Voltaire au cabinet de lecture chez Procope
et Etude pour les figures principales du cabinet,
Claude Jacquand (1804-1878)
Jeudi 16 décembre 2010, comme il le fait chaque année, François Busnel invitait des écrivains pour constituer la bibliothèque idéale et évoquer « le livre que c’est pas la peine », ainsi que Jean Paulhan définissait le classique surfait ou illisible. Etaient ainsi rassemblés René de Obaldia, le grand dramaturge et académicien ; Gérard Oberlé, auteur des Mémoires de Marc-Antoine Muret ; Joann Sfar, réalisateur de Gainsbourg, Vie héroïque, et qui illustre désormais les grands classiques ; Lorànt Deutsch, dont Métronome, « conte touristique », a été vendu à plus de 600 000 exemplaires ; la romancière et essayiste Danièle Sallenave, auteur notamment du très remarqué Castor de guerre sur Simone de Beauvoir, et qui vient de publier La Vie éclaircie ; le romancier congolais, Alain Mabanckou, qui a publié Black Bazar en 2009 ; Françoise Hamel, auteur de romans historiques sur La Palatine et Ninon de Lenclos, et qui vient d’écrire Les Forains du roi ; et Michel Quint, auteur de romans policiers (Billard à l’étage), et surtout d’Effroyables jardins, adapté au cinéma par Jean Becker.
Pour Johann Sfar, le grand livre, c’est Bilbo le Hobbit, de Tolkien (1936). Il est sensible à des images, une dramaturgie, des dragons et l’odeur de la pipe. A travers cet ouvrage, l’auteur essaie de solder les horreurs de l’enfance. Né en Afrique du Sud, il vécut un premier traumatisme que fut son enlèvement à quatre ans par un Zoulou, pendant quatre jours. Le second fut la Seconde Guerre Mondiale, qui fit que, plus tard, il refusa que ses livres soient diffusés en Allemagne. Avec lui, un petit personnage pieds-nus essaie de prendre la route. Tolkien est aussi un philologue, adulé par Julien Gracq, qui a inventé une langue et fondé les mythes modernes européens dans les années 30. Lorànt Deutsch a grandi avec cet écrivain, par le biais notamment des « livres dont vous êtes le héros ». Selon lui, son œuvre est le grand armorial des créatures.
René de Obaldia recommande Le Tour du monde en 80 jours, à cause de son enfance. Lorsqu’il avait huit ans, sa grand-mère Honorine prenait des bains de pied car elle avait les pieds sensibles. C’était le moment où son petit-fils lui faisait la lecture de Jules Verne. Il a tout lu de l’œuvre de cette auteur visionnaire, qualité qui, selon lui, manque le plus à notre époque. Cette faculté de l’imaginaire, c’est la création même. William Blake ne disait-il pas : « Tout ce qui est imaginaire est vrai » ? Alain Mabanckou est aussi un grand admirateur de Jules Verne, notamment avec Michel Strogoff, et il regrette cette défaillance de l’imaginaire dans les romans. C’est bien Jules Verne qui, en Afrique, lui a permis d’accomplir le voyage, les mots ne faisant qu’accompagner l’imaginaire.
Gérard Oberlé entreprend de larder la vache sacrée qu’est la fable de La Cigale et la Fourmi. Dans l’Alsace de son enfance, soumise au régime du Concordat, on enseignait le catéchisme à l’Ecole primaire et on lui apprenait l’amour du prochain. Une heure après, on lui faisait réciter La Cigale et la Fourmi, fable ignominieuses s’il en est, puisqu’elle bafoue tous les sentiments de bonté et de générosité, prônés juste avant. L’ouverture de ce livre pédagogique (1660), destiné au Dauphin, met en scène une cigale, intérimaire du spectacle, et une fourmi qui ne reconnaît que la valeur du travail. Par ailleurs, Gérard Oberlé ne pardonne pas à La Fontaine d’avoir ridiculisé le corbeau, un animal-totem, suprêmement intelligent, qui ne ferait jamais tomber un fromage de son bec ! Alain Mabanckou, quant à lui, admire la fable, Le Lion et le Rat et particulièrement le vers : « Une maille rongée emporta tout l’ouvrage. » Il faut oublier la morale, dit-il, et écouter les vers de ce poète qui a l’art de la concision et de la formule.
Danièle Sallenave n’aime pas ne pas aimer. Elle évoque un classique « trop classique », Eugénie Grandet, un livre extraordinaire dont elle n’avait pas compris toute la force, lors de sa première lecture. Balzac y met en scène un monde qui bascule, celui de la Restauration. On y découvre la femme ilote du père Grandet, sa servante esclave, et Eugénie, sa fille victime. L’or n’est plus alors la puissance absolue, remplacé qu’il est par la banque et le papier. Quand le père Grandet meurt, sa fille, déesse lunaire sur un tas d’argent, se retrouve à la tête d’une immense fortune. Mais qui voudra encore d’elle et de son argent ? Françoise Hamel souligne que dans les années 60, il était de bon ton de pas citer Balzac, qui était l’exemple à ne pas suivre. Lorànt Deursch souligne que Balzac aime ses personnages, qu’il se plaît à les décrire et qu’il les mange quand il les pose sur le papier. Mabanckou, pour sa part, indique qu’il lisait tous les jours Le colonel Chabert lorsqu'il était étudiant en droit.
Lorànt Deutsch, qui a si bien écrit sur Paris, professe son amour pour le Zola de La Curée. L’écrivain s’y livre à un dépeçage de la capitale, après la Monarchie de Juillet. Ses personnages y sont de gros bourgeois, des politiciens habiles, cauteleux et chafouins, qui n’ont rien d’héroïque. Il est fasciné par Saccard qui découpe Paris comme le ferait un glaive. Il pense que si Zola fut si peu aimé, c’est parce qu’on le considérait comme un homme de gauche, très dérangeant. L’Argent, c’est l’histoire d’une faillite foncière liée à l’immobilier. Aussi Eugénie Grandet et La Curée sont-ils deux romans d’une brûlante actualité.
Michel Quint évoque ensuite Madame Bovary qu’il lut à quinze ans dans une vieille édition, dont la couverture ne lui avait pas plu : c’était une photo avec Louis Jourdan, qui apparentait le livre à un roman-photo. Il avait ainsi hésité à le lire. Pour lui, c’est une œuvre géniale, qui montre comment écrire sur le vide, illustrant par là-même le vers de Mallarmé :
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… ».
Emma Rouault épouse un type qui n’existe pas puisqu’il n’est qu’une casquette et que la demande en mariage est faite par le père Rouault. Selon Michel Quint, Flaubert n’aime pas ses personnages. Il admire cependant la manière dont Emma jouit après coup, après sa promenade à cheval dans les bois, quand, exaltée, elle répète : « J’ai un amant ! J’ai un amant ! » Danièle Sallenave pense que Flaubert éprouve une vraie tendresse pour Charles : « Il tomba. Il était mort. » C’est ainsi qu’il décrit sa fin. Quant à Emma Bovary, qui a lu trop de romans de chevalerie, elle apparaît déjà par ailleurs comme une victime du crédit à la consommation. Danièle Sallenave recommande le très beau livre que José Vargas Llosa a écrit sur ce personnage, dont Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi ! » On souligne encore la merveilleuse correspondance entre l’écrivain et Louise Colet. Mais Flaubert y parle beaucoup de ses amis. Selon Françoise Hamel, il était surtout dans la « baisade » et aspirait à un amour de distraction. Louise Colet n’aurait été qu’une « emmerdeuse ». Joann Sfar regrette d’avoir lu trop jeune ce grand roman et souhaite y revenir car il en un souvenir « idiot », dit-il.
René de Obaldia affirme qu’un auteur, par nature, aime ses personnages, puisqu’il les crée. Il déclare oublier les livres qu’il n’a pas aimés. La lecture du marquis de Sade lui a toujours procuré un ennui profond. La répétition des atrocités qui y sont décrites fait naître chez lui de la répulsion et il compare la liberté de tuer qui s’y fait jour au fascisme. A cela, Françoise Hamel répond que la lecture de Sade est salutaire tandis que Gérard Oberlé affirme que, si le divin marquis se présentait aux élections de 2012, il voterait pour lui ! Si Danièle Sallenave précise que Sade n’évoque pas le plaisir mais l’effort d’argumentation, Joann Sfar, pour sa part, en a un souvenir ému. Ne met-il pas en jeu tout ce qu’a suivi le peuple et la détestation de soi-même, dans une description masochiste, quasi christique ?
Gérard Oberlé évoque alors le grand livre qu’il a « loupé » lorsqu’il était jeune, les Essais de Montaigne. Il dit avoir redécouvert cette œuvre qu’il faut faire l’effort de lire entre les pages, afin d’y bien pénétrer. Son dernier roman, Mémoires de Marc-Antoine Muret, se passait à l’époque de Montaigne et Muret fut son professeur au collège de Guyenne. Ce livre qui est devenu son livre de chevet est, selon lui, unique en son genre, car l’auteur y invente la liberté d’écriture. Montaigne, qui parlait latin et gascon, sut en fait se débarrasser de l’Antiquité. En retrouvant Montaigne, Gérard Oberlé l’a gardé et, pour lui, il n’est pas de meilleure compagnon pour la vieillesse dans laquelle il s’engage. Personne n’a mieux parlé du deuil que lui. Il ne souhaitait pas « faire le travail de deuil », expression héritée de Freud, mais bien plutôt aspirait à ce que le deuil, qu’il voulait vivre pleinement, n’aboutisse pas. En même temps, Jupiter l’emportant chez lui sur Saturne, il ne s’y complaisait pas et dénonçait en même temps tous les pisse-vinaigre.
Danièle Sallenave, elle aussi, adore Montaigne qu’elle reconnaît avoir mis du temps à apprendre. Elle défend la traduction des Essais en français contemporain, persuadée que « quelque chose passera quand même ».
Lorànt Deutsch s’arrête sur les Mémoires de Saint-Simon, livre avec lequel il a toujours eu du mal, tant il le trouve riche, dense, exhaustif. L’œuvre lui fut recommandée par le comédien Nicolas Vaude et il est fasciné par cette période. Mais il reconnaît qu’il lui faut s’arrêter sans cesse dans la lecture, et qu’il aurait bien besoin du Quid à chaque ligne. « Avec Saint-Simon, on s’enducaille ! », et c’est une langue surprenante que celle de cet écrivain qui écrit comme il pense. Ces cachotteries de Lauzun, ces histoires de tabourets, tout cela le dépasse un peu : « C’est trop riche pour moi ! » conclut-il. Et Françoise Hamel d’ajouter que Saint-Simon, c’est Weakileaks avant l’heure.
Pour elle, le roman qui lui a littéralement sauvé la vie, c’est La Ferme des animaux de Orwell, tout à la fois fable drolatique et livre sur la lutte des classes. De son vrai nom, Eric Arthur Blair, engagé dans le mouvement du POUM, à la gauche de la gauche, Orwell va découvrir pendant la guerre d’Espagne le goût de la liberté et de l’égalité. C’est une fable et un livre d’action que cette histoire de cochons qui se révoltent contre leur fermier, Mr Jones. Leur chef, Sage l’Ancien, a un rêve : renverser les humains. Avec cette œuvre, Orwell invente l’animalisme et crée un hymne aux animaux, qui est une critique de tout autoritarisme.
Alain Mabanckou reconnaît qu’il est difficile de ne pas « cirer les pompes » de ceux qui vous ont nourri et pourtant il remet en cause le grand poète L. C. Senghor. Selon lui, c’est le moins africain des écrivains qui se fait passer pour le plus africain. Si on ferme les yeux, on entend un poète français, tout ce qu’il y a de plus classique. Il fait même montre dans son œuvre d’un exotisme nègre qu’on aurait pu reprocher à un Blanc. Il est beaucoup plus remué par Césaire, le concepteur du terme « négritude », que Senghor a repris. S’il n’a pas de réticence littéraire envers le poète, il en a beaucoup plus sur son message. Par ailleurs, Ethiopiques et Hosties noires lui apparaissent très datées. Michel Quint se permet une boutade sur les écrivains sénégalais : « On commence par publier cinq vers et ensuite on veut être ministre. » Mabanckou recommande plutôt la lecture de L’Ivrogne dans la brousse de Amos Tutuola, écrivain qui fut traduit par Queneau. C’est un autodidacte qui écrit dans un anglais pourri et qui restitue la langue des ethnies du Nigéria. « Je me soûlais au vin de palme depuis l’âge de dix ans », écrit-ile narrateur. C'est ce personnage qui part donc en quête de son malafoutier (producteur de vin de palme) qu’il va rechercher dans le pays des morts au prix de nombreuses aventures. Alain Mabanckou propose ainsi de remplacer Senghor par Tutuola.
Pour Michel Quint, le « livre que c’est pas la peine », ce sont les Confessions de Rousseau. Il lui reproche non son écriture, mais son ton geignard et sa posture de martyr. Les épisodes de la fessée et du ruban volé auraient peut-être eu du piment chez Sade mais pas avec ce « type de mauvaise foi ». Il se confesse, certes, mais il se refuse à réciter cinq cent Pater et deux mille Ave. L’homme est bon mais Rousseau est méchant !
Danièle Sallenave enfonce le clou en déclarant que La Nouvelle Héloïse est "rasoir". Et si l’on veut faire aimer la littérature, il ne faut pas mettre Rousseau au programme des lycées ni d’ailleurs Atala de Chateaubriand. Si les Mémoires d’outre-tombe sont un immense livre, il n’en va pas de même pour ce roman à thèse qu’est Atala. Comment croire à ces personnages d’un Indien et d’une chrétienne qui se refuse à lui, allant jusqu’à se suicider pour garder sa virginité ? « Une thèse insupportable ! Soyons raisonnables et retirons vite Atala du programme de Lettres en lycée ! »
Enfin François Hamel s’en prend à L’Illusion comique de Corneille qui, selon elle, n’est pas du tout comique. En 1984, elle avait vu la pièce à l’Odéon dans la mise en scène de Giorgio Strehler et s’était endormie au premier acte. Peut-être l’adaptation filmée que vient d’en faire Mathieu Amalric la réconciliera-t-elle avec cette œuvre, à laquelle elle dit ne rien comprendre. Partisan de la règle des trois unités, elle n’apprécie guère les multiples intrigues et ce théâtre dans le théâtre.
Cette émission, très ludique et très enlevée, grâce à des invités sans langue de bois et très érudits, s’est terminée par l’évocation de la citation :
« - Rodrigue, as-tu du cœur ? Non, mon père, je n’ai que du carreau ! », qui n’est pas une invention du XX° siècle mais bien une phrase, prononcée par l’abbé de Boisrobert, lors de la fameuse querelle du Cid.