée, elle aperçoit le journal d’hier. Elle s’y agenouille comme en prière pour y lire… quoi au juste ? Elle se dit qu’elle n’a pas ôté ses gros bas de laine marron et que sa robe vert mousse n’est pas froissée. Elle scrute le journal… Comme une annonciation, elle l’entend lui dire de sa voix rauque et impérieuse : Alice, tu seras mon nouveau modèle. Je ferai de toi une madone siennoise. Elle frissonne. Tout est à sa place et pourtant, tout est changé.

 

Pour le Défi de la Semaine n°105,

Sur un tableau de Balthus : Le peintre et son modèle

Lire mon article sur la toile de Balthus : Alice dans le miroir link

 

 

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commentaires

C
comme si on l'avait vu et vécu !
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C
<br /> <br /> Merci, Catiechris, pour ce commentaire. Amicalement.<br /> <br /> <br /> <br />
E
Elle contribue avec douceur à son changement
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C
<br /> <br /> Devenir le modèle du peintre, c'est en effet une métamorphose.<br /> <br /> <br /> <br />
L
Magnifique nouvelle à partir du tableau, Catheau, merci beaucoup.
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C
<br /> <br /> Un tableau qui a suscité nombre de pages intéressantes. Merci, Lénaïg, de votre visite.<br /> <br /> <br /> <br />
L
Amour, rivalité, don de soi, folie du peintre aussi peut-être? tout est suggéré avec brio!
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C
<br /> <br /> Merci, Mémette, de cette synthèse, fidèle à ce que j'ai essayé de distiller avec mes mots.<br /> <br /> <br /> <br />
T
Bonsoir Catheau, vous avez posé le décor, puis tout chamboulé pour nous offrir cette vision de l'infini qu'un grain de sable détourne. Une toile qui nous a permis de vibrer jusque dans les recoins<br /> invisibles.Merci pour la douceur qui s'en dégage . Beau défi !
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C
<br /> <br /> Merci, Tricôtine, de votre lecture pleine d'acuité. Oui, c'était un beau défi que nous a proposé votre prédécesseur. Amicalement.<br /> <br /> <br /> <br />
M
Une scène où l'on ressent parfaitement l'amour et l'oubli de soi pour l'autre ainsi qu'une belle restitution des détails et de l'intimité de ce couple, merci Catheau
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C
<br /> <br /> Une toile où, je crois, tous les objets font sens. Merci, Mansfield, de me suivre dans mes rêveries.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Voilà les incidents qui métamorphosent une vie et un être. Quelle imagination Catheau, j'en suis bouche bée. Amitiés. Joëlle
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C
<br /> <br /> Devenir le modèle du peintre, n'est-ce pas accéder à l'immortalité ? A bientôt, Joëlle, parmi vos photos inspirées.<br /> <br /> <br /> <br />
F
un beau texte
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C
<br /> <br /> Un texte que j'ai aimé écrire sur un peintre que j'aime.<br /> <br /> <br /> <br />
B
prenant, intense, dramatique, richesse de l'écriture, précision et rythme, le rideau se ferme et s'ouvre, la toile se dévoile sur des êtres bouleversés...bouleversants
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C
<br /> <br /> Cela fait plaisir, Brunô, de vous relire, surtout pour un commentaire aussi élogieux. Merci à vous pour ce dernier défi qui m'a enchantée.<br /> <br /> <br /> <br />
F
Un drame qui explique le bandage sur la tête, une histoire dramatique , c'est superbement interprété! J'aime beaucoup
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C
<br /> <br /> Ce bandage (ou cette chevelure ?) est très curieux. Il a orienté mon texte. Merci, Fanfan, de votre gentil commentaire.<br /> <br /> <br /> <br />

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