Le peintre et son modèle, Balthus (1980/1981),
Paris, Musée national d'Art moderne, Centre Georges Pompidou
Se haussant, en un ample mouvement, il avait tiré violemment le rideau lie-de-vin de la croisée. La lumière blafarde du petit matin avait empli l’atelier monacal. Elle, forme pure, adolescente au visage de primitif italien, auréolée de sa chevelure de putti, à genoux sur le sol froid, elle scrutait le journal pour y lire… mais quoi au juste ? Lui, elle le voyait de dos : sa silhouette familière, perdue dans la grossière chemise brune, ses jambes longilignes, serrées dans son vieux jean rapiécé, et puis sa tête tant aimée, sa tête bandée comme celle d’une momie. Dans la pièce, tout était à sa place : le bidon d’essence de térébenthine sous l’escabeau sang-de-boeuf, qui lui sert pour ses grandes fresques, la boîte en carton aux damiers bicolores et aux curieux caractères, la coupe de fruits, deux pommes et une poire, qui avait servi pour la nature morte, en place sur la petite table de bois blanc. Et pourtant, tout était changé.
Elle frissonna. Elle revit tout.
C’est hier soir. Comme chaque semaine, petit saute-ruisseau, comme il l’appelle avec tendresse, elle passe à l’atelier de son peintre, rue de Furstenberg. Elle lui apporte les courses pour la semaine. La porte verte n’est pas fermée. Quel étourdi ! pense-t-elle. Elle la pousse doucement. Elle voit l’atelier sens dessus dessous : le chevalet renversé, le portrait de Katia lacéré et piétiné, les tubes de peinture crachant leurs couleurs, la jupe rouge comme une tache sanglante sous la chaise renversée, le journal ouvert sur le sol, le bidon de térébenthine basculé. Dans l’alcôve cachée, les coussins de soie indienne, les draps du lit comme emportés par la tempête. Lui, son peintre, il est assis sur son vieux fauteuil de rotin bancal. Le visage exsangue, les yeux clos, le corps recroquevillé, il se tient la tête à deux mains. Elle court à lui, elle voit la vilaine plaie au front. Ce n’est rien, dit-il dans un murmure, je suis tombé.
Elle se penche vers lui, effleure de ses lèvres la béance rouge. Elle va dans le cabinet de toilette, y trouve sa fiasque de whisky et prend un vieux bandage sali. Avec des gestes calmes et précis, elle nettoie la plaie, entoure sa tête abîmée avec le serpent de coton. Il se laisse faire sans mot dire. Elle le prend par la main, le conduit comme un aveugle vers le divan. Elle refait le lit et il attend debout, le regard vide. Avec des gestes maternels, elle l’aide à s’allonger, tire jusqu’au visage fatigué draps et couvertures.
Preste et vive, elle se met à ranger l’atelier. Elle redresse le chevalet. Le long du mur, derrière des toiles, elle cache le tableau outragé, elle referme les tubes de peinture, remet en ordre la boîte de couleurs, relève la chaise, le bidon d’essence sous l’escabeau, replace les vêtements de Katia sur le dossier de la chaise, met le journal sur l’autre chaise de paille. Voilà, tout est à sa place. Elle est fière de son œuvre. D’un pas vif, elle ferme le rideau sur la nuit qui vient. Gisante, elle s’étend à côté de lui. Il a déjà fermé les yeux. Il fait tout noir dans l’atelier froid. Elle sent sa chaleur. La nuit dure, dure. Elle ne dort pas. Son rêve redessine son corps.
C’est le matin. Il se réveille. Il porte la main à la tête. Il se lève en titubant. Sur la pointe des pieds, comme on ouvre le rideau d’un théâtre, il déchire violemment le tissu lie-de-vin. Par la croisée, la lumière blafarde du petit matin emplit l’atelier monacal. Elle se déplie lentement hors du lit. Sur la chaise paillée, elle aperçoit le journal d’hier. Elle s’y agenouille comme en prière pour y lire… quoi au juste ? Elle se dit qu’elle n’a pas ôté ses gros bas de laine marron et que sa robe vert mousse n’est pas froissée. Elle scrute le journal… Comme une annonciation, elle l’entend lui dire de sa voix rauque et impérieuse : Alice, tu seras mon nouveau modèle. Je ferai de toi une madone siennoise. Elle frissonne. Tout est à sa place et pourtant, tout est changé.
Pour le Défi de la Semaine n°105,
Sur un tableau de Balthus : Le peintre et son modèle
Lire mon article sur la toile de Balthus : Alice dans le miroir link